14.01.2015, 23:10
Suite et fin de mes notes de lecture sur Lire J.R.R. Tolkien, essentiellement rédigées dans l'avion en fin d'après-midi.
C'est une excellente idée d'avoir réuni en deux chapitres les deux articles qui s'intéressent à l'histoire de la réception de Tolkien en France après 1973. De fait, ils constituent une bonne introduction à cette réception, qu'il aurait été difficile de rendre plus dense sans se cantonner à une litanie de livres et d'articles. Seul léger regret : il aurait été intéressant de signaler certaines des émissions radiophoniques et télévisuelles consacrées à Tolkien sur la période. Ces émissions confirment en effet un intérêt précoce des critiques littéraires pour l'œuvre de Tolkien, contrairement à la doxa journalistique que Vincent réfute habilement.
De la même manière, l'étude sur les liens entre Beren, Túrin, Aragorn et Tristan est absolument passionnante et il est d'autant plus utile d'avoir réuni les deux articles qui traitaient de la question. Vincent montre que les parallèles entre l'histoire de Beren et Lúthien et celle de Trisan et Iseult sont nombreux et profonds. Autant j'ai pu me montrer critique sur le parallèle Boromir / Brímir, qui reste peu convaincant selon moi, autant Vincent argumente avec force en faveur des rapprochements entre les deux histoires d'amour. Les motifs narratifs similaires (mentionnés au début du chapitre III/1), les paronymies ou homonymies (la forêt de Brocéliande et le pays de Broseliand / Beleriand ; les chiens Husdent / Hodain et Huan…), la tonalité des récits (amour, mort, fatalité), les éléments externes qui justifient que Tolkien connaissait bien les versions anglaises de l'histoire de Tristan : rassemblés, tous ces éléments dépassent la simple coïncidence et justifient conjointement l'influence que met au jour Vincent. À ce propos, il était certainement très approprié d'utiliser la version en vers des Lais de Beleriand comme outil principal de la comparaison, tant parce que cela reste une version insuffisamment connue du grand public que du fait qu'elle constitue un pont entre la version du "Conte de Tinúviel" et celle, très résumée, du Silmarillion.
J'avoue en revanche que le parallèle établi avec Túrin me convainc moins : le motif de l'inceste ne se trouve pas (à ma connaissance) dans les histoires de Tristan, à moins qu'on compte comme inceste le fait qu'Iseult devienne l'amante de Tristan après avoir épousé le père adoptif de ce dernier, ce qui reste nettement moins proche que la relation entre Túrin et Nienor. De la même manière, je ne suis pas tout à fait d'accord avec le commentaire de Vincent p. 272, selon lequel "Túrin meurt victime d'une illusion qui lui cache la vérité sur l'être qu'il aime". De fait, c'est exactement l'inverse : Túrin meurt parce que l'illusion dans laquelle il vivait s'est dissipée et que cette dissipation a entraîné la mort de sa sœur. En cela, il constitue un parallèle exact à Kullervo, et plus lointain à Œdipe, mais assurément une antithèse de Tristan. Seule la présence du filtre d'amour chez Tristan me paraît évoquer, d'assez loin, l'ensorcellement de Túrin et Nienor par le dragon Glaurung. Bref, s'il ne faut pas nécessairement exclure d'office un rapprochement avec d'autres œuvres médiévales, le personnage de Túrin reste sans doute plus lié qu'aucun autre avec la matière du Kalevala et celle de Sigurd. Si Vincent signale ces deux sources littéraires, j'ai quand même regretté qu'il ne mentionne pas d'article de synthèse à ce sujet, alors que dans l'ensemble la troisième partie de son livre mentionne pléthore de références intéressantes.
