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Morgael
#1
Pour commencer, je voulais présenter très brièvement l’origine de cette histoire.

J’ai toujours beaucoup écrit autour de l’activité du jeu de rôle. Tous ces textes ne sont en revanche pas rédigés pour être abordés comme on pourrait lire une nouvelle, un essai ou une critique : il s’agit de compte-rendus de séances, d’histoires de personnages (donc très isolés), de systèmes de règles de jeu, de documents utilisés dans les scénarios, etc. Tout cela ne présente par conséquent pas d’intérêt en dehors du cercle restreint des joueurs. Noircir autant de pages pendant toutes ces décennies de jeu est un peu frustrant puisqu’elles ne peuvent finalement être lues que par une poignée de personnes.

Pourtant, beaucoup de ces aventures vécues autour d’une table ont vraiment permis de « construire des histoires ». J’ai toujours imaginé que certaines d’entre elles pouvaient être suffisamment indépendantes pour qu’il soit envisageable de les raconter en dehors du groupe de joueurs. Le type de scénario que j’apprécie en jeu de rôle s’articule toujours autour d’histoires assez longues et, même en simplifiant un maximum de détails ou en faisant de nombreuses ellipses, les adapter à une découverte par un lecteur « extérieur au jeu » nécessite d’y consacrer un temps de réécriture important.

Mon objectif était donc que le texte suivant soit accessible par à peu près n’importe qui : c’est un challenge assez nouveau pour moi.

Modulo d’éventuelles erreurs bien involontaires (ou quelques interprétations volontaires), cette histoire se déroule dans la Terre du Milieu : si les mentions intéressantes viennent évidemment de J.R.R. Tolkien, je les ai hélas encombrées de beaucoup d’ajouts sortis de mon imagination.

Le premier confinement mis en place pour lutter contre la pandémie de Covid-19 commençait il y a un an jour pour jour et je voulais préciser dans cette courte introduction que cette date était une deadline symbolique pour poster un premier texte. La rédaction n’est actuellement pas terminée mais la suite de l’histoire s’étalera doucement sur le temps qu’il faudra.

Certains ici connaissent ma passion pour les making-of : je vais m’arrêter là pour l’instant mais je reviendrai sans doute en détails sur certains points à la fin du récit.

* * *

Première partie : Girithron

Un ennemi responsable de tant de maux,
Ne pouvant être vaincu avec des armes ;
Il n’épargnait ni les cités ni les hameaux
Et, sous nos yeux, il a fauché tellement d’âmes.

Prologue : Achas

Il faut de la sérénité pour accepter les choses qu’on ne peut pas changer, du courage pour changer les choses qu’on peut changer, et de la sagesse pour distinguer l’un de l’autre.*
Propos attribués à Luinelin, Elfe originaire du Lindon

D’un même mouvement, les cinq membres de la Compagnie se plaquèrent contre la congère : ils avaient tous ressenti la même et intense terreur. Une brume invisible semblait contourner les défenses de leur volonté pour envahir leur esprit. Cette impression était irrationnelle : si les mouvements qu’ils avaient eu le temps de voir avant de se mettre à couvert étaient particulièrement inquiétants, ils ne pouvaient être responsables de ces réactions incontrôlables.

Malgré la peur, le Borgne se tourna vers son plus proche compagnon et réussit à articuler faiblement :

— Que… signifie… ce…

La voix était de plus en plus faible : sa gorge était trop sèche pour continuer la phrase mais les trois mots prononcés étaient suffisants pour faire naître l’interrogation que chacun avait en tête. Le Lancier fronça les sourcils en repensant aux paroles prononcées pendant le Conseil. Malgré l’incompréhensible tension omniprésente, il réussit à répondre doucement :

— Les Sages n’avaient qu’envisagé le pire

Si l’Elfe était également nerveux, il semblait néanmoins moins affecté que ses compagnons de route. Il les regarda rapidement pour vérifier comment ils supportaient cette étrange situation.

Le Vétéran était le plus proche de lui, situé immédiatement à sa gauche : il n’était peut-être pas plus à l’aise que les autres mais il lui fit un infime signe de tête pour lui signifier qu’il tenait le coup. À sa droite, le Borgne se concentrait. Il avait finalement été le premier à parler et le Lancier sut qu’il résisterait. Quelques pieds en contrebas, la Botaniste avait les yeux fermés et le visage crispé ; elle articulait silencieusement ce qu’il identifia comme un poème dédié à Elbereth, des vers que les Elfes appréciaient pour se concentrer. Son tour s’acheva sur le Montagnard, le membre du groupe qui était resté le plus immobile… Pendant un court instant, le Lancier ne sut comment interpréter ce comportement : le Nain tenait fermement sa hache et son imposante barbe masquait suffisamment ses traits pour empêcher l’interprétation d’émotions. Son regard croisa cependant celui de l’Elfe et il était aussi noir et perçant qu’auparavant. Le Lancier acquiesça devant cette information rassurante : le Nain était au moins à l’aise avec le climat qui les environnait et il n’était manifestement pas du genre à perdre pied devant le danger ou l’imprévu… quelle que puisse être sa nature.

Le Lancier décida d’accorder à ses compagnons un court moment de tranquillité : il se retourna et joua des coudes pour grimper en quelques mouvements jusqu’au niveau de la corniche de neige inclinée. Il tenta un coup d’œil discret par-dessus l’escarpement derrière lequel leur petit groupe s’était abrité. La neige avait cessé de tomber et seules des bourrasques irrégulières faisaient virevolter quelques flocons épars. Le ciel était sans nuage et le panorama immaculé était sublimé par les lumières du ciel. Les magnifiques rubans d’émeraude qui dansaient parmi les étoiles nimbaient l’environnement de teintes étonnantes et il oublia pendant un court instant le lieu de terreur où ils se trouvaient actuellement. Mais la triste réalité s’imposa à nouveau : un vent froid sifflait d’est en ouest sur les étendues glacées qui s’étendaient encore devant eux, faisant glisser de longs panaches horizontaux de neige pulvérulente, mobile comme de la poussière. Les terres désertes, blanches et accidentées que le groupe avait traversées pendant plusieurs jours laissaient finalement la place à la roche des montagnes. La dénivellation s’accentuait encore sur une centaine de mètres avant d’accueillir les premiers signes d’architecture : une barbacane de couleur brique serpentait le long de plusieurs terrasses naturelles avant de s’effacer dans les brumes pour atteindre une forteresse dont seule l’inquiétante silhouette pouvait se deviner.

Le Lancier aurait aimé identifier quelque chose qu’il aurait pu considérer comme responsable de la soudaine peur qu’avaient ressentie les membres de la Compagnie mais, malgré sa vue perçante, il ne trouva pas d’explication concluante. Des êtres difformes se regroupaient devant une ouverture difficilement remarquable à cette distance. L’Elfe connaissait hélas fort bien ces séides de l’Ennemi faits de chair et de sang… Des Orques. Leur engeance n’avait pourtant pas approché les avant-postes civilisés depuis plusieurs générations d’Hommes. Tout ce temps leur avait-il permis de se multiplier ? Une armée se cachait-elle dans les galeries souterraines de la citadelle ?

Devant ce qui se passait en ce moment même, le Lancier estimait pour l’instant les réponses à ses questions comme très secondaires. Étant donné ce que les Compagnons venaient de ressentir, la première conclusion qui lui vint à l’esprit n’était pas rassurante : ces créatures se regroupaient peut-être autour d’entités bien plus dangereuses.

Le danger était proche… mais pas encore imminent. Le Lancier se laissa glisser pour rejoindre ses compagnons : ils avaient eu quelques instants pour se reprendre et se concentrer. Il les regarda de nouveau afin de juger de leur état : les options qui s’ouvriraient à eux en dépendraient.

Les Hommes et le Nain avaient l’air d’avoir suffisamment repris le contrôle d’eux-mêmes. Seule la Botaniste n’avait toujours pas rouvert les yeux et semblait coupée de son environnement. Elle s’était enfermée dans les tirades réconfortantes qu’elle récitait du bout des lèvres sans laisser sortir le moindre son. Le Lancier s’en voulut : si toute leur expédition n’était que la conséquence d’une décision du Conseil, la Botaniste ne les avait suivis qu’après sa demande. S’il estimait toujours qu’elle avait été la plus indiquée pour mener ce périple, elle n’avait malgré tout pas pris ce rôle de gaieté de cœur… Le choix qu’ils avaient fait par la suite de continuer jusqu’à ce lieu terrifiant ne pouvait désormais que rouvrir les blessures de son passé et elle était indubitablement sous l’emprise de souvenirs douloureux. Son visage était devenu si crispé qu’il avait perdu toute douceur… Alors qu’il s’apprêtait à lui laisser quelques instants supplémentaires pour se reprendre, il constata que ses lèvres s’étaient figées. Elle ne récitait plus de paroles réconfortantes évoquant les étoiles. Elle avait besoin d’aide… Il toucha immédiatement son bras avec douceur mais elle ne réagit pas.

— Reprenez-vous ! dit-il sur un ton autoritaire en secouant vigoureusement son épaule.

La Botaniste sursauta légèrement et reprit ses esprits. Quand elle croisa le regard du Lancier, ses yeux froids reflétaient les infinies souffrances de son passé.

— Concentrez-vous, reprit-il : le plus dur est hélas à venir… et vous allez avoir besoin de toutes vos forces.

Il la regarder écouter ses paroles, s’en imprégner. Elle inspira profondément puis acquiesça en déglutissant.

Le Borgne et le Vétéran avaient à leur tour rampé discrètement pour tenter de discerner de leurs propres yeux les traces de l’Ennemi. Leurs coudes et le poids de leur corps avaient fait crisser la neige vers le haut de la congère : sans toutefois se mettre à découvert, ils regardaient avec inquiétude de sombres formes de plus en plus nombreuses sortir de la montagne et se masser dans les étendues brillantes du nord.

Le Montagnard n’avait pas bougé. Il était resté en contrebas à proximité des deux Elfes.

— Et maintenant ? articula-t-il rapidement. Notre temps est compté : que faisons-nous ?

Il s’était adressé directement au Lancier. Malgré l’animosité affichée dont il avait pu faire preuve précédemment, il était conscient qu’un seul d’entre eux était désormais en capacité de prendre la bonne décision. Ses quatre compagnons le regardaient maintenant, attendant sa réponse.

L’Elfe réfléchissait aux différentes options possibles. Il regarda avec insistance la Botaniste, puis les trois autres voyageurs avec qui il avait traversé ces steppes désolées. La peur ne les avait finalement pas tétanisés comme elle aurait pu le faire avec bien des représentants des Peuples Libres qu’il avait connus. Peu importait la difficulté de l’épreuve : aucun d’eux n’avait succombé à la panique et ils avaient tous repris le contrôle d’eux-mêmes. Ils ne tremblaient pas et leurs visages étaient désormais graves. Ils étaient conscients, attentifs. Ils étaient prêts.

Le Lancier repensa aux décisions des Sages, à leurs doutes, à leurs craintes et à leurs interrogations. Il repensa aux choix qu’ils avaient eux-mêmes effectués par la suite… Il n’arrivait pas à occulter de ses pensées l’absurdité de leur situation actuelle : deux Elfes, deux Hommes et un Nain… à presque trente lieues de la première trace de civilisation… et à portée de vue de ce qui ressemblait à une armée d’Orques, d’Hommes mauvais et de créatures peut-être bien pires encore…

Comment avaient-ils pu en arriver là ?

[Image: Portraits---Morgael-forum.jpg]

(Pour la mise en page sur un traitement de texte, j’avais inséré les portraits des personnages les uns au-dessous des autres dans la marge extérieure de la première page : ils étaient donc tous orientés vers le texte et listés selon leur ordre de mention dans le texte… Le rendu ici n’est pas du tout le même mais j’avais quand même envie de partager ces portraits avec le texte ! Mr. Green )

* Référence IRL : Marc-Aurèle.
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#2
Moi j'adore ça les aventures romancées, surtout bien écrites comme ça !

Je ne sais pas trop ce que vont pouvoir faire 5 persos devant une forteresse ennemie, mais ils vont bien trouver un moyen d'entrer sans être vus, non ?
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#3
Du bon JDR mis en texte, un régal !
La lumière n'indique pas le bout du tunnel, c'est la lanterne de celui qui comme toi, cherche à sortir.
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#4
Ah ah, merci  Smile

(17.03.2021, 19:49)Chiara Cadrich a écrit : Je ne sais pas trop ce que vont pouvoir faire 5 persos devant une forteresse ennemie, mais ils vont bien trouver un moyen d'entrer sans être vus, non ?

"Faites-moi tous un test de discrétion... voyons voir le malus..." Twisted Evil

Laughing
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#5
(18.03.2021, 16:46)Irwin a écrit : Ah ah, merci  Smile

(17.03.2021, 19:49)Chiara Cadrich a écrit : Je ne sais pas trop ce que vont pouvoir faire 5 persos devant une forteresse ennemie, mais ils vont bien trouver un moyen d'entrer sans être vus, non ?

