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Le jardin de l'arène
#1
Dans les ruelles d'Osgiliath...

La chamade me bat aux tempes. Le feu me hurle dans la poitrine. Cette fois, hors de question de me laisser reprendre ! Je les ai bien bernés et fatigués dans les ruelles de l’Ile-Royale ! Ces lourdauds de sergents du guet soufflent et suent dans leurs armures rutilantes... Mais ils ne lâchent pas prise, il faut accélérer encore !

Hop, en enfilade, l’escarpe aux filandières. À son métier sous une travée, un minois timide lève son regard de ses trames colorées et lance un sourire d’encouragement au fugitif héroïque. Une conquête, son prénom m’échappe, mais voilà qui met du cœur au ventre !

Hop un crochet, et puis sous les arcades des tanneurs ! Si avec ces odeurs les molosses de la garde ne perdent pas ma trace…

Les rumeurs de poursuite s’éloignent loin derrière, c’est le moment de prendre le large, voilà le pont du salut !

Allez, on donne le change – un petit bouquet cueilli à une fenêtre en passant, un petit pas alerte de flâneur s’en allant rejoindre sa maîtresse, et on s’engage sur la côte pavée du pont, la mine confiante et l’œillade folâtre…

Tout va bien, ces braves archers sont tout à l’octroi et dévalisent réglementairement les gagne-petit et commis des échoppes...
– Bien le bonjour, Mes Sergents ! Salutations à Monseigneur mon frère !

Les gardes hésitent à faire le salut devant mes péroraisons. Ils se ravisent après le coup d’œil furieux du lieutenant. Je me fends d’une petite révérence désinvolte. Le brave officier reçoit mes familiarités comme un soufflet, ses mains crispées dans le dos. Rien que ce mois dernier, à trois reprises il m’a arrêté… Mais on relâche toujours le frère de lait du Roi ! Je suis intouchable ! Pourtant cette fois, vu sa face ulcérée, le lieutenant espérait que la graine de potence, ayant insulté un juge de paix, allait chèrement le payer… Mais me voilà libre…

Soudain un sifflet se fait entendre au bas du pont. Une escouade déboule de sous les arcades, hurlant de retenir le gredin.
Le gredin ! Il y va fort !
Le lieutenant de l’octroi perd une demi-seconde à comprendre...

Je m’élance, roule sous une charrette de cochonnailles, échappe au premier garde, subtilise sa rapière au second et corrige le troisième du plat de l’arme. Passez Muscade, en avant pour la rive Est !

Un salut plein de panache à droite, un baiser volé à gauche, sous les ovations de la populace, toujours friande de voir rosser les cognes… Mais ne traînons pas, ces butors vont rameuter les archers à cheval...
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#2
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– Bergil, mon chéri ! Tu vas me faire mourir de frayeur ! Qu’as-tu encore fait ?

La plantureuse maman entraîne son chenapan de rejeton vers l’office, sa généreuse poitrine se soulevant sous le coup de l’émotion.

– Trois fois rien… Mère chérie ! Laisse-moi te regarder ! Tu es toute pimpante... mais un peu pâlotte ! Tu manges assez ?

L’œil est câlin, le ton caressant, mais le gaillard empanaché – à qui a-t-il chapardé ce galurin à plume ? – reste marqué par sa course éperdue.

– Arrête de faire l’idiot ! Bien sûr que je suis habillée, je reviens tout juste du tribunal ! Et si je suis toute pâle, tu te doutes bien pourquoi ! Tu t’es échappé ? Pourtant le jugement de ce matin t’avait été clément !

– Clément ? Deux semaines à récurer les fosses d’aisance de la garnison ! Sans parler de l’amende ! C’est un abus de pouvoir honteux !

– Bergil, tu sais bien que ton frère de cœur aurait payé cette amende ! Mais il va bien te falloir apprendre la valeur du travail et le respect de l’autorité ! Sa majesté ne pourra pas toujours te protéger, tu le sais !

Le muscadin des troquets s’énerve. L’hidalgo des vide-goussets se révolte. Sa margoulette de beau gosse, coqueluche des grisettes, s’empourpre de fureur :

– Ah, ça oui ! Son Altitude Suprémissime me fait constamment sentir qui est le patron ! Des largesses sentencieuses par ici, des réprimandes munificentes par-là ! Le tout miellé d’une condescendance insupportable !

– Ne sois pas injuste ! Il a de nombreux devoirs à présent et ne vit que pour la grandeur du royaume. Et depuis son mariage avec cette étrangère… je ne la connais pas, mais...

–  Oh, cesse de lui trouver des excuses ! Il n’a jamais été très doué avec les femmes, voilà tout ! Ironise le Beau Gosse avec un sourire méprisant. Il est certaines choses que la naissance ne donne pas… Il traite sa femme tellement mal qu’il n’ose même pas se montrer avec elle !

– Si tu étais venu au mariage, tu les aurais vus côte-à-côte ! On aurait dit le Roi et la Reine de l’Île Perdue...

– À qui la faute si je n’y étais pas ? Il s’est bien gardé de lever le mandat, histoire de t’avoir pour lui tout seul ! Peut-être prétend-il aussi l’emporter dans l’affection de ma propre mère ?

Mais un aboiement militaire retentit dans la cour de l’hôtel particulier, interrompant les récriminations d’enfant gâté :
– À mon commandement, une escouade à l’écurie, une pour les communs, une autre avec moi par le corps principal, les autres encerclent l’hôtel ! Ce gibier de potence a cru qu’il échapperait à la police de sa majesté ! Mais le bellâtre s’est réfugié directement chez sa Môman, j’en suis bien sûr !

