Citation :"...pour une raison ou une autre, de Gaulle stoppa la publication en France alors qu'il était au pouvoir..."
On aura décidément beaucoup fantasmé sur l'exercice du pouvoir par De Gaulle, en France même comme à l'étranger... Mais en tout cas, ce n'est pas parce que De Gaulle a fait en sorte que la France reconnaisse officiellement la Chine de Mao Zedong, en 1964, que celle-ci aurait servi de modèle à la France gaullienne en matière de censure sur les publications...
Soyons un peu sérieux... Charles de Gaulle a-t-il même jamais entendu parler de Tolkien ou du
Seigneur des Anneaux ? Sûrement pas autant que d'autres livres, y compris des albums de Tintin, et sachant que c'était précisément par ailleurs un très bon lecteur (ainsi qu'un écrivain), appréciant en particulier les grands auteurs classiques du XVIIe siècle comme Bossuet, et les romantiques du XIXe siècle comme Chateaubriand. On trouvera un aperçu de la culture du personnage, qui lisait aussi Shakespeare, Bacon et Byron, à cette adresse :
http://www.charles-de-gaulle.org/pages/l...gaulle.php
Sur un plan plus institutionnel, De Gaulle avait autre chose à faire que de stopper la publication d'un livre de fiction, qu'il s'agisse du
Seigneur des Anneaux ou d'autre chose : cela ne relevait pas de ses fonctions, ni même d'ailleurs de celles de son ministre des Affaires culturelles qui, pour mémoire, s'appelait André Malraux (encore un écrivain).
En matière de publications étrangères, selon l'article 14 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, modifié par un décret-loi du 6 mai 1939, et finalement abrogé par décret en octobre 2004, la circulation, la distribution ou la mise en vente en France des journaux ou écrits, périodiques ou non, rédigés en langue étrangère, et de journaux et écrits de provenance étrangère rédigés en langue française, imprimés à l'étranger ou en France, pouvait être interdite par décision du ministre de l'Intérieur.
Sous De Gaulle, du temps où il fut président du Conseil, dans les derniers mois de la IVe République, puis président de la Ve République pendant plus de dix ans, Émile Pelletier, Jean Berthoin, Pierre Chatenet et Roger Frey ont successivement occupé le poste de ministre de l'Intérieur, avant que n'arrive, en mai 1968, le fameux Raymond Marcellin, qui resta en poste sous le présidence de Georges Pompidou, et qui est notamment connu pour s'être fait prendre en flagrant délit d'installation par ses agents d'un micro espion dans les bureaux du
Canard Enchaîné en 1973 (ce fut la
Watergaffe ).
C'était assurément une époque où la liberté d'expression et la liberté de la presse n'étaient pas toujours pleinement respectées, mais si on prend le temps d'examiner la liste des interdictions de publication parues à l'époque dans le
Journal Officiel (on en propose
une sur la Wikipédia francophone), on pourra constater que, d'après seulement les titres des publications et/ou leur provenance, ce qui était alors considéré comme subversif relevait essentiellement de deux choses : soit d'un certain radicalisme politique propre au contexte de l'époque (décolonisation, guerre froide, contestations sociales), soit du contenu jugé licencieux ou "indécent" d'un certain nombre de publications, suédoises, anglaises ou américaines (sachant du reste que la francophonie n'a jamais eu beaucoup de leçons à recevoir en matière de créativité pour les publications licencieuses/érotiques, la France ayant plutôt été un modèle en la matière, en Europe comme aux États-Unis).
Déjà avant le retour du général De Gaulle au pouvoir en 1958, des interdictions avaient été prononcées contre certains livres de fiction, comme par exemple le célèbre roman
Lolita de Vladimir Nabokov, dont la version originale anglaise fut d'abord publiée en France en 1955 avant d'y être interdite en 1956, Gallimard ayant pu ensuite publier une traduction française en 1959. Mais globalement les interdictions semblent avoir surtout visé des périodiques (journaux, brochures, magazines...), et
le Seigneur des Anneaux, sans surprise, n'apparait
a priori nulle part : pourquoi, à vrai dire, en serait-il autrement ? Pas plus que la famille Tolkien ne devait bien connaître la vie politique française du temps de De Gaulle, l'œuvre de J. R. R. Tolkien ne devait pas être bien connue au ministère de l'Intérieur en France, à une époque où Jacques Bergier et Louis Bouyer commençaient à peine à en parler en français dans quelques rares publications des années 1950. Et pourquoi censurer Tolkien et pas Lovecraft, par exemple ?
On notera que, sauf erreur de ma part,
le Hobbit traduit par Francis Ledoux a été publié chez Stock au premier trimestre de 1969 : à l'époque, il se trouve que De Gaulle était encore au pouvoir en France, et que Marcellin était au ministère de l'Intérieur. On ne peut donc pas dire que Tolkien n'a pas pu être publié en France sous De Gaulle. Si la publication de l'œuvre de Tolkien a été tardive en France, c'est pour des raisons qui, à mon avis, n'ont pas grand-chose à voir avec la politique,
a fortiori à un niveau gouvernemental, même si par ailleurs certains ont peut-être pu un temps voir dans les histoires de hobbits une lecture de hippies jugée
de facto "subversive", ce dont on avait eu l'occasion de parler sur JRRVF, suite à la rediffusion en 2012 sur France Inter d'une vieille émission de radio de juillet 1969 (rediffusion aujourd'hui indisponible) :
http://www.jrrvf.com/fluxbb/viewtopic.php?id=5561
Ce sujet me parait assez exemplaire du risque qu'il peut y avoir à accorder de la valeur à la moindre parole tolkienienne, qu'il s'agisse du père comme de ses fils, car il ne faudrait pas oublier qu'il a pu très bien leur arriver, comme à vous ou à moi, de ne pas toujours bien savoir de quoi ils parlaient vis-à-vis d'un sujet donné, et ce quelle que soit leur degré de culture : pour le peu que l'on en sait, le fils aîné de J. R. R. Tolkien me semble s'être ici imaginé, vu de Grande-Bretagne, que la publication tardive de l'œuvre de son père en France s'expliquait "simplement" parce qu'à ces yeux ce pays vivait plus ou moins sous la "dictature" d'un général jusqu'en 1969... Or, si c'était bien ce qu'il avait en tête, alors on serait là en plein fantasme de la part du fils Tolkien concernant la France, car même si les gaullistes au pouvoir n'étaient certes pas des anges (comme tous ceux qui ont gouverné le pays avant et après eux), les entraves à la liberté de publication ne paraissent tout de même pas avoir été plus fortes en France sous De Gaulle qu'ailleurs en Europe occidentale à la même époque (dans l'Espagne de Franco ou le Portugal salazariste, c'était assurément une autre histoire...).
Vincent a un jour déclaré (sur la Wikipédia francophone) que souligner la francophobie de J. R. R. Tolkien - mentionnée par Carpenter et, parait-il, par tous ses autres biographes -, relevait d'une "tempête dans un verre d'eau". Eh bien, à cette aune, honnêtement, les propos de John Tolkien ici mis en exergue me paraissent d'autant plus sonner comme des "paroles en l'air", si j'ose dire.
Amicalement,
Hyarion.
EDIT: correction de fautes.