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Je suis tombée hier sur un "audio-fil" de radio-canada du 3 Juin, qui propose notamment une lecture existentialiste du Seigneur des Anneaux
Un Québecquois, Antonin Marquis, lance à nos faces médusées une analyse baroque repeignant ce pilier fondateur de l'heroic fantasy, des couleurs sévères de l'existentialisme Sartrien.
Quelle est sa thèse ? Frodon serait un représentant libertaire de la génération Y, embrassant les multiples possibles qui s'offrent à lui, sans vraiment en étreindre aucun.
Pour ceux que cela intéresse :
http://ici.radio-canada.ca/premiere/emis...-juin-2017
Emission de 10 h 19 Entrevue avec 4 chercheurs universitaires, 2nd sujet.
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Ahah!
Merci pour la découverte. C'est une analyse assez amusante. (à 4min28 du sujet, pour ceux qui veulent aller droit au but)
Bon, je n'ai pas trop les compétences pour répondre en détail à ce monsieur, mais je ne suis pas certain de partager toutes ses conclusions.
Je suis d'accord avec ses prémisses concernant l'existentialisme et, bien que je ne connaisse pas trop les études qui traitent de l'angoisse chez la génération Y, je suis bien disposé à croire que l'anxiété est dans une certaine mesure corrélée à la liberté dénuée de sens que cette génération tient entre ses mains. (Encore que cette analyse soit, à mon avis, un peu insuffisante. D'autres facteurs contribuant à cette angoisse générationnelle seraient sans doute à chercher quelque part dans la contradiction entre un modèle social majoritaire/valorisé et les difficultés que les nouveaux venus éprouvent pour s’y insérer. De même, un certain rapport à l'avenir peut être pointé du doigt, étant donné les mauvais augures sous lesquels se présente le futur mondial... Mais c'est un autre débat !)
Je partage également le point de vue de ce chercheur lorsqu'il décrit les humains en Arda, comme étant en "révolte contre la mort". Autrement dit : en quête d'immortalité. Je ressens effectivement ce rapport à la mort, et d'une manière plus générale au temps, comme quelque chose de central dans l'œuvre de Tolkien. D'ailleurs, on peut étendre la tentation de la révolte chez nos ainés les elfes, qui n'y échappent pas non plus. Pour nous, humains, la révolte prend racine dans le fait de voir le temps s'écouler. Dans le fait d'attendre, toujours plus proche, l'heure inexorable de notre disparition. Chez les elfes, elle réside au contraire dans le fait d'être condamnés à vivre, alors que tout autour d'eux change, dépérit, se transforme ou se perd dans l'oubli. Une même catastrophe, vécue différemment depuis les deux facettes opposées du problème, mais pour autant partagée dans ce qu’elle a de plus intime.
Le temps : la tragédie de toutes les tragédies. Camus l’a décrite de manière poignante : « Un jour vient [...] et l'homme constate ou dit qu'il a trente ans. Il affirme ainsi sa jeunesse. Mais du même coup, il se situe par rapport au temps. [...] Il appartient au temps et, à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui-même aurait dû s'y refuser. Cette révolte de la chair, c'est l'absurde »
Donc effectivement, je crois qu'il y a une réflexion "existentialiste" chez Tolkien. Ce n’est pas pour rien que l’on ressent constamment, en lisant ses textes, une sorte fragrance aigre-douce, une mélancolie qui infuse même les passages les plus heureux. Comme dans la vraie vie, les joies passent toujours. Et sans cesse la mort guette. Il y a chez Tolkien comme un soupir pour les temps qui furent, et ceux que l’on ne connaitra jamais, pour les œuvres qui disparaitront, et celles qui nous survivront… D’ailleurs je crois bien avoir lu certains extraits de la correspondance de Tolkien où il insistait sur l'importance de ce thème dans son œuvre. J'essaierai de les retrouver si je peux.
Bon en tout cas jusqu’à présent tout ce que j’ai dit allait plutôt dans le sens de l’analyse du chercheur. Là où je ne suis plus d’accord, c’est lorsqu’il assimile Frodo à un membre de la génération Y, qui doit affronter l’angoisse de l’inconnu, sa liberté fondamentale. Bon d’abord je trouve que l’association Frodo = Generation Y est un peu facile, un peu « marketing », disons. Mais soit. Ce qui me dérange plus en revanche, c’est lorsqu’il explique que Frodo, en acceptant sa quête, s’empare de sa liberté fondamentale et devient ainsi un adulte. Personnellement, je ne vois pas du tout les choses comme ça car ça signifierait que Frodo, en acceptant d’aller détruire l’Anneau, mobiliserait une sorte de « libre-arbitre » absolu. Il accepterait pleinement « l’absurde » et son état de révolte. Tel serait le sens de sa quête.
Or, j’ai quand même l’impression que c’est là où le caractère existentialiste de l’œuvre de Tolkien s’arrête. Autant Tolkien et les existentialistes peuvent partager le même « diagnostic » sur les souffrances de l’Homme, autant les solutions qu’ils proposent sont radicalement différentes. Là où effectivement l’existentialiste devra s’emparer de sa liberté et en assumer la responsabilité, Tolkien postule un ordre supérieur, divin, et donc une destinée. Certes chez Tolkien l’individu est libre d’accepter ou non son destin (c’est d’ailleurs le thème d’un arc narratif comme celui d’Aragorn, par exemple), mais au fond, un personnage dans le vrai est un personnage qui accepte sa place. L’individu se situe quelque part dans un schéma cosmique, même s’il n’en a pas conscience. Et même à sa modeste hauteur, il a un rôle à jouer, car ainsi l’a voulu le Créateur. Chez Sartre, l’existence précède l’essence. Chez Tolkien, j’ai le sentiment que c’est tout l’inverse : l’essence précède l’existence, et l’existence pleine et réussie est celle qui se conforte à son essence.
