16.08.2016, 15:01
(Modification du message : 16.08.2016, 15:05 par Hofnarr Felder.)
Décidément, plus je lis cette traduction, et plus je désespère de voir ainsi rendue une œuvre qui comptait pourtant parmi mes favorites. D'abord, et comme le point a été plusieurs fois souligné, la traduction de Tolkien est plus une glose arrangée qu'une traduction véritable (et comment l'en blâmer, vu qu'il n'a pas cherché à faire autre chose) et le seul intérêt de l'ouvrage repose dans le commentaire (et éventuellement dans le récit du Sellic Spell qui me reste encore à lire).
Mais la traduction française, pour courageuse qu'elle soit, n'arrange vraiment rien. Par exemple, pourquoi avoir systématiquement traduit l'adjectif "fell" par "cruel" ? Ainsi, p.88, lignes 2004-2006, on peut lire : "C'est de lui qu'Eomer fut engendré, pour le réconfort des hommes de puissance, vaillant en actes cruels". Comparer avec l'original : "Of him was begotten Eomer for the comfort of men of might, valiant in fell deeds". D'abord "hommes de puissance" fait un peu grincer des dents, mais surtout, "valiant in fell deeds" est clairement, vu le contexte, un éloge porté sur le caractère d'Eomer ; il ne doit pas donc être décrit comme exerçant des actes "cruels". Fell peut être compris dans le sens de "fierce", qui n'a pas forcément un aspect négatif, et peut, je le pense, être pris pour souligner un certain courage guerrier.
Autre point : l'éloge funèbre de Beowulf. Point d'orgue du poème, il est l'occasion, pour le poète, de récapituler les grandes vertus de Beowulf en tant que roi, sur lesquelles, comme je crois l'avoir compris des explications détaillées et très riches de Tolkien, il n'a pas manqué d'insister tout au long de son œuvre. Or, on peut lire : "il avait toujours été d'entre les hommes le plus généreux, envers les hommes le plus gracieux, envers son peuple le plus aimant et de louanges le plus avide." Mais "avide de louanges" n'est pas un trait positif car avide n'a strictement aucune connotation laudative possible ! La version originale quant à elle donne : he was ever of the kings of earth of men most generous and to men most gracious, to his people most tender and for praise most eager." On a donc "for praise most eager", "praise" étant rendu par "louanges" et "eager" par "avide". L'association n'est évidemment pas fausse ; mais elle n'est pas la seule permise, et ici en tout cas, elle ne convient absolument pas. Ce qui est dit ici, c'est que Beowulf avait constamment souci de s'attirer l'approbation des siens, d'agir de telle sorte à ce que son peuple ait une bonne opinion de lui. Ce n'est pas une sorte d'orgueil, une recherche de gloire personnelle, une volonté vaniteuse d'être admiré, comme en témoignerait quelqu'un "avide de louanges".
Encore une chose : Tolkien abuse fréquemment du "Now" en tête de phrase (surtout dans ses premiers écrits). Cette manie agaçante a été rendue avec beaucoup de lourdeur par trois auteurs, que je sache (je ne me suis pas penché sur les Lais du Beleriand où d'autres traducteurs ont posé leur patte) : Adam Tolkien, Daniel Lauzon et Christine Laferrière. Avec beaucoup de lourdeur, Adam Tolkien rendait tous les "Now" par des "Maintenant". D'une manière beaucoup plus heureuse, Daniel Lauzon avait choisi "Lors", un peu plus archaïque, mais qui convenait très bien et gardait la prose à la fois fluide et intelligible. Christine Laferrière, dans Beowulf, choisit au contraire "Ores". Or, "Ores" est homonyme de "Or", lequel, ainsi qu'en témoigne la présente, peut également, et avec une bonne probabilité, se retrouver en tête de phrase. Hormis la confusion créée, il se profile un autre problème : chez Christine Laferrière, "Lors" est habituellement utilisé pour traduire "Then" (je ne sais pas comment "then" est traduit chez Lauzon). Du coup, l'harmonie entre les traductions en prend un sacré coup !
Je passerai sur les archaïsmes, qui d'une part reflètent certains choix stylistiques de Tolkien lui-même, et d'autre part me déplaisent principalement sur le plan esthétique (Or çà... berk) et pourront éventuellement en satisfaire d'autres. Cependant, Beowulf étant un poème compliqué, difficile, souvent obscur, et surtout dans la prose de Tolkien, les archaïsmes ne facilitent vraiment pas la lecture. Il faut également souligner certaines phrases bien tordues, par exemple, ligne 2319-2322, p.97-98 : "Il n'y a plus d'allègre mélodie de harpe, plus de liesse d'instruments de musique, le brave faucon ne traverse plus la halle, ni le prompt cheval ne piétine plus dans la cour du château." Je crois que cet usage du "ni" est simplement inédit en français, et il aurait mieux valu l'enlever tout simplement. La version originale, elle, ne souffre pas de cette bizarrerie. Il y a beaucoup d'autres formules qui m'ont dérangé à la lecture, voire semblé parfaitement incompréhensibles, mais je ne les ai pas toutes relevées, car je lis pour le plaisir et non avec un carnet de notes sous la main !
Enfin, et là c'est l'édition originale qui ne me semble pas tout à fait satisfaisante, il aurait été vraiment utile de pouvoir compter sur un index des personnages, récapitulant leurs liens de parenté. Les épisodes historiques survenant de manière désordonnée et très éclatée, il est en effet très difficile de suivre les différents fils généalogiques ; et, avec un tel outil sous la main, les discussions de Tolkien n'auraient été que plus claires et plus intéressantes.
