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29.01.2022, 20:56
(Modification du message : 29.01.2022, 20:57 par Hisweloke.)
Selon Barbebois-Sylvebarbe, les Ents sont "faits des os de la terre" (LotR, III, 4) :
Citation :But Trolls are only counterfeits, made by the Enemy in the Great Darkness, in mockery of Ents, as Orcs were of Elves. We are stronger than Trolls. We are made of the bones of the earth.
Nombreux sont ceux qui ont déjà noté que les Trolls, contrefaçons des Ents, sont évidemment liés à la pierre puisqu'ils se changent, dans le Hobbit, en pierre lorsque paraît le soleil...
Sébastien Mallet, par exemple, le commentait dans "La disparition des géants", in La Feuille de la Compagnie, vol. 1, Œil du Sphinx, 2001, p. 65 et suiv.
Cette expression, "les os de la terre", m'interrogeait néanmoins. J'ai creusé un peu, et... heh ! Je ne sais pas si l'élément suivant a déjà été remarqué...
Après le déluge, Deucalion et Pyrrha créèrent une nouvelle race d'hommes en lançant des pierres (Pindare, Olympiques, IX, 42-53). Chez (le pseudo-)Apollodore plus tardif, cela leur ait octroyé par Zeus et ils lancent aussi des pierres, sans autre précision non plus, d'où naissent ces nouveaux hommes ( Biliothèque, I, 7, 2).
Mais chez Ovide, Métamorphoses (1, 383 et suiv), la formulation est plus innovante... Ils doivent jeter derrière eux les "os de leur grand-mère" – ils sont choqués et étonnés au début, puis finissent par comprendre que s'agissant de Gaia, autrement dit de la Terre. Ils en déduisent qu'ils ont en fait à lancer de simple pierres...
Citation :Puis le fils de Prométhée apaise la fille d'Épiméthée
et la rassure par ces paroles : « Ou mon intuition m'abuse,
ou les oracles respectent la piété et ne conseillent pas un sacrilège.
La grande mère est la terre ; les pierres dans le corps de la terre,
ce sont, à mon avis, ses os, que nous devons jeter derrière nous.
Dans le texte susmentionné d'Apollodore, la transformation de Ceyx et Alcyoné en oiseaux vient peu de temps après ce passage (I, 7, 4). C'est un motif qu'a étudié Kristine Larsen, "Oiseaux marins et étoiles du matin — Céyx, Alcyone et les métamorphoses d’Eärendil et Elwing", publié en traduction française dans Tolkien, le façonnement d'un mode, vol. 2, Astronomie & Géographie, Le Dragon de Brume, 2014, en convoquant (surtout) Ovide et ses Métamorphoses – quoique le passage en question soit bien plus loin dans cet ouvrage (à savoir au livre XI) que celui concernant ici Deucalion. Sans prétention à l'exhaustivité, je note que les Métamorphoses d'Ovide étaient aussi convoquées à la marge par Nicolas Liau, "la catabase : Tolkien et la tradition antique" (disponible sur Tolkiendil) ; ou encore par Alain Lefèvre, "À propos d’une dryade déchevelée", in Miscellanées en Terre du Milieu : Fées, navigateurs & cartographes, Le Dragon de Brume, 2017, en autres auteurs antiques, à propos de la figure de la "dryade déchevelée" d'Ithilien et le mythe d'Orphée (un lien entre l'Ithilien et les auteurs antiques - mais sans Ovide ce coup-là - ayant été précédemment esquissé dans son "Asphodèles et amarantes — Champs élyséens de mallos et d’alfirin" en 2011, disponible sur Tolkiendil). J'imagine que d'autres commentateurs et essayistes ont aussi analysés des thèmes semblables (je suis preneur de ressources à ces sujets...)
Évidemment, cette seule mention des "os de la terre" de nos Ents ne colle pas parfaitement avec celle du mythe relaté par Ovide, où il s'agit de la race renouvelée des hommes après le déluge...
Pour autant, est-ce que cela ne pourrait pas être un autre exemple de réappropriation possible par Tolkien d'un motif gréco-latin, renforçant en particulier les liens toujours plus nombreux de son œuvre avec celle d'Ovide ?
Qu'en pensez-vous, et au-delà de tout cela, pourquoi les Ents seraient les os de la terre... donc peu-être issus de la pierre ? Cela ne colle pas trop non plus à leur nature au récit, dans le Silmarillion ou dans "Of Ents and Eagles" in WJ p. 291), laissant penser à leur création par Yavanna en réaction à la création des Nains par Aulë...