D’ailleurs, même si Tolkien parle avec beaucoup de justesse de la « révolte » face au temps, elle est toujours condamnée. Lorsque les Numénoriens décident de débarquer à Valinor, c’est bien pour voler l’immortalité, autrement dit pour échapper à leur condition. Ils sont châtiés pour cela. Autre exemple : les Anneaux de Pouvoirs sont des expédients précisément conçus pour contredire l’ordre naturel du Temps. Les Anneaux destinés aux Hommes leur permettent de perdurer indéfiniment tandis que ceux des elfes leurs permettent de conserver les œuvres, de « figer » les choses. Or ces Anneaux sont bien entendu une tromperie. Ceux qui les ont saisis ont mal tourné et ces artifices ont mis en danger le monde entier. Le Seigneur des Anneaux raconte précisément de quelle manière les personnages réparent cette révolte… Comment les elfes acceptent d’abandonner leur Anneaux (qui perdront tout pouvoir avec la disparition de l’Unique) et la Terre du Milieu, comment les Hommes (Aragorn, Boromir, Faramir…) apprennent l’un après l’autre à renoncer à l’Unique, et comment, enfin, les royaumes humains se réconcilient avec l’ordre cosmique, via le couronnement d’Aragorn.
Pour toutes ces raisons, j’ai du mal à croire que Tolkien ait souscrit à cette idée que la révolte et la liberté sont au fondement de l’humain. J’ai plutôt l’impression qu’il décrit cette révolte comme étant compréhensible, tragique, mais au fond injustifiée. Si l’Homme (ou l’Elfe) se révolte, c’est tout simplement parce qu’il ne voit pas le « plan d’ensemble » et qu’il ne lui revient pas de le voir de toute façon. Certes Tolkien est capable de dépeindre le tragique du destin humain -et il ne s’en prive pas- mais à aucun moment il n’encourage la rébellion. Aucun des enfants d’Illuvatar n’échappe à la contradiction terrifiante du fait d’être né et de pourtant devoir mourir. Il faut l’accepter, ou chuter. Cela n’a rien de facile, mais pour nous aider Tolkien propose quelque chose de plus fort encore que le tragique : la confiance placée en un sens supérieur. L’espérance. Maintenant, à chacun de voir s’il partage cette foi ou non.
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25.07.2017, 00:08
(Modification du message : 25.07.2017, 00:09 par Chiara Cadrich.)
Le parallèle entre l'angoisse des Y et le parcours de Frodon m'a d'abord paru baroque, amusant quoiqu'un peu factice. Mais en y repensant, je ne vois guère de symétrie entre le hobbit qui se dévoue pour les autres et l'hésitation picoreuse de nos jeunes gens.
Bravo pour ta vive synthèse, Nyarlathotep. Pour ma part, j'ai besoin de maturer un peu, mais je reviendrai. Je commence d'ailleurs à me demander si mon post est dans la bonne section !
Mais bon j'aimerais tout de même lire l'argumentaire de M. Marquis, car la conjonction des trois thèmes Génération Y / Existentialisme / SdA doit être plus subtile qu'il ne peut y paraître en 5 mn audio.
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C'est un commentaire joliment développé
Le temps est un des thèmes majeurs de l'oeuvre, mais il se rapporte surtout aux sociétés, d'abord dans son rapport avec la grandeur et la décadence, et ensuite avec la peur de la mort. Car même la peur de la mort des Nùmenoréens, qui est pourtant une angoisse on ne peut plus personnelle à la base, est jugée à l'aune de la morale divine. C'est le fait de s'écarter du chemin tracé par Dieu qui est important pour Tolkien et qui signifie la corruption des Nùmenoréens ainsi que leur nécessaire destruction. Il critique et aborde ainsi davantage les sociétés que l'homme, car la vieillesse n'est que peu abordée et la nostalgie, prégnante dans toute l'oeuvre, est surtout celle de la grandeur passée des royaumes. C'est un temps bien différent de celui de Camus, Tolkien s'attaquant plus aux grands âges et aux époques. D'ailleurs, depuis la Submersion de Nùmenor, les Hommes ne vivent plus dans ce rejet de la mort, ils l'ont, au moins en partie, acceptée. Le parangon de cette sagesse est Aragorn, qui décide de mourir plutôt que de vieillir sur le trône, et les Nazgûls étaient ses exacts opposés.
La psychologie n'est pas l'angle favori de Tolkien, et son propre dessein remplace souvent à propos les potentielles velléités der ses personnages. La question du choix d'Aragorn m'est semble-t-il balayée. Contrairement au film où il manifeste un premier refus de son héritage, dans les livres Aragorn se prépare toute sa vie durant pour l'instant où il pourra s'en emparer. En ce sens, oui, l'essence précède l'existence. Mais peut-il en être autrement dans un monde où Eru tire les ficelles de toutes parts, veut que l'Unique soit récupéré par Bilbon puis par Frodon, quand Gandalf le guide à Fondcombe en espérant qu'il aille en Mordor ? La petite place de l'humain est bien négligeable au regard de la Terre du Milieu, c'est la principale critique faite aux habitants de la Comté qui ne se soucient guère de l'extérieur.
