Note liminaire: une récente discussion avec "Yoeril", sur le Discord Tolkiendil, m'a fait dire que j'avais quelques théories qui vaudraient peut-être une notule que jamais je n'ai écrite... Il n’empêche, à retrouver et relire mes vieilles notes, l'« Errance n°2 » n'était pas loin d'une forme que je peux à la rigueur reprendre ci-dessous avec quelques aménagements.
Errances linguistiques - En Terre d'Aulë
Si l'on suit les épithètes qui accompagnent souvent son nom, Aulë est qualifié de Faiseur (Maker, Silm., p. 44) et de Forgeron (Smith, LotR, p. 1137).
Ce nom, attesté dès les Contes Perdus, est glosé dans les lexiques contemporains comme « Forgeron » (Smith, PE n°13, p. 104). Christopher Tolkien, en appendice à la Formation de la Terre du Milieu, a inclus plusieurs fragments en vieil anglais écrits par son père, présentés, dans un cadre intradiégétique, comme traduits par le marin Ælfwine. Aulë y est appelé Cræftfréa, un nom au sens transparent, combinant cræft « pouvoir » ou « art », et fréa « souverain » ou « seigneur ».
Dans les Étymologies des années 1930, le nom Aulë est dérivé de la racine *GAW(A) « penser, concevoir, inventer » (p. 358 ), qui produit également le mot commun quenya aule « invention », ainsi que le cognat noldorin Gaul. Un de ses surnoms est Barthan, « Artisan du Monde, World-artificer ».
Dans le Lexique Gnomique antérieur (p. 62), il était désigné par Ôla, traduit comme « Dieu des Arts » (God of Crafts).
Si la forme q(u)enya est demeurée remarquablement stable, il n'en va pas de même pour son équivalent dans l'autre grande langue construite par Tolkien, qui évolua de manière significative, sur un plan extradiégétique, du gnomique au noldorin, puis au sindarin.
Bien plus tard, dans l'essai Quendi and Eldar (vers 1959-1960), Tolkien donne une forme en valarin : Aʒūlēz (The War of the Jewels, p. 399), de « signification inconnue ».Pour ce que l'on en sait, il s'agit du dernier texte qu'il a écrit sur la question.
Aulë est bien évidemment le créateur du peuple des Nains, et le Silmarillion, ch. 2, nous donne son nom supposé dans la langue khuzdule qu'il créa pour eux : Mahal (« Aulë the Maker, whom they call Mahal »). Il a été supposé que « Faiseur » voire « Créateur » pouvait être la signification de ce théonyme (cf. par ex. Åberg « An Analysis of Dwarvish », 2000-2009).
Cela étant, plusieurs commentateurs ont aussi noté la ressemblance entre Mahal et le valarin māχan (The War of the Jewels, ibid.) « autorité, commandement » (par ex. Bador & Parmentier, « Le valarin : la langue secrète des Puissances », L'Arc et le Heaume n°6, 2019 p. 122-147).
De fait, les autres mots de la même famille permettent peut-être d'isoler un radical *māχ- ; le nom d'un grand seigneur des Nains, Azaghâl, permet peut-être quant à lui d'isoler un suffixe *-âl (et un radical *azagh- qui pourrait être apparenté à l'adûnaïque azgarâ- « guerroyer », Sauron Defeated, p. 439 --- de sorte que l'on pourrait alors avoir Mahal < *Māχ-āl, avec un sens tel que « (Seigneur) Qui Ordonne ».
Tout cela a déjà été proposé et commenté à de multiples reprises, sous la plume de plusieurs commentateurs dont votre serviteur. Ce n'est pas dénué de sens, mais on conviendra néanmoins que cela fait beaucoup de « peut-être ».
L'agencement du raisonnement, qui ferait qu'un Mahal incertain et un Azaghâl non glosé trouvent tous deux à la fois leur résolution idéale (resp. *« (Seigneur) Commandeur » et *« (Seigneur) Guerrier ») --- qui plus est convoquant le valarin et l'adûnaïque en chaînons manquants --- est un peu trop beau pour ne pas paraître douteux...
Revenons à Aʒūlēz. Se peut-il que J.R.R. Tolkien n'ait véritablement pas eu une idée quant à son interprétation, se limitant à imaginer une forme phonologique possible en Valarin ? Si tel est le cas,cette note ferait bien de s'arrêter ici. Mais permettons-nous quelques détours, si vous le voulez bien.