Bergil jette un coup d’oeil furtif par la verrière colorée : des armures étincellent dans la cour, des surcots de la garde bloquent toutes les issues de la vieille bâtisse familiale aux pierres blondes.
Notre matassin blêmit, embrasse sa mère et dégaine sa rapière dans un mouvement de cape dramatique, mais d’une pogne ayant élevé huit marmousets, la matrone le taloche et le pousse dans le cellier.

Un officier aux favoris pigeonnants se présente dans le hall d’entrée, lissant sa moustache d’un air gourmand. Lorsque la maîtresse de maison avance son opulente poitrine jusqu’au militaire, barrant le passage du matamore de sa courte mais large stature, il s’arrête net. Les moustaches perdent un peu de leur superbe, le capitaine retire son casque qu’il relègue sous son bras. Il salue vivement et réglementairement, imité par les spadassins qui le suivent tant bien que mal, ayant ajusté des patins sous leurs bottes de cavaliers.

C’est que l’on ne badine pas avec les parquets cirés, chez l’ancienne nourrice de sa Majesté ! Pas plus qu’avec la politesse ou la courtoisie...Toute la police du palais sait cela, qui a eu maintes fois l’occasion de ramener chez sa mère le fils indigne et réprimandé, au grand dam de son frère de lait – Sa Majesté Elle-même, pour les lecteurs qu’on aurait laissés à la traîne !

Les estafiers, rompus à la manœuvre, investissent tout l’hôtel. Ils ne vont pas tarder à mettre la main sur le fugitif – le capitaine à présent en est vraiment sûr, puisque la pauvre maman, tassée devant lui, se tord les mains sans déverser sur ses galons rutilants les habituels torrents de reproches, que seul mérite pourtant son polisson de fils. Le brave homme, presque peiné par ce silence résigné, rumine une conclusion charitable pour calmer les prévisibles transports de la matrone lorsque l’on emmènera son fils enchaîné.

Mais il n’a pas le temps d’adoucir de compassion son raide procès-verbal. Des trompettes d’argent tonnent dans la cour, annonçant l’arrivée du Roi lui-même !

Réflexes oblige, les troupiers se rassemblent au pas de course et s’alignent sur le pavé comme à l’exercice. Rameutant ses acolytes, le capitaine redresse la moustache et ordonne de rendre les honneurs.

Avec grâce et lenteur, le souverain démonte. Débonnaire, affable, il adresse quelques saluts courtois aux surcots statufiés et traverse le perron. Après une courte révérence de sa nourrice, Sa Majesté la prend dans ses bras avec toute l’affection d’un fils.

Dans la cour ardente de soleil, les archers sont restés au garde-à-vous.

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#3
Le haut verbe jailli de partout,
Me réveille et réjouit surtout !

Dans tes bras ma nourrice !
Loin de toi quel supplice !

Vivement la suite !!!!
La lumière n'indique pas le bout du tunnel, c'est la lanterne de celui qui comme toi, cherche à sortir.
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#4
Bonjour et merci Sam !
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La nourrice en a la larme à l’œil. Son petit – à présent un gaillard de six pieds – s’est attablé à l’office, tout comme autrefois. Les galons chamarrés de sa vêture et les plumes de sa coiffe enflamment de couleurs vives les cuivres alignés aux murs de pierre de l’austère cuisine. Le buffet cossu, le sage vaisselier, le poêle patiné par les petits plats semblent revivre les hautes heures des grandes flambées, le branle-bas des goûters et des assemblées tumultueuses. Si seulement son frère pouvait se joindre à eux, manger à la même table… la brave matrone donnerait tout pour réunir ses deux garçons comme autrefois…

Tandis qu’elle sert des gougères toutes chaudes, de la viande séchée d’Emyn Arnen et des copeaux de fromage de brebis, le regard mouillé de la commère s’attarde malgré elle vers la porte entrebâillée du cellier. Presque à regret, elle décachète une bouteille enserrée d’une tresse d’osier : le nectar maison, celui qui fait tout descendre, tout passer – le morne fil des jours, les riches agapes, les revers de la vie et les frasques du petit dernier.

Le roi sait ses œillades éplorées sans même observer sa nourrice et prend dans sa dextre baguée de mithril, la main maternelle que les souvenirs gardent si caressante.

– On en a passé des heures avec Bergil, cachés dans cette réserve à piller tes trésors… à prendre des forces pour des équipées lointaines… à préparer des fugues… à fêter notre retour, une fois pardonnés…

Tout en babillant, le roi entasse quelques morceaux choisis dans une assiette et s’en va négligemment la déposer dans l’entrebâillement de la porte de la réserve.

– Pour le chat ! lance-t-il avec malice.

Le souverain vient se rasseoir avec nonchalance et plonge son regard perçant dans les prunelles étonnées mais attentives de la vaste femme attablée en face de lui. Il leur ressert à tous deux un gobelet de liqueur dorée, lève le sien et lance :

– À ta santé, Bergil, où que tu sois ! Et puisses-tu profiter longtemps des bienfaits du cellier, pourvu que tu t’assagisses un peu !

Comme jadis, le roi appuie sans façon les coudes de sa tunique passementée d’or sur le chêne patiné de la table familiale et fait honneur aux saveurs fraîches et salées de son enfance.

Encouragée par l’humeur bénigne de son fils de lait, la matrone, les épaules affaissées, ose enfin la question qui noue ses entrailles de mère :

– Que va-t-il advenir de mon chenapan de fils ?

Tout en mirant les reflets vermeils scintillant dans le cruchon, le roi choisit soigneusement ses mots, articulant nettement, comme s’il souhaitait que toute la cuisine, jusqu’à l’ombre du cellier, s’imprègne de l’essence de ses paroles :

– Il serait bon que mon frère se fasse oublier, loin d’Osgiliath. S’il avait la bonne idée de gagner vos vignobles d’Emyn Arnen, par exemple, sans doute pourrait-il s’y rendre utile pendant la durée des vendanges… La basse justice de la capitale n’a pas mandat pour le poursuivre jusque là-bas...