"Faites-moi tous un test de discrétion... voyons voir le malus..." Twisted Evil

Laughing
Je vois que nous nous comprenons !  Cool
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#6
1. Tharbad

Les raisons du commerce sont toujours les plus fortes.*
Inscription visible sur une pierre du quartier des marchands de Tharbad,
Gravure datant du XVe siècle du Troisième Âge

Seuls les plus anciens pouvaient désormais rappeler aux jeunes générations que la merveilleuse cité de Tharbad avait perdu de sa superbe… et eux-mêmes perpétraient plutôt une tradition qui leur venait de leurs aînés ! Les hommes âgés rabâchaient encore avec fierté et nostalgie que Tharbad la Grande ne s’était jamais remise de la guerre. Elle continuait cependant d’assumer son nom et restait malgré tout une plaque tournante incontournable en Eriador : la navigation sur le Gwathló était actuellement moins fatigante et moins onéreuse que le déplacement sur les routes terrestres. L’activité commerciale n’était plus comparable à ce qu’elle avait été à l’apogée de Tharbad mais les marins travaillant dans les différents quartiers portuaires continuaient de s’agiter comme des abeilles dans une ruche.

Il était assez rare d’y voir des Elfes, et peu d’entre eux s’arrêtaient au Goéland Boiteux, la grande auberge située en face des docks du quartier des marchands. Si la clientèle habituelle était essentiellement composée de marins venus de Lond Daer, l’établissement attirait cependant d’autres catégories de voyageurs, qui arpentaient le Chemin Gris ou la Route Nord-Sud. La grande salle n’était en tout cas jamais intégralement occupée par des marins et il y avait toujours quelques étrangers qui étaient accueillis avec autant de chaleur que les habitués. D’aucun pensait que la célèbre bière brassée par les occupants n’était pas totalement étrangère à la venue de consommateurs de milieux bien différents.

Dans tous les cas, la haute silhouette élégante qui venait de pousser la porte en cette fin d’après-midi ne passait pas inaperçue. Le nouvel arrivant était vêtu de vêtements de belle facture, bleu marine et gris. Ses longs cheveux raides et sombres encadraient un visage imberbe aux traits fins. N’eût été son apparence elfique, il aurait tout de même capté l’attention de la clientèle car il portait une longue lance fine à la pointe ouvragée qui passait difficilement inaperçue.

Indifférents aux regards, l’Elfe s’avança dans la salle commune et se dirigea vers le fond d’un pas assuré. Il s’arrêta néanmoins à mi-chemin en passant devant une alcôve où une présence bien connue lui sourit : une Elfe aux cheveux d’or partageait une table avec un Homme situé dans l’ombre.

— Luinelin ! s’exclama-t-elle. En voilà une surprise inattendue ! C’est toujours un plaisir de vous voir : joignez-vous donc à nous, ajouta-t-elle en se déplaçant au fond de l’alcôve pour lui laisser une place.

— C’est un plaisir partagé, amie Finvallen, répondit-il en s’installant sur la banquette qui entourait une lourde table de bois foncé. Mais je vais faire attention cette fois-ci, continua-t-il en souriant : quand je croise votre route, l’aventure ne tarde pas à venir réclamer son dû !

L’Homme situé de l’autre côté de la table n’avait quasiment pas bougé. Finvallen le désigna et sourit au Lancier :

— Je ne sais pas si vous vous connaissez déjà. Elvellon le Dúnadan n’est pas un inconnu à Imladris mais peut-être ne l’avez-vous pas croisé lors de vos passages à la Dernière Maison Hospitalière, moins fréquents qu’autrefois il me semble.

— Nous nous sommes en fait croisés au Cardolan, en une époque qui ne me paraît pas si lointaine, dit Luinelin en saluant l’Homme avec respect. Les habitants vous appelaient alors Mille-Lames… Je ne sais si ce surnom vous suit toujours…

— Notre rencontre eût lieu il y a de très nombreuses années, répondit l’Homme sans sourire, et le temps est un compagnon de jeu dangereux pour nous autres mortels : tandis qu’il vous accompagnait sans laisser sa marque, il a joué avec moi en faisant preuve de moins de clémence.

L’homme avança légèrement pour s’accouder sur la table et mettre davantage son visage à la lumière de la pièce plongée dans la pénombre. Luinelin vit de sévères marques de brûlure qui commençaient autour de son œil gauche et disparaissait sous un bandeau de couleur indéfinissable qui recouvrait le droit.

— Rares sont désormais ceux qui se souviennent de ce surnom au Cardolan, ajouta finalement Elvellon. Le Borgne, comme on m’appelle désormais plus souvent, est un sobriquet qui en vaut bien un autre.

L’aubergiste s’approcha de la table des trois voyageurs ; il déposa  trois verres de bière ambrée et s’éclipsa aussi rapidement qu’il était venu.

— Il y aura bientôt quarante hivers que le feu et les flammes m’ont marqué à jamais, continua le Dúnadan en retrouvant l’ombre de l’alcôve… Je remercie surtout les brumes de ne pas m’avoir fait franchir ce dangereux col en solitaire : j’eus la chance d’être accompagné d’une herboriste ayant appris sa science dans les forêts hors du temps situées au-delà des montagnes. Sans ses connaissances de la flore des Hithaeglir, ce ne serait ni le Borgne ni Mille-Lames qui se tiendrait ici parmi vous mais plus probablement l’Aveugle. Elle a sauvé un de mes yeux et gagné ainsi une loyauté que seule ma mort pourra briser.

Il leva son verre en regardant celle qui était en face de lui sans montrer la moindre émotion.

— Si mon savoir avait été aussi grand que vous le pensez, dit-elle, on vous appellerait toujours Mille-Lames… Peut-être seriez-vous également moins voûté parmi les ombres, ajouta-t-elle lentement avant de lever son verre à son tour.

Un silence inconfortable s’installa et Luinelin se demanda s’il n’avait pas décelé un léger ton de reproche dans les derniers mots prononcés. Il approcha également son verre puis ajouta :

— À l’avenir !

Le Borgne faillit ajouter un mot mais il s’abstint finalement. Les trois convives savourèrent le goût de la célèbre bière du Goéland Boiteux, aux légères notes de noisettes.

— Et vous, Finvallen, reprit le Lancier, serait-ce par hasard la recherche de quelque plante médicinale qui vous aurait menée jusqu’ici ?

En souriant, elle posa sur la table la large musette de cuir qu’elle portait en bandoulière. Elle l’ouvrit pour en sortir une grappe de feuilles d’un écarlate brillant.

— Que de souvenirs, continua le Lancier en souriant, que de souvenirs…

Elvellon comprit que les deux Elfes se connaissaient probablement depuis bien longtemps et avaient dû vivre ensemble de nombreuses aventures.

— Oui, dit-elle en humant les feuilles : c’est au cœur de l’automne qu’il faut cueillir la cardathar – ou rubisaule comme on l’appelle en parler commun –… et Nîn-in-Eilph, le Marais-aux-Cygnes, précisément à quelques miles à l’est de Tharbad, a toujours proposé les meilleures feuilles. Je n’en ai en tout cas jamais trouvé de plus efficaces.

Elvellon prit une feuille entre ses doigts et l’écrasa doucement en l’approchant de son visage. L’odeur était subtile et lui rappelait étrangement le parfum qui entourait les vignes.

— Je ne connaissais pas cette plante, confessa le Dúnadan. Quelles sont ses vertus curatives ?

— Les feuilles cueillies en automne permettent de produire un remède très efficace pour lutter notamment contre la fièvre ou de nombreuses maladies qui en sont responsables.

Carte**

[Image: Morgael---Carte---Post-01-2021_vignette_..._large.jpg]

Lexique***

Cardathar : Plante médicinale permettant de lutter contre la fièvre et des maladies. (S. « Rubisaule », lit. « Saule Rouge »)
Cardolan : Un des trois Royaumes issus de la division de l’Arnor. (S. « Pays des Collines Rouges » (?))
Dúnedain (sg. Dúnadan) : Désigne les descendants des Fidèles après la Chute de Númenor. (S. « Hommes de l’Ouest »)
Chemin Gris : Route reliant Tharbad au Royaume d’Arthedain, vers le nord.
Elvellon : Un des principaux protagonistes de l’histoire. Dúnadan. Appelé « le Borgne », autrefois « Mille-Lames ». (S. « Ami des Elfes »)
Eriador : Vaste région de la Terre du Milieu située entre les Ered Luin et les Hithaeglir. (S. « Étendue Sauvage »)
Lond Daer : Ville portuaire fondée au Deuxième Âge pour les Númenóréens. Elle se situe à l’embouchure du Gwathló. (S. « Grand Port »)
Finvallen : Un des principaux protagonistes de l’histoire. Elfe. (S. « Cheveux dorés »)
Goéland Boiteux : Auberge et taverne de Tharbad, située dans le quartier des marchands.
Gwathló : Fleuve d’Eriador. Frontière sud-est du Royaume du Cardolan. (S. « Grisfleur », 1ère trad. « Flot-gris », lit. « Ombreuse rivière des marais »)
Hithaeglir : Chaîne de montagnes situées à l’est de l’Eriador (S. « Montagnes de Brume »)
Imladris : Havre elfique situé à l’est de l’Eriador, aux pieds des Hithaeglir. (S. « Fendeval », 1ère trad. « Fondcombe », lit. « Combe Fendue »)
Luinelin : Un des principaux protagonistes de l’histoire. Elfe. (S. « Étoiles Bleues »)
Nîn-in-Eilph : Étendue marécageuse située à l’est de Tharbad. (S. « Marais aux Cygnes », 1ère trad. « Noue des Cygnes »)
Route Nord-Sud : Route reliant Tharbad au Royaume du Gondor, vers le sud.
Tharbad : Ville du Cardolan située sur le Gwathló, grand carrefour commercial. (S. « Carrefour », lit. « Croisement de chemins »)

* Référence IRL : Françoise Giroud, extrait de Gais-z-et-contents.
** Toutes les informations mentionnées depuis le début du récit apparaissent sur la carte.
*** Seules les entrées non mentionnées précédemment sont listées ici. Elles ne contiennent que des informations succinctes et nécessaires au récit (ainsi que les significations dans les langues inventées, avec S. pour sindarin, N. pour noldorin, Q. pour quenya, K. pour khuzdul). Les termes et informations en italique ou sans lien vers l’encyclopédie sont non-canoniques. Si la description d’une entrée du lexique mentionne elle-même un nouveau terme, ce dernier n’est pas ajouté dans le lexique. Les termes apparaissant uniquement dans les épigraphes et les titres ne sont pas listés.
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#7
C'est malin, je veux venir jouer avec vous maintenant Crying or Very sad
Qu'est-ce que ça fait envie !
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#8
L'auberge, la carte, le background, tout y est ! Shocked
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#9
2. Fornost Erain

Pour progresser, il ne faut pas répéter l'histoire, mais en produire une nouvelle. Il faut l’ajouter à l'héritage que nous ont laissé nos ancêtres.*
Propos attribués à Halbarond le Sage, compagnon d’Elendil le Grand lors de la Dernière Alliance des Hommes et des Elfes

La cité de Fornost Erain avait été bâtie sur la plus méridionale des collines qui formaient l’ensemble des Coteaux du Nord. Elendil et les Núménóréens du Deuxième Âge avaient notamment choisi ce site parce que c’était l’un des plus hauts de la région.

La soirée était bien avancée et la ruelle du Quartier des Nobles était presque déserte. En arrivant devant chez lui, l’homme ne pouvait pas manquer de remarquer la silhouette courte et trapue située de l’autre côté de la rue exactement en face de sa porte. Même dans cette ville que les habitants présentaient comme la plus sûre de l’Eriador, un soldat restait toujours aux aguets et il ne modifia pas son pas en sortant ses clefs. Les chances de croiser des détrousseurs dans ce quartier de Fornost étaient extrêmement minces mais son autre main s’était naturellement posée sur la poignée de sa dague, au cas où. Il garda un œil discret sur la forme en ouvrant sa porte.

L’ombre s’anima alors lentement et le visage d’un Nain apparut lorsque sa large main repoussa son capuchon. Il s’inclina avec humilité et bafouilla presque :

— Je m’excuse de… de vous déranger en cette heure tardive mais je suis à la recherche de Baranion de la maison de Halbarond. Je… je m’appelle Nári, fils de Nófur.

Le soldat regarda plus attentivement le Nain : ses habits de voyage étaient boueux et ses traits semblaient tirés.

— Depuis combien de temps attendez-vous ici ?

— J’ai fait un très long voyage pour vous retrouver, répondit-il d’une voix extrêmement fatiguée après un long silence.

— Entrez.

Le soldat alluma une bougie située près de l’entré et proposa au voyageur de le suivre. Il le mena dans une pièce de taille moyenne où il alluma d’autres chandelles qui trônaient au milieu d’une large table de bois épais. Sans dire un mot, il invita le Nain à se débarrasser de son manteau de voyage et à s’asseoir sur un banc. Il ôta à son tour sa lourde cape et son capuchon, révélant une épaisse crinière de cheveux d’argent. Son visage était émacié et sa peau comme brunie par un soleil d’hiver. Il prit le temps d’allumer un feu dans l’âtre afin de réchauffer la salle plutôt fraîche. Il attrapa ensuite une carafe de vin, servit deux verres et vint enfin s’asseoir en face du Nain. Ses yeux gris étaient perçants.

— Le peuple de Durin vit bien loin de Fornost Erain et j’imagine bien que vous n’avez pas fait ce long périple sans un objectif précis. Que puis-je faire pour vous ?

Nári goûta le vin puis s’éclaircit la gorge avant de répondre à l’homme qui était manifestement celui qu’il cherchait :

— J’ai quitté les Ered Luin pour retrouver les descendants de la Maison de Halbarond et on m’a finalement aiguillé vers vous. Vous descendez bien de celui que l’on appelait Halbarond le Sage ?

— C’est exact, même si d’autres familles peuvent également revendiquer cette ascendance… Puis-je vous demander pourquoi vous effectuez ces recherches ?