Le nom Aulus est assez fréquent en latin. Il viendrait, pense-t-on, de l'étrusque Avle, Av(i)le rattachée à l'idée d'« année ».
La langue étrusque est peu connue, attestée par environ 13 000 inscriptions datant du VIIIe siècle av. J-C. au Ie siècle après J.-C, principalement trouvées dans la péninsule italienne. On la suppose paléo-européenne, pré-indo-européenne. Des études récentes la rapprochent du réthique, une langue morte des Alpes orientale (environs 300 inscriptions répertoriées), et du lemnien de l'île égéenne de Lemnos (encore plus fragmentaire), dans ce qui pourrait constituer une famille tyrsénienne (Helmut Rix, 1998 ).
Les théories à son sujet ont évolué au gré des découvertes, mais du temps de Tolkien, on la pensait déjà comme un isolat, hors des langues indo-européennes, à l'instar du finnois ou du hongrois. La question est affaire de spécialistes, et dépasse notre présent propos. Retenons simplement que le nom Aule est chargé d'une histoire réelle et que J.R.R. Tolkien pouvait fort bien le savoir, et reconnaître là un mot aux racines étymologiques anciennes et obscures. Notre auteur aimait interroger et réinvestir de nouveaux sens d'anciens noms, comme le vieil anglais Earendel. Aurait-il pu avoir un savant jeu de mots ou de sonorités à l'esprit ?
Cependant, je crains que cet Aule-Aulus, fût-il latin ou étrusque, ne nous mène guère au-delà d'une pure ressemblance de forme, qu'il serait vain de vouloir pousser plus loin.
Mais bifurquons aussitôt sur un autre sentier.L'anglo-saxon eá signifie « rivière » ou « eau ». Il dérive, comme le latin aqua (et notre français « eau »), de l'indo-européen, par le proto-germanique *ahwō, qui donne en gotique aƕa, en ancien saxon aha, en islandais á, en suédois å, etc. Tout ce que je cherche ici, pour l'instant, c'est à montrer qu'une évolution d'une racine primitive (disons *aʒu-, si vous me suivez) vers des formes en au- ou ea- est non seulement plausible, mais bien attestée linguistiquement.
Ce n'est d'ailleurs pas uniquement l'apanage des langues indo-européennes ; le même genre de glissement opère dans les langues sémitiques antiques comme l'akkadien : Ea ou Aya...
Cet Ea akkadien, aussi connu sous le nom d'Enki dans les textes sumériens, est un dieu de l'eau (certes), mais aussi de la connaissance, de la sagesse et des arts (gašam), et... de la création (Nudimmud « Celui dont l'affaire est de fabriquer et de produire »). Selon les mythes, il serait le créateur de l'homme. On lui connaît de nombreux sous-dieux apparentés, ou hypostases, comme patrons des artisans et des guildes industrieuses.
Enki-Ea règne sur l'Apsû, l'abîme des eaux sur lequel repose la terre. Nés de lui, ou du moins venus de son royaume, Sept Sages, les « Carpes brillantes », enseignèrent aux hommes, avant le Déluge, la science, les arts et les techniques.
Me voyant venir, vous direz, et vous aurez sans doute raison, que je pousse un peu loin le trait et qu'au-delà du nombre, il n'y a point de ressemblance entre cette Heptade et les Sept Pères des Nains créés par l'Aulë de Tolkien, qui n'a par ailleurs aucun attribut marin.
Cela va de soi, puisque chez lui, ce domaine revient à Ulmo-Ul(l)ubōz --- dont le nom contient explicitement le terme valarin pour « eau » --- ou encore à Ossë-Oš(o)šai --- qui, probablement onomatopéique, évoque l'écume des vagues allant et venant.
Allons donc! Chez Tolkien, Aulë n'est-il pas plutôt, en effet, celui qui, tournant « ses pensées vers l'élément de la terre », entreprit de façonner cette dernière suite à sa vision de la Grande Musique ? Ou celui qui aide son épouse à façonner les deux Lampes des Valar ? Ou encore celui qui édifie les montagnes des Pelóri autour du pays de Valinor ?