Didier, perplexe
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29.01.2022, 21:12
(Modification du message : 29.01.2022, 22:21 par Hisweloke.)
Je complète, un peu, après coup : il y a une autre mention des "os de la terre" chez Tolkien... J'aurais dû mieux chercher...
Dans le Retour du Roi, Minas Tirith "seemed to have been not builded but carven by giants out of the bones of the earth".
Wayne G. Hammond & Christina Scull, The Lord of the Rings: A Reader's Companion, p. 514, suggèrent que cela dérive des mythes anglo-saxons, où les géants sont souvent des bâtisseurs. Cf. par ex. enta geweorc, "the work of giants" (Beowulf, v. 2717).
Alors cette curieuse fomule est peut-être une réminiscence de l'origine du mot Ent / survivance des strates d'écritures du SdA, plutôt qu'une référence possible à Ovide. Arf !
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Je complète encore... Lettres, 247 (je souligne) :
Citation :(Yavanna) besought Eru (through Manwe) asking him to give life to things made of living things not stone, and that the Ents were either souls sent to inhabit trees, or else that slowly took the likeness of trees owing to their inborn love of trees. The Ents thus had mastery over stone.
Ce qui contraste avec la chanson de Barbebois dans LotR, "Ent the earthborn, old as mountains" – non loin de là où figurait nos curieux os de la terre...
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29.01.2022, 21:42
(Modification du message : 31.01.2022, 01:15 par Hisweloke.
Raison de la modification: typos
)
Et évidemment, ce n'est que maintenant que je déniche cet article de Kristine Larsen ("‘Ore-ganisms’: The Myth and Meaning of ‘Living Rock’ in Middle-earth", Journal of Tolkien Research, vol. 13 issue 2, 2021) - La contradiction apparente évoquée ci-dessus y est (sommairement) mentionnée en p. 9-10.
EDIT: Sans rapport direct, mais en complément pour d'autre articles parlant de Tolkien & Ovide -
- Jane Beal, "Orphic Powers in J.R.R. Tolkien's Legend of Beren and Lúthien", Journal of Tolkien Research, vol 1, issue 1 ( https://scholar.valpo.edu/journaloftolki...l1/iss1/1/)
- Jen Stevens, “From Catastrophe to Eucatastrophe. J. R. R. Tolkien's Transformation of Ovid's Pyramus and Thisbe into Beren and Lúthien,” in Tolkien and the Invention of Myth. A Reader, Jane Chance (dir), University of Kentucky Press, 2004, p. 119-132 (visible dans Google Books)
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29.01.2022, 22:33
(Modification du message : 29.01.2022, 22:48 par aravanessë.)
C'est vrai que cette expression m'avait aussi interpelé et on la retrouve également dans ce passage du SdA sans que cela ne s'applique aux ents mais bel et bien à cette idée de geants bâtisseurs, passage qui est cité d'ailleurs dans le dernier article que tu proposes - je m'en rends compte en le lisant après coup -, c'est pourquoi je vais le remettre pour tout le monde :
Chap. The road to Isengar a écrit :To the centre all the roads ran between their chains. There stood a tower of marvellous shape. It was fashioned by the builders of old, who smoothed the Ring of Isengard, and yet it seemed a thing not made by the craft of Men, but riven from the bones of the earth in the ancient torment of the hills
Le même article revient aussi sur la formule du Hobbit concernant les Trolls qui à la lumière du soleil "go back to the stuff of the mountains they are made of" dont parle John D. Rateliff à la page 148 de The History of the Hobbit. En revanche, il ne me semble pas être fait mention d'une autre utilisation dans l'article, même si je n'en ai eu qu'une lecture en diagonale ; à savoir, dans les Contes Perdus, le dernier chapitre du volume II :
THE HISTORY OF ERIOL OR ÆLFWINE a écrit :Already fade the Elves in sorrow and the Faring Forth has come to ruin, and Ilúvatar knoweth alone if ever now the Trees shall be relit while the world may last. Behold, I stole by evening from the ruined heath, and my way fled winding down the valley of the Brook of Glass, but the setting of the Sun was blackened with the reek of fires, and the waters of the stream were fouled with the war of men and grime of strife. Then was my heart bitter to see the bones of the good earth laid bare with winds where the destroying hands of men had torn the heather and the fern and burnt them to make sacrifice to Melko and to lust of ruin
Cette fois-ci il n'y est pas question d'une construction impressionante et ancienne que l'on pourrait croire l'oeuvre de géants, ce qui n'est pas sans me rappeler d'ailleurs chez les Grecs les murs de Mycènes dits "cyclopéens" par les Grecs des époques qui ont suivi. Ici il est bel et bien fait état des "os de la bonne terre" dans une image très positive qui s'accorde bien avec les propos prêtés à Sylvebarbe.