— C’est… c’est une longue histoire…

— Si vous avez fait ce long chemin depuis les Montagnes Bleues uniquement pour me rencontrer, le moins que je puisse faire est d’écouter votre histoire.

— Je vous remercie pour votre accueil généreux et pour le temps que vous voulez bien me consacrer. Je vais essayer d’être concis.

L’Homme savoura une gorgée de vin à son tour et s’installa plus confortablement. Le Nain prit quelques instants pour réfléchir à la meilleure façon de présenter son récit puis reprit la parole :

— Sous le règne du roi Valandur, mes ancêtres ont aidé la famille de Halbarond à construire une tour dans le royaume d’Arnor. Celle-ci se situait très loin à l’est de notre communauté mais je ne connais hélas pas les terres situées au-delà du fleuve que les Elfes appellent Lhûn. Je crois comprendre que cet édifice se situerait plutôt au nord du territoire de l’Arthedain. J’ai retrouvé un certain nombre de détails dans les écrits de mon aïeul, qui décrivent un édifice remarquable : il mentionne un chef d’œuvre de pierre comme mon peuple en a probablement rarement réalisé pour les Hommes. Je suis très intéressé par cet ouvrage mais certaines archives de ma famille n’ont pas été retrouvées et de nombreux détails se sont perdus au fil des siècles. Je suis déjà content d’avoir pu retrouver l’un des descendants des Hommes avec qui mes ancêtres entretinrent autrefois de bons rapports.

— Valandur était Roi d’Arnor, dit Baranion : ces événements eurent lieu il y a d’innombrables générations et j’ai peur que les archives de ma famille ne soient pas plus complètes que les vôtres. Nous possédons effectivement une tour que le peuple de Durin nous avait jadis construit en remerciement d’un service rendu dont nous n’avons d’ailleurs plus de trace. Je ne connais hélas pas les noms des Nains ou de la famille qui étaient les maîtres d’œuvre de cet édifice… Pourquoi vous y intéressez-vous ? demanda-t-il avec méfiance. Malgré les blancs existant dans l’histoire de cette tour, nos familles étaient quittes et nos aïeux respectifs se sont apparemment séparés dans l’amitié et le respect.

Nári eût l’air étonné de la méfiance de son interlocuteur et répondit sans réussir à cacher son sentiment.

— Loin de moi l’idée de renier la bonne entente sur laquelle nos ancêtres se sont visiblement quittés, effectivement ! Au contraire, s’il est possible de renouer des liens avec les descendants de Númenor, je l’accepterais avec honneur. Je rédige en réalité l’histoire de ma famille et certains événements du passé n’ont laissé que peu de trace. Je souhaiterais juste pouvoir contempler cette tour de mes propres yeux : peu d’informations ont été conservées dans nos écrits et j’aimerais la citer et la décrire dans nos mémoires. Soyez sûr que je n’ai aucune revendication à son sujet, sinon la fierté de faire partie des descendants de ceux qui l’ont bâtie !

— Mais comment savoir s’il s’agit bien de l’ouvrage de votre peuple ? D’autres familles d’Arthedain descendent après tout de Halbarond le Sage : les Nains ont peut-être aidé les Hommes à construire de nombreux édifices à l’époque du Royaume d’Arnor ?

— Toutes les œuvres du peuple de Durin sont signées dans la pierre, répondit-il avec fierté. Si vous acceptez de me montrer l’édifice, je peux vous assurer que je serai capable de vous prouver si celui-ci a bien été construit par ma famille.

L’Homme paraissait convaincu et ne demanda pas de détail supplémentaire. Il ajouta cependant :

— Ma famille appelle cet édifice fortifié la « tour éternellement blanche » dans la langue des Elfes. Comme vous l’évoquiez tout à l’heure – et à supposer qu’il s’agit bien de l’édifice bâti par les vôtres –, elle se situe à l’extrême nord du territoire que recouvre actuellement l’Arthedain, une région… peu accueillante.

— Un tel climat ne me fait pas peur, ajouta le Nain en souriant. Il ne reste guère beaucoup de communautés naines dans les Ered Luin mais ma famille est celle qui est installée aux plus hautes latitudes. J’ai grandi entouré du froid des vents du nord. Je me suis même rendu dans ces terres lointaines que les Elfes appellent Forochel, où la glace règne en maître, et j’ai pu voir de mes propres yeux le ciel se parer d’opale et d’améthyste. Les vents froids et glacés sont ma patrie, conclut-il, et je suis sûr d’en connaître davantage que les Hommes de l’Arthedain à ce sujet.

— Je crains que vous n’ayez pas compris ce que je voulais dire : le problème ne vient pas du climat sévère de telles latitudes. Je suis tout à fait prêt à croire que vous êtes sans nul doute mieux armé pour survivre dans ces températures nordiques que les Hommes de l’Eriador. Le problème vient du fait que la tour fut érigée bien avant l’arrivée de l’Ombre qui règne désormais au nord de l’Arthedain depuis plusieurs siècles…

Baranion avait attentivement fixé le Nain en prononçant ces derniers mots : Nári les avait écoutés avec une attention redoublée mais resta particulièrement silencieux.

— Je crois comprendre que le nom d’Angmar ne vous est pas totalement inconnu, ajouta finalement Baranion… n’est-ce pas, Maître Nain ?

Carte**

[Image: Morgael---Carte---Post-02-2021.03.27_vignette.jpg]

Lexique***

Angmar : Royaume ennemi de d’Arthedain. Situé au nord de l’Arthedain. (S. « Maison de Fer »)
Arnor : Royaume fondé par Elendil après la Chute de Númenor. (S. « Pays des Rois »)
Arthedain : Un des trois Royaumes issus de la division de l’Arnor. (S. « Royaume des Edain » (?))
Baranion : Un des principaux protagonistes de l’histoire. Dúnadan. (S. « Fils Brun » (?))
Coteaux du Nord : Ensemble de reliefs situé en Arthedain.
Durin, peuple de : Désigne les Nains, d’après le nom de l’aîné des Sept Pères des Nains.
Elendil : Chef des Fidèles de Númenor. (Q. « Ami des Elfes »)
Ered Luin : Chaîne de montagnes situées à l’ouest de l’Eriador (S. « Montagnes Bleues »)
Fornost Erain : Capitale du Royaume d’Arthedain, située au sud des Coteaux du Nord. (S. « Forteresse du Nord des Rois »)
Forochel : Baie glaciale située au nord de l’Eriador. (S. « Glace du Nord » (?))
Halbarond, Maison de : Ancienne famille de Dúnedain d’Arnor. (S. ?)
Lhûn : Fleuve situé à l’ouest de l’Arthedain. (S. ?)
Nári : Un des principaux protagonistes de l’histoire. Nain.
Nófur : Père de Nári.
Númenor : Île ensevelie sous les flots. (Q. « Occidentale », 1ère trad. « Ouistrenesse », lit. « Terres de l’Ouest »)
Númenóréen : Habitant de Númenor, ancêtres des Dúnedain.
Valandur : Huitième Roi d’Arnor. (Q. « Serviteur des Valar »).

* Référence IRL : Mohandas Karamchand Gandhi, extrait de Paix : inspirations et paroles du mahatma gandhi.
** Toutes les informations mentionnées depuis le début du récit apparaissent sur la carte.
*** Seules les entrées non mentionnées précédemment sont listées ici. Elles ne contiennent que des informations succinctes et nécessaires au récit (ainsi que les significations dans les langues inventées, avec S. pour sindarin, N. pour noldorin, Q. pour quenya, K. pour khuzdul). Les termes et informations en italique ou sans lien vers l’encyclopédie sont non-canoniques. Si la description d’une entrée du lexique mentionne elle-même un nouveau terme absent du lexique, ce dernier n’est pas ajouté. Les termes apparaissant uniquement dans les épigraphes et les titres ne sont pas listés.
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#10
Et voilà deux voyageurs de plus !

Ton récit me rappelle une partie où l'un des joueurs avait rebaptisé Baramir, un PNJ, de façon à rendre compte de sa principale qualité : le muscle. Ils l'appelaient Barre à Mine...
On m'y reprendra à proposer des noms Dúnedain plausibles...
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#11
Je confirme que les similitudes par rapport au français sont effectivement un paramètre à ne pas négliger ! Confused Après l'avis d'un certain responsable du forum, le nom d'un personnage "corrigé" était devenu Arondi : j'avais donc abandonné l'idée initiale et recherché une autre étymologie Laughing

(Dans un autre JdR j'avais vu un super-héros qui combattait le crime avec une batte de base-ball fétiche et qui se faisait appeler... Batteman Rolling Eyes... Pardon, on s'écarte du sujet... ^^)
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#12
3. Nâr

Le métal le plus dur est-il nécessaire pour forger l’arme la plus dangereuse ?
Enargior, Maitre Historien de Minas Ithil

Le soleil commençait à disparaître à l’horizon et les trois compagnons avaient décidé de quitter l’auberge pour digérer en marchant. Ils déambulaient lentement le long des quais de Tharbad en évoquant tour à tour quelques récents souvenirs de voyages. Le port n’était jamais vraiment inactif et de nombreux travailleurs couraient dans tous les sens autour des quelques citadins qui traînaient toujours dans cette rue appréciée pour son animation. L’automne avait été particulièrement froid et l’hiver le serait bien davantage : de nombreux calendriers avaient été bouleversés afin de minimiser le travail pendant la saison hivernale. Les ouvriers du port devaient par conséquent mettre les bouchées doubles : les semaines précédentes n’avaient compté que d’interminables journées qui commençaient plus tôt et finissaient plus tard que lors des automnes habituels.

Les habitués du quartier aimaient justement profiter de ce surcroît d’activité qui contrastait un peu avec la monotonie habituelle. Ceux qui avaient l’œil perçant pouvaient encore remarquer des rats discrets qui rôdaient en évitant de se montrer plus que nécessaire… l’activité des hommes, anormalement plus intensive que d’habitude, avait également dû perturber le calendrier des rongeurs !

Luinelin appréciait toujours les odeurs de cordage mouillé qui lui rappelait le Lindon, et notamment les embarcations elfiques qui naviguaient dans le golfe du Lhûn. Ils passèrent devant une taverne arborant une belle devanture : les chambranles des ouvertures étaient rehaussés de motifs typiquement núménóréens et devaient probablement être antérieurs au Royaume d’Arnor. Elvellon était particulièrement réceptif à cet héritage séculaire que même le temps n’avait pas altéré.

Les pierres des quais étaient lissées par le temps et encombrées de nombreuses caisses et de cordages. Un rat passa en courant devant les compagnons et alla se perdre dans l’ombre d’une venelle qui s’enfonçait dans le quartier des marchands.

L’activité commerciale du Cardolan était principalement concentrée le long des deux vallées fluviales qui constituaient les principales frontières de son territoire très allongé. Le Baranduin situé au nord-ouest était un fleuve large et lent mais sa faible profondeur en faisait une pauvre voie navigable. En revanche, le Gwathló formant la frontière sud-est offrait une bien meilleure route commerciale ; les crues du printemps le rendaient accessible pour des navires imposants qui pouvaient donc acheminer de nombreuses denrées jusqu’à la grande cité de Tharbad. Au-delà se trouvait la Mitheithel qui était trop fougueuse pour permettre aux navigateurs fluviaux de continuer leur périple vers le nord-est. Cependant, malgré le déclin du Royaume du Cardolan, Tharbad était suffisamment avancé dans les terres pour rester le plus important carrefour commercial d’Eriador. De nombreuses caravanes marchandes repartaient vers le nord sur le Chemin Gris pour acheminer les denrées jusqu’en Arthedain et dans cette nouvelle province peuplée de Demi-Hommes.

Un marin transportant une lourde jarre de terre faillit tomber en se prenant les pieds dans un cordage. Il poussa un juron. De nombreux objets encombraient les abords de la passerelle de bois permettant de rejoindre l’imposant vaisseau amarré à proximité. Le marin évacua du pied les bouts de bois moisis et la paille qui obstruaient le passage. La longueur de corde tomba à l’eau et entraîna avec elle une série de vieux bouts de cageots. Un rat mort et des feuilles aux couleurs de l’automne accompagnèrent le tout dans l’eau.

Le navire marchand était un imposant trois-mâts. Il devait impérativement quitter la ville rapidement s’il ne voulait pas se retrouver coincé à Tharbad jusqu’au printemps.

Luinelin se figea et regarda l’impressionnant navire dans lequel s’engouffra le marin pressé. L’Elfe perdit son sourire et fronça les sourcils. Son visage affichait une gravité importante et ses deux compagnons s’en rendirent compte.

— Qu’avez-vous ? demanda le Borgne.

L’Elfe ne répondit pas mais regarda attentivement le fanion du navire, qui arborait l’arbre d’argent sur fond de sable. Son regard se concentra ensuite sur la coque sombre mais Elvellon ne voyait rien de plus qu’un navire marchand…

— Ce bâtiment était déjà là quand je suis arrivé la semaine dernière, ajouta le Dúnadan. Il s’agit d’un navire marchand du Gondor : il y en a encore un très grand nombre qui transite par Tharbad. Quelque chose vous étonne ?

À nouveau, le Lancier ne répondit pas. Comme s’ils avaient échangé des informations silencieuses, les deux Elfes se déplacèrent en scrutant attentivement des endroits opposés. Luinelin s’approcha de la poupe du navire et sembla y chercher des indices ; il regardait les cordages puis la coque du navire et se dirigea finalement d’un pas assuré vers la passerelle. Finvallen regardait le sol des quais et traversa la route encombrée pour se rendre du côté des édifices qui jouissaient de la plus belle vue sur les navires. De son côté, Elvellon ne voyait toujours rien de particulier mais ses deux compagnons semblaient suivre des indices invisibles qui échappaient à son regard. Il ne comprenait pas du tout ce qui leur arrivait : après une légère hésitation, il laissa finalement Luinelin et rejoignit Finvallen à grandes enjambées.