Là où je ne suis pas d'accord avec la théorie mentionnée, c'est le fait que Frodon grandisse en se saisissant de l'Unique. On pourrait déjà rappeler que Frodon est depuis bien longtemps adulte lorsqu'il fait ce choix (l'âge du Christ). Mais c'est surtout en accomplissant la quête qu'il finit par grandir spirituellement, se payant même le luxe, à la fin, de surplomber par sa sagesse un Saroumane corrompu et déchu. Mais la correspondance Frodon = Génération Y me semble complètement vue par le petit bout de la lorgnette.
Concernant les Anneaux et la révolte des Elfes contre le temps, le dessein des Elfes était bien de conserver, mais il s'agissait de "bonne magie" et non de sorcellerie, au contraire du procédé par lequel Sauron permit aux Humains de ne pas mourir. On peut dire que les Elfes désiraient figer le Temps, mais le terme de révolte me semble trop fort, trop contestataire de l'ordre divin, et trop général alors que cela ne concerne qu'une minorité d'Elfes. La plupart partent directement pour Valinor où le temps était également figé : la révolte n'est pas contre le temps qui passe, leur souci est leur propre décadence face à la croissance des Hommes qui s'emparent progressivement de l'histoire d'Arda. Leur temps est "révolu" et contre cela, les Elfes ne peuvent rien.
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Tout d'abord, je trouve un peu rapide de rapprocher la philosophie de Sartre, Camus et Tolkien. Qu'ils soient contemporains et se soient intéressés aux thèmes de la liberté et de la mort n'est certainement pas un motif suffisant. Les deux premiers apportent des réponses athées, relativement comparables, mais cependant distinctes. Quant à Tolkien, il se rapprocherait certainement plus d'un Bernanos (auteur de la Liberté, pour quoi faire ?, on peut le souligner) ou d'un Chesterton, qui lui sont tout autant contemporains. Le philosophie de Tolkien n'a vraiment rien à voir avec l'absurde de Camus, sinon dans le fait que Tolkien conçoit le plan divin comme caché et souvent incompréhensible aux habitants d'Arda, ce qui correspond d'ailleurs à une position chrétienne parfaitement orthodoxe.
Pour rentrer dans la thèse, je ne vois pas en quoi on pourrait considérer Frodo comme un homme révolté. Un homme anxieux, qui a l'impression que le destin l'attend au tournant, certainement, mais c'est tout autre chose. L'allusion au film et à l'adolescence permet de mieux comprendre que Marquis fait — à dessein ou non — un amalgame entre le Frodo de Tolkien et celui de Jackson. Cela pourrait expliquer la méprise, car le Frodo de Jackson est lui bien plus en phase avec la génération Y, tant par l'âge que par son caractère.
De la même manière, je ne vois guère comment on pourrait comparer le périple de Frodo avec le parcours pleinement absurde de Sisyphe chez Camus. Dans le premier cas, le but est connu et n'a pas été choisi par Frodo, donc l'unique mission est de chercher le trajet qui permettra d'arriver aux Samath Naur. Dans le second, Sisyphe n'a aucun but en vue, puisque son parcours est un éternel recommencement, dont il connaît le trajet par avance. Dans un cas, c'est le plus improbable des espoirs qui sert de moteur, dans l'autre, c'est précisément l'acception de l'absence d'espoir qui rend le parcours supportable.
C'est finalement le présentateur qui montre sans s'en apercevoir la différence entre les deux philosophies, puisqu'il affirme que la lecture du projet de Frodo pourrait donner de l'espoir à la génération Y. Or effectivement, le parcours de Frodo est porteur d'espoir, et même d'espérance. À l'inverse, Camus prône l'absence d'espoir pour embrasser une vie dénuée de sens : on voit là l'opposition fondamentale.
NB : Incidemment, Camus est un autre de mes auteurs préférés. Pour moi, sa position philosophique est effectivement la seule tenable dès lors qu'on se considère athée. C'est d'ailleurs pour cela que je le considère diamétralement opposé à Tolkien, sauf sur un point de style : les personnages de Camus dévoilent leur psychologie profonde principalement par leurs actions, sans qu'on connaisse vraiment leurs pensées. En cela, il se rapproche de Tolkien. C'est donc sur un plan littéraire que la comparaison me paraîtrait fructueuse. Et si l'on voulait aller jusqu'au bout des similitudes, plutôt que de prendre l'exemple de Frodo, on pourrait choisir celui de Túrin, qui se voulait maître de son destin : il n'aurait pas forcément déparé dans le rôle-tire de l'Étranger...
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26.07.2017, 23:22
(Modification du message : 27.07.2017, 19:08 par Chiara Cadrich.)
J'ai moi aussi du mal avec l'irruption de la génération Y dans le schéma Bilbon - Frodon - Sam - Gollum - La compagnie.
Mais nous réagissons à une très courte interview, ce qui n'est guère favorable à l'auteur. Si je parviens à mettre la main sur cette thèse, je vous communiquerai le lien.
Par contre l'interrogation existentialiste à propos d'un texte d'inspiration si profondément chrétienne, m'a interpelée.
D'où cette digression "Existentialisme vs. Christianisme chez Tolkien", sur le thème de la Morale
Saint Thomas d’Aquin avançait qu’une « loi naturelle » réunit les êtres humains autour de quelques valeurs universelles, sans distinction de cultures ou de lois formelles. Ces valeurs, que l’on formulerait peut-être aujourd’hui comme le respect de la vie, la liberté, la justice, la solidarité, etc. prennent évidemment tout leur sens dans un contexte de groupe social, pour établir une limite entre bien et mal. La plus ancienne expression de la « loi révélée » - le décalogue - trouverait son fondement dans cette loi naturelle. Cependant la doctrine chrétienne ne se veut pas figée autour du respect mécanique du commandement de plaire à Dieu, mais invite chacun à questionner et cultiver sa conscience, c’est-à-dire exercer son libre arbitre à interpréter en pratique ces valeurs morales suggérées comme universelles.