– Bergil n’a pas mauvais fond, il s’amendera certainement...

– Je le sais bien, douce Berodwen, ma nourrice ! Par amour pour toi et pour lui, j’aimerais pouvoir intervenir... Mais Bergil devait bien se douter que le juge n’apprécierait point de le trouver roucoulant sous la couette de son épouse…

– Eh bien ce vieux grigou n’aurait pas dû la choisir aussi jeune et tant pis pour lui si...

– Mais cette fois, en s ‘échappant devant le tribunal, Bergil a bafoué l’autorité des juges, qui la tirent du soutien public que je leur manifeste…

Le souverain a sèchement interrompu la maîtresse de maison et laisse longuement peser l’argument.

– Je ne saurais mettre en péril la paix sociale de ma capitale pour des bravades de mirliflore ! ajoute-t-il en coulant un sourire moqueur vers la porte entrouverte du cellier. Éloigner notre gandin, disons pour une saison, nous sera salutaire à tous.

La quiétude s’installe dans la cuisine, scellant un assentiment jusqu’à la pénombre réticente de la resserre.

Savourant cette courte et fragile concorde, tous demeurent silencieux.

Mais le capitaine a finalement recouvré ses esprits et se risque sur ses patins jusqu’à l’entrée des communs.

Alors le roi se lève, embrassant la matrone en haussant la voix pour être entendu de tous ses officiers :

– Je constate que mon frère de lait n’est point ici ! Mère Berodwen, je vous salue et vous supplie, si Bergil votre fils vous rendait visite, enjoignez-lui de se rendre au commandement de son roi, que je viens de vous rappeler !

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#5
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La Dame rêve, son regard plongé dans les agates pâles d’un chat lové sur ses genoux. Les amandes sombres de la femme furètent au gré des mirages qui troublent les félines opales aux aguets :
– Tiens ! Un malandrin se glisse dans la pénombre des ruelles… il est assez joli garçon… mais quelle mise échevelée… et ce regard inquiet, vindicatif... un vrai chat de gouttière ! … et que poursuit la milice du guet !
Une pointe flûtée dans la voix de sa maîtresse éveille l’attention du chat tandis que les prunelles noires de la dame s’allument d’une curiosité sensuelle :
– Quels sombres secrets porte ce joli drôle ? … Allons, mes mignons, amenez-moi ce gentilhomme en rupture de ban !
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#6
Bigre, fichtre et sang-bleu! Tu portes décidément haut les couleurs de la fan-fiction!!! Very Happy
Bladorthin
"Et puis, bien sûr, je compose quelques chansons. Ils les chantent à l'occasion, uniquement pour me faire plaisir, je pense..." (SdA, II,1)
Chaine Youtube: le Hobbit chanté en français
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#7
Merci Bladorthin !  Very Happy
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– Ils m’ont repéré dès que je suis sorti ! Maudit soit ce jugeaillon impotent ! Ses suppôts ne me lâchent pas ! La nuit commence à tomber, je dois tenir jusque-là…
Course rapide par les ruelles, droite, gauche… aboiement furieux d’un molosse à l’entrée d’une cour… Damné clébard ! Ils vont rappliquer, il faut que je dégage ! ...
… Maîtriser mon souffle, écouter… là, à l’ombre de la poterne… respirer lentement… J’entends le cliquetis de leurs mailles, ils me cherchent sous les voûtes du marchand de vin, c’est tout près ! Vite, gagner la chaussée des entrepôts….
… Déjà une ombre qui se faufile dans mon sillage ! Lui échapper, accélérer, crochet derrière le lavoir, puis ralentir, continuer sans faire aucun bruit…
… C’est quoi ce feulement ?... Bifurquer, se planquer à l’abri de la porte cochère… mais… le vantail est ouvert… l’aubaine… fermer derrière moi, verrouiller la barre… récupérer un moment…
Qui est là ? Personne, l’écurie est vide… J’aurais juré… Bon, on ne moisit pas ici… L’arrière-cour… fermée ! Grimper sur la charrette et passer le mur pour atteindre la cour voisine ! Impulsion, traction ! Cornegidouille, j’ai plus la forme d’autrefois !
Réception sur les pavés crasseux d’une arrière-cour encaissée.
L’ombre s’épaissit, je serai bientôt tiré d’affaire…
Encore cette sensation d’une présence… filons !

Ce treige monte sec ! Je ne suis jamais venu par ici…
Un grognement bref claque non loin, rauque comme le glapissement des grands lynx du Harad…

– Ma dague ! Cette chose me suit et ce n’est pas un chien !

Le fugitif, blême et en nage, se faufile le long de la ruelle étroite, jetant de fréquents regards en arrière.
Au bout des marches, un mur ! À droite le rempart, qu’illumine la lune, et ses sentinelles... Vite, à gauche alors ! ...
… Mon cerveau bourdonne… Est-ce la bête juste là derrière moi ? …
Mais devant, au bout de la ruelle, surgissent des torches, brandies par les sergents du guet !
– Demi-tour !
Le fuyard repart en arrière et s’arrête net. Face à lui, barrant la ruelle, deux opales jaunes luisent dans l’ombre, froides et dures.
J’ai la moelle gelée mais je ne me laisserai pas dévorer sans combattre !
A la lumière des torches qui approchent, l’énorme fauve, aux pupilles hypnotisantes, semble rapetisser à la taille d’un matou… qui se faufile par une porte entrebâillée !
D’où sort-elle, celle-là ? Qu’importe ! Plus à hésiter ! …

Le joli drôle se glisse par la porte providentielle...
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#8
Ventre-de-biche ! Ce style de cape et d'épée dans les rues d'Osgiliath m'évoque une foultitude d'images colorées !
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#9
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Pour échapper à ses poursuivants, Bergil s’arc-boute sur le lourd battant damasquiné qui pivote dans un crissement rouillé. Du buis et du fer forgé, ça, Madame, jubile-t-il, c’est du solide !
Il faut de quoi verrouiller, une barre pour bloquer la porte miraculeuse…
Le prince des bateleurs cherche alentours, aperçoit un madrier brisé gisant dans les genêts. Il s’en empare, revient à la porte. 