Bref, c'est une puissance éventuellement chthonienne, mais certainement pas marine. En d'autres termes, Aulë n'est en rien l'Artisan des Océans ou des Mers, il a déjà bien à faire en Artisan au Façonnement de la Terre.
Aucun rapport, donc, avec l'Ea akkadien ? C'est peut être oublier en chemin que les dieux anciens sont issus de longues et complexes traditions. En sumérien, le nom Enki peut être décomposé en En « seigneur » et Ki, qui se réfère à la « Terre », quoique peut-être dans le sens d'un royaume de l'En-Bas.
Comprenez-moi bien, je ne suis cependant pas en train de vous dire que le conte sumérien des Sept Sages a un quelconque rapport avec les Sept Pères des Nains, ou qu'un Enki dieu de la Terre puisse être d'une quelconque manière rapproché d'Aulë. Tout cela relève de faisceaux qui convergent autant qu'ils divergent, sans rien de définitif.
Dans ce labyrinthe, empruntons encore une autre traverse...
Notons que nous connaissons, en langue valarine, les termes pour « feu » (rušur / uruš), « eau » (ullu / ulu) et « air » (šebeth). Si nous cherchions, en bons philosophes grecs, un élément constitutif du Monde, la « terre » nous manque. En revanche, dans la même liste que le feu et l'air, nous avons la « lumière » (ithīr). Les catégories dans lesquelles figurent ces termes, dans le texte que J.R.R. Tolkien attribue, dans un cadre intradiégétique encore, à l'Elfe Pengolodh, ne semblent pas complètement anodine, et pourraient laisser penser à une autre forme de conception du monde que celle de nos présocratiques.En Arda Marred, soit en Arda Méhaignée, la Terre entière est devenue l'Anneau de Morgoth (Morgoth's Ring)... Mais je m'égare encore sur une autre sente imprévue, à vous proposer ici un Méhain d'Arda en lieu du « marrissement » auquel vous être peut-être plus habitués, et à me risquer à tenter une explication possible pour l'absence apparente de l'élément « terre ». Ayant posé ces quelques indices propices à d'autres aventures, restons-en là pour l'instant sans les développer.
Tout de même : l'inimitié entre Melkor et Aulë est bien connue dans nos sources. Melkor, jaloux et envieux, n'a de cesse de nuire aux créations d'Aulë, et celui-ci tente toujours de remédier à ses méfaits.
Reprenons à l'un des croisements précédents, que nous avions marqué d'une petite pierre. Nous pourrions décomposer Aʒūlēz en *aʒu-le-z, avec et un -z nominal qui semble faire consensus au vu d'autres termes valarins attestés, et un -le putatif qui comme en quenya aurait une quelconque fonction dérivative.
Nous pourrions alors, comme on l'a vu, dire que cet *aʒu- peut évoluer en Au- ou en Ea-.
Le nom quenya Eä (« Création, Univers (matériel), Monde ») et le verbe associé ëa- (« être, exister ») nous reviennent à l'esprit.
Selon l'Ainulindalë, il s'agit du mot prononcé par le Créateur, Eru, pour matérialiser la Création : « Cela est, It is » ou « Que cela soit, Let it be ».
J.R.R. Tolkien a donné plusieurs interprétations quant à ce que Eä recouvre exactement par rapport au monde habité, au cosmos ou à l'univers (voir par ex. PE, n° 22 p. 122, 147 ; VT n°39 p. 20 en note ; NoME p. 231 en note). Ces détails importent cependant peu, si nous retenons qu'à l'origine, c'est en quelque sorte le fiat lux du monde imaginé par Tolkien, le mot de pouvoir ou de commandement qui rend la Création entraperçue dans la Musique des Ainur enfin tangible : l'ordre divin qui concrétise le Monde.
Opérons dès lors un retour au valarin māχan « autorité, commandement » et au khuzdul Mahal, et concluons sur une hypothèse dans ce même sens : le nom valarin Aʒūlēz pourrait être en lien avec Eä, la Création, et la Terre.
Il serait cependant bien présomptueux de croire que nous avons déchiffré, au terme de cette longue note, le mystère d'Aulë, tel un secret codé laissé à notre sagacité par J.R.R. Tolkien... Rien ne nous permet de le prétendre, et il est probable que le nom Aulë, comme tant d'autres, recèle des significations multiples, qui ne se laissent pas saisir aisément et que notre auteur n'a pas nécessairement voulu expliciter en conscience.