aravanessë
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30.01.2022, 01:43
(Modification du message : 30.01.2022, 01:51 par aravanessë.)
Bien que je doute que ça intéresse grand monde mais comme le Covid me laisse du temps, je suis allé rechercher les origines de cette drôle d'idée exprimée par Ovide, à savoir que les pierres seraient les os de la Terre Gaïa.
En fait, il reprendrait cette idée au méconnu Choirilos selon toute vraisemblance. Il a d'ailleurs tiré du même auteur son expression gutta cavat lapidem passée à la postérité. Ce dernier aurait comparé le premier les pierres aux os de la Terre selon les propos que lui rapporte le Byzantin Eustathe.
Jean Tzétzès, un autre intellectuel byzantin, nous propose aussi cette comparaison en la complétant, à savoir que "Choirilos dit si bien que les pierres sont les os de la terre, les rivières les veines de la terre". Je vous ai mis la capture des Tragicorum Graecorum Fragmenta rassemblés par Johann August Nauck.
aravanessë
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Sujet passionnant, même si les "os de la terre" chez les Anciens sont concrètement des pierres, et que ceux de Tolkien semblent au contraire relever d'une métaphore plus vague et poétique, notamment vu que les Ents ne sont clairement pas faits de pierre (cf. Lettre 247).
L'affaire des géants qui auraient bâti l'Isengard et Minas Tirith est connexe, mais je ne vois pas de rapport avec les Ents, sinon en ce qu'il est question de la terre.
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30.01.2022, 14:43
(Modification du message : 30.01.2022, 14:45 par aravanessë.)
Dans ce cas, je me permets d'ajouter une autre référence aux "os de la terre" dans les Lais du Beleriand :
THE LAY OF LEITHIAN RECOMMENCED a écrit :[...] there lay
a tarn of water, blue by day,
by night a mirror of dark glass
for stars of Elbereth that pass
above the world into the West.
Once hallowed, still that place was blest:
no shadow of Morgoth, and no evil thing
yet thither came; a whispering ring
of slender birches silver-grey
stooped on its margin, round it lay
a lonely moor, and the bare bones
of ancient Earth like standing stones
thrust through the heather and the whin;
and there by houseless Aeluin
the hunted lord and faithful men
under the grey stones made their den.
Et pour la traduction française dans l'édition bilingue :
Citation :c'est [...]
un loch qu au jour bleu luit,
et qui mire noir dans la nuit
les astres d'Elbereth qui passent
dessus sa surface de glace
à l'Ouest. Nulle, en ce sanctuaire,
ombre de Morgoth jamais n'erre,
au coeur du murmurant anneau
de feuillage gris des bouleaux
puis dans la lande solitaire
où les rocs de la vieille Terre
pointent leurs os par les chardons ;
à Aeluin, prince sans maisons
et ses fidèles qu'on va traquant
ont choisi de dresser leur camp.
aravanessë
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30.01.2022, 14:43
(Modification du message : 30.01.2022, 14:47 par Hisweloke.)
Merci Ara ! Moi je trouve ça intéressant
Ce "Choirilos" (ou Chérilos) est celui d'Athènes, donc ? (Il y a aussi un Choirilos de Samos, etc.)
Pour l'anecdote, les "ossements de la terre" figurent aussi comme kenning dans l'Ynglinga Saga de Snorri, "Le tertre de Hogni fut enseveli sous les ossements de la terre" (ch. 35) - et donc dans l'Ynglingatal de Thjódólf des Hvínir (que cite Snorri), soit la str. 19. Evidemment, dans la mythologie noroise, le monde est issu du géant Ymir. Cela dit, le dictionnaire Cleasby-Vigfusson fait le lien avec la mythe grec de Deucalion, à l'entrée bein : "As a poët. circumlocution, the stone is foldar bein, bone of the earth; sævarbein, bone of the sea, Hlt., Edda (Ht.) 19, 23; cp. the Gr. myth of Deucalion."
