31.10.2016, 10:55
J'ouvre ce fuseau pour partager avec vous quelques-unes des remarques de la célèbre autrice Ursula Le Guin sur Tolkien. Ceux qui ont lu le volume hors-série de L'Arc et le Heaume (ou avant l'ouvrage Méditations en Terre du Milieu de Karen Haber) ont déjà pu s'en rendre compte de sa maîtrise et son amour du sujet, grâce à son essai "Schémas rythmiques dans le Seigneur des Anneaux", mais cette semaine a paru en français son ouvrage Le langage de la nuit aux éditions Aux forges de Vulcain. Cet ouvrage est un recueil d'une dizaine d'essais sur la science-fiction et la fantasy, dont tous (ou presque) font référence à Tolkien, soit de façon très rapide, soit de façon plus extensive et qui me semblent rendre assez bien compte des raisons qui font le succès de Tolkien (et du sien également) et qui font résonance avec certains thèmes et certaines affirmations de ce dernier.
Il est évident que je donne là des citations sorties du contexte, tout en essayant d'en donner un aperçu le meilleur possible, mais je vous invite à aller lire l'ensemble de l'ouvrage.
Une citoyenne de Mondath (1973) : (sur son "éducation" science-fictionnelle et fantasyste pour devenir l'autrice qu'elle est).
Pourquoi les Américains ont-ils peur des Dragons ? (1974)
Les rêves doivent s'expliquer tout seuls (1973) : (où on lui demande d'expliquer d'où vient Terremer, ses langues, ses personnages, etc.)
Discours de réception du prix National Book Award (1973) :
L'Enfant et l'Ombre (1975) : (sur la créativité de l'homme, Carl Jung...)
Mythe et archétype en science-fiction (1976) :
Du Pays des Elfes à Poughkeepsie (1973) :
Madame Brown et la science-fiction (1976) : (Le Guin aborde son essai par une réflexion de Virgina Woolf, selon qui un roman doit avoir sa Mme Brown, c'est à dire un personnage dont le lecteur se souviendra)
La cosmologie pour tous (1977) : (sur l'invention d'un monde)
Il est évident que je donne là des citations sorties du contexte, tout en essayant d'en donner un aperçu le meilleur possible, mais je vous invite à aller lire l'ensemble de l'ouvrage.
Une citoyenne de Mondath (1973) : (sur son "éducation" science-fictionnelle et fantasyste pour devenir l'autrice qu'elle est).
Citation :Je me suis d'ailleurs souvent demandé s'il n'existait pas un lien bien réel entre un certain type d'esprit scientifique (celui qui aime l'exploration, les synthèses) et l'inclination à la fantasy. [...] Ceux qui n'aiment pas la fantasy trouvent très souvent la science fastidieuse ou rebutante. Ils n'aiment ni les hobbits, ni les quasars. Ils ne se sentent pas à l'aise avec eux, ils ne veulent pas de ce qui est trop complexe ou trop différent. Néanmoins, si ce lien existe bel et bien, je suis prête à parier qu'il est d'abord et avant tout de nature esthétique.
Je me demande ce qui se serait passé si j'étais née en 1939, et non en 1929, et si j'avais lu Tolkien pendant mon adolescence plutôt que dans la vingtaine. J'aurais peut-être été incapable d'en achever la lecture. Je peux me réjouir d'avoir formé l'idée de ce que je voulais accomplir avant d'avoir lu Tolkien.
Pourquoi les Américains ont-ils peur des Dragons ? (1974)
Citation :Je devais vous parler de fantasy. [...] J'ai donc passé la journée à poser des questions aux personnes de mon entourage, dans de trouver une idée : "Que pensez-vous de la fantasy ? Dites-moi quelque chose à propos de la fantasy." Un de mes amis a répondu : "D'accord, je vais te raconter une anecdote là-dessus. Il y a dix ans, je suis allé dans la section jeunesse d'une librairie, et j'ai demandé un exemplaire du Hobbit. 'Oh, vous le trouverez dans les livres pour adultes, m'a répondu la libraire. Selon nous, ce n'est pas bien qu'un enfant refuse d'affronter la réalité' ".
Mon ami et moi avons bien ri de cette histoire, et frissonné aussi un peu ; nous étions de plus d'accord sur le fait que la situation avait bien changé en dix ans. Cette sorte de censure moralisatrice qui frappait les œuvres de fantasy a pratiquement disparu maintenant, dans les librairies jeunesse.