Il n'empêche, n'est-il pas plaisant de se hasarder sur de tels sentiers ?
D.
Errances linguistiques - En Terre d'Aulë
Si l'on suit les épithètes qui accompagnent souvent son nom, Aulë est qualifié de Faiseur (Maker, Silm., p. 44) et de Forgeron (Smith, LotR, p. 1137).
Ce nom, attesté dès les Contes Perdus, est glosé dans les lexiques contemporains comme « Forgeron » (Smith, PE n°13, p. 104). Christopher Tolkien, en appendice à la Formation de la Terre du Milieu, a inclus plusieurs fragments en vieil anglais écrits par son père, présentés, dans un cadre intradiégétique, comme traduits par le marin Ælfwine. Aulë y est appelé Cræftfréa, un nom au sens transparent, combinant cræft « pouvoir » ou « art », et fréa « souverain » ou « seigneur ».
Dans les Étymologies des années 1930, le nom Aulë est dérivé de la racine *GAW(A) « penser, concevoir, inventer » (p. 358 ), qui produit également le mot commun quenya aule « invention », ainsi que le cognat noldorin Gaul. Un de ses surnoms est Barthan, « Artisan du Monde, World-artificer ».
Dans le Lexique Gnomique antérieur (p. 62), il était désigné par Ôla, traduit comme « Dieu des Arts » (God of Crafts).
Si la forme q(u)enya est demeurée remarquablement stable, il n'en va pas de même pour son équivalent dans l'autre grande langue construite par Tolkien, qui évolua de manière significative, sur un plan extradiégétique, du gnomique au noldorin, puis au sindarin.
Bien plus tard, dans l'essai Quendi and Eldar (vers 1959-1960), Tolkien donne une forme en valarin : Aʒūlēz (The War of the Jewels, p. 399), de « signification inconnue ».Pour ce que l'on en sait, il s'agit du dernier texte qu'il a écrit sur la question.
Aulë est bien évidemment le créateur du peuple des Nains, et le Silmarillion, ch. 2, nous donne son nom supposé dans la langue khuzdule qu'il créa pour eux : Mahal (« Aulë the Maker, whom they call Mahal »). Il a été supposé que « Faiseur » voire « Créateur » pouvait être la signification de ce théonyme (cf. par ex. Åberg « An Analysis of Dwarvish », 2000-2009).
Cela étant, plusieurs commentateurs ont aussi noté la ressemblance entre Mahal et le valarin māχan (The War of the Jewels, ibid.) « autorité, commandement » (par ex. Bador & Parmentier, « Le valarin : la langue secrète des Puissances », L'Arc et le Heaume n°6, 2019 p. 122-147).
De fait, les autres mots de la même famille permettent peut-être d'isoler un radical *māχ- ; le nom d'un grand seigneur des Nains, Azaghâl, permet peut-être quant à lui d'isoler un suffixe *-âl (et un radical *azagh- qui pourrait être apparenté à l'adûnaïque azgarâ- « guerroyer », Sauron Defeated, p. 439 --- de sorte que l'on pourrait alors avoir Mahal < *Māχ-āl, avec un sens tel que « (Seigneur) Qui Ordonne ».
Tout cela a déjà été proposé et commenté à de multiples reprises, sous la plume de plusieurs commentateurs dont votre serviteur. Ce n'est pas dénué de sens, mais on conviendra néanmoins que cela fait beaucoup de « peut-être ».
L'agencement du raisonnement, qui ferait qu'un Mahal incertain et un Azaghâl non glosé trouvent tous deux à la fois leur résolution idéale (resp. *« (Seigneur) Commandeur » et *« (Seigneur) Guerrier ») --- qui plus est convoquant le valarin et l'adûnaïque en chaînons manquants --- est un peu trop beau pour ne pas paraître douteux...
Revenons à Aʒūlēz. Se peut-il que J.R.R. Tolkien n'ait véritablement pas eu une idée quant à son interprétation, se limitant à imaginer une forme phonologique possible en Valarin ? Si tel est le cas,cette note ferait bien de s'arrêter ici. Mais permettons-nous quelques détours, si vous le voulez bien.
