23.07.2017, 03:54
Ahah! 
Merci pour la découverte. C'est une analyse assez amusante. (à 4min28 du sujet, pour ceux qui veulent aller droit au but)
Bon, je n'ai pas trop les compétences pour répondre en détail à ce monsieur, mais je ne suis pas certain de partager toutes ses conclusions.
Je suis d'accord avec ses prémisses concernant l'existentialisme et, bien que je ne connaisse pas trop les études qui traitent de l'angoisse chez la génération Y, je suis bien disposé à croire que l'anxiété est dans une certaine mesure corrélée à la liberté dénuée de sens que cette génération tient entre ses mains. (Encore que cette analyse soit, à mon avis, un peu insuffisante. D'autres facteurs contribuant à cette angoisse générationnelle seraient sans doute à chercher quelque part dans la contradiction entre un modèle social majoritaire/valorisé et les difficultés que les nouveaux venus éprouvent pour s’y insérer. De même, un certain rapport à l'avenir peut être pointé du doigt, étant donné les mauvais augures sous lesquels se présente le futur mondial... Mais c'est un autre débat !)
Je partage également le point de vue de ce chercheur lorsqu'il décrit les humains en Arda, comme étant en "révolte contre la mort". Autrement dit : en quête d'immortalité. Je ressens effectivement ce rapport à la mort, et d'une manière plus générale au temps, comme quelque chose de central dans l'œuvre de Tolkien. D'ailleurs, on peut étendre la tentation de la révolte chez nos ainés les elfes, qui n'y échappent pas non plus. Pour nous, humains, la révolte prend racine dans le fait de voir le temps s'écouler. Dans le fait d'attendre, toujours plus proche, l'heure inexorable de notre disparition. Chez les elfes, elle réside au contraire dans le fait d'être condamnés à vivre, alors que tout autour d'eux change, dépérit, se transforme ou se perd dans l'oubli. Une même catastrophe, vécue différemment depuis les deux facettes opposées du problème, mais pour autant partagée dans ce qu’elle a de plus intime.
Le temps : la tragédie de toutes les tragédies. Camus l’a décrite de manière poignante : « Un jour vient [...] et l'homme constate ou dit qu'il a trente ans. Il affirme ainsi sa jeunesse. Mais du même coup, il se situe par rapport au temps. [...] Il appartient au temps et, à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui-même aurait dû s'y refuser. Cette révolte de la chair, c'est l'absurde »
Donc effectivement, je crois qu'il y a une réflexion "existentialiste" chez Tolkien. Ce n’est pas pour rien que l’on ressent constamment, en lisant ses textes, une sorte fragrance aigre-douce, une mélancolie qui infuse même les passages les plus heureux. Comme dans la vraie vie, les joies passent toujours. Et sans cesse la mort guette. Il y a chez Tolkien comme un soupir pour les temps qui furent, et ceux que l’on ne connaitra jamais, pour les œuvres qui disparaitront, et celles qui nous survivront… D’ailleurs je crois bien avoir lu certains extraits de la correspondance de Tolkien où il insistait sur l'importance de ce thème dans son œuvre. J'essaierai de les retrouver si je peux.
Bon en tout cas jusqu’à présent tout ce que j’ai dit allait plutôt dans le sens de l’analyse du chercheur. Là où je ne suis plus d’accord, c’est lorsqu’il assimile Frodo à un membre de la génération Y, qui doit affronter l’angoisse de l’inconnu, sa liberté fondamentale. Bon d’abord je trouve que l’association Frodo = Generation Y est un peu facile, un peu « marketing », disons. Mais soit. Ce qui me dérange plus en revanche, c’est lorsqu’il explique que Frodo, en acceptant sa quête, s’empare de sa liberté fondamentale et devient ainsi un adulte. Personnellement, je ne vois pas du tout les choses comme ça car ça signifierait que Frodo, en acceptant d’aller détruire l’Anneau, mobiliserait une sorte de « libre-arbitre » absolu. Il accepterait pleinement « l’absurde » et son état de révolte. Tel serait le sens de sa quête.
Or, j’ai quand même l’impression que c’est là où le caractère existentialiste de l’œuvre de Tolkien s’arrête. Autant Tolkien et les existentialistes peuvent partager le même « diagnostic » sur les souffrances de l’Homme, autant les solutions qu’ils proposent sont radicalement différentes. Là où effectivement l’existentialiste devra s’emparer de sa liberté et en assumer la responsabilité, Tolkien postule un ordre supérieur, divin, et donc une destinée. Certes chez Tolkien l’individu est libre d’accepter ou non son destin (c’est d’ailleurs le thème d’un arc narratif comme celui d’Aragorn, par exemple), mais au fond, un personnage dans le vrai est un personnage qui accepte sa place. L’individu se situe quelque part dans un schéma cosmique, même s’il n’en a pas conscience. Et même à sa modeste hauteur, il a un rôle à jouer, car ainsi l’a voulu le Créateur. Chez Sartre, l’existence précède l’essence. Chez Tolkien, j’ai le sentiment que c’est tout l’inverse : l’essence précède l’existence, et l’existence pleine et réussie est celle qui se conforte à son essence.