De leur côté, les existentialistes réfutent qu'il existe une base objective, et donc partageable, aux décisions morales. Par conséquent il n’y a ni bien, ni mal. L’Homme ne peut s’appuyer sur une référence absolue et doit choisir ses propres valeurs, donnant ainsi un sens à sa vie. Dans cette optique, le seul jugement valable sur les actes humains ne concerne pas leur valeur, mais leur authenticité. Invoquer une morale préétablie, s’abriter derrière les conventions ou l’opinion des autres, n’est que la «mauvaise foi». Cette liberté absolue n'est pas la possibilité de faire n'importe quoi sans se préoccuper des conséquences, mais le devoir d'assumer ses actes comme un modèle pour l'humanité toute entière.
Quelle morale Tolkien met-il en scène dans ses œuvres ? La guerre de l’Anneau a d’indiscutables allures de conflit entre le bien et le mal. Pour désigner les peuples qui s’opposent au mal, Tolkien a opté pour l’expression « les peuples libres ». Les races honnies telles que les orques, trolls ou gobelins, sont intrinsèquement, entièrement sous l’emprise du mal. Les peuples libres se caractérisent non pas par le respect des règles édictées par Dieu, mais surtout par le libre arbitre.
Les Elfes, les Nains et les Hommes font partie des Peuples Libres : chacune de ces races a montré, dans l’histoire de la Terre du Milieu, qu’elle pouvait se comporter avec noblesse, ou sombrer dans le crime. Même les Ents n’y échappent pas, puisque certains tournent mal et deviennent « arbresques » au cœur sombre. Seuls les hobbits semblent exempts de crime à grande échelle !
User de la liberté suppose également la responsabilité. Lorsque Gandalf conseille : « Nombreux sont ceux qui vivent et qui méritent la mort. Et certains qui meurent méritent la vie. Pouvez-vous la leur donner ? Alors, ne soyez pas trop prompt à dispenser la mort en jugement. » , il prône à la fois la responsabilité comme posture individuelle et le respect de la vie comme valeur partagée.
Dans les étendues herbeuses du Rohan, Aragorn lance à Eomer : « Le bien et le mal n’ont pas changé ces dernières années ; pas plus qu’ils ne sont telle chose chez les Elfes et les Nains, et telle autre chez les Hommes. C’est à chacun qu’il revient de les discerner aussi bien dans la Forêt d'Or que dans sa propre maison. » Outre la notion de valeur universelle, partagée par les « êtres de bonne volonté », on retrouve ici le thème du doute dans l’esprit de l’Homme digne et responsable. Le héros effectue généralement un choix conscient, même si son engagement est guidé par sa culture ou la solidarité tribale. Le sacrifice du héros bravant maint dangers ne peut se réduire au seul respect des règles d’honneur et de la tradition ou à une tentative de forcer le destin – il est aussi choix délibéré parmi de nombreuses postures possibles.
Quant au mal, il se traduit en Terre du Milieu par la volonté de domination, l’asservissement de la création, qui conduisent à la laideur, la dénaturation puis la destruction de la vie. Cette gradation s’illustre de façon continue depuis le comportement du « Patron » Lotho Sackville-Baggins, dit « La Pustule » , jusqu’aux crimes de Saroumane – abattage aveugle des forêts, asservissement des Dunéens, guerre de conquête, croisement de la race des Hommes avec celle des Orques, massacre des populations civiles du Rohan, etc.
Les êtres mauvais semblent effectivement faire leurs choix indépendamment de la morale. Bien sûr il ne s’agit pas d’une réflexion responsable, mais d’instincts dominateurs ou sanguinaires débridés, tant pour les chefs de guerre que pour les troupiers. Les maléfiques anonymes sont à la fois prédisposés à la cruauté – rappelons-nous le débat culinaire sur la meilleure façon de cuire le Hobbit ! – et contraints d’obéir par le pouvoir qui les opprime (les orques par leurs capitaines, ceux-ci par les Nazgûls, ces derniers pas Sauron lui-même). Le mal gouverne par la peur : « le pouvoir de Sauron est encore moindre que ce que lui prête la peur. » Les Hommes, en particulier, sont pervertis par la peur de la mort, ce qui mena le dernier roi de Numenor à assaillir les Terres Immortelles, car Sauron lui avait fait croire que l’immortalité était attachée à ces terres.
Dans ces conditions, il ne s’agit pas véritablement d’un choix, tant l’oppresseur est lui-même esclave de ses maitres, de sa peur, de sa haine, de sa cruauté, etc. Les forces du mal, orques, gobelins, trolls et peuples libres assujettis, subissent la contingence de l’oppression totalitaire et de leurs instincts.
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(26.07.2017, 23:22)Chiara Cadrich a écrit : La guerre de l’Anneau a d’indiscutables allures de conflit entre le bien et le mal. Pour désigner les peuples qui s’opposent au mal, Tolkien a opté pour l’expression « les peuples libres ». Les races honnies telles que les orques, trolls ou gobelins, sont intrinsèquement, entièrement sous l’emprise du mal. Les peuples libres se caractérisent non pas par le respect des règles édictées par Dieu, mais surtout par le libre arbitre.
...