Citation :Plusieurs caractéristiques spécifiquement américaines permettent d'expliquer ce rejet de l'art de la fiction tout entier : notre puritanisme, notre culte du travail, notre poursuite acharnée de la richesse, et même nos habitudes sexuelles.
De toute évidence, lire La Guerre ou la Paix ou Le Seigneur des Anneaux n'est pas un travail ; on les lit pour le plaisir. Et puisqu'on ne peut pas justifier ces lectures en disant qu'elles ont une valeur éducative ou qu'elles procurent des avantages personnels, il faut conclure, en accord avec notre échelle des valeurs puritaines, qu'on ne les lit que par complaisance ou par refus d'affronter la réalité. En effet, le plaisir n'est pas une valeur pour un puritain : c'est un péché.
De même, si l'on se place dans la perspective d'une homme d'affaires, une geste qui ne produit pas un profit [...] est parfaitement inutile. La seule personne qui ait une excuse pour lire Tolstoï ou Tolkien sera donc le professeur de lettres, parce qu'il est payé pour le faire.
Citation :Aujourd'hui, alors que le puritanisme s'est pour ainsi dire laïcisé, l'homme qui ne lit pas de romans parce que ce n'est pas viril, ou parce que ce n'est pas vrai, finira sans doute par regarder des polars ultra-violents à la télévision, ou par lire de très mauvais westerns ou des feuilletons sportifs, ou encore par s'intéresser à Playboy ou à d'autres et pires formes de pornographie. [...] Et au fait, qu'en est-il de l'épouse de cet homme ? [...] elle s'intéressera vraisemblablement qu'à de très médiocres récits, des feuilletons à la sensiblerie outrée, des histoires à l'eau de rose, des romans d'infirmières, des romans historico-sentimentaux, bref, toutes ces balivernes que produisent à la chaîne les usines artistiques d'une société qui se méfie comme de la peste de toute ce à quoi peut servir l'imagination [...].
En effet, d'ailleurs : à quoi peut bien servir l'imagination ?
C'est que, voyez-vous, nous nous trouvons face à un problème très préoccupant : un citoyen honnête, probe, industrieux, cultivé, a peur des dragons et des hobbits, et tremble dès qu'il entend parler des fées. C'est drôle, mais c'est aussi très préoccupant. Il y a quelque chose qui ne va pas. Quand je rencontre une de ces personnes, je ne vois rien d'autre à faire que de répondre franchement à ses questions, même si elles sont très souvent posées de façon agressive et hautaine. "Ça sert à quoi, tout ça ?" me dit-il. "Les dragons, les hobbits, les petits hommes verts, ça sert à quoi ?".
Malheureusement, il n'écoutera pas la réponse, même la plus sincère à ces questions. Il ne l'entendra pas. La réponse la plus sincère est celle-ci : "Cela sert à vous faire plaisir et à vous réjouir."
"Je n'ai pas de temps à perdre", rétorque-t-il sèchement, avant d'avaler un cacher pour son ulcère et de se hâter d'aller jouer au golf.
Citation :Ce que peut nous apprendre la lecture des mésaventures d'un hobbit qui veut lancer un anneau magique dans la lave d'un volcan imaginaire a peu à voir avec votre statut social, ou le succès de votre mariage, ou avec votre revenu. En fait, on peut dire que l'intérêt pour l'un a un effet négatif sur les seconds. La fantasy et l'argent sont inversement corrélés - ce que les économistes désignent sous le terme de Loi de Le Guin. Je peux vous donner une application étonnante de la Loi de Le Guin ; quand vous roulez en voiture et vous apercevez sur le bord de la route un des ces jeunes gens qui ne possèdent rien de plus qu'un sac à dos, une guitare, de longs cheveux, un sourire et un pouce, arrêtez-vous pour le prendre. À tout coup, vous apprendrez que ces vagabonds ont lu Le Seigneur des Anneaux. Certains le connaissent même pratiquement par cœur. Par contre, il serait difficile de croire qu'Aristote Onassis, par exemple, ou encore J. Paul Getty se soient jamais intéressés aux hobbits, quels que soient leur âge ou les circonstances.
Je peux même aller un peu plus loin, sortir du domaine économique ; est-ce que vous vous êtes déjà fait la remarque, en regardant les photographies de MM. Onassis et Getty, ou de tout autre milliardaire, que tous ces hommes paraissent bien moroses ? Ils ont tous le même air étrange, compassé, comme s'ils avaient faim, je veux dire comme s'ils avaient faim de quelque chose. Comme s'ils avaient perdu quelque chose et s’efforçaient de le retrouver, ou peut-être comme s'ils ne savaient plus ce qu'ils ont perdu.