(Encore plus pour l'anecdote, le norois est "foldar bein" où ce fold, la "terre" est aussi au premier sens un "pré" - et correspond au même -fold que Tolkien utilise dans Westfold, etc.)
D.
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30.01.2022, 15:06
(Modification du message : 30.01.2022, 15:07 par aravanessë.)
Hisweloke a écrit :Ce "Choirilos" (ou Chérilos) est celui d'Athènes, donc ? (Il y a aussi un Choirilos de Samos, etc.)
Très bonne question, je vais devoir chercher. Si les compilateurs allemands de la fin du XIXe siècle ne lui ont pas ajouté d'épithète de lieu, c'est qu'ils ne faisaient très probablement pas la différence entre ces deux auteurs à ce moment-là. Des indices ont dû émerger par la suite tandis que cet extrait semble assez peu documenté : Johann August Nauck le classe dans la catégorie "Incertarum Fabularum Fragmenta".
Je ne connaissais pas le terme de kenning, serait-ce donc une figure de style qui se rapproche d'une périphrase redoublée d'une métonomie si je comprends bien (merci la Wiki !) ? En tous cas, merci pour ces références qui font le pendant nordique de celles greco-latines : c'est selon toute vraissemblance un motif bien plus ancré dans la culture européenne que l'on pouvait le croire.
aravanessë
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30.01.2022, 15:28
(Modification du message : 30.01.2022, 15:33 par aravanessë.)
Je me suis permis une petite recherche directement dans Google Scholar et la paternité de ce fragment très précisément n'a pu être attribuée avec certitude entre les deux prétendants homonymes, Choirilos l'Athénien et le Choirilos de Samos (article en pdf).
Il est à noter (définitivement merci Google Scholar) que ce rapprochement a déjà été fait entre cette kenning (cela semble donc féminin) et le motif similaire chez Choirilos. Par exemple Françoise Bader, grande spécialiste des thèmes communs indo-européens, le pointe dans l'article De Pollux à Deukalion. Je n'ai pas accès à la référence qu'elle cite malheureusement.
aravanessë
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(30.01.2022, 15:28)aravanessë a écrit : Je me suis permis une petite recherche directement dans Google Scholar et la paternité de ce fragment très précisément n'a pu être attribuée avec certitude entre les deux prétendants homonymes, Choirilos l'Athénien et le Choirilos de Samos (article en pdf).
Merci ! J'en profite juste pour citer ici, au cas où le lien disparaîtrait, cette source = George Huxley, "Choirilos of Samos", 1969, in GRBS ( Greek, Roman and Byzantine Studies), vol. 10, n° 1, 1969, en part. p. 24-25.
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30.01.2022, 16:47
(Modification du message : 30.01.2022, 20:09 par aravanessë.)
Il existe bien, après être parti à la recherche de la référence citée par Françoise Bader, un livre consacré à l'art des kennings chez les Grecs et leur rapport avec leurs parents nordiques, livre intitulé très à propos Γῆς ὀστέα. The Kenning in Pre-Christian Greek Poetry, soit Les Os de la Terre (!) La Kenning dans la Poésie grecque pré-chrétienne. Le livre est uniquement disponible en consultation à Lyon mais j'irai y jeter un coup d'œil la semaine prochaine.
aravanessë
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(30.01.2022, 16:47)aravanessë a écrit : Il existe bien, après être parti à la recherche de la référence citée par François Bader, un livre consacré à l'art des kennings chez les Grecs et leur rapport avec leurs parents nordiques, livre intitulé très à propos Γῆς ὀστέα. The Kenning in Pre-Christian Greek Poetry
En attendant, il avait fait l'objet d'un compte rendu critique ( disponible ici) par Jules Labarde, in Revue belge de Philologie et d'Histoire, n°32-2-3, 1954, p. 538-540.
Didier.
P.S. En français je trouve kenning mis au féminin (comme dans l'article de F. Bader) ou au masculin (comme dans cette recension).. L'usage semble varier selon les auteurs... bon, selon le Cleasby-Vigfusson il est féminin, en tout cas en vieux norois :p mais c'est toujours le cas en islandais moderne visiblement.