Quant au mal, il se traduit en Terre du Milieu par la volonté de domination, l’asservissement de la création, qui conduisent à la laideur, la dénaturation puis la destruction de la vie. Sans entrer dans les nuances entre le Bien et le Mal représentées par plusieurs personnages come Denethor, Boromir, Frodon, etc., les peuples ne sont pas non plus dessinés defaçon manichéenne.
Le jeune Haradrim que Sam voit mourir devant lui (dans les Deux Tours) était également plein de bonnes intentions avant d'être embarqué dans une guerre qu'il ne comprend pas. Son cas n'est pas si différent de n'importe quel soldat du Gondor, ou des Hobbits, à qui l'on peut faire croire n'importe quoi sur les tenants et aboutissants de la guerre contre Sauron. Ce passage relativise clairement les choix et les conceptions de chacun, et j'aurais donc tendance à penser que ce que dit Aragorn à Eomer doit être bien replacé dans un contexte particulier, où Aragorn cherche à déterminer la voie du bien en tant que futur souverain. Mais il est avéré que cette voie n'est pas si droite.
Les Dunlendings, par exemple, se battent pour récupérer leurs terres prises par les Rohirrim (ou les Gondoriens, c'est selon), sont-ils si mauvais ? Ils n'ont pas attendu Saroumane pour faire la guerre au Rohan.
Quant à la volonté de domination, sans imiter Nùmenor, le Gondor et Elessar n'ont pas mené que des guerres défensives. Sont-ils considérés comme étant le Mal ? Leur politique d'expansion n'était pourtant pas forcément plus légitime que les expéditions des Orientaux ou des Haradrim...
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27.07.2017, 17:45
(Modification du message : 27.07.2017, 23:21 par Chiara Cadrich.)
Tout cela est vrai. L'histoire du Gondor est jalonnée d'épisodes d'ambitions et d'idéologies catastrophiques, comme la lutte fratricide, par exemple. Liberté implique chute possible et zone de gris...
Pourtant à la lecture de l'oeuvre, cette relativité me parait la construction raisonnée du lecteur, qui extrapole la crédibilité autour du légendaire. La guerre de l'Anneau à proprement parler désigne assez clairement les derniers bastions libres face à l'univers subjugué.
La limite entre les "peuples libres asservis" et les représentants structurels du mal, se lit de façon claire. Les plus profondément ancrés dans le mal, sont physiquement marqués; l'orque manque de grâce et de beauté, tout en lui transpire l'ordure et le vice. Gollum est marqué dans sa chair lui aussi. Même Saroumane extériorise son changement intérieur sous la forme d'un virage du blanc au "multicolore". Cette identification-là me parait un peu manichéenne.
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Oui, il y a une part de construction raisonnée du lecteur, ou d'effort, puisque l'on comprend généralement le récit du SdA comme une lutte manichéenne. Cette impression générale peut être due au fait que les peuples qui s'affrontent semblent tout tournés vers l'un ou l'autre des partis, au contraire des personnages dont Tolkien soulignent qu'ils oscillent davantage. Et le personnage de Saroumane est fouillé dans les CLI, où l'on voit bien son caractère nuancé, surtout piégé par des mauvais choix.
Il ne faut pas oublier que les récits que nous lisons (le Seigneur, le Hobbit, le Silmarillion) sont des chroniques, elfes, humaines, hobbites, qui revendiquent un parti pris, et ce sont eux qui écrivent l'histoire sans que nous ayons d'autres points de vue.
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30.07.2017, 20:26
(Modification du message : 30.07.2017, 22:07 par Chiara Cadrich.)
M. Antonin Marquis a très gentiment accepté de nous communiquer le texte de sa conférence :
Tolkien et les Y
Merci à lui, et peut-être acceptera-t-il de participer au débat ?
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Excellent! Merci à lui en effet! (Et à toi pour avoir pris l'initiative de le contacter)
Je vais lire ce texte avec intérêt. Parce qu'après tout, il est difficile de me faire une idée de ses recherches sur seulement 3 minutes d'interview à la radio. Mon avis était peut-être biaisé par ce manque d'information. (et par une mauvaise interprétation de ses propos de ma part ?).
En tout cas je serais ravi moi aussi s'il acceptait de participer au débat.
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Bonjour à tous,
Cette discussion passionnante et le texte de Marquis m'ont permis de croiser à nouveau l'une des phrases les plus fascinantes du Silmarillon. Fascinante comme peut l'être le vide, car j'y perçois un abîme philosophique.
« il (Eru) souhaita que les cœurs des Humains soient toujours en quête des limites du monde et au-delà, sans trouver de repos, qu’ils aient le courage de façonner leur vie, parmi les hasards et les forces qui régissent le monde, au-delà même de la musique qui fixe le destin de tous les autres êtres ».
Qu'est-ce que l'hubris quand vos désirs, vos volontés et vos capacités, vous conduisent au-delà de la Musique des Ainur, au-delà des règles du jeu?
Qu'en est-il d'une créature qui dispose d'une telle liberté quand la force de sa vie sociale compense largement la brièveté de sa vie propre? Quand les cultures et les savoirs de milliers de courtes générations s'avèrent relever de processus fortement accumulatifs, peu de choses étant finalement perdues et oubliées?
Comment un individu social voire grégaire peut-il tracer son destin quand son espèce entière en a déjà choisi un? Peut-on échapper à soi-même puisque l'autre est un autre "je"?