La maçonnerie de pierre du haut mur est envahie de lierres et de ronces. Il ne l’avait pas remarquée, une liane épaisse et noueuse obstrue l’encadrement de la porte… qui semble bloquée à présent.
– Le lierre pousse vite ici… constate Bergil avec un soulagement entaché d’un léger malaise…
Des jurons de corps de garde filtrent de derrière la porte solidement arrimée aux racines serpentines, bientôt étouffés par un foisonnement de ramilles bourgeonnantes.

Lentement s’élève alors un silence, bruissant du frémissement des fanes et de la reptation sourde des racines. Bergil se sent observé et se tourne vers le parc. Des œillets d’argent le dévisagent, des palmes se penchent gracieusement, des calices d’or s’émeuvent avec impudeur. Des camées de jade et d’émeraude frémissent de lueurs vigilantes au cœur des verts sombres de cet étrange jardin, digne des forêts les plus sauvages.
Un félin surgit sous une frondaison ! La musculature souple de l’animal ondule sous le pelage noir d’encre, alors qu’il s’approche lentement en fixant l’intrus de ses opales implacables. Comme le visiteur n’obtempère pas assez rapidement, l’énorme matou redresse sa puissante encolure et lance un feulement, ouvrant une gueule hérissée de crocs impressionnants.
Bergil s’écarte vivement, une main sur son coutelas. Après tout, ce n’est peut-être pas un chat ! Il semble avoir grossi, depuis tout-à-l’heure… Et ces grondements, bas et menaçants, ressemblent aux appels des cerviers qui hantent les ergs du sud lointain…

Jetant un dernier regard féroce à Bergil, le félin se poste devant la porte, qui déjà semble s’estomper sous les liserons blancs s’épanouissant à la nuit tombante.
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#10
Ouh là, mais où va t on ?
La lumière n'indique pas le bout du tunnel, c'est la lanterne de celui qui comme toi, cherche à sortir.
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#11
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– Hmm, c’est bien, mon mignon !

La maîtresse caresse le fauve de sa voix douce et de son regard hypnotique. Le cervier se love au côté de la Dame, qui convoque le miroir de ses yeux d’agate.

Ses boucles de jais tissent une coiffe enchâssée d’une tiare d’argent. Une mantille ébène voile son cou nacré jusqu’à l’arc gracieux des épaules. Son visage dessine un ovale parfait, aux douces lueurs des perles sous la lune. Mais son regard noir scrute son miroir pour dissiper l’ennui. La pureté flétrie de l’espoir a blêmi sur ses joues. Le corail délicat de sa bouche s’est terni d’infimes rides amères. Pour trouver remède à son dépit et venger les vaines promesses de la jeunesse, elle fouille le vice et espionne les hommes dans les bas-fonds de la capitale. Et voyez qui ses artifices ont attiré ce soir...

Un sourire désabusé éclaire le visage altier de la Dame :

– Notre chevalier a fière allure ! Quelle confiance prometteuse en sa mâle bravoure ! Pourtant, dans quelle geôle moisirait-il sans l’aide de mes fidèles ? … Veillons à soumettre cette morgue sans déconfire ce vigoureux panache…

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#12
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Bergil gravit la colline couverte de feuillages, surveillant ses arrières. La sente serpente dans les massifs de sorbiers envahis de lauriers, franchit des tonnelles armées de rosiers aux longues épines. Mais partout le suit la rumeur du fauve en chasse.
L’aventurier surveille les taillis, où tressaillent des rongeurs, dérangés dans leur quête nocturne. Il traverse des parterres d’agapanthes pâles couronnées de palmiers noirs, s’incline sous des treilles surchargées exsudant des vapeurs entêtantes.

Au fil du lacis de vivants feuillages, une volonté métissée semble avoir marié les capiteuses essences du Sud aux fruits charnus des vallées du Gondor. Au passage du visiteur, les bosquets chuintent d’étranges mélopées, des araignées tombent des eucalyptus sur ses épaules. Bergil se sent l’intrus surprenant les desseins d’une enchanteresse dans le secret de sa retraite.

Des pêchers embaument là dans la brise du Val d’Anduin, mais les citronniers y bruissent du zéphyr d’autres régions de ce monde. Des fougères du cru se balancent mollement sous des troncs évasés transplantés d’arides contrées. Un bosquet de cyprès enserre une lourde pierre plate, que marque d’effroi un fin rayon de lune. Est-ce là un sépulcre où s’entassent les restes des visiteurs indésirables ? Et toujours un feulement impatient contraint l’intrus à poursuivre.

Enfin Bergil rejoint une voie pavée. Des pins parasol la bordaient autrefois, chantant dans la brise venue de l’océan. Ils gisent à présent débités en monceaux suintant une résine épaisse et odorante.

Un hameau se blottit au sommet de la colline assiégée par l’hostile jardin. Une villa luxueuse, à l’architecture torturée, a remplacé une partie des gradins d’un antique théâtre circulaire. Au centre de cette arène trône un dais majestueux entouré de flambeaux, près d’un bassin. Des plantes de toutes sortes ont envahi l’ancienne scène, à présent îlot vivace de verdure borné de marbres en ruine.

La Dame l’attend là, sondant son miroir félin au milieu de ses gardiens...
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#13
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Des volutes bleues s’élèvent d’un encensoir en argent. Une harpe égrène des arpèges vaporeux, égarés d’une autre époque. Probablement quelque serviteur logé dans une des chaumières...