S'agirait-il de leur enfance ?
Citation :Un enfant normal connaît très bien la différence entre la réalité et la fiction - il la connaît beaucoup mieux que bien des adultes [...]. Un enfant sait très bien que les licornes n'existent pas, mais il sait aussi qu'un livre qui parle de licornes, s'il est bien écrit, dit la vérité. [...] Des phrases telles que "Il était une fois un dragon" ou "Dans un trou vivait un hobbit", qui énoncent des idées merveilleusement non factuelles, constituent peut-être un des moyens bizarrement détournés qui permettront à ces êtres fantastiques que sont les humains d'atteindre un jour la vérité.
Les rêves doivent s'expliquer tout seuls (1973) : (où on lui demande d'expliquer d'où vient Terremer, ses langues, ses personnages, etc.)
Citation :...j'ai écrit une autre nouvelle, "La Règle des noms", dans laquelle je me suis étendue avec plus de détails sur les îles et la magie. [...] Le héros est un dragon qui porte le nom de Taupin [NdT : en anglais, Mr Underhill, ce qui semble une allusion à Tolkien.] et dont le vrai nom, Yévaud, est révélé en même temps que sa vraie nature.
Citation :Une réflexion sérieuse sur la magie et la manière d'écrire pour les enfants m'a amenée à penser aux magiciens. En général, les magiciens sont vieux, ou sans âge comme Gandalf - ce qui est tout à fait conforme aux archétypes. Mais à quoi ressemblaient-ils avant d'avoir de longues barbes blanches ? Comment sont-ils passés maîtres dans cet art qui est de toute évidence érudit et dangereux ? Y a-t-il des écoles pour jeunes sorciers ? Et ainsi de suite.
Citation :Il existe des exemples plus complexes de langues étrangères dans la trilogie [de Terremer]. Dans L'Ultime Rivage, on peut lire plusieurs phrases complètes écrites dans la langage de la Création, car c'est la seule langue que parlent les dragons. Ces phrases me sont apparues telles quelles, avec leur orthographe (intimidante) et tout, et je les ai notées sans me poser de questions. Il est inutile d'établir un lexique de la langue hardique ou des Noms Secrets : on en trouve trop peu d'exemples dans les livres. Ce n'est pas comme Tolkien, dont on peut dire qu'il a en quelque sorte écrit Le Seigneur des Anneaux pour que quelqu'un puisse parler les langues qu'il avait inventées. Ce qui est très bien, c'est l'Esprit créateur au travail sans aucunement être entravé - le verbe fait chair. Mais Tolkien était un linguiste en plus d'être un grand créateur.
Citation :Toute création vitale, qu'elle soit primaire ou secondaire, peut "en fait" avoir une douzaine de sens différents au point de s'exclure les uns les autres, et que l'on peut trouver sans même faire d'effort.
Discours de réception du prix National Book Award (1973) :
Citation :Nous qui fréquentons les hobbits et qui racontons des histoires de petits hommes verts avons l'habitude d'être pris de haut, considérés comme de simples amuseurs publics, ou même d'être l'objet de réprobation et de nous voir accusés de refuser d'affronter la réalité.
L'Enfant et l'Ombre (1975) : (sur la créativité de l'homme, Carl Jung...)
Citation :L'ombre est l'autre face de notre psyché, le frère sinistre de notre pensée consciente : c'est Caïn, Caliban, le monstre de Frankenstein, Mr Hyde. C'est Virgile quand il se fait guide de Dante aux enfers ; c'est Enkidu, l'ami de Gilgamesh, c'est Gollum, l'ennemi de Frodo.
Citation :Souvent, dans les contes de fées des XIXe et XXe siècles, la différence entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres est très clairement marquée ; il s'agit d'une lutte, les bons d'un côté et les méchants de l'autre, les policiers et les voleurs, les Chrétiens et les païens, les héros et les scélérats. [...] Ce sont de fausses fables, des fables rationalisées. [...] Si vous me le permettez, je vais parler un moment d'une vraie fable, infiniment plus intéressante que les fausses, Le Seigneur des Anneaux.