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(30.01.2022, 14:43)aravanessë a écrit : Dans ce cas, je me permets d'ajouter une autre référence aux "os de la terre" dans les Lais du Beleriand :
a lonely moor, and the bare bones
of ancient Earth like standing stones
thrust through the heather and the whin;
Intéressant (malgré l'imprécision de la comparaison like), ensuite les "os de la terre" du cercle de l'Isengard et des murs de Minas Tirith évoquent bien, aussi, le roc, mais au sens de massifs géologiques (grosso modo). Le point est qu'il ne s'agit pas de cailloux ou de pierres, comme il me semble que c'est le cas chez les Anciens, justement parce que dans le mythe on jette les cailloux comme des os, et qu'il s'agit donc d'éléments matériels comparables à des os (à mon sens).
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30.01.2022, 20:02
(Modification du message : 30.01.2022, 20:04 par aravanessë.)
Effectivement Tikidiki, je te rejoins chez Ovide, ça ne fait pas de doute, les os de la Terre sont des cailloux à lancer :
Livre I 393-39 a écrit :magna parens terra est : lapides in corpore terrae
ossa reor dici ; iacere hos post terga iubemur.
Il est même précisé plus loin que ces pierres sont lancées alors que les protagonistes marchent, ce qui n'est pas envisageable avec des rocs imposants :
Livre I 399 a écrit :et iussos lapides sua post uestigia mittunt
Et même que ces pierres grandissent pour attendre la taille des futurs humaines qu'elles sont en train de devenir, le verbe cresco signifiant croître, gagner en taille et en puissance, un verbe qui suppose une forte et soudaine croissance comme lors de la crue d'une rivière :
Livre I 403 a écrit :ubi creuerunt naturaque mitior illis
En revanche c'est beaucoup moins clair chez Choirilos que chez Ovide, car si le second fait des veines de la pierre les futures veines des êtres humains :
Livre I 410 a écrit :quae modo uena fuit, sub eodem nomine mansit
Le premier compare, si on reprend l'extrait ci-avant, les pierres aux os de la Terre et les rivières aux veines. Mettrait-il les simples cailloux en balance avec les rivières ? A voir, peut-être le livre cité par Françoise Bader nous aidera-t-il ?
Le terme utilisé est λίθος qui désigne au départ la substance rocheuse mais il est vrai que les Grecs l'utilisent très bien en lieu et place de πέτρα la roche, voire pour le caillou que l'on lance. Idem pour ποταμός qui peut désigner un ruisseau comme un fleuve.
aravanessë
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Dans ce cas, s'il ne s'agit pas de cailloux, la filiation de Choirilos à Ovide serait remise en question.
Peut-être que je me trompe, mais d'après ce que je comprends du fragment de Choerilus "λίθοισι γῆς ὀστοῖσιν (...)", λίθοισι est une suggestion moderne, justifiée par les textes d'Eustathe et de Tzetzes, du XIIe siècle. Ces derniers ont probablement eu le texte complet sous les yeux et emploient le pluriel (τοὺς λίθους), ce qui m'incite à penser qu'il s'agit "des pierres" et non de "la roche" en général. Cela dit avec toutes les précautions d'usage...
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30.01.2022, 20:50
(Modification du message : 30.01.2022, 21:34 par Hisweloke.)
Quant à la piste noroise, comme je le mentionnais plus haut, les os du géant Ymir ont servi à former les "montagnes", comme on le dit souvent... Dans les "Dits de Vafþrúðnir" ( Vafþrúðnismál, 21), je souligne :
Citation :Vafþrúðnir kvað:
21.
"Ór Ymis holdi
var jörð of sköpuð,
en ór beinum björg,
himinn ór hausi
ins hrímkalda jötuns,
en ór sveita sær
(Soit plus ou moiins = Vafþrúðnir dit: "De la chair de Ymir / La terre fut façonnée, / Des os les montagnes, / Le ciel du crâne / Du géant de givre, / Et de sa sueur la mer.)
Les mêmes mots se retrouvent dans les "Les dits de Grímnir" ( Grímnismál, 40).
Mais comme pour nos grecs, ce n'est pas clair non plus, ce björg est le pl. de bjarg qui signifie notamment peu ou prou "pierre, précipices, gros rocher, roc immense" etc.
