(23.10.2019, 23:02)Mairon a écrit : Il est très facile de se sentir exclu lorsqu'on écoute une discussion ou lorsqu'on assiste à une conférence de linguistes ou de philologues plus ou moins spécialisés, mais c'est aussi vrai dans bien d'autres domaines du savoir. Je ne comprends pas trop la partie de ton propos abordant ce point, Hyarion. Tolkien était philologue, a voulu construire des langues et un système de langues plutôt solides y compris dans la diachronie, donc on peut en parler en spécialiste, certes, mais surtout on peut difficilement parler autrement qu'en spécialiste des points plus ardus. Bien entendu, il est tout à fait possible d'être pédant, au sens propre, dans ce domaine, ou de vouloir parader, mais la plupart du temps, ce n'est ni ce que font ni ce que veulent faire les spécialistes... Bon, je ne peux prêcher contre ma paroisse, comme je suis doctorant et ATER.
Tolkien était philologue, certes, et un philologue médiéviste reconnu par ses pairs qui plus est, mais personnellement, ce qui m'intéresse, c'est l'écrivain, quand bien même on pourra toujours insister sur le fait que l'un ne va pas sans l'autre, etc. Le sens de mon propos, c'est que l'étude des langues de Tolkien n'a selon moi d'intérêt ("général") qu'en ce qu'elle est mise en rapport avec l'œuvre littéraire (soit ce pourquoi Tolkien est lu), cette dernière ne devant pas, à cette aune, être subordonnée à la spécialité professionnelle universitaire de Tolkien et a fortiori à l'ultraspécialisation de certains tolkienologues. Sinon, à mes yeux, on ne fait que rajouter de l'élitisme à l'élitisme, dans la mesure où, encore ces temps-ci, certains ne se gênent pas pour proclamer une très haute supériorité littéraire à l'égard d'un écrivain qui, comme tant d'autres, a pu être immense dans son genre, mais limité par ce genre-même.
Je ne pense pas que telle ou telle compétence scientifique liée à une spécialisation universitaire fasse en soi de quelqu'un un grand artiste, s'il s'agit toujours de parler d'art, de littérature. La philologie, à cette aune, devrait être considérée comme une spécificité, une originalité, mais non comme en soi un gage de qualité, et encore moins de supériorité. Même sur le terrain particulier de la mythographie, Tolkien a eu ses limites, ce dont, je pense, il fut bien conscient face à son impossibilité d'achever son "Silmarillion", à force de réécritures et de remises en cause de tout ou partie de la structure sophistiquée qu'il voulait ériger avec des mots. On parle parfois de l'encyclopédisme de Tolkien, comme pour mieux souligner à quel point il n'était "pas comme les autres", mais en dehors de sa spécialité universitaire, était-il plus compétent que d'autres pour créer un univers fictif crédible et évocateur ? Faut-il d'abord inventer des langues imaginaires pour écrire de la fiction de qualité, dans sa propre langue maternelle (ou adoptive) pour commencer ? En quoi même le fait que d'autres écrivains inventent des bribes de langues, passant pour "des prétextes littéraires pour donner une impression d'exotisme" selon l'expression d'Elendil, feraient-ils d'eux, ontologiquement des écrivains moins sérieux ou moins importants que Tolkien, même "seulement" à l'échelle de la fantasy ? C'est là que l'on en revient peut-être à cette dimension "cultuelle" suggérée par Hofnarr...
Ceci étant dit, je ne fais qu'exprimer là un point de vue : celui-ci est forcément distancié par rapport à une passion que l'on peut nourrir pour les langues inventées de Tolkien et qui se trouve ne pas être la mienne. Pour moi, les langues inventées sont avant tout intéressantes par rapport à un résultat littéraire recherché, quel que soit le degré de sophistication de l'invention linguistique elle-même, mais d'autres sont toujours bien sûr libres d'aller plus avant dans l'exploration de cette dimension particulière de la créativité tolkienienne, ce qui suppose naturellement une spécialisation que tout le monde ne peut pas adopter.