Le nom Aulus est assez fréquent en latin. Il viendrait, pense-t-on, de l'étrusque Avle, Av(i)le rattachée à l'idée d'« année ».
La langue étrusque est peu connue, attestée par environ 13 000 inscriptions datant du VIIIe siècle av. J-C. au Ie siècle après J.-C, principalement trouvées dans la péninsule italienne. On la suppose paléo-européenne, pré-indo-européenne. Des études récentes la rapprochent du réthique, une langue morte des Alpes orientale (environs 300 inscriptions répertoriées), et du lemnien de l'île égéenne de Lemnos (encore plus fragmentaire), dans ce qui pourrait constituer une famille tyrsénienne (Helmut Rix, 1998 ).
Les théories à son sujet ont évolué au gré des découvertes, mais du temps de Tolkien, on la pensait déjà comme un isolat, hors des langues indo-européennes, à l'instar du finnois ou du hongrois. La question est affaire de spécialistes, et dépasse notre présent propos. Retenons simplement que le nom Aule est chargé d'une histoire réelle et que J.R.R. Tolkien pouvait fort bien le savoir, et reconnaître là un mot aux racines étymologiques anciennes et obscures. Notre auteur aimait interroger et réinvestir de nouveaux sens d'anciens noms, comme le vieil anglais Earendel. Aurait-il pu avoir un savant jeu de mots ou de sonorités à l'esprit ?
Cependant, je crains que cet Aule-Aulus, fût-il latin ou étrusque, ne nous mène guère au-delà d'une pure ressemblance de forme, qu'il serait vain de vouloir pousser plus loin.
Mais bifurquons aussitôt sur un autre sentier.L'anglo-saxon eá signifie « rivière » ou « eau ». Il dérive, comme le latin aqua (et notre français « eau »), de l'indo-européen, par le proto-germanique *ahwō, qui donne en gotique aƕa, en ancien saxon aha, en islandais á, en suédois å, etc. Tout ce que je cherche ici, pour l'instant, c'est à montrer qu'une évolution d'une racine primitive (disons *aʒu-, si vous me suivez) vers des formes en au- ou ea- est non seulement plausible, mais bien attestée linguistiquement.
Ce n'est d'ailleurs pas uniquement l'apanage des langues indo-européennes ; le même genre de glissement opère dans les langues sémitiques antiques comme l'akkadien : Ea ou Aya...
Cet Ea akkadien, aussi connu sous le nom d'Enki dans les textes sumériens, est un dieu de l'eau (certes), mais aussi de la connaissance, de la sagesse et des arts (gašam), et... de la création (Nudimmud « Celui dont l'affaire est de fabriquer et de produire »). Selon les mythes, il serait le créateur de l'homme. On lui connaît de nombreux sous-dieux apparentés, ou hypostases, comme patrons des artisans et des guildes industrieuses.
Enki-Ea règne sur l'Apsû, l'abîme des eaux sur lequel repose la terre. Nés de lui, ou du moins venus de son royaume, Sept Sages, les « Carpes brillantes », enseignèrent aux hommes, avant le Déluge, la science, les arts et les techniques.
Me voyant venir, vous direz, et vous aurez sans doute raison, que je pousse un peu loin le trait et qu'au-delà du nombre, il n'y a point de ressemblance entre cette Heptade et les Sept Pères des Nains créés par l'Aulë de Tolkien, qui n'a par ailleurs aucun attribut marin.
Cela va de soi, puisque chez lui, ce domaine revient à Ulmo-Ul(l)ubōz --- dont le nom contient explicitement le terme valarin pour « eau » --- ou encore à Ossë-Oš(o)šai --- qui, probablement onomatopéique, évoque l'écume des vagues allant et venant.
Allons donc! Chez Tolkien, Aulë n'est-il pas plutôt, en effet, celui qui, tournant « ses pensées vers l'élément de la terre », entreprit de façonner cette dernière suite à sa vision de la Grande Musique ? Ou celui qui aide son épouse à façonner les deux Lampes des Valar ? Ou encore celui qui édifie les montagnes des Pelóri autour du pays de Valinor ?
Bref, c'est une puissance éventuellement chthonienne, mais certainement pas marine. En d'autres termes, Aulë n'est en rien l'Artisan des Océans ou des Mers, il a déjà bien à faire en Artisan au Façonnement de la Terre.