D’ailleurs, même si Tolkien parle avec beaucoup de justesse de la « révolte » face au temps, elle est toujours condamnée. Lorsque les Numénoriens décident de débarquer à Valinor, c’est bien pour voler l’immortalité, autrement dit pour échapper à leur condition. Ils sont châtiés pour cela. Autre exemple : les Anneaux de Pouvoirs sont des expédients précisément conçus pour contredire l’ordre naturel du Temps. Les Anneaux destinés aux Hommes leur permettent de perdurer indéfiniment tandis que ceux des elfes leurs permettent de conserver les œuvres, de « figer » les choses. Or ces Anneaux sont bien entendu une tromperie. Ceux qui les ont saisis ont mal tourné et ces artifices ont mis en danger le monde entier. Le Seigneur des Anneaux raconte précisément de quelle manière les personnages réparent cette révolte… Comment les elfes acceptent d’abandonner leur Anneaux (qui perdront tout pouvoir avec la disparition de l’Unique) et la Terre du Milieu, comment les Hommes (Aragorn, Boromir, Faramir…) apprennent l’un après l’autre à renoncer à l’Unique, et comment, enfin, les royaumes humains se réconcilient avec l’ordre cosmique, via le couronnement d’Aragorn.
Pour toutes ces raisons, j’ai du mal à croire que Tolkien ait souscrit à cette idée que la révolte et la liberté sont au fondement de l’humain. J’ai plutôt l’impression qu’il décrit cette révolte comme étant compréhensible, tragique, mais au fond injustifiée. Si l’Homme (ou l’Elfe) se révolte, c’est tout simplement parce qu’il ne voit pas le « plan d’ensemble » et qu’il ne lui revient pas de le voir de toute façon. Certes Tolkien est capable de dépeindre le tragique du destin humain -et il ne s’en prive pas- mais à aucun moment il n’encourage la rébellion. Aucun des enfants d’Illuvatar n’échappe à la contradiction terrifiante du fait d’être né et de pourtant devoir mourir. Il faut l’accepter, ou chuter. Cela n’a rien de facile, mais pour nous aider Tolkien propose quelque chose de plus fort encore que le tragique : la confiance placée en un sens supérieur. L’espérance. Maintenant, à chacun de voir s’il partage cette foi ou non.

Merci pour la découverte. C'est une analyse assez amusante. (à 4min28 du sujet, pour ceux qui veulent aller droit au but)
Bon, je n'ai pas trop les compétences pour répondre en détail à ce monsieur, mais je ne suis pas certain de partager toutes ses conclusions.
Je suis d'accord avec ses prémisses concernant l'existentialisme et, bien que je ne connaisse pas trop les études qui traitent de l'angoisse chez la génération Y, je suis bien disposé à croire que l'anxiété est dans une certaine mesure corrélée à la liberté dénuée de sens que cette génération tient entre ses mains. (Encore que cette analyse soit, à mon avis, un peu insuffisante. D'autres facteurs contribuant à cette angoisse générationnelle seraient sans doute à chercher quelque part dans la contradiction entre un modèle social majoritaire/valorisé et les difficultés que les nouveaux venus éprouvent pour s’y insérer. De même, un certain rapport à l'avenir peut être pointé du doigt, étant donné les mauvais augures sous lesquels se présente le futur mondial... Mais c'est un autre débat !)
Je partage également le point de vue de ce chercheur lorsqu'il décrit les humains en Arda, comme étant en "révolte contre la mort". Autrement dit : en quête d'immortalité. Je ressens effectivement ce rapport à la mort, et d'une manière plus générale au temps, comme quelque chose de central dans l'œuvre de Tolkien. D'ailleurs, on peut étendre la tentation de la révolte chez nos ainés les elfes, qui n'y échappent pas non plus. Pour nous, humains, la révolte prend racine dans le fait de voir le temps s'écouler. Dans le fait d'attendre, toujours plus proche, l'heure inexorable de notre disparition. Chez les elfes, elle réside au contraire dans le fait d'être condamnés à vivre, alors que tout autour d'eux change, dépérit, se transforme ou se perd dans l'oubli. Une même catastrophe, vécue différemment depuis les deux facettes opposées du problème, mais pour autant partagée dans ce qu’elle a de plus intime.