La Dame cajole ses chats, observant son miroir avec attention. Les lynx tournent autour d’elle, se disputant ses caresses. Les félins, tigrés mais sombres comme une nuit sans lune, sont de tailles très différentes. Ah ! Il n’a donc pas rêvé ! Sauf un, blanc comme albâtre, qui trône hiératique au chevet du lit…

Cette mise en scène, attendrissante de ridicule, ferait presque pardonner le fauve lâché après lui… Mais le galant se sent désiré et c’est bien là le plus formidable remède au bon sens... Cette femme l’intrigue. Ce luxe l’appelle. Cette enchanteresse va tâter de sa baguette magique !

Bergil jette un dernier regard dans l’allée. Les yeux d’opale en amande s’éclipsent prestement.
Gardant sa dague à portée, le jeune homme époussette sa manche, rajuste sa mise, se recompose une prestance...

Le beau gosse des gargotes bombe le torse. Le mauvais garçon au sourire rebelle, le tombeur des épouses de juge, déjà vainqueur, descend dans l’arène.

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#14
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De jeunes chênes, des sorbiers ont envahi les gradins. Bergil se fraie un passage au travers des buissons de myrte et d’arbousiers, écartant ronces et lierres de son poignard. L’arène s’est tue. Seuls s’élèvent dans le clair-obscur, les craquements des branches brisées et le piétinement balourd de l’homme.

Lorsqu’il atteint la scène, la Dame lui fait face, auréolée de fleurs de ciste.

Sa chevelure scintille d’un jais profond qui éclipse les étoiles. Une altière réserve durcit la finesse de ses traits. Des griefs ont creusé ses joues d’albâtre. Mais son regard sombre perce au cœur qui gravit les degrés de son jardin.

Mince et adamantine sous les rais de la lune, la petite Dame dresse sa silhouette noire comme l’obsidienne, voilant de colère sa beauté fanée.

Le visiteur subjugué s’arrête sous le chêne-liège. Un pâle sourire, désabusé, un peu cruel, chasse les ridules d’amertume aux joues de la Dame. Ses prunelles s’allument d’un charme âpre et puissant. Ses lynx ont cerné Bergil, dans un silence d’embuscade.

La Dame relève son visage acéré en étendant les bras devant elle, comme pour se saisir de l’objet de sa convoitise :
– Nul ne brandit son braquemart dans ma demeure, si ce n’est à mon service !

L’arme étincelante, comme ternie d’un maléfice, tombe aux pieds de l’homme, se fichant profondément au sol, perdue entre les racines et l’ivraie.
Bergil se dégage des escarboucles de lierre qui enserrent ses mollets. Sous le regard étincelant des félins tapis sous les lauriers, l’aventurier libère ses mains des brins de genêts, s’agenouillant galamment :
– Un chevalier puîné implore asile en votre cour !

Un ris léger, moqueur mais satisfait, fait taire les grondements sourds des lynx qui s’apprêtaient à bondir sur l’intrus.
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#15
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Près du dais, au milieu des flambeaux, une table est dressée sous les lentisques, garnie de gruau, d’olives et de dattes.
La Dame invite le visiteur à la rejoindre au centre de l’arène et se tourne vers l’occident :
– Les Dépossédés se remémorent l’Akallabêth et font vœu de servir ta mémoire, Ô Pharazon le Vermeil ! Puissent tes enfants recouvrer ta gloire et la suprématie de nos armes en ces terres d’exil !

Pendant un instant, le profil d’aigle de la Dame semble illuminé par un incendie et battu par des flots tumultueux, la peignant en fille de Númenor, ambitieuse et détentrice d’un pouvoir secret. Le jardin s’allume de reflets rougeoyants, l’ombre de longs étendards flottant entre les cimes des eucalyptus. Puis la vision s’évanouit, la frêle silhouette se rend à elle-même, mais un éclat régal s’attarde aux prunelles de la belle.

Vaguement mal à l’aise, Bergil récite à son tour la dévotion à l’« Atalantë », en usage chez les Dúnedain.
La Maîtresse du Jardin le conduit courtoisement à son siège, tandis qu’une servante dépose devant eux du pain sorti du four et un ragoût de daim. Puis elle s’assied à son tour, sous un oranger dont les branches ornent sa coiffe de guirlandes fleuries.
La servante dispose de fins couverts d’argent et présente l’aiguière aux convives. La Dame alors découpe elle-même habilement le cuissot, disposant devant Bergil une part de lion, avant de saluer et de se rasseoir :
– Beau Sire, je vous en prie !
Notre baladin sait encore suffisamment ses manières et s’incline sans toucher à ses couverts :
– Madame, ce ne se peut !
– Doux Sire, ferez-vous honneur à ma table ?

Notre chevalier de fortune aime à endosser un rôle galant auprès des filles :
– Un gentilhomme ne saurait rompre le jeûne sans son Hôtesse.
La Dame coule un regard engageant vers son visiteur, mais la commissure de ses lèvres se relève, goguenarde. Le « chevalier » errant joue son rôle avec application ; il a promis de se bien conduire mais elle a dû déployer ses artifices pour l’en convaincre…
– Noble Sire, lance-t-elle avec un regard en-dessous, il est une tradition en ce jardin. Avant que de rompre le pain avec moi, me ferez-vous la grâce d’exaucer un vœu ? Je ne saurais manger avant cela !

Bergil se demande si la Dame s’adonne souvent aux plaisirs de la conversation courtoise et si tous les convives sont invités avec la même force de persuasion au hameau de l’arène. Il grime de grâce sa circonspection et s’incline pour répondre :
– Comment saurais-je, Madame, si cette promesse, qu’exigent et méritent vos bienfaits, ne contreviendra à aucun engagement juré par ma foi ?