— J’ai déjà vu ce regard chez Luinelin, lui dit-elle quand il arriva à son niveau. Nous avons suffisamment voyagé ensemble pour que j’apprenne à suivre ses intuitions… Je crois imaginer ce qui l’a intrigué… J’ai donné des herbes nutritives à un pauvre vieillard juste avant d’entrer au Goéland cet après-midi…

— Quel rapport avec le navire du Gondor ?

— Il m’avait semblé fiévreux, continua-t-elle sans répondre à sa question. C’est probablement un mendiant qui dort sous cette alcôve régulièrement. Peut-être y traîne-t-il depuis plusieurs années ? Dans une cité comme celle-ci, les démunis s’attachent et défendent le petit territoire où ils se sentent à l’aise… Si le navire du Gondor est là depuis longtemps, cet homme pourra peut-être apporter des réponses… même si je ne l’espère pas.

Finvallen passa sous l’arche de pierre et chercha entre des tonneaux et des cageots vides ; tout cet encombrement devait correspondre à l’arrière-cour de la taverne à la devanture avenante. Elle trouva rapidement le malheureux de la veille, avachi sur une caisse basse. Les yeux de l’homme étaient ouverts mais il somnolait à moitié. En le regardant attentivement, Elvellon remarqua que son corps était secoué par de légers frissons.

L’Elfe s’accroupit et posa la main sur son front. Il était chaud. Bien qu’à moitié inconscient, le vieillard tenta de la repousser. Elle l’écarta avec douceur et palpa longuement son cou à plusieurs endroits. Sa main vint ensuite tâter ses aisselles mais elle ne trouva manifestement rien qui lui permit de conclure. Elle observa ce que portait le vieillard et grimaça légèrement en regardant les vêtements qui recouvraient ses jambes. Elle tira sur les morceaux de tissu sales qui servaient de tunique au pauvre homme pour atteindre la peau de sa jambe. Une fois de plus, le mendiant tenta de repousser l’Elfe mais elle écarta à nouveau sa main, fermement cette fois-ci.

— Ne bougez pas, lui dit-elle d’un ton autoritaire : j’essaie de comprendre ce que vous avez…

De son côté, Luinelin avait fini par trouver ce qui l’intéressait et les rejoignit. Les deux voyageurs regardaient faire l’Elfe aux cheveux d’or : elle s’occupait du vieil homme avec l’assurance et l’habitude d’un guérisseur ayant traité maints blessés et malades. Elle palpa doucement son aine et ouvrit de grands yeux inquiets en regardant le Borgne.

Interrogatif, l’Homme ne savait pas comment interpréter ce regard silencieux. Elle tira davantage le tissu et révéla des zones brunâtres formées par de larges gonflements volumineux. Elvellon resta bouche bée et recula légèrement par réflexe en portant une main devant son visage : son désarroi était bien visible alors qu’il réfléchissait aux conséquences de ce que lui montrait Finvallen. De son côté, Luinelin ne comprenait guère ce qui se passait sous ses yeux : les Hommes étaient d’une nature fragile et ils étaient atteints par de nombreux maux qu’il ne connaissait pas. Les expressions de ses deux compagnons ne laissaient cependant aucun doute sur la gravité de ce qu’ils avaient découvert.

— Cela signifie quoi ? demanda le Lancier.

— La peste…, répondit Elvellon d’un air sombre.

Carte**

[Image: Morgael---Carte---Partie-1---Post-03-202...gnette.jpg]

Lexique***

Baranduin : Fleuve prenant sa source en Arthedain. Frontière occidentale du Cardolan. (S. « Brandivin », 1ère trad. « Brandevin », lit. « Rivière Brune »)
Demi-Hommes : Nom donné aux Hobbits par les Hommes.
Golfe du Lhûn : Immense estuaire entre le fleuve Lhûn et la mer.
Gondor : Royaume fondé par Elendil après la Chute de Númenor. Il se situe loin au sud-est de l’Eriador. (S. « Terre de (gens qui utilisent la) pierre »)
Lindon : Royaume elfique situé à l’Ouest des Montagnes Bleues. (S. « Pays de la Musique »)
Mitheithel : Rivière prenant sa source dans les Montagnes de Brumes et formant le Gwathló avec la rivière Glanduin au niveau de Tharbad. (S. « Fongrège », 1ère trad. « Fontgrise », lit. « Source Grise »)

** Toutes les informations mentionnées depuis le début du récit apparaissent sur la carte.
*** Seules les entrées non mentionnées précédemment sont listées ici. Elles ne contiennent que des informations succinctes et nécessaires au récit (ainsi que les significations dans les langues inventées, avec S. pour sindarin, N. pour noldorin, Q. pour quenya, K. pour khuzdul). Les termes et informations en italique ou sans lien vers l’encyclopédie sont non-canoniques. Si la description d’une entrée du lexique mentionne elle-même un nouveau terme absent du lexique, ce dernier n’est pas ajouté. Les termes apparaissant uniquement dans les épigraphes et les titres ne sont pas listés.
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#13
Franchement, j'adore ! Beaucoup de souvenirs du tréfonds du siècle antérieur me reviennent... tout y est ! Les descriptions, des cartes complètes (et pas des trucs griffonnés à la hâte), un lexique explicatif clair et lors de la lecture du texte, tout est suffisamment limpide pour que l'on puisse remettre facilement les protagonistes. Super travail Irwin.
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#14
Ah, ça y est, je situe au plan temporel !   Wink
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#15
C'est vrai qu'il s'agissait de la période très majoritairement traitée dans le JdR MERP donc j'imagine que ça peut pas mal parler aux anciens rôlistes des 80's et 90's  Cool
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#16
4. Nelernaid

Nul royaume n’est stable si le bout d’une épée ne le soutient.*
Arveleg Ier, fils d’Argeleb Ier, huitième Roi d’Arthedain

La prononciation du nom d’Angmar avait imposé un long silence entre Nári et Baranion. Les premières flammes de l’âtre s’étaient finalement effacées pour laisser la place à de nombreuses braises épaisses qui répandaient leur chaleur dans la petite pièce. Il faisait maintenant meilleur et Nári appréciait ce confort à sa juste valeur : il n’avait pas pu profiter d’un vrai feu de cheminée depuis plusieurs semaines. Baranion continua :

— Le Royaume d’Angmar menace toujours la partie septentrionale de l’Arthedain, ajouta-t-il. Et si l’édifice construit par votre peuple est celui que ma famille appelle Minas Uilos, il se trouve bien au-delà des étendues des Coteaux du Nord.

L’Homme resservi du vin à son interlocuteur en lui laissant le temps d’intégrer l’information. Nári ne savait pas trop comment réagir : Angmar n’était effectivement pas un nom inconnu des Nains des Ered Luin mais il n’avait pas encore intégré ce paramètre dans ses investigations. Il voulait prendre les choses dans l’ordre et s’était donc focalisé sur la recherche des descendants de Halbarond. Retrouver l’édifice était l’objectif principal qui avait accaparé son esprit et certaines informations paraissant alors secondaires avaient été mises de côté… Apparemment, tout ceci allait désormais prendre une grande importance.

— Angmar est un nom connu de mon peuple, dit-il finalement mais… je pensais que ce Royaume avait été vaincu il y a déjà longtemps.

— Je crains que non, Maître Nain…

— Mais les descendants de Númenor contrôlent et sécurisent l’Eriador… Non ?

— C’est plus compliqué que cela n’en a l’air… L’ancien Royaume d’Arnor fondé par les Númenóréens a été divisé il y près de huit cents ans. Les enfants du roi Eärendur se sont querellés au sujet de la succession et ont fini par se partager les terres de leur père. Les trois Royaumes qui sont nés à cette époque avaient une frontière commune au centre de l’Eriador, au niveau de la colline d’Amon Sûl, où trônait une imposante forteresse… L’Arthedain occupait le nord-ouest et le Rhudaur le nord-est ; le Cardolan se situait au sud, au-delà la Route Est-Ouest et entre les fleuves Gwathló et Baranduin.

— J’ai entendu parler des Royaumes Frères… L’Angmar étant au nord, c’est donc l’Arthedain et le Rhudaur qui en étaient les plus proches…

— C’est exact mais le Rhudaur marqua rapidement ses désaccords avec les deux autres Royaumes ; l’Arthedain et le Cardolan sont en revanche toujours restés proches, même avant l’arrivée de l’Angmar…

Le Dúnadan évoquait sans joie des faits indéniablement liés à l’histoire de son peuple. Il grimaça légèrement mais continua :

— Les quelques familles du Rhudaur qui conservaient encore l’héritage de Númenor avaient été infiltrées et le royaume avait largement succombé aux agents de l’Ennemi. Des Hommes des Collines sans envergure ni héritage avaient peu à peu pris de plus en plus de pouvoir sur ces terres. Ces roitelets étaient corruptibles et l’arrivée de l’Angmar leur donna l’opportunité de s’allier à de puissantes forces pour pouvoir se dresser face aux deux autres Royaumes. Ils attaquèrent les Collines du Vent qui se trouvaient à la frontière entre le Rhudaur et l’Arthedain et notre roi fut tué. Grâce à l’aide de nos alliés du Cardolan et du Lindon, son fils Arveleg réussit à repousser les forces ennemies : ils ne purent donc pas atteindre la tour d’Amon Sûl et, à cette époque, la forteresse située à la jonction des trois royaumes ne fut pas inquiétée.

Baranion marqua une légère pause et ajouta :

— Le règne d’Arveleg ne dura cependant que cinquante-trois ans car il succomba lors de l’attaque suivante menée par l’Angmar, il y a désormais près de deux siècles…

— Tout le monde a entendu parler de cette bataille, même dans ma communauté isolée… Je croyais justement que les forces de l’Angmar avaient été défaites et que les Hommes n’étaient plus inquiétés…

— Les Dúnedain avaient gagné la bataille mais… pas la guerre, comme on dit. Les armées ennemies  avaient pu passer par le Rhudaur déclinant, puis par une partie du Cardolan afin de s’approcher de leur objectif. Et cette fois-ci ils l’atteignirent : la forteresse d’Amon Sûl fut attaquée et détruite.

Le Nain avait conscience de ses nombreuses lacunes concernant l’histoire des Hommes. Quelques bribes de leurs faits d’armes étaient parvenues jusqu’à sa communauté mais il était fasciné par ce récit. Baranion se leva et fit quelques pas vers un meuble haut sur lequel trônait une corbeille remplie de petits pains ronds. Il revint s’asseoir et tendit la corbeille à son invité :

— Je suis confus : je reçois rarement de la visite ici et je ne m’attendais pas à votre venue. Je n’ai guère plus à vous offrir ce soir.

Le Nain le remercia d’un signe de tête et attrapa un morceau. Malgré sa faim, le récit de son interlocuteur l’intéressait bien plus que se remplir la panse !

— Vous dites que le Rhudaur déclinait mais que sont devenus les Hommes qui y habitaient après la chute d’Amon Sûl ? demanda-t-il.

— Il ne restait alors que très peu de Dúnedain… Ceux qui avaient survécu fuirent pour se réfugier en Arthedain. La sorcellerie de l’Angmar s’étendit alors pour toujours sur le Rhudaur, dont les terres déjà angoissantes devinrent définitivement habitées par le mal. De sombres et inquiétantes citadelles s’érigèrent sur les collines de ces contrées autrefois occupées par la noblesse de l’Arnor…

— Un bien triste destin que celui du Rhudaur, répondit Nári. En revanche, le Cardolan et l’Arthedain sont bien sortis de cette bataille en vainqueurs ?

— Le prix payé par le Cardolan fut également très lourd… Les derniers héritiers de la royauté périrent… et les Dúnedain du Royaume ne sont désormais plus qu’une poignée…

Carte**

[Image: Morgael---Carte---Partie-1---Post-04-202...gnette.jpg]

Lexique***

Amon Sûl : Haute colline située au sud-est des Collines du Vent. Point frontière des royaumes d’Arthedain, du Cardolan et du Rhudaur. Une importante forteresse y a été détruite par l’Angmar en 1409. (S. « Montauvent », 1ère trad. « Mont Venteux », lit. « Mont du Vent »)
Arveleg : Huitième Roi d’Arthedain. (S. « Puissant Roi »)
Batailles des Collines du Vent : Conflits armés ayant opposé principalement l’Arthedain et le Cardolan contre l’Angmar et le Rhudaur.
Collines du Vent : Ensemble de collines situé au cœur de l’Eriador.
Eärendur : Dernier roi d’Arnor. (Q. « Marin (de métier) », lit. « Serviteur de la Mer »)
Minas Uilos : Tour située au nord-est de l’Arthedain, très proche du Royaume d’Angmar. Construite par les Nains et offerte aux ancêtres de Baranion à l’époque de l’Arnor. (S. « Tour Éternellement Blanche »)
Rhudaur : Un des trois Royaumes issus de la division de l’Arnor. (S. « Forêts de l’Est » (?))
Route Est-Ouest : Route traversant l’Eriador.