(23.10.2019, 23:02)Mairon a écrit : Par rapport au discours mélioratif : en France, c'est peut-être aussi le produit, par réaction, d'une réception assez difficile de l'oeuvre de Tolkien, comme objet littéraire et culturel digne d'intérêt et d'étude, y compris en matière de recherche universitaire. Plus récemment, les adaptations n'y sont peut-être pas pour rien non plus : le visage de la Terre du Milieu qu'elles présentent est, parfois, tellement éloigné des textes, qu'on peut présenter en regard une figure de Tolkien valorisée, dans l'espoir de conduire les téléspectateurs à devenir des lecteurs ou à comprendre qu'il ne faut pas voir Tolkien par le biais des films. Je vois donc une partie de la valorisation, parfois excessive, de la figure de Tolkien, comme la conséquence d'une attitude défensive ou démarcative. Il y en a sans doute certains qui idolâtrent Tolkien, ou qui l'admirent excessivement, mais est-ce vraiment cela qui traduit le climat d'ambiance du monde tolkienien (cependant je ne le connais que par le biais d'internet, pas dans des formes plus directes de sociabilité) ?
Oui, c'est vrai, la réception de Tolkien en France a longtemps été contrariée (quoique moins, selon moi, que celles d'autres auteurs comme Robert E. Howard), justifiant sans doute un certain discours défensif (même si c'était éventuellement au prix d'une certaine "fanitude" militante), mais il me semble que ce n'est plus guère le cas aujourd'hui. Les préjugés et les idées reçues ont bien sûr la vie dure (et ils ne seront pas tous vaincus par une exposition à la BNF, aussi éloquente soit-elle), mais en tout cas Tolkien ne me parait pas (ou plus) avoir besoin qu'on le défende comme par le passé, que ce soit dans le souci de rééquilibrer les choses (on connait mon propre attachement à la recherche de l'équilibre en toutes choses...

Je dis cela en fréquentant la planète Tolkien au-delà de la Toile depuis déjà longtemps, mais bon, ce n'est là évidemment que mon point de vue, fort rapidement esquissé qui plus est.
(23.10.2019, 23:02)Mairon a écrit : Effectivement, le fait d'avoir une amitié littéraire pour un auteur ne doit pas empêcher d'être en mesure d'avoir un regard vraiment critique sur celui-ci. Il me semble aussi qu'il est sain d'être capable, malgré l'admiration, de regarder l'objet de celle-ci avec une certaine distance. Les plus "gros fans" n'en sont pas forcément capables.
Je pense par là à un phénomène de société et du monde culturel qui existe effectivement, et dont l'industrie culturelle use et abuse : par exemple, le fan ultime de Star Wars, dont la chambre ruisselle d'objets collectors, et qui ne sent pas forcément que la larme qui lui coule à l'œil quand il regarde la bande-annonce de l'épisode IX, est plus le produit d'une campagne de mercatique bien dosée, que celui de concepteurs aussi futés et inspirés que l'équipe de la saga originale. Certes, mon avis est orienté.
Ton avis est orienté, Mairon, mais je le comprends tout-à-fait : cela fait des années que j'ai moi-même renoncé à m'intéresser à Star Wars en raison du contexte que tu évoques. Il me parait à présent impossible de même se sentir libre d'apprécier la création telle qu'elle se décline aujourd'hui, essentiellement par la faute de ceux qui ont, ou ont eu, ladite création entre les mains. George Lucas avait déjà commencé à faire n'importe quoi du temps où il était encore seul maître à bord, mais depuis le deal juteux passé avec Disney, on est encore passé dans une autre dimension, propice aux pires travers de ce que j'appelle le "fanariat", dimension qui n'a plus rien à voir avec la "galaxie lointaine, très lointaine" du départ... et de fait, cela ne m'intéresse plus du tout.
Concernant Tolkien, ce que je crains, à présent, c'est de finir par perdre la magie qui m'avait fait aimer l'œuvre de cet écrivain à l'origine, à force de n'être confronté qu'à un "culte" qui me dépasse et à tout ce qui peut tourner autour, y compris l'élitisme et l'ultraspécialisation. Cela n'empêche pas les rapports personnels amicaux, mais disons que je suis fatigué (comme je l'ai déjà dit sur JRRVF récemment d'ailleurs, ce pourquoi je ne gonflerai pas plus l'assistance ici avec ça)... Bref, que j'en finisse avec mes travaux, et ce sera déjà bien. ^^'
Hyarion.
All night long they spake and all night said these words only : "Dirty Chu-bu," "Dirty Sheemish." "Dirty Chu-bu," "Dirty Sheemish," all night long.
(Lord Dunsany, Chu-Bu and Sheemish)
(Lord Dunsany, Chu-Bu and Sheemish)