Toute chaleur quitte le regard sombre de la Dame, tandis que bruissent les feuillages alentours, comme agités par un coup de vent annonçant l’orage. Les félins roulent du dos, le poil hérissé et la gueule menaçante.
– Vous le saurez en imitant la foi que j’ai mise en la pureté de vos errances et de vos intentions… N’étiez-vous pas serré de près par vos ennemis, avant que de trouver asile en mon jardin ? Vous voilà bien prud’homme pour un fugitif...

Le rouge au visage, Bergil concède sa défaite :
– Si je puis vous contenter par la main ou par l’esprit, veuillez me considérer comme votre serviteur !
– Vos paroles tentatrices pourraient vous trahir, chevalier ! répond la Dame avec un sourire narquois, tandis qu’un arôme de jasmin se répand dans l’air calme de la nuit et que ses lynx se pelotonnent paisiblement dans leur robe sombre. Mais rassurez-vous, ajoute-t-elle avec plus de bienveillance, je ne vous réclame à présent qu’un récit pour me distraire avant notre repas. Contez-moi, je vous prie, comment vos errances vous ont mené jusqu’à mon humble courtil !
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#16
Ouh là, une fidèle de l'usurpateur, singeant les pouvoirs des immortels.
Ça risque de très mal finir...
La lumière n'indique pas le bout du tunnel, c'est la lanterne de celui qui comme toi, cherche à sortir.
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#17
.oOo.
Bergil n’en demande pas tant !
Le fanfaron des tavernes, le bravache des prétoires, le courtisan des courtines à l’heure où les belles s’adonnent à la sieste, se lance dans un récit haut en couleur, où les dites belles rivalisent de beauté – sans pouvoir prétendre à celle de la Dame – et concèdent des sourires au chevalier sans-avoirs, pauvre de biens mais riche d’esprit.

La fatalité de son caractère galant le mène de désinvoltures en promesses, d’aventures en imprudences, de plaisanteries en duels…

Le conte badine comme un aimable vaudeville, sans fin ni morale. Le fil du récit louvoie au travers de vérités évasives, sinue entre les exigences de la décence. Les trouvailles dramatiques de Bergil s’enchaînent au hasard, qui toujours relève un peu trop les mérites du chevalier sans-avoirs. Sous les orangers épanouis de fruits vermeils, les chats ronronnent aux pieds de leur maîtresse, qui lève à peine un coin de lèvre amusé aux broderies courtoises du visiteur, l’encourageant de quelque « Est-il possible ? », « Sur votre Foi ? » ou autre « Assurément ? », sans même un haussement dubitatif du sourcil devant ces rodomontades éhontées.

La Dame se repaît de cette fougue juvénile – mais ce visiteur ne sait-il pas que la jeunesse et sa candeur désertent déjà son front ? Au fil du conte, le jardin se pare de fruits aux couleurs vives et d’épines plus drues. Car les mensonges capiteux n’ont pas cours à la cour d’amour... La Dame jouit de ces fables et se réjouit de ces fautes qui font un obligé de son visiteur…

Lorsque Bergil sort un instant de son récit, la Dame est lovée dans ses bras et boit ses paroles à même la coupe de ses lèvres. Au-dessus du couple étendu, le dais livre des fruits merveilleux, sucrés et prometteurs, comme une corne d’abondance céleste. Seul le chat blanc veille sa maîtresse, marbre impavide baissant les paupières sur ses pupilles aux aguets. Une épaisse forêt, charnue et fleurie, enserre le lit tiède, bardé des piquants du péril.

Le chevalier sans-avoirs émerge d’un songe. Finalement, il n’est plus affamé. Il ne sait pas bien pourquoi, il s’en veut un peu, se sait vaguement en faute.

Mais dans un murmure complice, les lèvres près des siennes réclament leur soûl de fable et de romance, aspirent à la douceur éphémère d’un souffle tiède sur les blessures du dépit.
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A suivre...
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#18
Je le savais :
Le voilà pris au piège d'un être des galgals, en plus chaud (on est à Osgiliath, tout près de la mer).
La lumière n'indique pas le bout du tunnel, c'est la lanterne de celui qui comme toi, cherche à sortir.
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#19
Je crois qu'il s'agit de pire qu'un être des Galgals...
On est sous le règne de Tarannon Falastur, c'est ça?
Très jolie description de la flore méditérranéenne, cher Chiadra...
Bladorthin
"Et puis, bien sûr, je compose quelques chansons. Ils les chantent à l'occasion, uniquement pour me faire plaisir, je pense..." (SdA, II,1)
Chaine Youtube: le Hobbit chanté en français
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#20
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Soudain un matou bondit sur le lit, tirant la Dame de ses émois.

Bergil se recule avec un frisson de dégoût, tandis que le familier lui adresse un feulement vindicatif et s’insinue dans le giron de sa maîtresse.
La Dame plonge vivement les yeux dans l’opalescence changeante des prunelles félines.

Son visage pâle devient livide, son nez délicatement busqué esquisse une grimace, puis elle darde sur Bergil un regard venimeux. Le jardin sombre sous la lune s’allume de mille petits yeux d’argent, attentifs et hostiles.
Comme le Dúnadan, alarmé, s’écarte avec pudeur, les pupilles de la Dame s’adoucissent :
– Non, mon mignon… Non, notre chevalier ne sait rien de ces sombres destinées ! Il est l’innocence dévouée ! Une fortune obscure l’a mené jusqu’ici, instrument docile pour qui sait le pouvoir…

La Dame radoucie observe attentivement Bergil, se penchant avec grâce sur son visage et jouant avec son jabot en bataille :
– C’est étrange, il ne ressemble en rien… Si accessible… Si prévisible… Mais qu’importe, l’occasion est trop belle... de fléchir cet orgueil… ajoute-t-elle, les prunelles brûlant d’une concupiscence mal contenue.