Finalement, ma plus grande tristesse vis-à-vis de ce livre est qu'une bonne partie du lectorat français risque de découvrir Beowulf à travers cette traduction étouffante et d'en ressortir dégoûtée de cette œuvre autrement splendide.
Mais la traduction française, pour courageuse qu'elle soit, n'arrange vraiment rien. Par exemple, pourquoi avoir systématiquement traduit l'adjectif "fell" par "cruel" ? Ainsi, p.88, lignes 2004-2006, on peut lire : "C'est de lui qu'Eomer fut engendré, pour le réconfort des hommes de puissance, vaillant en actes cruels". Comparer avec l'original : "Of him was begotten Eomer for the comfort of men of might, valiant in fell deeds". D'abord "hommes de puissance" fait un peu grincer des dents, mais surtout, "valiant in fell deeds" est clairement, vu le contexte, un éloge porté sur le caractère d'Eomer ; il ne doit pas donc être décrit comme exerçant des actes "cruels". Fell peut être compris dans le sens de "fierce", qui n'a pas forcément un aspect négatif, et peut, je le pense, être pris pour souligner un certain courage guerrier.
Autre point : l'éloge funèbre de Beowulf. Point d'orgue du poème, il est l'occasion, pour le poète, de récapituler les grandes vertus de Beowulf en tant que roi, sur lesquelles, comme je crois l'avoir compris des explications détaillées et très riches de Tolkien, il n'a pas manqué d'insister tout au long de son œuvre. Or, on peut lire : "il avait toujours été d'entre les hommes le plus généreux, envers les hommes le plus gracieux, envers son peuple le plus aimant et de louanges le plus avide." Mais "avide de louanges" n'est pas un trait positif car avide n'a strictement aucune connotation laudative possible ! La version originale quant à elle donne : he was ever of the kings of earth of men most generous and to men most gracious, to his people most tender and for praise most eager." On a donc "for praise most eager", "praise" étant rendu par "louanges" et "eager" par "avide". L'association n'est évidemment pas fausse ; mais elle n'est pas la seule permise, et ici en tout cas, elle ne convient absolument pas. Ce qui est dit ici, c'est que Beowulf avait constamment souci de s'attirer l'approbation des siens, d'agir de telle sorte à ce que son peuple ait une bonne opinion de lui. Ce n'est pas une sorte d'orgueil, une recherche de gloire personnelle, une volonté vaniteuse d'être admiré, comme en témoignerait quelqu'un "avide de louanges".
Encore une chose : Tolkien abuse fréquemment du "Now" en tête de phrase (surtout dans ses premiers écrits). Cette manie agaçante a été rendue avec beaucoup de lourdeur par trois auteurs, que je sache (je ne me suis pas penché sur les Lais du Beleriand où d'autres traducteurs ont posé leur patte) : Adam Tolkien, Daniel Lauzon et Christine Laferrière. Avec beaucoup de lourdeur, Adam Tolkien rendait tous les "Now" par des "Maintenant". D'une manière beaucoup plus heureuse, Daniel Lauzon avait choisi "Lors", un peu plus archaïque, mais qui convenait très bien et gardait la prose à la fois fluide et intelligible. Christine Laferrière, dans Beowulf, choisit au contraire "Ores". Or, "Ores" est homonyme de "Or", lequel, ainsi qu'en témoigne la présente, peut également, et avec une bonne probabilité, se retrouver en tête de phrase. Hormis la confusion créée, il se profile un autre problème : chez Christine Laferrière, "Lors" est habituellement utilisé pour traduire "Then" (je ne sais pas comment "then" est traduit chez Lauzon). Du coup, l'harmonie entre les traductions en prend un sacré coup !
Je passerai sur les archaïsmes, qui d'une part reflètent certains choix stylistiques de Tolkien lui-même, et d'autre part me déplaisent principalement sur le plan esthétique (Or çà... berk) et pourront éventuellement en satisfaire d'autres. Cependant, Beowulf étant un poème compliqué, difficile, souvent obscur, et surtout dans la prose de Tolkien, les archaïsmes ne facilitent vraiment pas la lecture. Il faut également souligner certaines phrases bien tordues, par exemple, ligne 2319-2322, p.97-98 : "Il n'y a plus d'allègre mélodie de harpe, plus de liesse d'instruments de musique, le brave faucon ne traverse plus la halle, ni le prompt cheval ne piétine plus dans la cour du château." Je crois que cet usage du "ni" est simplement inédit en français, et il aurait mieux valu l'enlever tout simplement. La version originale, elle, ne souffre pas de cette bizarrerie. Il y a beaucoup d'autres formules qui m'ont dérangé à la lecture, voire semblé parfaitement incompréhensibles, mais je ne les ai pas toutes relevées, car je lis pour le plaisir et non avec un carnet de notes sous la main !
Enfin, et là c'est l'édition originale qui ne me semble pas tout à fait satisfaisante, il aurait été vraiment utile de pouvoir compter sur un index des personnages, récapitulant leurs liens de parenté. Les épisodes historiques survenant de manière désordonnée et très éclatée, il est en effet très difficile de suivre les différents fils généalogiques ; et, avec un tel outil sous la main, les discussions de Tolkien n'auraient été que plus claires et plus intéressantes.
Finalement, ma plus grande tristesse vis-à-vis de ce livre est qu'une bonne partie du lectorat français risque de découvrir Beowulf à travers cette traduction étouffante et d'en ressortir dégoûtée de cette œuvre autrement splendide.