* Référence IRL : proverbe persan.
** Toutes les informations mentionnées depuis le début du récit apparaissent sur la carte.
*** Seules les entrées non mentionnées précédemment sont listées ici. Elles ne contiennent que des informations succinctes et nécessaires au récit (ainsi que les significations dans les langues inventées, avec S. pour sindarin, N. pour noldorin, Q. pour quenya, K. pour khuzdul). Les termes et informations en italique ou sans lien vers l’encyclopédie sont non-canoniques. Si la description d’une entrée du lexique mentionne elle-même un nouveau terme absent du lexique, ce dernier n’est pas ajouté. Les termes apparaissant uniquement dans les épigraphes et les titres ne sont pas listés.
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#17
Rien ne vaut une petite discussion au coin du feu pour exposer une situation politique !

Oh, et la tour nano-dunadane est juste à la frontière !  Very Happy
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#18
(15.04.2021, 14:04)Chiara Cadrich a écrit : Rien ne vaut une petite discussion au coin du feu pour exposer une situation politique !

Peut-être suis-je allé un peu trop loin Neutral ... Comme je le mettais en intro, je n'ai pas l'habitude d'écrire pour des lecteurs qui ne sont pas intégrés dans l'histoire/le jeu, d'où l'ajout de lexique, cartes mises-à-jour ... et donc également une présentation de la situation géopolitique intégrée dans le récit. J'espère que ce n'est pas trop lourd à la lecture...  Confused
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#19
Lourd ?
Pour moi c'est passionnant !
D'autant plus qu'il y a eu une partie de JDR derrière: que du bonheur.
La lumière n'indique pas le bout du tunnel, c'est la lanterne de celui qui comme toi, cherche à sortir.
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#20
Ah pour moi c'est très bien.

La suite, aubergiste !
Very Happy
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#21
Cool, tant mieux alors. La suite c'est chaque mercredi... si j'arrive à m'y tenir !  Rolling Eyes
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#22
5. Rim

Un grand peuple sans âme est une vaste foule.*
Propos attribués à Elvellon, Dúnadan du Cardolan

De mémoire d’Homme, jamais Tharbad n’avait connu de nuit aussi agitée. Depuis la rue principale, le Borgne cria d’une voix ferme à l’attention des Hommes qui se trouvaient en haut des murailles surplombant la porte septentrionale :

— Refermez les portes !

Son ton n’appelait aucune contestation. Il était au milieu de la rue et avait dégainé un long couteau dans chaque main. D’un geste ample il avait réussi à maintenir à distance les nombreuses personnes qui marchaient d’un pas décidé vers l’ouverture. Aucun citadin ne s’était attendu à voir une pointe d’acier l’empêcher de quitter cette cité malade. La foule avait cependant été contrainte de s’arrêter devant l’inquiétante silhouette au visage défiguré qui se trouvait juste devant la sortie.

Les événements s’étaient déroulés plus vite que ne l’avaient prévu les trois compagnons. Les autorités de Tharbad avaient écouté les voyageurs lorsque ceux-ci avaient fait irruption l’avant-veille en écartant fermement les gardes des bâtiments administratifs. Elvellon « le Borgne » n’était pas un inconnu à Tharbad et, même s’il n’était pas forcément bien vu des autorités de la ville, il était malgré tout un descendant des Dúnedain du Cardolan, et donc accepté comme tel. Il parlait rarement mais ce qu’il disait méritait généralement d’être écouté. Les informations qu’il avait apportées avec ses deux compagnons elfes étaient très importantes : la peste était arrivée à Tharbad, probablement à bord d’un navire marchand venu du Gondor. Le royaume du sud partageait depuis longtemps certaines responsabilités dans la gestion de la ville, notamment l’entretien du pont qui franchissait le Gwathló. Elvellon avait demandé aux autorités d’instaurer immédiatement une quarantaine et de fermer les différentes portes de la ville pour empêcher les citadins de fuir et de répandre la maladie en Eriador.

Hélas le Cardolan n’était plus que l’ombre de lui-même et les instances gouvernant Tharbad n’étaient plus celles d’autrefois. Les responsables de la milice n’avaient pas accueilli d’un très bon œil l’ordre de se laisser enfermer avec la peste et de mourir comme des rats : certains avaient sciemment désobéi et avaient même précisé qu’ils quitteraient eux-mêmes la cité avec leur famille. Plusieurs échelons de subalternes avaient dû être évincés pour ordonner aux derniers échelons de la hiérarchie de mettre en place la quarantaine. Un temps précieux avait été perdu.

Les quais avaient heureusement été maîtrisés rapidement : malgré la difficulté de l’épreuve, les marins étaient plus disciplinés et plus réceptifs à la notion d’épidémie que la population urbaine sédentaire. Les bateaux avaient pu être maintenus au port.

Les portes méridionales et orientales avaient vu des émeutes mais la milice avait finalement maîtrisé la foule : herses et portes avaient été maintenues fermées.

La porte septentrionale était la plus fragile : depuis que les autres sorties avaient été coupées, des rumeurs circulaient comme quoi les citadins comptaient la prendre de force. Une telle alternative pouvait être potentiellement catastrophique et les trois voyageurs s’étaient rendus aussi vite que possible dans le quartier nord pour voir s’ils pouvaient aider à maintenir les portes fermées.

Grâce à Elvellon qui connaissait toutes les venelles de la cité, ils avaient pu s’écarter des rues principales (anormalement bondées pour une si froide nuit d’automne) et étaient arrivés devant la porte septentrionale. Ils avaient alors assisté à la lente ouverture des épais battants renforcés. Un tel événement n’arrivait jamais au beau milieu de la nuit : soit les hommes qui contrôlaient la porte avaient désobéi aux ordres des instances de la ville, soit des citadins avaient pris le contrôle des mécanismes. Les différentes entrées étaient fortifiées et une herse empêchait encore les fuyards de quitter la cité. Elle était néanmoins contrôlée depuis le même endroit que les portes et n’allait probablement pas tarder à s’ouvrir à son tour…

— Fermez les portes immédiatement !!! répéta le Borgne plus fort que la première fois.

Malgré sa tenue passablement usée par les voyages, Elvellon dégageait toujours une sorte d’autorité naturelle, comme un héritage que quelques rares Dúnedain possédaient encore au Cardolan. Il avait beau être borgne et avoir une partie du visage brûlée, rares étaient ceux qui pouvaient soutenir l’éclat de son œil brillant.

Les deux Elfes étaient légèrement en retrait. Luinelin maintenait sa lance derrière lui mais repoussa plusieurs citadins en allongeant le bras. La majorité d’entre eux était chargés : ils comptaient fuir cette ville depuis que la peste s’y était déclarée mais emportaient avec eux tout ce qu’ils pensaient nécessaire à leur survie.

Finvallen s’écarta de ses compagnons et grimpa les marches quatre à quatre pour atteindre l’emplacement d’où les mécanismes étaient manipulés. Elle arriva devant une porte close mais une étroite ouverture permettait d’identifier les trois gardes en uniforme qui s’étaient enfermés à l’intérieur.

— N’avez-vous pas entendu ?! lança-t-elle : refermez les portes tout de suite !

Elle tenta de pousser la porte mais celle-ci était bien évidemment barricadée de l’intérieur. Pour des raisons de défense de la cité, il était possible d’isoler cette niche et l’Elfe ne put y entrer. Elle regarda avec angoisse les Hommes tourner les impressionnantes roues de bois qui contrôlaient le mécanisme de l’entrée.

Un lourd bruit de chaines se fit entendre et la herse commença à se lever lentement. Les habitants du quartier avaient l’habitude d’entendre ce bruit métallique d’ordinaire assez désagréable : il était plutôt un symbole de sécurité et signifiait généralement que l’enceinte de la ville était fermée et que les citadins étaient donc protégés des intrusions extérieures. Cependant, ce bruit véhiculait cette fois-ci une toute autre notion : la liberté, la fuite loin du fléau de la peste… Il était désormais synonyme de survie.

En entendant le bruit de la herse qui se levait peu à peu, la foule immobile commença à s’animer de nouveau. Les citadins qui ouvraient le cortège s’étaient arrêté devant Elvellon parce qu’ils avaient été impressionnés par son autorité… mais ils étaient lentement poussés par ceux qui étaient derrière et qui n’avaient pas parfaitement vu ce qui se passait. Des cris se faisaient entendre. Certains commencèrent à courir pour devancer ceux qui n’avançaient pas suffisamment vite. Certains tombèrent et la foule commença à hurler en avançant, piétinant sans hésiter ceux qui perdaient l’équilibre.

L’Elfe et le Dúnadan n’avaient pas l’habitude de lutter contre les représentants des Peuples Libres : le tranchant de leurs lames n’avait pas été affûté pour faire couler le sang des Hommes de l’Eriador. Deux ou trois personnes n’auraient de toute façon rien pu faire face à une foule déterminée : utiliser leurs armes n’aurait fait que provoquer une boucherie sanglante qui ce serait de toute façon terminée par la fuite des citadins…

Le Borgne baissa ses lames pour ne pas blesser les hommes et les femmes qui le percutaient pour atteindre la large ouverture. Malgré la foule, il réussit à se faufiler  vers le bâtiment jouxtant la porte en bas des murailles. Il s’y glissa non sans mal et atteignit malgré tout l’escalier que Finvallen avait emprunté quelques instants plus tôt. Après avoir également joué des coudes parmi la foule, Luinelin le rejoignit rapidement. Elvellon monta quelques marches puis se redressa pour regarder avec effroi les habitants de Tharbad : ils n’hésitaient pas à se marcher dessus pour sortir précipitamment dans cette nuit glacée qui marquait également la fin de l’automne. Une infinie tristesse pouvait se lire sur son visage : l’hiver à venir allait être terrible.

— J’ai peur qu’il ne reste désormais plus rien au Cardolan de l’héritage des Núménóréens de jadis…

Luinelin posa une main sur son épaule :

— Il est peut-être trop tard pour Tharbad mais il est trop tôt pour perdre espoir. Peut-être existe-t-il d’autres moyens de lutter ?

— Il faut prévenir l’Arthedain au plus vite, répondit derechef le Borgne : si nous sommes dans un royaume dont le déclin semble définitivement proche, d’autres ont encore la possibilité de réagir intelligemment face au fléau qui s’annonce…

— Ne vous inquiétez pas pour l’Arthedain, répondit l’Elfe : si le Gondor lutte actuellement contre la peste, le royaume d’Argeleb est déjà au courant. L’héritage elfique des Númenóréens de jadis n’a pas totalement disparu de la Terre du Milieu : le Gondor et l’Arthedain partagent encore maints talents qu’aucun peuple ne peut se vanter de posséder. Des voies de communication relient les Royaumes du Nord et du Sud plus vite que les vents les plus rapides.

Ce que mentionnait Luinelin était inconnu d’Elvellon mais il ne sembla pas surpris par ses paroles. Il avait toujours fait confiance aux Elfes et savait que nombre d’entre eux possédaient un savoir qui dépassait probablement l’entendement des mortels. Il ne savait pas si le Lancier était de ceux-là mais ne remettait pas sa parole en doute. Ils montèrent en haut des marches pour rejoindre Finvallen sur le chemin de ronde donnant sur l’extérieur. Le Borgne regarda à nouveau la foule qui continuait de courir en un flot ininterrompu vers les terres du Minhiriath.

— Vous avez sans doute raison, dit-il. Peut-être la maladie auraient-elle pu être contenue à Tharbad et Lond Daer… C’est maintenant trop tard et la peste va se répandre en Eriador, nous ne pouvons plus l’empêcher.

Il regarda ses deux compagnons avec respect et ajouta :

— Lorsque les événements dépassent l’entendement des mortels, seuls les Elfes peuvent être de bons conseils. Fendeval pourra peut-être nous aider à y voir plus clair et à prendre les meilleures décisions pour aider les peuples d’Eriador…

Carte**

[Image: Morgael---Carte---Partie-1---Post-05-202...gnette.jpg]

Lexique***

Argeleb II : Dixième roi d’Arthedain. (S. « Roi d’Argent »)
Minhiriath : Nom donnée à la région de l’Eriador située entre les fleuves Baranduin et Gwathló. Partie intégrante du Royaume du Cardolan. (S. « Entre les rivières »)

* Référence IRL : Alphonse de Lamartine, extrait de Premières méditations.
** Toutes les informations mentionnées depuis le début du récit apparaissent sur la carte.
*** Seules les entrées non mentionnées précédemment sont listées ici. Elles ne contiennent que des informations succinctes et nécessaires au récit (ainsi que les significations dans les langues inventées, avec S. pour sindarin, N. pour noldorin, Q. pour quenya, K. pour khuzdul). Les termes et informations en italique ou sans lien vers l’encyclopédie sont non-canoniques. Si la description d’une entrée du lexique mentionne elle-même un nouveau terme absent du lexique, ce dernier n’est pas ajouté. Les termes apparaissant dans les épigraphes et les titres ne sont pas listés.
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#23
J'aime beaucoup ce rapport d'aventure sous sa belle forme romancée.

Que les pierres de voyance soient inconnues d'un Dunadan est plausible. Ces artefacts sont devenus des outils du pouvoir, qui les garde sans doute confidentiels.
Mais je suis étonné qu'il connaisse Fendeval. Après tout il s'agit d'un refuge, dont la sécurité repose en partie sur le secret. A moins qu'il s'y soit déjà rendu, comme il est d'usage pour tout aventurier chevronné qui se respecte...
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#24
(25.04.2021, 01:48)Chiara Cadrich a écrit : J'aime beaucoup ce rapport d'aventure sous sa belle forme romancée.

Merci Chiara... Au final, il ne reste effectivement plus grand-chose de la campagne jouée Embarassed (si : le scénario de fond quand même).

(25.04.2021, 01:48)Chiara Cadrich a écrit : Que les pierres de voyance soient inconnues d'un Dunadan est plausible. Ces artefacts sont devenus des outils du pouvoir, qui les garde sans doute confidentiels.