Quoi qu'il en soit, Vincent garde le meilleur pour la fin avec ses deux chapitres sur la figure du roi chez Tolkien et la figure en creux d'Arthur dans le Légendaire. L'analyse des personnages de Thingol, de Théoden, de Denethor montre bien l'aspect négatif de la cour royale chez Tolkien, tandis que la figure de Fingolfin est un excellent exemple de l'excès inverse : la témérité du roi qui met en péril le royaume. Les parallèles avec la cour d'Arthur dans Sir Gawain and the Green Knight, avec les personnages téméraires de Beowulf et de Beorhtnoth sont particulièrement pertinents. Enfin, les figures d'Aragorn et de Gilles de Ham ramènent le lecteur au jeune roi Arthur, celui qui gagne son trône par ses mérites et sa bravoure. À leur propos, la jolie formule de "roi révolutionnaire" est tout à fait pertinente, même s'il reste à démontrer que ce type de royauté au mérite soit systématiquement positif chez Tolkien. On aurait pu en effet pu poursuivre l'analyse avec la figure de Tar-Aldarion, qui se construit lui aussi en opposition à la cour royale et dont les mérites sont suffisamment grands pour pousser son père à abdiquer prématurément en sa faveur. Pour autant, ce personnage volontaire et visionnaire n'est pas entièrement positif, comme en témoignent sa relation troublée avec son épouse et sa désertion du trône pour poursuivre ses explorations maritimes.
Dernier détail : les travaux de Vincent supposent souvent une excellente connaissance de l'œuvre de Tolkien. Dans le chapitre III/1, il nomme ainsi Morwin la mère de Túrin, ce qui m'a fait croire à une coquille avant que je ne vérifie dans mon exemplaire des Lais du Beleriand qu'il s'agit bien d'une des (multiples) formes attestées dans le poème allitéré. Il aurait pu être utile de préciser en note qu'il s'agissait d'une des premières versions du nom du personnage nommé Morwen dans le Silmarillion. Plus anecdotique, j'ai repéré plusieurs allusions discrètes à Proust dans ce volume, mais rien de très explicite. J'espère qu'un jour Vincent nous offrira enfin une confrontation directe entre les deux auteurs, peut-être sur le thème de la perception du temps et de la mémoire, qui sait ?
Bref, c'est un remarquable livre d'introduction à l'étude littéraire de Tolkien, dont on peut effectivement espérer qu'il remplira sa mission : inciter les lecteurs du Seigneur des Anneaux à découvrir le reste de l'œuvre du Professeur. Et même les lecteurs aguerris trouveront de quoi réfléchir utilement (et polémiquer si c'est leur tempérament) dans ce volume. En plus, son prix est parfaitement abordable : que demander de plus ?
C'est une excellente idée d'avoir réuni en deux chapitres les deux articles qui s'intéressent à l'histoire de la réception de Tolkien en France après 1973. De fait, ils constituent une bonne introduction à cette réception, qu'il aurait été difficile de rendre plus dense sans se cantonner à une litanie de livres et d'articles. Seul léger regret : il aurait été intéressant de signaler certaines des émissions radiophoniques et télévisuelles consacrées à Tolkien sur la période. Ces émissions confirment en effet un intérêt précoce des critiques littéraires pour l'œuvre de Tolkien, contrairement à la doxa journalistique que Vincent réfute habilement.
De la même manière, l'étude sur les liens entre Beren, Túrin, Aragorn et Tristan est absolument passionnante et il est d'autant plus utile d'avoir réuni les deux articles qui traitaient de la question. Vincent montre que les parallèles entre l'histoire de Beren et Lúthien et celle de Trisan et Iseult sont nombreux et profonds. Autant j'ai pu me montrer critique sur le parallèle Boromir / Brímir, qui reste peu convaincant selon moi, autant Vincent argumente avec force en faveur des rapprochements entre les deux histoires d'amour. Les motifs narratifs similaires (mentionnés au début du chapitre III/1), les paronymies ou homonymies (la forêt de Brocéliande et le pays de Broseliand / Beleriand ; les chiens Husdent / Hodain et Huan…), la tonalité des récits (amour, mort, fatalité), les éléments externes qui justifient que Tolkien connaissait bien les versions anglaises de l'histoire de Tristan : rassemblés, tous ces éléments dépassent la simple coïncidence et justifient conjointement l'influence que met au jour Vincent. À ce propos, il était certainement très approprié d'utiliser la version en vers des Lais de Beleriand comme outil principal de la comparaison, tant parce que cela reste une version insuffisamment connue du grand public que du fait qu'elle constitue un pont entre la version du "Conte de Tinúviel" et celle, très résumée, du Silmarillion.