Les critiques ont attaqué Tolkien avec férocité et dénoncé son "simplisme", sa division des peuples de la Terre du Milieu entre les bonnes gens et les méchantes gens. Certes, cela est vrai, et les bonnes gens ont tendance à être absolument bonnes - même si elles ont quelques défauts attachants -, et ses orques et autres monstres sont complètement horribles. Mais ce jugement ne vaut que du point de vue d'une éthique diurne, selon les critères conventionnels de la vertu et du vice. Cependant, si on lit le récit comme un voyage psychique, tout change et devient très étrange. On voit alors un groupe de personnages lumineux et leurs ombres noires. Contre les elfes, les orques. Contre Aragorn, le Cavalier noir. Contre Gandalf, Saroumane. Et surtout contre Frodo, Gollum. Contre lui - et avec lui.
Avec Frodo et Gollum, tout est très complexe, parce que ces deux personnages sont eux-mêmes doubles. Sam est partiellement l'ombre de Frodo, il est sa part inférieure. Gollum se dédouble aussi, mais dans un sens beaucoup plus direct, schizophrénique : il se parle sans cesse à lui-même - "le sournois qui parle au puant", comme le dit Sam. Sam comprend parfaitement Gollum, même s'il refuse de l'admettre. Il ne veut pas accepter Gollum, comme le fait Frodo, ne veut pas le laisser les guider, ne veut pas lui faire confiance. Frodo et Gollum ne sont pas seulement deux hobbits ; ils sont la même personne, et Frodo le sait. Frodo et Sam représentent le côté lumineux, Sméagol-Gollum les ténèbres. À la fin, Sam et Sméagol, les personnages mineures, disparaissent, et seuls Frodo et Gollum restent pour achever la longue quête. Et Frodo, le bon, échoue quand il s'attribue la possession de l'anneau, et Gollum le maléfique met fin à la quête, détruit l'anneau et se détruisant lui-même. L'anneau - l'archétype de la fonction d'intégration, le créateur-destructeur - retombe dans le volcan qui est la source de toute création et de toute destruction, le feu primitif. Vu sous cet angle, peut-on encore vraiment parler d'un récit simple ? Probablement. L'histoire d’Œdipe roi est relativement simple, elle aussi. Mais elle n'est pas simpliste. C'est une histoire que nul ne peut raconter s'il n'a d'abord osé affronter son ombre, osé ouvrir les yeux dans les ténèbres.
Que ce récit utilise le langage de la fantasy n'est pas un hasard ; Tolkien ne cherchait pas à fuir la réalité ou à écrire seulement pour les enfants. Le Seigneur des Anneaux est la fantasy parce que c'est un langage naturel, convenable, pour qui veut décrire le voyage spirituel de l'âme, le conflit entre le bien et le mal dont elle est le théâtre.
Tout cela a déjà été dit - et par Tolkien lui-même, d'ailleurs - mais il est bon de le répéter. Il faut le répéter souvent, car il y a encore, dans notre pays, une méfiance profondément puritaine par rapport à la fantasy...
Mythe et archétype en science-fiction (1976) :
Citation :L'artiste qui travaille à partir du centre vital de son être trouvera des images d'archétypes et les fera remonter jusqu'à la conscience. [Ursula le Guin cite alors Mary Shelley et son monstre de Frankenstein, Edgar Rice Burroughs et Tarzan ; Karel Capek et les robots] Tolkien y est parvenu ; il a trouvé un anneau, un anneau que depuis nous tentons sans répit de détruire...
Du Pays des Elfes à Poughkeepsie (1973) :
Citation :Lord Dunsany lui donnait le nom de Pays des Elfes. On le connaît aussi sous le nom de Terre du Milieu, de Prydain ou encore de forêt de Brocéliande, "Il était une fois" et bien d'autres noms encore.
Citation :...voici donc d'autres morceaux de conversation, qui nous viennent d'autres provinces du Pays des Elfes. Les passages choisis sont tous issus de livres écrits au XXe siècle, et les personnes qui parlent sont toutes, comme dans la première citation, des sorciers, des guerriers ou des grands seigneurs du Pays des Elfes. J'ai choisi ces livres avec soin, bien entendu, mais les extraits, eux, sont le fruit du hasard ; je me suis contentée de chercher une page où bavardaient deux ou trois personnages de haut rang.
[Suit l'extrait 1 et 2 puis :]
"Qui sait ? dit Aragorn. Mais on la mettre à l'épreuve un jour.
- Souhaitons que ce jour ne soit pas trop longtemps différé, dit Boromir. Car, bien que je ne demande pas d'aide, nous en avons besoin. Il nous réconforterait de savoir que d'autres se battent aussi avec tous les moyens à leur disposition.
- Eh bien, soyez réconforté", dit Elrond.