J'aurais sans doute creusé la question pour un Dúnadan d'Arthedain où, j'imagine, il y a un certain "niveau hiérarchique" qui permet d'avoir ce genre de connaissance (toute la question serait de définir un peu ce niveau). Mais pour le Cardolan à cette époque-là, je n'ai pas réfléchi longtemps et j'ai considéré que c'était effectivement un savoir oublié des personnages comme celui que je mets en scène ici.

(25.04.2021, 01:48)Chiara Cadrich a écrit : Mais je suis étonné qu'il connaisse Fendeval. Après tout il s'agit d'un refuge, dont la sécurité repose en partie sur le secret. A moins qu'il s'y soit déjà rendu, comme il est d'usage pour tout aventurier chevronné qui se respecte...

Ah ah, c'est tout à fait ça Smile. Je reviens sur ce point plus tard dans le récit mais il était quand même précisé dans le post n°1 qu'il y a déjà été.

Encore merci de prendre le temps de rédiger ces différentes remarques : c'est très intéressant d'avoir des retours.
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#25
6. Gwaedh

Si la richesse afflue et fait sonner son or, veillez à n’y jamais attacher votre cœur.*
Propos attribués à Halbarond le Sage, compagnon d’Elendil le Grand lors de la Dernière Alliance des Hommes et des Elfes

L’exposé historique de Baranion permettait à Nári de mieux comprendre la situation des Hommes de l’Eriador. Le Nain regrettait que sa communauté ait vécu à ce point en autarcie depuis si longtemps.

— Je ne connaissais pas tous ces détails à propos des trois royaumes, dit-il, et je suis sensible à l’histoire des descendants de l’Arnor. Le Royaume d’Arthedain est donc le dernier bastion qui peut encore se dresser contre les forces de l’Angmar ?

— Malgré la chute d’Amon Sûl, l’Arthedain resta puissant et put suffisamment fortifier son territoire. Arveleg avait déjà commencé à renforcer ses frontières face à l’Angmar et au Rhudaur, et ces lignes de défense furent encore largement consolidées par la suite.

Le Dúnadan marqua un temps d’arrêt avant de reprendre lentement :

— Et donc… la tour de ma famille est un des édifices formant cette ligne de défense face aux forces du Roi-Sorcier. Le bâtiment a un statut très particulier puisque c’est celui qui se trouve le plus proche des frontières de l’Angmar…

— Je comprends. Mais… L’édifice est toujours debout ?

— Bien sûr.

— Il n’a pas été conquis par les forces du Roi-Sorcier ?

— Minas Uilos est toujours occupée par les Dúnedain.

Baranion se pencha sur la table et reprit d’une voix convaincante :

— Écoutez, je ne vous ai pas raconté l’histoire des Royaumes Frères pour vous embrouiller avec des récits étrangers à votre peuple mais pour que vous compreniez la situation de l’Arthedain face à l’Angmar : l’accès aux contrées septentrionales du Royaume est devenu très restreint et les bâtiments qui s’y trouvent ne sont désormais guère plus occupés que par l’armée. De tels territoires sont très dangereux. La tour de ma famille se trouve à un emplacement crucial et revêt donc une importance stratégique majeure à l’échelle du Royaume d’Arthedain. C’est pour cette raison que ma famille n’y habite plus depuis déjà maintes générations : Minas Uilos a été confiée au Roi et elle est depuis lors utilisée uniquement comme avant-poste par les forces militaires de l’Arthedain… Que proposez-vous ?

Nári ne réfléchit pas longtemps et répondit spontanément :

— Il n’y a pas que pour le peuple de Durin que l’or a de la valeur. Mon peuple en a encore beaucoup et ma famille n’est certainement pas la plus à plaindre de ma communauté. Dites-moi quel est votre prix pour m’autoriser à étudier l’architecture de Minas Uilos : je suis prêt à investir ce qui sera nécessaire pour pouvoir compiler les informations dont j’ai besoin.

— Gardez votre or, Maître Nain, répondit sèchement Baranion. Je n’en ai pas l’usage.

Il regardait Nári attentivement. Celui-ci ne savait pas comment interpréter ce comportement : l’or de son peuple ouvrait généralement la majorité des portes.

— Je ne m’engage pas à la légère, reprit le Nain avec gravité. J’ai fait un long voyage et je suis très fatigué : je vous prie de m’excuser si je vous ai manqué de respect avec mon approche probablement contraire aux règles d’étiquette existant en Arthedain.

Le Nain se racla la gorge.

— Je retiens de notre entretien que votre famille possédait une tour construite par mon peuple et qu’elle est actuellement occupée par l’armée d’Arthedain. Mon intérêt pour l’ouvrage de mes ancêtres est plus fort que vous ne l’imaginez. Je suis prêt à investir beaucoup ne serait-ce que pour m’y rendre et pour m’assurer qu’il s’agit bien de l’édifice que je recherche. Même si mon peuple ne connait pas tous les détails de cette guerre que vous menez depuis plusieurs siècles, je préfère imaginer que l’Ennemi du Nord sera défait un jour. Les enfants de vos enfants retourneront peut-être habiter cette forteresse chargée d’histoire et je peux vous assurer que mes descendants seront là pour les y aider. Nous sommes des experts pour tout ce qui concerne les climats nordiques : les montagnes, la neige et la glace sont des compagnons que je côtoie depuis que je suis né. Si la tour a été détériorée pendant les différents assauts qu’elle a peut-être subis, mon peuple saura comment la réparer et lui redonner sa splendeur d’antan, même s’il faut travailler au milieu de tempêtes de neige.

Nári réfléchit quelques instants et conclut :

— Si vous acceptez de me mener là-bas et me permettez de prendre les notes dont j’ai besoin, je vous fais une promesse au nom de ma lignée : quand votre famille aura besoin de nos compétences, moi ou mes descendants seront là.

Un silence pesant s’installa. Nári vida son verre en quelques gorgées et regarda son interlocuteur pour attendre sa réponse.

Celui-ci finit également son vin lentement sans croiser le regard du Nain. Il réfléchit longuement et reposa doucement le verre devant lui. Nári ne le quittait pas des yeux. Baranion se leva solennellement et lui annonça alors :

— Je vous accompagnerai jusqu’à l’édifice et nous y resterons quelques jours. Vous pourrez mettre ce temps à profit pour prendre toutes les notes que vous voudrez tant que votre présence ne gênera pas les soldats qui y sont affectés. À l’avenir, vous devrez répondre à mon appel si j’ai besoin de vous. Ce pacte sera scellé pour nos familles respectives et, si je ne fais pas appel à vous, mes descendants pourront faire appel aux vôtres.

Le Nain se leva de table et s’inclina avec respect devant le Dúnadan :

— Qu’il en soit ainsi.

* Référence IRL : la Bible.
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#26
J'aime bien les serments transgénérationnels ! En général ça tourne mal...
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#27
7. Mitheithel

Je voudrais pleurer toute une rivière. Je voudrais pleurer mais j’ai peur de l’eau.*
Pimprenelle la Conteuse, matriarche des Piévelus de l’Angle

En quelques heures, la cité de Tharbad s’était vidée d’une grande partie de sa population. Elvellon, Finvallen et Luinelin l’avaient également quittée depuis maintenant quatre jours. Sortir par la porte septentrionale leur avait permis de contourner les Marais aux Cygnes et de prendre directement la direction de la vallée elfique d’Imladris.  Les terres du Cardolan étaient parcourues par une myriade de rivières mineures qui se jetaient dans le Baranduin au nord ou dans la Mitheithel au sud : ces cours d’eau étaient nombreux mais généralement peu profonds et ne représentaient pas des obstacles importants pour les voyageurs. Les feuilles persistantes étaient rares et seuls des arbres aux branches nues pouvaient assister au passage du peu de voyageurs qui arpentaient encore ces contrées pendant les saisons froides. Les troncs étaient trop souvent chétifs et les branches rabougries : la végétation n’était pas aussi vaillante qu’elle l’avait été par le passé.

Les Elfes étaient immunisés aux maladies mais Elvellon restait mortel. Les voyageurs ne savaient pas si le Dúnadan avait contracté la peste à Tharbad mais, si c’était le cas, il ne risquait pas d’infecter qui que ce soit pendant leur trajet : les terres situées au nord-est du Chemin Gris étaient désormais presque désertes. Finvallen lui avait dit que les premiers symptômes apparaîtraient clairement avant leur arrivée à Imladris… Elvellon ne quitterait alors pas la Dernière Maison Hospitalière et avait accepté le fait qu’il ne verrait peut-être plus de printemps.

Les trois compagnons longeaient la rive septentrionale de la Mitheithel pour rester sur les terres du Cardolan : le relief était moins accidenté que de l’autre côté de la fougueuse rivière, en Eregion, et ils pouvaient ainsi optimiser leur trajet jusqu’à Fendeval. Peu d’endroits permettaient de franchir la Mitheithel mais Elvellon en connaissait un qui était praticable en hiver : quand leur itinéraire les amènerait au niveau de la Bruinen, les trois voyageurs auraient l’oppotunité de traverser la rivière à gué après quelques heures de marche de long de la berge. Le détour était minime et le Dúnadan estimait cet itinéraire plus rapide que celui longeant la rivière jusqu’au Dernier Pont de la Route Est-Ouest. Le Borgne guidait les deux Elfes en suivant un itinéraire qui les détournaient à peine de celui qu’aurait choisi un oiseau pour se rendre de Tharbad à Fendeval.

Les voyageurs s’accordaient peu de repos pour pouvoir atteindre leur destination au plus vite. Ils avaient déjà vu plusieurs ruines isolées depuis leur départ et ils arrivèrent devant les restes d’un petit village qui avaient encore dû être habité quelques générations plus tôt. Il n’en restait maintenant que quelques murs de pierres aux trois quarts écroulés, s’élevant depuis un sol argenté qui chassait doucement les ors et les bronzes de l’automne. La partie du Cardolan qu’ils traversaient s’était grandement dépeuplée depuis la dernière bataille contre l’Angmar et de telles ruines étaient tout ce qui subsistait d’une population autrefois dense.

Après une longue demi-journée de marche ininterrompue, le Borgne s’approcha du rivage et proposa une halte à ses deux compagnons. L’eau qui longeait les ruines était claire comme le cristal et des galets ronds de multiples couleurs étaient discernables au fond du ruisseau. Finvallen prit leurs gourdes et se dirigea vers le cours d’eau, tandis que Luinelin rejoignait leur compagnon mortel. Celui-ci regardait les ruines avec résignation.

— Les terres du Cardolan étaient autrefois particulièrement riches et prospères, dit-il : peut-être davantage que celles situées au nord de la Route Est-Ouest. Depuis la bataille d’Amon Sûl, les Dúnedain ne peuvent plus assurer la sécurité de la population des campagnes situées entre le Baranduin et la Mitheithel. De nombreux villages comme celui-ci, trop éloignés des grandes cités fortifiées, ont peu à peu été désertés. C’est étrange de voir à quelle vitesse le temps fait son œuvre pour ne laisser qu’un vague souvenir de ces bâtiments qui ont sans doute abrité des familles pendant d’innombrables générations…

En écoutant de loin les propos du Borgne, Finvallen avança un peu le long de la rive et commença à marcher dans l’eau. Le clapotis accompagnait ses pas tandis qu’elle restait à proximité de la berge, le niveau de l’eau n’atteignant pas ses genoux. Elle remplit les trois gourdes et les lança sur la rive près de ses compagnons. L’Elfe aux cheveux d’or s’accroupit ensuite pour scruter plus longuement les galets. Elle observa la rive et avança encore de quelques pas pour finalement se pencher vers un petit renfoncement ombragé. Quelques pierres du rivage s’avançaient au-dessus du cours d’eau sur une surface qui ne recevait jamais la lumière directe du soleil. Une fois dans la zone d’ombre, Finvallen plongea la main dans l’eau pour venir toucher les galets caressés par le courant.

— Le tribut à payer après l’assaut sur Amon Sûl a été trop élevé pour le Cardolan, continua Elvellon, et nous ne sommes plus suffisamment unis ou organisés. Toutes ces terres ne sont désormais plus que le reflet du souvenir d’un Royaume autrefois glorieux…

Luinelin récupéra les gourdes pleines et en tendit une à Elvellon. Le Dúnadan regardait Finvallen qui continuait de passer sa main sur les galets situés sous l’eau en se déplaçant lentement. Elle sourit à plusieurs reprises, comme si elle dialoguait avec la rivière. Luinelin avait bien ressenti l’émotion d’Elvellon évoquant l’héritage de ces contrées et lui répondit :

— Le Cardolan est toujours debout.

— Je ne parlais pas du Cardolan… mais de l’Arnor. L’influence des Númenóréens n’est plus que l’image déformée de l’héritage ramené jadis par Elendil le Grand.

Cette fois-ci l’Elfe ne répondit pas. Quand l’Arnor avait laissé la place à ce que les Hommes avaient appelé les Royaumes Frères, des dissensions internes avaient grandement affaibli l’héritage de Númenor ; les Hommes et les Elfes en étaient conscients mais il était trop tard pour refaire le passé. Le Borgne regardait toujours leur compagne qui continuait de caresser les galets immergés. Elle sortit une pierre assez lourde qui tenait à peine dans sa main, puis regarda le Dúnadan avec un grand sourire qui ressemblait à une expression de triomphe. Il la regarda en haussant les sourcils autant que les épaules pour amplifier l’interrogation qu’il ne formulait pas…

— De la mousse mithwan, dit-elle d’une voix chantante. Nombreux sont les Hommes qui ont apprécié le fait que j’en ai sur moi, que ce soit de ce côté-ci des montagnes ou bien de l’autre !