De fait les traducteurs ici mettent parfois "montagnes", mais parfois aussi "collines (hills)"... Voire, en faisant juste une recherche rapide, "falaises (cliffs)" chez Yves Kodratoff, The Magic of Yggdrasill: The Poetry of Old Norse Unconscious, 2020, p. 64 ; tout simplement "rochers (rocks)" chez Guðrún Nordal, T ools of Literacy. The Role of Skaldic Verse in Icelandic Textual Culture of the Twelfth and Thirteenth Centuries, 2001, p. 279
Bref tout cela pourrait aussi seulement désigner le roc, je suppose, au sens large...
EDIT: Cela dit la forme gotique semble liée à la montagne et, de fait, a servi a traduire le grec ὀρεινή "montagne" chez Ulfila. Enfin tout ça est dans le Cleasby-Vigfusson.
Didier.
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30.01.2022, 21:51
(Modification du message : 30.01.2022, 21:52 par aravanessë.)
Non Tikidiki, ta lecture est bonne et je te rejoins complètement sur la réflexion menée, les λίθοι peuvent aussi bien designer des pierres, notamment jetées, à l'image de celles utilisées avec les frondes, donc c'est plutôt à propos ici. Même si ce n'est pas son seul sens ni nécessairement le plus courant.
Alors, filiation ou non entre les deux textes ? Tout dépend effectivement du sens qu'on prête aux termes que l'on tient de traditions et de transmissions parcellaires qui s'étirent sur des siècles. Il en demeure que d'autres emprunts à Choirilos par Ovide semblent établis (gutta cavat lapidem) mais est-ce le cas ici ? Le doute est permis, je te le concède complètement.
En tous cas grâce à l'apport d'Hisweloke qui nous offre un regard parallèle avec un univers littéraire que personnellement je ne maîtrise pas du tout, il est intéressant de noter (avec le regard superficiel du néophyte) qu'il existerait, comme en grec, un large éventail de traductions possibles à björg même s'il tend bien davantage vers la montagne.
Curieux vraiment de savoir s'il y aura des clefs de lecture autour d'un possible même motif indo-européen dans le livre d'Ingrid Waern. Et si elle évoque une filiation ou non entre Ovide et Choirilos.
aravanessë
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Merci pour cette intéressante discussion et pour les commentaires érudits sur les versions grecques et sur Choirilos, auteur dont je n'avais jusqu'à présent pas entendu parler (j'avoue n'avoir qu'une connaissance très superficielle des auteurs grecs "fragmentaires").
Je confirme les indications d'Hiswelokë sur les kennings relatifs aux os de la terre en mythologie norroise. Je ne saurais dire si le même mythème se retrouve en mythologie védique, bien qu'il existe là aussi un mythe de création du monde par démembrement de l'Homme primordial (Purusha). Néanmoins, dans le premier texte qui évoque cela (Rig Veda, 10.90), la terre est simplement formée à partir des deux pieds de Purusha, sans autre précision.
Pour finir ce tour d'horizon mythologique, je serais tenté de mentionner la Genèse, où Dieu façonne Adam à partir de la poussière ou de la glaise du sol, sachant que dans Beowulf, Grendel est qualifié d'ent (entre autres choses) et est censé descendre de Caïn, fils d'Adam. Mais je vais peut-être chercher un peu loin...
NB : Ce n'est pas directement en lien, mais j'avoue avoir songé depuis longtemps qu'il devait exister un lien entre le mythe des hommes nés des pierres jetées par Deucalion et Pyrrha et celui des Spartes, les guerriers nés des dents du dragon de Cadmos semées en terre. A noter que Cadmos puis Jason les vainquent de la même manière, en jetant au milieu d'eux une pierre, ce qui les conduit à s'entre-tuer.
Pour revenir à Tolkien, autant le vers Ent the earthborn, old as mountains ne me pose guère souci, car on peut bien dire que les arbres sont nés du sol où la graine qui les a fait naître est tombée, autant le commentaireWe are made of the bones of the earth est plus précis et plus compliqué à résoudre, surtout dans la mesure où la lettre n° 247 semble dire exactement l'inverse. La seule façon "internaliste" de résoudre cela serait de considérer que dans le Légendaire, il est possible de considérer que les arbres sont les os de la terre, ou que leur tronc est fait à partir des desdits os.
Sur le plan scientifique, c'est partiellement exact : c'est dans le sol que les arbres trouvent directement une grande partie des nutriments qui permettent leur croissance. Sur le plan mythologique, je n'ai pas souvenir d'un récit de création des arbres qui évoque cette idée-là.
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
— La Chanson de Roland
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