L’alerte est passée. La Dame pâmée souffle des mots tendres dans le cou de Bergil, lui agace les mèches à la base du cou...
Le mauvais garçon se laisse faire, flatté des attentions de cette plante sèche du désert, aux grâces à peine fanées, mais dont il sent l’abstinence et le manque de rosée…
– Sire Bergil, fils de Berodwen, à présent faites votre devoir et concluez vivement votre conte ! Que mon bien-aimé entre dans mon jardin, et qu’il en goûte les fruits merveilleux, défendus à plus maladroit que lui !

Les frondaisons en émoi frémissent dans une brise tiède. Des corolles pastel se balancent doucement sous de lascives palmes. D’impudiques arums distillent des parfums capiteux.
– Comment cette sorcière sait-elle qui je suis ? se rebiffe Bergil ! Et ce ton péremptoire ! Je lutinerai qui me sied ! Qu’elle se donne, à la bonne heure ! Mais qu’elle exige, quelle horreur !
L’homme se rappelle sa fuite – à présent il lui paraît évident que les félins l’on conduit jusqu’ici ! Odieuses bestioles espionnant pour une ensorceleuse, si attachante soit-elle ! Il rajuste son pourpoint et fait mine de quitter le lit. Mais le jardin tout entier semble avoir grandi, les plantes se sont multipliées à chaque caresse que son orgueil lui a fait accepter. Le baldaquin flotte sur une mer de fleurs, de fruits et d’épines, seule ressource d’un couple promis à la fatalité.
– Croyez-vous rien me devoir, sire sans avoirs, après les mensonges et les forfanteries dont vous m’avez abreuvée ?

Le propos est acide, mais la bouche est de miel. Le reproche est amer, mais douce la repentance. Bergil pris au piège doit accepter le gage, du bout des lèvres. Déjà des lianes pendent du dais, étreignent Dame et Chevalier, arriment les amants.
.oOo.
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#21
@ Bladorthin:
Pire qu'un être des galgals ?
Penserais tu à la dame aux chats ?
Bon, ça se vaut...
En tout cas, ça va mal finir !
La lumière n'indique pas le bout du tunnel, c'est la lanterne de celui qui comme toi, cherche à sortir.
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#22
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Sa fureur épuisée, gît la Dame alanguie.
Après la chevauchée, le Preux berce sa mie...

Le jardin somnole aux lueurs diaphanes de l’aube. Les arbres assagis se balancent dans le matin clair. Les plantes assoupies ont fermé leurs fleurs pour la nuit. L’arène est libre au vainqueur, qui se rhabille et s’apprête à quitter la Dame.
Bergil se tourne une dernière fois vers son amante pour un adieu muet.

Ses yeux sont grands ouverts et le considèrent d’un air grave et attentif.
– Il te faut grandir à présent, Bergil, fils de Berodwen…  Apprends et accepte un secret plus lourd que tes amourettes ancillaires...

Une nuance abrupte est venue ponctuer cette annonce, sur un ton irrévocable, presque cruel.
– Mon nom est Berùthiel. Je descends des Seigneurs d’Umbar, le port impérial de Númenor l’engloutie...

Curieusement fasciné par les propos de sa maîtresse, Bergil contemple la petite femme au poil sombre juchée sur ses draps de soie, occupée à relever sa chevelure noire en une coiffe élaborée. Toute fatigue ou trace de dépit a fui son visage intrépide. Ses yeux noirs fixent le dúnadan avec une détermination farouche, bien loin des murmures languissants de la veille. Sa peau claire se pare des ors du matin, son teint irradie de pure lumière. Au fil de sa toilette, le jardin semble s’ordonner suivant d’harmonieuses perspectives, que les rayons matinaux dévoilent grandioses. Lorsqu’elle se lève, moulée dans une robe de taffetas noir, le port régal de la Dame confond Bergil. La maîtresse du jardin règne sur des allées d’une richesse éblouissante. Au lever du soleil, l’arène rutilante chante la gloire de la plus admirable des femmes.

Devant l’air pantelant de désir de cet ahuri de Bergil, la Dame lève les yeux au ciel avec une pointe d’agacement et lui plonge ces derniers mots dans le cœur :
–  Ainsi, notre chevalier sans-avoirs n’a pas non plus beaucoup d’esprit... Je suis l’épouse de ton frère, la Reine de ce Pays ! Peut-être vais-je enfin porter un héritier à cet époux qui n'étreint que des songes d'océan...
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#23
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La Dame rêve, son regard plongé dans les yeux délavés d’un grand gaillard enamouré, lové dans son giron. Les amandes sombres de la femme furètent au gré des divagations qui animent les pupilles du minet aux aguets :
– Tu ne me mentiras plus jamais, n’est-ce pas ? Tu sais ce qu’il t’en coûte, lorsque tu me caches les intentions de ton royal frère ?

L’homme ronronne comme la Reine le grattouille derrière les oreilles. Un feulement flûté dans la voix de son mignon éveille l’attention de la Dame dont les prunelles noires s’allument d’une curiosité sensuelle :
– Ainsi Tarannon arme des vaisseaux ! Quels sombres desseins emportent cet idéaliste impuissant ? … Allons, mon mignon, va sonder pour moi ce gentilhomme en rupture de sang !
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#24
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La porte du jardin bat au vent de l’océan, en grinçant d’un air sinistre sur son dernier gond. Il n’est plus besoin de la garder, l’effroi suffit à écarter le passant.

La colline ne porte plus le nom des Jardins de la Reine, car tout ce qui concerne la souveraine a été effacé des portiques, des tableaux, des registres, des annales. Des chemins pierreux y traversent une lande déchiquetée. La fontaine est tarie, le hameau de l’arène déserté. Par endroit persistent des massifs d’arbres tordus, couverts de mousse noire et vérolés de ronces. Des fleurs blêmes y gobent les insectes sous les cadavres de palmiers desséchés.