Comment conjuguer cette force destructrice qui s'exerce sur une Terre dont nous sommes là pour jouir, qui est à notre service (le message évangélique est sans ambiguïté), cette émancipation totale, cet affranchissement, avec le destin du retour au Père en des lieux qui ne sont en rien Arda, mais qui lui ressemble quand même, comme si notre monde sensible était un terrain d'entraînement avant de passer aux choses sérieuses?
Là oui il y a quelque chose d'absurde!
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Effectivement, la liberté humaine est immense, dans la réalité comme chez Tolkien. Néanmoins, il n'y a pas d'absurde chez Tolkien. Contrairement à Camus, chez qui « [l]’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde », le monde n'est pas silencieux chez Tolkien. Manwë est le relais premier d'Ilúvatar et fait connaître ses volontés par différents biais, particulièrement les Istari.
Je ne pense pas qu'il y ait le moindre manichéisme chez Tolkien, mais cela n'empèche pas qu'il s'agit d'un monde orienté suivant une gradation de bien et de mal, dont les termes extrêmes sont parfaitement identifiables.
En revanche, là où Marquis voit de l'existentialisme chez Frodo, je pense qu'on peut bien plutôt y lire un roman initiatique, car effectivement, le parcours de Frodo est un parcours de formation, qui le voit mûrir et souffrir, avant de revenir chez lui avec une sagesse acquise en cours de route. Par contre, je ne vois nulle trace d'une éventuelle « révolte » de Frodo, contrairement à Marquis. Bien au contraire, les décisions les plus graves de Frodo vont précisément dans le sens des actions de Gandalf, au-delà même de ce que celui-ci aurait osé lui suggérer. Et l'effort de Frodo n'est pas stérile le moins du monde : l'espoir auquel il s'accroche en dépit du bon sens est un espoir réel qui vient d'ailleurs à fruition.
Compte tenu des commentaires de Marquis, qui évoque lui-même l'espoir, à rebours de l'absurde camusien, j'ai tendance à penser que ce dernier parle d'existentialisme pour éviter d'aborder la dimension transcendante du SdA, qui justifie seule le fait que ce ne soit pas une œuvre désenchantée, contrairement à une saga comme le Trône de Fer...
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(Modification du message : 31.07.2017, 13:25 par Faerestel.)
Je ne vois non plus pas d'absurde chez Tolkien, je veux simplement montrer que le message chrétien ne peut masquer l'absurdité de nos vies. Les blessures de Turin le conduisent à la démesure, à la volonté de maîtriser son destin, ce qui solde par un échec retentissant, tragique au sens théâtral et pourtant Turin n'a que fait preuve du courage de "façonner sa vie parmi les hasards et les forces qui régissent le monde"! Au contraire d'Ar-Pharâzon, il ne s'est pas livré au blasphème, au contraire de Fëanor il ne s'est pas opposé frontalement à la volonté des Valar.
Par contre en ce qui concerne Frodon et la génération Y, je pense que Marquis est complètement à côté de la plaque.
Il n'y a rien de désoeuvré chez le Hobbit, il ne se vit pas comme sous-employé et surtout il débute sa vie au coeur d'une terrible guerre qui s'annonce sans avoir rien connu de l'informatique. Pour comprendre cette phrase, se reporter aux définitions de la Génération Y.
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Même un peu pris par le petit bout de la lorgnette, le sujet est intéressant, et je note que l'été est décidément propice à la relecture d'un auteur comme Albert Camus, ainsi qu'en témoigne un fuseau que j'avais inauguré l'année dernière sur JRRVF : https://www.jrrvf.com/fluxbb/viewtopic.php?id=7363
Sur ce sujet comme sur bien d'autres, un principe reste toujours là : nous ne percevons pas les choses telles qu'elles sont, mais tels que nous sommes.
(31.07.2017, 12:16)Elendil a écrit : Compte tenu des commentaires de Marquis, qui évoque lui-même l'espoir, à rebours de l'absurde camusien, j'ai tendance à penser que ce dernier parle d'existentialisme pour éviter d'aborder la dimension transcendante du SdA, qui justifie seule le fait que ce ne soit pas une œuvre désenchantée, contrairement à une saga comme le Trône de Fer...
J'espère, pour ma part, que prétendre voir de l'existentialisme dans l'œuvre de J. R. R. Tolkien ne constitue pas, de facto, un moyen de contournement "athée" de la question du catholicisme dans l'œuvre de Tolkien, pour ne faire finalement que renforcer la certitude "d'en face" selon laquelle la foi chrétienne serait heureusement là pour donner, seule, non seulement un sens (supposé) à la vie, mais aussi toute sa valeur/saveur à l'œuvre de Tolkien... Si c'était le cas, cela me paraitrait absurde, pour le coup, à tous les niveaux. Ou alors simplement banalement révélateur, une fois de plus, de la récurrence de ce vieux "débat" sous-jacent entre croyants et incroyants, feignant de considérer tous, tolkienophiles, que l'on puisse discuter véritablement d'une supposée passion commune, alors que chacun voit, en vérité, midi à sa porte, en partant de ce qu'il croit être l'intelligence, et avec tous les inconvénients que cela comporte...
Il y aurait beaucoup de choses à dire sur le fond... Sur la spécificité de l'histoire des Enfants de Húrin, qui n'a pas la même connotation "pré-chrétienne" que celle du Seigneur des Anneaux, par exemple. Sur, plus largement, la question "Tolkien auteur catholique ou catholique auteur", judicieusement posée par Léo Carruthers dans son dernier livre. Sur la place effective de l'existentialisme dans le paysage culturel et mental des grands auteurs de fantasy du XXe siècle. Etc.