J'avoue en revanche que le parallèle établi avec Túrin me convainc moins : le motif de l'inceste ne se trouve pas (à ma connaissance) dans les histoires de Tristan, à moins qu'on compte comme inceste le fait qu'Iseult devienne l'amante de Tristan après avoir épousé le père adoptif de ce dernier, ce qui reste nettement moins proche que la relation entre Túrin et Nienor. De la même manière, je ne suis pas tout à fait d'accord avec le commentaire de Vincent p. 272, selon lequel "Túrin meurt victime d'une illusion qui lui cache la vérité sur l'être qu'il aime". De fait, c'est exactement l'inverse : Túrin meurt parce que l'illusion dans laquelle il vivait s'est dissipée et que cette dissipation a entraîné la mort de sa sœur. En cela, il constitue un parallèle exact à Kullervo, et plus lointain à Œdipe, mais assurément une antithèse de Tristan. Seule la présence du filtre d'amour chez Tristan me paraît évoquer, d'assez loin, l'ensorcellement de Túrin et Nienor par le dragon Glaurung. Bref, s'il ne faut pas nécessairement exclure d'office un rapprochement avec d'autres œuvres médiévales, le personnage de Túrin reste sans doute plus lié qu'aucun autre avec la matière du Kalevala et celle de Sigurd. Si Vincent signale ces deux sources littéraires, j'ai quand même regretté qu'il ne mentionne pas d'article de synthèse à ce sujet, alors que dans l'ensemble la troisième partie de son livre mentionne pléthore de références intéressantes.
Quoi qu'il en soit, Vincent garde le meilleur pour la fin avec ses deux chapitres sur la figure du roi chez Tolkien et la figure en creux d'Arthur dans le Légendaire. L'analyse des personnages de Thingol, de Théoden, de Denethor montre bien l'aspect négatif de la cour royale chez Tolkien, tandis que la figure de Fingolfin est un excellent exemple de l'excès inverse : la témérité du roi qui met en péril le royaume. Les parallèles avec la cour d'Arthur dans Sir Gawain and the Green Knight, avec les personnages téméraires de Beowulf et de Beorhtnoth sont particulièrement pertinents. Enfin, les figures d'Aragorn et de Gilles de Ham ramènent le lecteur au jeune roi Arthur, celui qui gagne son trône par ses mérites et sa bravoure. À leur propos, la jolie formule de "roi révolutionnaire" est tout à fait pertinente, même s'il reste à démontrer que ce type de royauté au mérite soit systématiquement positif chez Tolkien. On aurait pu en effet pu poursuivre l'analyse avec la figure de Tar-Aldarion, qui se construit lui aussi en opposition à la cour royale et dont les mérites sont suffisamment grands pour pousser son père à abdiquer prématurément en sa faveur. Pour autant, ce personnage volontaire et visionnaire n'est pas entièrement positif, comme en témoignent sa relation troublée avec son épouse et sa désertion du trône pour poursuivre ses explorations maritimes.
Dernier détail : les travaux de Vincent supposent souvent une excellente connaissance de l'œuvre de Tolkien. Dans le chapitre III/1, il nomme ainsi Morwin la mère de Túrin, ce qui m'a fait croire à une coquille avant que je ne vérifie dans mon exemplaire des Lais du Beleriand qu'il s'agit bien d'une des (multiples) formes attestées dans le poème allitéré. Il aurait pu être utile de préciser en note qu'il s'agissait d'une des premières versions du nom du personnage nommé Morwen dans le Silmarillion. Plus anecdotique, j'ai repéré plusieurs allusions discrètes à Proust dans ce volume, mais rien de très explicite. J'espère qu'un jour Vincent nous offrira enfin une confrontation directe entre les deux auteurs, peut-être sur le thème de la perception du temps et de la mémoire, qui sait ?
Bref, c'est un remarquable livre d'introduction à l'étude littéraire de Tolkien, dont on peut effectivement espérer qu'il remplira sa mission : inciter les lecteurs du Seigneur des Anneaux à découvrir le reste de l'œuvre du Professeur. Et même les lecteurs aguerris trouveront de quoi réfléchir utilement (et polémiquer si c'est leur tempérament) dans ce volume. En plus, son prix est parfaitement abordable : que demander de plus ?
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
— La Chanson de Roland
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
— La Chanson de Roland