Elle gratta la surface du galet pour montrer la fine barbe de couleur bleu-gris qui en recouvrait une partie.

— Il y en a plein, ajouta-t-elle avec un sourire presque enfantin. La mousse sèche vite et se conserve longtemps… J’en récupère autant que je peux et je vous rejoins !

Finvallen replongea les mains dans l’eau fraîche pour identifier des pierres suffisamment douces au toucher pour trahir la présence de mousse. Elle revint près de ses compagnons quelques minutes plus tard, manifestement enchantée parce qu’elle avait pu collecter.

— Vous n’avez pas changé ! dit Luinelin en lui tendant quelques baies.

— Je comprends bien pourquoi autant d’habitants du Minhiriath vous connaissent sous le nom de « la Botaniste », ajouta Elvellon.

Carte**

[Image: Morgael---Carte---Partie-1---Post-07-202...gnette.jpg]

Lexique***

Bruinen : Rivière prenant sa source dans les Hithaeglir et se jetant dans la Mitheithel. (S. « Bruyandeau », 1ère trad. « Sonoreau/Sonoronne », lit. « Forte Eau »)
Dernier Pont : Pont situé sur la Route Est-Ouest permettant de franchir la Mitheithel.
Eregion : Région d’Eriador situé à l’est de la Mitheithel. (S. « Houssière », 1ère trad. « Houssaie », lit. « Pays du Houx »)
Mithwan : Plante médicinale. Mousse poussant sur les galets immergés ne prenant pas le soleil. (S. « Mousse Grise » (?))

* Référence IRL : Paul Piché, extrait de Avec l’amour.
** Toutes les informations mentionnées depuis le début du récit apparaissent sur la carte.
*** Seules les entrées non mentionnées précédemment sont listées ici. Elles ne contiennent que des informations succinctes et nécessaires au récit (ainsi que les significations dans les langues inventées, avec S. pour sindarin, N. pour noldorin, Q. pour quenya, K. pour khuzdul). Les termes et informations en italique ou sans lien vers l’encyclopédie sont non-canoniques. Si la description d’une entrée du lexique mentionne elle-même un nouveau terme absent du lexique, ce dernier n’est pas ajouté. Les termes apparaissant dans les épigraphes et les titres ne sont pas listés.
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#28
<Intense Jubilation>  Very Happy
Je m'y serais cru : l'animiste a insisté pour chercher des plantes médicinales, et il a fallu pour Irwin arpenter la liste des merveilles d'Eriador pour lui dénicher une rareté qui colle avec la saison et l'endroit...
Mais je ne doute pas que ces efforts louables sauvent une vie avant la fin de l'aventure !
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#29
8. Tyrn Formen

Le froid de l’hiver permet d’apprécier la chaleur de la maison.*
Dicton d’Eriador

Après leur longue entrevue, Baranion avait précisé à Nári qu’ils ne pourraient partir avant plusieurs jours. Le Dúnadan ne pouvait quitter la capitale aussi rapidement : ce déplacement imprévu demandait une certaine organisation afin de déléguer ses responsabilités. Le Nain avait profité de ce temps pour se reposer de son long périple depuis les Ered Luin. Leur expédition à Minas Uilos durerait en tout une vingtaine de jours : une semaine était nécessaire pour s’y rendre ; Baranion resterait ensuite avec Nári pendant quatre ou cinq jours puis ils prendraient le même itinéraire dans l’autre sens afin de retourner à Fornost.

Les deux voyageurs étaient finalement partis tôt le matin du dixième jour de l’hiver. Ils marchaient sans urgence et se reposaient dans les refuges répartis le long du trajet.

Trois jours après leur départ, ils étaient toujours sur une ancienne route pavée qui accusait lourdement son âge. La pluie était glacée et, même en pleine journée, les épais et sombres nuages rendaient le paysage triste et inquiétant. Baranion expliqua à Nári que les terres situées au nord-est de Fornost étaient de moins en moins habitées depuis l’essor du royaume d’Angmar. Il supposait même que, d’ici quelques décennies, il ne resterait plus que des casernes militaires et des avant-postes frontaliers. Les routes qui se rendaient vers le nord étaient moins entretenues que par le passé et celle qu’ils arpentaient actuellement serpentait à travers d’innombrables crêtes aux reliefs marqués. Ces séries de coteaux parsemaient plusieurs régions de l’Eriador et notamment le territoire de l’Arthedain.

Tout voyageur venant de Montauvant profitait d’un paysage semblant accueillant : des alignements de douces landes ondulées s’étendaient à perte de vue. Ce calme n’était qu’une illusion masquant d’immenses autels naturels : les vents avaient doucement nivelé un côté des collines mais les versants opposés étaient quant à eux de longues pentes accidentées. Certaines étaient si escarpées qu’elles formaient d’impressionnants a-pics infranchissables. Ces crêtes rocheuses s’étendaient le long de courbes naturelles qui avaient en leur temps défini les frontières des sous-divisions administratives de l’Arnor.

Nári n’avait franchi la rivière Lhûn que très récemment et il découvrait toutes ces terres. La dégradation de la route n’avait pas échappée à son regard acéré et les connaissances héritées de son peuple lui permettaient d’établir aisément le profil géologique de la majorité des paysages qu’ils visitaient. La région qu’ils traversaient actuellement bénéficiait d’un soubassement essentiellement sédimentaire, riche en calcaire et en grès, qui était bien différent des plateaux que l’on trouvait à l’est des Ered Luin.

Le Nain n’était pas avare en questions concernant les ressources des régions environnantes et Baranion lui expliqua que de nombreuses mines d’argent avaient jadis été exploitées par les Dúnedain dans cette région qu’ils appelaient les Coteaux du Nord. La très grande majorité de ces filons avaient néanmoins été épuisés du temps de l’Arnor et il n’en restait actuellement guère plus qu’une poignée. Si Nári ne semblait pas perturbé par les rafales de vent qui s’engouffraient violemment entre les crêtes, Baranion passait son temps à resserrer contre lui sa lourde cape de fourrure. Malgré la pluie omniprésente, les pentes de nombreuses collines orientées au nord accueillaient parfois de grandes étendues blanches.

— Nous sortons d’un automne sévère, grommela l’Homme d’un air peu rassuré. Je n’avais jamais vu de froid aussi précoce que cette année : un givre persistant a commencé à se manifester dès le début de Narbeleth. Si l’hiver chasse l’automne aussi tôt, je n’ose même pas imaginer les températures que nous allons subir dans quelques semaines…

— À mes yeux vous vivez pourtant dans un royaume bien doux, répondit le Nain : j’ai quitté mes montagnes en été mais le vent devait être aussi perçant et la température était à peine moins fraîche !

Baranion ouvrit de grands yeux et répondit à son compagnon de voyage :

— Je comprends alors pourquoi peu d’Hommes de l’Eriador entretiennent encore des rapports avec votre peuple !

— Oh, nous ne sommes qu’une toute petite communauté : il ne reste hélas guère plus de quelques familles dans ces hauteurs. D’autres colonies situées moins haut dans les montagnes ou plus près du Golfe du Lhûn ont encore des contacts avec des communautés situées dans la vallée.

— Avec des Elfes ?

Le Nain ne répondit pas tout de suite…

— Hmmmmmmm, marmonna-t-il, surtout des Hommes. Il y a effectivement quelques Elfes dans la vallée, mais plutôt dans sa partie méridionale, et nous n’avons que peu de rapports avec eux désormais…

Baranion ne posa pas d’autre question.

Carte**

[Image: Morgael---Carte---Partie-1---Post-08-202...gnette.jpg]

Lexique***

Narbeleth : Mois d’octobre. (S. « Soleil descendant »)

* Référence IRL : Jacques Chessex, extrait de Batailles Dans l’air.
** Toutes les informations mentionnées depuis le début du récit apparaissent sur la carte.
*** Seules les entrées non mentionnées précédemment sont listées ici. Elles ne contiennent que des informations succinctes et nécessaires au récit (ainsi que les significations dans les langues inventées, avec S. pour sindarin, N. pour noldorin, Q. pour quenya, K. pour khuzdul). Les termes et informations en italique ou sans lien vers l’encyclopédie sont non-canoniques. Si la description d’une entrée du lexique mentionne elle-même un nouveau terme absent du lexique, ce dernier n’est pas ajouté. Les termes apparaissant dans les épigraphes et les titres ne sont pas listés.
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#30
9. Athrabeth

Le premier pas vers la sagesse est de douter de tout. Le dernier pas est d’accepter tout.*
Erestor, conseiller d’Elrond le Semi-Elfe

Une grande carte de l’Eriador était posée sur l’immense table de pierre. Tout autour se trouvaient de nombreuses personnalités importantes d’Imladris : une telle réunion était la preuve irréfutable que la situation était très sérieuse et l’inquiétude comme la fatigue pouvaient facilement se lire sur les visages d’Elvellon, de Luinelin et de Finvallen. Même s’ils ne s’étaient pas rendus dans la Dernière Maison Hospitalière depuis longtemps, les trois compagnons de voyage la connaissaient bien puisqu’ils y avaient tous séjourné pendant une partie de leur vie. Les deux Elfes l’avaient découverte à une époque bien antérieure à la naissance de leur compagnon mais Imladris semblait immuable et peu de choses avaient changé. Tous trois connaissaient Elrond le Semi-Elfe, ainsi que ses enfants et son épouse Celebrían.

Les trois voyageurs avaient pu franchir la Mitheithel au gué mentionné par Elvellon. Ils avaient ensuite longé la Bruinen en s’accordant le minimum de haltes nécessaires pour lutter contre la fatigue, continuant souvent d’avancer sous la faible lueur de la lune descendante. Grâce à leurs efforts, ils avaient finalement pu atteindre la vallée d’Imladris en seulement dix jours de marche forcée.

Après avoir entendu les informations qu’ils ramenaient du Cardolan, Maître Elrond avait organisé un Conseil en urgence. Les sages et les conseillers présents à Fendeval avaient ainsi été convoqués et on pouvait voir autour de la table plusieurs Elfes d’importance, dont beaucoup étaient connus des trois compagnons. Parmi ceux résidant dans la vallée se trouvaient actuellement les deux fils d’Elrond, Elladan et Elrohir, le conseiller Erestor, ainsi que Glorfindel aux cheveux d’or. D’autres hôtes d’Elrond étaient familiers aux voyageurs, même s’ils ne les connaissaient parfois que de nom ou de vue.

Les compagnons avaient exposé les premières informations ramenées de Tharbad et chacun autour de la table avait pris quelques minutes pour les analyser par le prisme de leurs connaissances. Après un long silence, un Elfe arborant un diadème brillant se leva pour prendre la parole. Il s’appelait Harnedir et Elvellon le connaissait en tant qu’ambassadeur régulier d’Imladris à la cour d’Arthedain.

— Je me permets d’attirer votre attention sur ce peuple qui s’est installé il y a quelques années au cœur de l’Arthedain, dit-il. L’offre généreuse du roi Argeleb leur a permis de bénéficier d’un terrain vaste et fertile, mais nous ne savons que peu choses sur ces nouveaux habitants. N’est-il pas envisageable que le mal que vous mentionnez ait pu venir de là ? Il se serait répandu par le Chemin Gris et aurait ainsi infecté Tharbad avant de poursuivre vers le sud…

— Je ne pense pas, répondit un Elfe vêtu de vert en se levant à son tour.

Súlgeleth était connu des trois compagnons : c’était un voyageur originaire de Lórinand, la forêt du royaume d’Amroth située de l’autre côté des Hithaeglir. Il faisait régulièrement le déplacement entre Imladris et Lórinand et était un éclaireur bien connu de la vallée. Il continua :

— Une branche de leur peuple a séjourné entre la Mitheithel et la Bruinen pendant quelques décennies. Ils forment des communautés discrètes mais je les ai côtoyés à plusieurs reprises. C’est un peuple simple, tranquille, organisé et civilisé… bien davantage que ceux que l’on peut désormais rencontrer quand on erre dans les terres du Rhudaur aujourd’hui…

Gwaeros, un Sinda arrivé du Lindon peu de temps auparavant, acquiesça à son tour. C’était un ami de Luinelin et ils avaient tous deux longuement navigué dans le Golfe du Lhûn.

— Les différentes régions civilisées que j’ai pu traverser depuis Mithlond n’avaient pas l’air marquées par une quelconque maladie, dit-il. Le jeune peuple que vous mentionnez appelle son territoire le Comté : il était particulièrement accueillant et j’ajouterai qu’ils m’ont paru en excellente santé.

— Je suis d’accord avec vous, confirmat Luinelin : je ne connais rien de ces Demi-Hommes mais les rats morts que nous avons identifiés à Tharbad étaient sur les bateaux qui venaient du Gondor, et de Pelargir plus exactement. Finvallen pense que la peste vient des rats et Elvellon a confirmé ce fait à partir des connaissances archivées par les Dúnedain.

— Effectivement, affirma le Borgne : j’ai pu le lire dans des écrits historiques conservés en Arnor. Il y est fait mention de quelques épidémies localisées en Eriador, observées notamment par les Númenóréens au Deuxième Âge. Les rats morts y étaient toujours mentionnés.