Mais cela mériterait sans doute un peu plus qu'un message sur un forum, fusse-t-il un de ces pavés chronophages que j'ai pu commettre par le passé...
Amicalement,
Hyarion.
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(31.07.2017, 17:07)Hyarion a écrit : J'espère, pour ma part, que prétendre voir de l'existentialisme dans l'œuvre de J. R. R. Tolkien ne constitue pas, de facto, un moyen de contournement "athée" de la question du catholicisme dans l'œuvre de Tolkien, pour ne faire finalement que renforcer la certitude "d'en face" selon laquelle la foi chrétienne serait heureusement là pour donner, seule, non seulement un sens (supposé) à la vie, mais aussi toute sa valeur/saveur à l'œuvre de Tolkien...
Je ne vois aucun problème à poser la question de l'existentialisme chez Tolkien, même si cela correspondrait plus à une grille de lecture spécifique qu'à un thème trouvant un écho visible dans ce qu'on sait de lui. Après, cela a l'intérêt d'aborder l'écrivain selon un angle original, ce qui peut toujours apporter du neuf.
En fait, les trois écueils principaux me semblent assez particulier à la méthode employée par Marquis. Le premier est de s'attaquer à son œuvre par le versant du SdA, qui est tout sauf existentialiste : c'est un peu comme tenter une lecture catholique de la Peste. Du coup, Marquis est contraint de ne s'intéresser qu'au périple de Frodo pour éviter de considérer que ce périple n'existe qu'au travers d'une quête précise et prédéterminée. C'est tordre l'intrigue pour la faire correspondre à un modèle mental, ce qui est une mauvaise pratique scientifique, mainte fois dénoncée par Dumézil en matière anthropologique. Les EdH auraient déjà été un terrain nettement plus favorable, comme tu le soulignes.
Le second problème est d'assimiler le Frodo de Tolkien à la génération Y. Je crains fort que cela ne marche sur quasiment aucun niveau. Il y aurait éventuellement du grain à moudre du côté des films, mais cela demanderait une distinction très nette des deux œuvres.
Le dernier souci est que Marquis conclut finalement en signalant qu'au prisme de cette lecture, le SdA peut être un message d'espoir à la génération Y. L'espoir et l'absurde faisant mauvais ménage, cela me laisse à penser que Marquis a lu Camus tout aussi superficiellement qu'il a lu Tolkien.
(31.07.2017, 17:07)Hyarion a écrit : Ou alors simplement banalement révélateur, une fois de plus, de la récurrence de ce vieux "débat" sous-jacent entre croyants et incroyants, feignant de considérer tous, tolkienophiles, que l'on puisse discuter véritablement d'une supposée passion commune, alors que chacun voit, en vérité, midi à sa porte, en partant de ce qu'il croit être l'intelligence, et avec tous les inconvénients que cela comporte...
Que chacun ne puisse voir que midi à sa porte, quelle que soit la hauteur à laquelle il s'efforce de s'élever ou la distance qu'il s'efforce de prendre, c'est une évidence. Mais n'es-tu pas en définitive le meilleur chantre du débat que tu dénonces, à la manière d'Isengar qui ramenait naguère toutes les discussions à Peter Jackson pour mieux dénoncer ses méfaits ?
Il me semble que la dichotomie que tu établis est un brin réductrice. Une lecture agnostique du SdA ne me dérange nullement (une lecture athée... j'attends de voir sur pièce, car j'ai des doutes), par contre, l'inconséquence dans l'analyse est quelque chose qui m'a toujours hérissé.
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Puis que il sunt as chevals e as armes,
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Le parallèle entre le voyage initiatique de Frodon et l'apprentissage existentiel d'une génération quelle qu'elle soit, me parait défendable, même au prix d'un peu de symbolisme.
La question serait de savoir en quoi le périple de cette génération Y est plus proche du parcours de Frodon, que les autres.
J'ai le sentiment que la réponse réside dans la révolte quant au sens, qui pourrait être le trait majeur de la génération Y.
Frodon est un bon candidat : orphelin, recueilli par un hurluberlu décrié, il reste obstinément célibataire, comme dans l'attente de quelquechose, fréquente surtout ses cadets turbulents, etc.
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(Modification du message : 01.08.2017, 17:40 par Faerestel.)
Bonjour Chiara Cadrich,
(31.07.2017, 23:58)Chiara Cadrich a écrit : J'ai le sentiment que la réponse réside dans la révolte quant au sens, qui pourrait être le trait majeur de la génération Y.
Frodon est-il donc un révolté? Objectivement Frodon est plutôt un bourgeois sans famille directe et sans travail, un rentier avant l'heure par la grâce des prodigalités de son oncle. Qu'il soit un original pénétré des idées de Bilbo, sans aucun doute et qu'il ait développé une certaine nostalgie des choses en train de se perdre, peut-être. Mais de là à le voir comme un révolté en quête de sens, je ne vois pas quel passage peut soutenir cette idée.
Il y a indubitablement quelque chose spécial chez Frodon, une chose que Gandalf a probablement décelée depuis longtemps mais je ne crois pas que cela ait trait à la génération Y .
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Si certains sont tentés, on peut faire un résumé des remarques de ce fuseau et le partager sur FB comme un compte-rendu de l'émission
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Pourquoi pas. J'ai un gros papier à préparer cette semaine mais je pourrais peut-être trouver le temps. (Je ne m'engage pas pour le moment)
Tu penses à un résumé en combien de mots grosso-modo?
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02.08.2017, 21:25
(Modification du message : 02.08.2017, 21:42 par Chiara Cadrich.)