Le temps : la tragédie de toutes les tragédies. Camus l’a décrite de manière poignante : « Un jour vient [...] et l'homme constate ou dit qu'il a trente ans. Il affirme ainsi sa jeunesse. Mais du même coup, il se situe par rapport au temps. [...] Il appartient au temps et, à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui-même aurait dû s'y refuser. Cette révolte de la chair, c'est l'absurde »
Donc effectivement, je crois qu'il y a une réflexion "existentialiste" chez Tolkien. Ce n’est pas pour rien que l’on ressent constamment, en lisant ses textes, une sorte fragrance aigre-douce, une mélancolie qui infuse même les passages les plus heureux. Comme dans la vraie vie, les joies passent toujours. Et sans cesse la mort guette. Il y a chez Tolkien comme un soupir pour les temps qui furent, et ceux que l’on ne connaitra jamais, pour les œuvres qui disparaitront, et celles qui nous survivront… D’ailleurs je crois bien avoir lu certains extraits de la correspondance de Tolkien où il insistait sur l'importance de ce thème dans son œuvre. J'essaierai de les retrouver si je peux.
Bon en tout cas jusqu’à présent tout ce que j’ai dit allait plutôt dans le sens de l’analyse du chercheur. Là où je ne suis plus d’accord, c’est lorsqu’il assimile Frodo à un membre de la génération Y, qui doit affronter l’angoisse de l’inconnu, sa liberté fondamentale. Bon d’abord je trouve que l’association Frodo = Generation Y est un peu facile, un peu « marketing », disons. Mais soit. Ce qui me dérange plus en revanche, c’est lorsqu’il explique que Frodo, en acceptant sa quête, s’empare de sa liberté fondamentale et devient ainsi un adulte. Personnellement, je ne vois pas du tout les choses comme ça car ça signifierait que Frodo, en acceptant d’aller détruire l’Anneau, mobiliserait une sorte de « libre-arbitre » absolu. Il accepterait pleinement « l’absurde » et son état de révolte. Tel serait le sens de sa quête.
Or, j’ai quand même l’impression que c’est là où le caractère existentialiste de l’œuvre de Tolkien s’arrête. Autant Tolkien et les existentialistes peuvent partager le même « diagnostic » sur les souffrances de l’Homme, autant les solutions qu’ils proposent sont radicalement différentes. Là où effectivement l’existentialiste devra s’emparer de sa liberté et en assumer la responsabilité, Tolkien postule un ordre supérieur, divin, et donc une destinée. Certes chez Tolkien l’individu est libre d’accepter ou non son destin (c’est d’ailleurs le thème d’un arc narratif comme celui d’Aragorn, par exemple), mais au fond, un personnage dans le vrai est un personnage qui accepte sa place. L’individu se situe quelque part dans un schéma cosmique, même s’il n’en a pas conscience. Et même à sa modeste hauteur, il a un rôle à jouer, car ainsi l’a voulu le Créateur. Chez Sartre, l’existence précède l’essence. Chez Tolkien, j’ai le sentiment que c’est tout l’inverse : l’essence précède l’existence, et l’existence pleine et réussie est celle qui se conforte à son essence.
D’ailleurs, même si Tolkien parle avec beaucoup de justesse de la « révolte » face au temps, elle est toujours condamnée. Lorsque les Numénoriens décident de débarquer à Valinor, c’est bien pour voler l’immortalité, autrement dit pour échapper à leur condition. Ils sont châtiés pour cela. Autre exemple : les Anneaux de Pouvoirs sont des expédients précisément conçus pour contredire l’ordre naturel du Temps. Les Anneaux destinés aux Hommes leur permettent de perdurer indéfiniment tandis que ceux des elfes leurs permettent de conserver les œuvres, de « figer » les choses. Or ces Anneaux sont bien entendu une tromperie. Ceux qui les ont saisis ont mal tourné et ces artifices ont mis en danger le monde entier. Le Seigneur des Anneaux raconte précisément de quelle manière les personnages réparent cette révolte… Comment les elfes acceptent d’abandonner leur Anneaux (qui perdront tout pouvoir avec la disparition de l’Unique) et la Terre du Milieu, comment les Hommes (Aragorn, Boromir, Faramir…) apprennent l’un après l’autre à renoncer à l’Unique, et comment, enfin, les royaumes humains se réconcilient avec l’ordre cosmique, via le couronnement d’Aragorn.
Pour toutes ces raisons, j’ai du mal à croire que Tolkien ait souscrit à cette idée que la révolte et la liberté sont au fondement de l’humain. J’ai plutôt l’impression qu’il décrit cette révolte comme étant compréhensible, tragique, mais au fond injustifiée. Si l’Homme (ou l’Elfe) se révolte, c’est tout simplement parce qu’il ne voit pas le « plan d’ensemble » et qu’il ne lui revient pas de le voir de toute façon. Certes Tolkien est capable de dépeindre le tragique du destin humain -et il ne s’en prive pas- mais à aucun moment il n’encourage la rébellion. Aucun des enfants d’Illuvatar n’échappe à la contradiction terrifiante du fait d’être né et de pourtant devoir mourir. Il faut l’accepter, ou chuter. Cela n’a rien de facile, mais pour nous aider Tolkien propose quelque chose de plus fort encore que le tragique : la confiance placée en un sens supérieur. L’espérance. Maintenant, à chacun de voir s’il partage cette foi ou non.