— J’ai pu voir des cas de cette maladie à l’est du Rhovanion le long de la Celduin, ajouta Finvallen. La peste n’avait pas traversé Eryn Galen et s’était arrêtée bien avant le Barandor. Le Gondor et Nan Anduin avaient alors été épargnés. Radagast le Brun m’avait enseigné différentes façon d’apaiser les souffrances des malades : il n’avait encore jamais été confronté à cette maladie et ne connaissait alors que peu de moyens de la combattre. Cette épidémie était sans doute restée trop loin du Gondor pour être seulement mentionnée dans les archives des Dúnedain mais il est certain qu’elle venait de Rhûn… et les rats étaient également présents. Les rongeurs sont avec certitude le vecteur de la propagation de la maladie vers l’Homme. Les navires qui transportent des marchandises depuis Pelargir et qui remontent le Gwathló jusqu’à Tharbad ne sont pas exempts de ces petits voyageurs à quatre pattes… et je crains que les ombres du fleuve n'aient pas suffit à les faire fuir.

Un silence s’installa autour de la table jusqu’à ce qu’une voix chantante se fasse entendre. Personne ne se leva mais tous ceux qui l’avaient déjà entendue se souvenaient de sa mélodie. Glorfindel aux cheveux d’or était un sage, un proche de Maître Elrond qui connaissait particulièrement bien les régions environnant la vallée : il s’exprimait rarement mais mentionnait toujours des éléments d’importance – même s’ils n’apparaissaient pas toujours comme tel pour les moins sages.

— Les feuilles sont tombées tôt cette année, dit-il, et les arbres se sont parés de leur manteau blanc bien plus rapidement que d’ordinaire. L’hiver sera rude.

Il regarda les fils d’Elrond, avec qui il avait l’habitude de voyager autour de la vallée, puis Erestor, l’un des plus proches conseillers de Maître Elrond. Celui-ci se tourna alors vers Finvallen et demanda :

— Faut-il prévoir que cette maladie ait des répercussions importantes sur le territoire des Hommes ? Peut-elle atteindre et affecter des populations entières ?

Comme si elle ressentait déjà la douleur des peuples de l’Eriador, Finvallen répondit d’un léger mouvement de tête, sans prononcer une seule parole.

Gwaeros du Lindon demanda la parole à nouveau et évoqua les foyers de population les plus proches de Mithlond. Harnedir intervint à son tour pour parler des territoires les plus peuplés de l’Arthedain et Elvellon apporta sa pierre à l’édifice en présentant la situation du Cardolan telle qu’il la connaissait. Les échanges durèrent encore un long moment. Il était rare qu’Imladris voit des réunions où la situation de presque tous les peuples d’Eriador était évoquée. Plus la nuit avançait et plus la situation semblait grave. De nombreux éléments s’ajoutaient peu à peu et, parmi les trois voyageurs, Luinelin était le seul qui semblait deviner ce que les Sages ne prononçaient pas.

— Les Elfes auront du mal à évaluer l’impact que peut avoir une épidémie sur les mortels, annonça finalement Elrond, mais, si ces maux nous sont peu connus, il nous incombe de porter notre regard vers d’autres troubles…

Le Semi-Elfe observa la grande carte de l’Eriador qui avait été dépliée sur la table du Conseil. Les réflexions étaient pour l’instant toutes parties de la cité de Tharbad. Les regards s’étaient tantôt dirigés vers le sud, à la recherche des origines de cette épidémie, tantôt vers le centre de l’Eriador pour tenter d’évaluer la propagation possible de l’épidémie.

Tous les membres du Conseil purent cependant suivre le regard d’Elrond qui s’orienta au nord de la carte… au-delà des zones habitées par les Hommes. Un lourd silence s’était installé et c’est finalement Elvellon qui le rompit pour poser la question qui lui brûlait ses lèvres :

— Est-il envisageable que le Roi-Sorcier d'Angmar ait d’autres armes que des Hommes, des Orques et du métal ?

— Je crains de ne pas avoir de réponse à cette question, répondit Elrond, mais ne pas intégrer ce fléau dans un schéma bien plus vaste serait une erreur.

Depuis la mention de l’Angmar, le Borgne avait remarqué qu’une ombre semblait être tombée sur la Botaniste. Alors que l’attention de tous s’était portée sur les terres du Roi-Sorcier, elle n’avait même pas réussi à fixer le nord de la carte. Le Dúnadan avait également remarqué que cette réaction n’avait pas échappée à Luinelin : l’attention du Lancier s’était portée sur Finvallen dès que le débat avait changé de sujet. Elvellon se reconcentra, posa sa main sur la carte et continua :

— L’Arthedain ne reste pas oisif devant la menace du Roi-Sorcier, dit-il en montrant la partie occidentale de l’Eriador.

Son doigt se déplaça ensuite vers le haut de la carte et il ajouta :

— Le Royaume a toujours maintenu des avant-postes dans la partie la plus septentrionale de leurs terres. L’Angmar n’est certainement pas maîtrisé par les Dúnedain, ou même contenu, mais il est surveillé.

— Les Elfes surveillent également de près les mouvements dans le nord, confirma Elladan, l’un des fils d’Elrond. Mais l’hiver est là et, si nous devons envisager le pire, il est à craindre que nos dernières informations soient déjà obsolètes.

— Il y a longtemps que les forces du Roi-Sorcier ne sont pas sorties de ses forteresses du nord, rappela Glorfindel. La Bataille d’Amon Sûl a eu lieu il y a plus de deux siècles mais, même si l’Angmar a payé un lourd tribut, la forteresse de Carn Dûm n’a pas été vidée de ses forces. Les Elfes ont actuellement une bonne connaissance de ce qui se passe sur les terres de l’ancien Rhudaur mais je crains que le vent ne nous ait pas apporté suffisamment d’informations pertinentes sur les mouvements ayant lieu au-delà.

Erestor ajouta :

— Cette maladie affecte les mortels : n’oublions pas que de nombreux Hommes ont aussi prêté allégeance à l’Angmar. Si la peste que nous évoquons doit finalement se répandre dans l’ensemble de l’Eriador, elle ne s’arrêtera pas non plus devant les portes de l’Ennemi…

La remarque était intéressante. Quelle que soit son origine, la peste était arrivée en Eriador par le sud et les discussions tournèrent longuement autour de la meilleure façon d’agir pour empêcher l’épidémie de poursuivre sa route vers le nord. S’il fallait tout tenter pour bloquer l’épidémie afin de protéger le Cardolan septentrional, le Comté et l’Arthedain, cela l’empêcherait bien sûr d’atteindre l’Angmar. Beaucoup d’options furent évoquées pendant cette longue nuit de réunion. Après avoir longuement débattu, les différents intervenants se turent et Elrond regarda finalement les trois voyageurs venus du Cardolan :

— Vous avez pris des risques pour nous apporter au plus vite ces informations depuis Tharbad mais elles sont précieuses et nous allons les utiliser au mieux pour apporter notre aide aux peuples d’Eriador.

Il se leva puis regarda les différents membres du Conseil avant de parler d’une voix claire :

— La maîtrise des informations est d’une grande importance pour aider au mieux l’Eriador et nous allons envoyer des messagers et des éclaireurs pour suivre l’évolution de la situation. Il nous faut informer nos alliés de ce que nous savons. Des coursiers partiront vers Fornost Erain et Mithlond : nous devons partager nos hypothèses avec Argeleb et Círdan. Si le navire venait du Gondor, l’épidémie doit à l’heure actuelle y être plus avancée qu’en Eriador : des messagers s’y rendront également pour connaître la situation de nos alliés du sud. Nous connaissons mal la peste mais peut-être pourrons-nous aider les habitants du Minhiriath qui doivent être les plus atteints par le fléau. Il faudra aussi franchir les Hithaeglir pour se renseigner auprès de Radagast : sans doute sait-il mieux que quiconque comment aider les Hommes à lutter contre ce fléau. Enfin nous ne détournerons pas notre regard du nord : un autre groupe partira vers les frontières septentrionales de l’Arthedain pour se renseigner sur la situation aux portes de l’Angmar. Les avant-postes maintenus par les Dúnedain sont occupés par leurs meilleurs soldats et ce sont eux qui connaissent le mieux la situation actuelle des forces du Roi-Sorcier : nos messagers devrons se renseigner sur les mouvements récents de l’Angmar.

Le Semi-Elfe insista sur les dangers inhérents aux différentes missions… Tous écoutaient les perspectives à venir et beaucoup cherchaient comment aider au mieux les peuples d’Eriador. Luinelin regardait Finvallen pendant la conclusion de Maître Elrond : elle avait toujours les yeux baissés et ses épaules semblaient alourdies par un fardeau invisible. Le Lancier échangea ensuite un rapide regard avec le Borgne : ils avaient écouté les différents besoins du Conseil et semblaient d’accord sur la façon dont ils pourraient contribuer.

Luinelin le Lancier se leva pour capter l’attention des membres du Conseil et son mouvement fut rapidement imité par Elvellon le Borgne.

— Nous irons nous renseigner sur la situation de l’Angmar, dit l’Elfe en regardant rapidement son compagnon de Tharbad. Je me suis rendu plusieurs fois dans ces contrées nordiques depuis Imladris et je connais suffisamment les chemins du Rhudaur pour y arriver rapidement.

Ni Elvellon ni Luinelin n’ignorait les dangers inhérents à une telle mission. Les membres du Conseil admirent qu’il fallait envoyer des messagers rapides et sûrs. Il n’était pas nécessaire d’être nombreux et ils pourraient partir avec des chevaux d’Imladris, des montures reposées et dont le trot vif comme le vent leur ferait gagner un temps précieux.

D’autres offrirent leur aide spontanément. Glorfindel et les fils d’Elrond prépareraient les forces armées d’Imladris, au cas où les sujets débattus pendant la nuit ne soient que les prémices d’une guerre inévitable. Harnedir proposa de retourner immédiatement au Lindon pour tenir Círdan au courant de tout ce qui s’était dit.

Avant ce conseil, Súlgeleth pensait attendre le printemps pour traverser les Hithaeglir et rentrer chez lui en Lórinand mais il annonça qu’il partirait finalement dès que possible. Il ne comptait pas s’arrêter longtemps au Royaume d’Amroth et continuerait son périple jusqu’à Rhosgobel : il reviendrait au plus vite avec les informations que lui communiquerait Radagast.

Carte**

[Image: Morgael---Carte---Partie-1---Post-09-202...gnette.jpg]

Lexique***

Amroth : Elfe. Roi de Lórinand. (S. « Grimpeur » (?))
Barandor : Zone située entre Eryn Galen et le Gondor. (S. « Terres Brunes »)
Carn Dûm : Forteresse du Roi-Sorcier d’Angmar. (Q/K(?). « Maison Rouge »)
Celduin : Rivière du Rhovanion. (S. « Rivière Courante »)
Celebrían : Elfe. Épouse d’Elrond. (S. « Reine d’Argent »)
Círdan : Elfe. Dirigeant de Mithlond. (S. « Constructeur de Navires »)
Comté : Territoire offert par le roi d’Arthedain aux Hobbits.
Elladan : Semi-Elfe. Fils d’Elrond. (S. « Elfe-Homme »)
Elrond : Semi-Elfe. Sage. Dirigeant d’Imladris. (S. « Dôme Étoilé »)
Elrohir : Semi-Elfe. Fils d’Elrond. (S. « Elfe-Chevalier »)
Erestor : Elfe. Conseiller d’Elrond. (S. ?)
Eryn Galen : Grande forêt située à l’est des Hithaeglir. (S. « Vertbois-le-Grand », lit. « Bois Vert »)
Glorfindel : Elfe. (Q/S(?). « Tête d’Or »)
Gwaeros : Elfe du Lindon. (S. « Pluie des Vents »)
Harnedir : Elfe d’Imladris. Ambassadeur régulier d’Elrond en Arthedain. (S. « Qui regarde vers le Sud »)
Lórinand : Forêt elfique située à l’est des Hithaeglir. (N. « Vallée d’Or », lit. « Vallée de Lumière Dorée »)
Mithlond : Port elfique situé à l’ouest de l’Eriador, en Lindon. (S. « Havres Gris »)
Nan Anduin : Grande vallée située à l’est des Hithaeglir. (S. « Vallée du Long Fleuve »)
Pelargir : Grand port du Gondor. (S. « Rade des Navires du Roi »)
Radagast : Sage demeurant à l’est des Hithaeglir. (S. « Ami des Bêtes »)
Rhosgobel : Demeure de Radagast située à l’est des Hithaeglir. (S. « Ville Brune »)
Rhovanion : Vaste région de la Terre du Milieu située à l’est des Hithaeglir. (S. « Sauvagerie/Contrée Sauvage », 1ère trad. « Désert/Pays Sauvage », lit. « Région Sauvage »)
Rhûn : Vaste région de la Terre du Milieu située loin à l’est des Hithaeglir, au-delà du Rhovanion. (S. « Est »)
Sindar (sg. Sinda) : Branche d’Elfe (Q. « Elfes Gris »)
Súlgeleth : Elfe de Lórinand. (S. « Courant Venteux » (?))

* Référence IRL : Georg Christoph Lichtenberg.
** Toutes les informations mentionnées depuis le début du récit apparaissent sur la carte.
*** Seules les entrées non mentionnées précédemment sont listées ici. Elles ne contiennent que des informations succinctes et nécessaires au récit (ainsi que les significations dans les langues inventées, avec S. pour sindarin, N. pour noldorin, Q. pour quenya, K. pour khuzdul). Les termes et informations en italique ou sans lien vers l’encyclopédie sont non-canoniques. Si la description d’une entrée du lexique mentionne elle-même un nouveau terme absent du lexique, ce dernier n’est pas ajouté. Les termes apparaissant dans les épigraphes et les titres ne sont pas listés.
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