Aucun rapport, donc, avec l'Ea akkadien ? C'est peut être oublier en chemin que les dieux anciens sont issus de longues et complexes traditions. En sumérien, le nom Enki peut être décomposé en En « seigneur » et Ki, qui se réfère à la « Terre », quoique peut-être dans le sens d'un royaume de l'En-Bas.
Comprenez-moi bien, je ne suis cependant pas en train de vous dire que le conte sumérien des Sept Sages a un quelconque rapport avec les Sept Pères des Nains, ou qu'un Enki dieu de la Terre puisse être d'une quelconque manière rapproché d'Aulë. Tout cela relève de faisceaux qui convergent autant qu'ils divergent, sans rien de définitif.
Dans ce labyrinthe, empruntons encore une autre traverse...
Notons que nous connaissons, en langue valarine, les termes pour « feu » (rušur / uruš), « eau » (ullu / ulu) et « air » (šebeth). Si nous cherchions, en bons philosophes grecs, un élément constitutif du Monde, la « terre » nous manque. En revanche, dans la même liste que le feu et l'air, nous avons la « lumière » (ithīr). Les catégories dans lesquelles figurent ces termes, dans le texte que J.R.R. Tolkien attribue, dans un cadre intradiégétique encore, à l'Elfe Pengolodh, ne semblent pas complètement anodine, et pourraient laisser penser à une autre forme de conception du monde que celle de nos présocratiques.En Arda Marred, soit en Arda Méhaignée, la Terre entière est devenue l'Anneau de Morgoth (Morgoth's Ring)... Mais je m'égare encore sur une autre sente imprévue, à vous proposer ici un Méhain d'Arda en lieu du « marrissement » auquel vous être peut-être plus habitués, et à me risquer à tenter une explication possible pour l'absence apparente de l'élément « terre ». Ayant posé ces quelques indices propices à d'autres aventures, restons-en là pour l'instant sans les développer.
Tout de même : l'inimitié entre Melkor et Aulë est bien connue dans nos sources. Melkor, jaloux et envieux, n'a de cesse de nuire aux créations d'Aulë, et celui-ci tente toujours de remédier à ses méfaits.
Reprenons à l'un des croisements précédents, que nous avions marqué d'une petite pierre. Nous pourrions décomposer Aʒūlēz en *aʒu-le-z, avec et un -z nominal qui semble faire consensus au vu d'autres termes valarins attestés, et un -le putatif qui comme en quenya aurait une quelconque fonction dérivative.
Nous pourrions alors, comme on l'a vu, dire que cet *aʒu- peut évoluer en Au- ou en Ea-.
Le nom quenya Eä (« Création, Univers (matériel), Monde ») et le verbe associé ëa- (« être, exister ») nous reviennent à l'esprit.
Selon l'Ainulindalë, il s'agit du mot prononcé par le Créateur, Eru, pour matérialiser la Création : « Cela est, It is » ou « Que cela soit, Let it be ».
J.R.R. Tolkien a donné plusieurs interprétations quant à ce que Eä recouvre exactement par rapport au monde habité, au cosmos ou à l'univers (voir par ex. PE, n° 22 p. 122, 147 ; VT n°39 p. 20 en note ; NoME p. 231 en note). Ces détails importent cependant peu, si nous retenons qu'à l'origine, c'est en quelque sorte le fiat lux du monde imaginé par Tolkien, le mot de pouvoir ou de commandement qui rend la Création entraperçue dans la Musique des Ainur enfin tangible : l'ordre divin qui concrétise le Monde.
Opérons dès lors un retour au valarin māχan « autorité, commandement » et au khuzdul Mahal, et concluons sur une hypothèse dans ce même sens : le nom valarin Aʒūlēz pourrait être en lien avec Eä, la Création, et la Terre.
Il serait cependant bien présomptueux de croire que nous avons déchiffré, au terme de cette longue note, le mystère d'Aulë, tel un secret codé laissé à notre sagacité par J.R.R. Tolkien... Rien ne nous permet de le prétendre, et il est probable que le nom Aulë, comme tant d'autres, recèle des significations multiples, qui ne se laissent pas saisir aisément et que notre auteur n'a pas nécessairement voulu expliciter en conscience.
Il n'empêche, n'est-il pas plaisant de se hasarder sur de tels sentiers ?
D.