Je pense que se serait un contresens de méprendre le détachement et l'impatience zappeuse de nos jeunes gens Y (je dis nos car j'en ai deux à la maison) pour une pure conséquence des interfaces numériques qu'il affectionnent.
L'interrogation latente du sens de la société domine chez les plus murs. La révolte contre l'absurde prend la forme allant du rejet actif du productivisme au cocooning craintif, en passant par l'opportunisme le plus cynique.
Notre jeunesse est bel et bien dans une révolte, sinon philosophique -la philosophie, une spéculation sans plaisir, donc inutile - du moins sociétale.
Bien sûr Frodon a 50 balais et il est un hobbit, mais le parallèle est complètement cohérent pourvu que l'on transpose. L'anneau - symbole du fardeau de la liberté responsable - même incognito et inutilisé, le travaille à son insu pendant toute la période allant de la fête de Bilbon jusqu'aux révélations de Gandalf, c'est-à-dire crescendo durant son adolescence symbolique.
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Cette remise en question n'est-elle pas plutôt un lieu commun des jeunesses de toutes les époques ? ça fait 5000 ans que la jeunesse fout le camp
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Sans doute. C'est donc vrai aussi pour celle-ci.
Le point commun aux formes de révoltes face à la dominante momentanée de la société -engagement politique, engagement professionnel, réussite professionnelle, recherche de la gratification immédiate - c'est le parcours initiatique, qui est celui de Frodon.
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Oui, mais le parallèle avec une génération particulière perd son sens.
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03.08.2017, 03:38
(Modification du message : 04.08.2017, 22:57 par Hyarion.)
(31.07.2017, 21:19)Elendil a écrit : Je ne vois aucun problème à poser la question de l'existentialisme chez Tolkien, même si cela correspondrait plus à une grille de lecture spécifique qu'à un thème trouvant un écho visible dans ce qu'on sait de lui. Après, cela a l'intérêt d'aborder l'écrivain selon un angle original, ce qui peut toujours apporter du neuf.
Ce n'est pas moi qui me plaindrait que l'on aborde Tolkien selon un angle original, loin s'en faut, dans la mesure où c'est ce que je m'efforce de faire moi-même, depuis longtemps maintenant...
Mais j'avoue que vouloir rapprocher Tolkien - d'après précisément ce que l'on sait de lui - de l'existentialisme, me parait une démarche... disons... assez délicate, même si, certes, on peut toujours se poser la question, bien sûr.
(31.07.2017, 21:19)Elendil a écrit : Que chacun ne puisse voir que midi à sa porte, quelle que soit la hauteur à laquelle il s'efforce de s'élever ou la distance qu'il s'efforce de prendre, c'est une évidence. Mais n'es-tu pas en définitive le meilleur chantre du débat que tu dénonces, à la manière d'Isengar qui ramenait naguère toutes les discussions à Peter Jackson pour mieux dénoncer ses méfaits ?
Nullement. Je préférais bien plutôt ne pas le voir plus ou moins sous-jacent en tant d'occasions (même si on peut toujours ne parler que de "modèles mentaux")... Mais je suppose que c'est inévitable, et je n'exclue pas d'y être éventuellement trop attentif.
(31.07.2017, 21:19)Elendil a écrit : Il me semble que la dichotomie que tu établis est un brin réductrice. Une lecture agnostique du SdA ne me dérange nullement (une lecture athée... j'attends de voir sur pièce, car j'ai des doutes), par contre, l'inconséquence dans l'analyse est quelque chose qui m'a toujours hérissé.
La dichotomie est réductrice sur la forme simplement parce que, comme je l'ai écrit, tout cela mériterait un peu plus qu'un message sur un forum. Le monde, même vu depuis la planète Tolkien, ne se divise pas entre athées existentialistes et croyants chrétiens, bien évidemment : les rapports que l'on peut entretenir avec la spiritualité peuvent être si variés, si variables, et c'est heureux... Mais je pense que cela nous définit toujours suffisamment pour que cela puisse apparaître dans le regard que l'on peut avoir sur l'œuvre d'un auteur comme Tolkien, dans ses aspects philosophique et spirituel... Rechercher le point d'équilibre n'est pas facile, dans ce cas comme dans d'autres, et c'est pourquoi j'ai notamment apprécié la nuance du propos de Leo Carruthers dans son dernier livre, le sujet (Tolkien et la religion) valant bien, précisément et pour le moins, un livre.
En tout cas, je te rejoins sur le fait qu'il faut être rigoureux lorsque l'on entend essayer de proposer une certaine lecture philosophique ou morale de l'œuvre de Tolkien, surtout à la lumière de sa réception plus ou moins récente. Si Marquis reconnait lui-même, dans le texte de sa conférence, que son approche est schématique, à mes yeux sa méthode consistant à "tordre l'intrigue pour la faire correspondre à un modèle mental", comme tu l'écris justement, ne peut, à tout le moins, que susciter des interrogations sur ce qui anime au juste sa démarche, au-delà des analogies variées que chacun peut faire personnellement en tant que lecteur. Je ne veux pas préjuger du point de vue de Marquis outre-mesure, mais je pense qu'il aurait en tout cas avantage à bien faire la part des choses entre l'œuvre littéraire et son auteur d'une part (dans toute leur complexité), et la réception de ceux-ci (dans toute sa diversité et son inévitable part de déformation).
Amicalement,
Hyarion.
EDIT : correction d'une coquille
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Entièrement d'accord avec tout cela, y compris ton appréciation du livre de Carruthers, qui constitue une des meilleures approches du sujet, je pense.
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