Quelques arbres fruitiers luttent encore contre le chiendent, portant les bourgeons difformes de l’adultère et les fruits mort-nés de l’inceste. La tonnelle s’est effondrée entre les arcades de pierre. Sous les lambeaux de treille pendent des arantèles.

D’amères baies noires mûrissent parfois sur des arbrisseaux rachitiques. On les appelle les « boucles de la reine ». Les maîtres des herbes en font une décoction, que l’on sert aux amoureux transis qui souhaitent se délivrer de leur obsession.

Sous la rotonde envahie d'orties résonne encore le souvenir des disputes de Tarannon et Berúthiel. Le roi lui avait réservé ce domaine comme cadeau de noces, pour qu’elle puisse y assouvir sa passion pour l’horticulture. Il avait pris soin de conserver la scène et ses gradins, pour satisfaire sa soif de théâtre. Mais le Roi-Navigateur, obsédé par la puissance navale du Gondor, avait délaissé la Reine. De sordides accusations de trahison, de magie noire et d’intrigues, les méfaits de terribles félins espionnant pour une enchanteresse, les avaient rapidement éloignés. Enfin la reine avait été bannie, après un jugement à huis clos, et renvoyée vers le sud avec quelques galériens condamnés à perpétuité. Le Roi n’eut pas de descendance, c’est son neveu qui lui succéda, pour mener la guerre à l’Umbar...
Seul un vieux chat blanc, efflanqué et mauvais comme une teigne, rôde encore dans ces ruines. La rumeur lui attribue neuf vies… neuf très longues vies.
.oOo.
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#25
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Des flibustiers de Pelargir racontent avoir eu, par une nuit trop calme, il y a bien des années, une apparition qui glaça d’effroi l’équipage :

Sans bruit glisse une nef sur l’océan austral.
Sous la lune luisante un chat blanc tient la barre.
Des miaulements furieux s’échappent de la cale,
Des grincements hideux, un affreux tintamarre.
Des brumes malines le navire surgit.
Un chat noir à la poupe agite un vieux falot.
Un matou à la proue, un autre à la vigie,
Funèbre présage dérivant sur les eaux.

Cette légende a fait le tour des tavernes de Dol Amroth à Linhir. Les marins prétendent que la Reine déchue, Berúthiel la maudite, a rejoint les siens, les princes des Núménoréens noirs, et qu’avec eux elle trame ses malédictions, préparant la chute des Dúnedain du Gondor.

Qui sait ? Peut-être Bergil rame-t-il au milieu de ces galériens condamnés à perpétuité ?
Ou encore la sorcière l’a-t-elle asservi sous la forme de l’un de ses neuf chats ?
.oOo.
Fin !
NOTES : les origines de cette histoire dans le légendaire de Tolkien
1 Lorsque la communauté de l’Anneau cherche son chemin dans la pénombre de la Moria, Aragorn assure que Gandalf  «... a de meilleures chances de retrouver son chemin dans la nuit noire que les chats de la reine Berúthiel. » — Le Seigneur des Anneaux — Livre II — Chapitre 4

2 « Elle avait neuf chats noirs et un blanc, ses esclaves avec lesquels elle tenait conversation, et dont elle lisait les pensées, les incitant à percer à jour tous les noirs secrets du Gondor, de sorte qu'elle savait tout ce que les hommes souhaitaient dissimuler, et elle faisait de son chat blanc l'espion de ses chats noirs, et elle les tourmentait. » Contes et légendes inachevés - Le Troisième Âge

3 « Ce fut avec Tarannon, le douzième roi, que commença la lignée des Rois-Navigateurs, qui constituèrent des forces navales afin d’accroître l’empire du Gondor le long des côtes, à l’ouest et au sud des Bouches de l’Anduin. Pour commémorer ses victoires en tant que Capitaine des Armées, Tarannon ceignit la couronne sous le nom de Falastur, “Seigneur des Côtes”. » — Le Seigneur des Anneaux — Appendice A. Tarannon  fut le premier des Rois-Navigateurs, qui armèrent des flottes et étendirent le territoire du Gondor sur les côtes vers le Sud. Il n'eut pas d'enfants, à cause de sa mésentente avec son épouse Berúthiel, et ce fut son neveu Eärnil 1er, le fils de son frère Tarciryan, qui lui succéda. Le nom de la reine fut même effacé des registres royaux.
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#26
Eh bien je trouve que c’était une histoire bien prenante ! Smile

C’est intéressant d’avoir intégré une ambiance tirant très clairement à la fois sur le genre « de cape et d’épée » et « les mille et une nuits ». Le champ lexical évoque bien le premier au début du texte et le second à partir de la moitié. Sur le papier, un tel mélange de style apparaît quand même comme un gros challenge dans un récit en Terre du Milieu, donc respect ! ^^

Je n’avais pas spécialement réfléchi aux chats de la reine Berúthien mais ton récit ouvre des perspectives intéressantes… Rationnellement, entre l’appellation de lynx et les réactions de Bergil, ce ne sont pas de petits matous : ce serait étonnant que les légendes aient minimisé leur format pour ne garder trace que de « chats » et non de « tigres » ! Mr. Green

Je préfère imaginer que ce ne sont après tout ni des lynx ni des chats...
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#27
Merci Irvin.

chats, lynx... ou alors de très ambigus "minets"...
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#28
Pauvre Bergil.
Je crains qu'il n'aie jamais reçu la compassion de son frère de lait que pour de la condescendance, et ses dernières aventures ont dû lui faire ressentir cela pour du mépris.
Je l'imagine bien devenir un petit fonctionnaire aigri, au service d'un Umbar revanchard, à moins que le panache et la bravache l'emporte sur la candeur et qu'il devienne un cruel capitaine corsaire...
La lumière n'indique pas le bout du tunnel, c'est la lanterne de celui qui comme toi, cherche à sortir.
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