[...]
Dans le troisième passage, les personnages qui parlent sont beaucoup plus calmes, et parlent une langue moins extraordinaire - ou plutôt, s'expriment en une langue extraordinaire par sa simplicité pérenne. Il est rare que l'on s'exprime ainsi sur la colline du Capitole, mais cela n'est pas inouï. C'est une langue sobre, fine, puissante - la langue d'hommes résolus.
[...]Par contre, dans la troisième citation, on peut déceler un ton légèrement geignard dans les paroles de Boromir. Or, cela est significatif, parce que Boromir est un homme au cœur noble, mais qui possède un défaut tragique, la convoitise.
Citation :Une langue claire et directe constitue l'une des vertus permanentes de la narration. La grandiloquence n'y a pas sa place. La parole simple est la plus noble qui soit.
C'est aussi la plus difficile.
Tolkien écrit dans un anglais simple et clair, dont les plus grandes qualités sont la souplesse et la variété. Il passe facilement du banal au majestueux, et dissimule même parfois des rythmes prosodiques, par exemple dans l'épisode de Tom Bombadil. Le lecteur insouciant ne s'en rend pas du tout compte. Le vocabulaire de Tolkien n'a rien de remarquable ; pas d'ichor... Il emploie des mots simples, concrets, dépouillés.
Citation :Créer ce que Tolkien appelle un "univers secondaire" consiste toujours à fabriquer un monde neuf, un monde où jamais n'a résonné de voix, où parler équivaut à créer. La voix qui s'y exprime est la voix du créateur. Et chaque mot importe.
Madame Brown et la science-fiction (1976) : (Le Guin aborde son essai par une réflexion de Virgina Woolf, selon qui un roman doit avoir sa Mme Brown, c'est à dire un personnage dont le lecteur se souviendra)
Citation :Ces vaisseaux qui traversent la galaxie à toute allure [...] sont capables de tout à une exception près: madame Brown ne peut se trouver à bord.
[...] est-ce que madame Brown et la science-fiction pourront jamais s'asseoir ensemble dans la même voiture de train, ou dans le même vaisseau spatial ? Ou encore, plus simplement : est-ce qu'un écrivain de science-fiction peut écrire un roman ?
[...]
Il existe un test à la fois simple et efficace pour déterminer la présence ou non de madame Brown dans une œuvre de fiction : un mois environ après avoir terminé la lecture, vous souvenez-vous encore du personnage principal ? C'est bête, mais ça marche assez bien.
[...]
Eh bien, le siècle approchait de son milieu, et l'Action fonçait tête baissée vers son inévitable et tragique dénouement, et alors apparut la plus improbable madame Brown que nous ayons jamais vue, à l'endroit le plus imprévisible. Cela devait être un signe, un présage. S'il est un domaine de la littérature où madame Brown ne peut pas vivre, c'est bien celui de la fantasy - la fantasy pure et dure, qui descend en droite ligne des traditions populaires, des contes de fées et des mythes. Ces genres s'intéressent aux archétypes, et non à des personnes. La nature même du Pays des Elfes interdit à madame Brown d'y entrer - à moins de la transformer complètement en une vieille sorcière folle, ou en une jolie princesse, ou en un effroyable Ver.
Qui peut donc être cette créature qui nous fait immanquablement penser à madame Brown, à cette exception près que ses pieds sont couverts de poils touffus ? Un garçon de petite taille, maigre, las, qui porte un anneau d'or sur une chaîne autour de son cou et qui marche, comme à regret, vers l'est ? Je crois que vous connaissez son nom.
En fait, mon intention n'est pas de défendre à tout prix Frodo Bessac, et de le déclarer authentique personnage de roman, parfaitement développé. Je viens de le dire : son véritable rôle, par rapport au sujet que je traite ici, est de représenter un signe et un présage. Il faut considérer que Frodo ne peut être séparé de Sam et de Gollum, et de Sméagol - ensemble, ils forment un tout cohérent, un seul personnage, complexe et fascinant. De même que les mythes et les récits traditionnels décomposent la personnalité diurne, consciente, multiple, en ses éléments constitutifs, archétypaux, inconscients, oniriques, afin que madame Brown devienne une princesse, un crapaud, un ver, une sorcière, un enfant, de même Tolkien a eu la sagesse de séparer Frodo en quatre : Frodo, Sam, Sméagol et Gollum. On peut même en compter cinq, si l'on inclut Bilbo. Gollum est sans doute le meilleur personnage du roman, puisqu'il est lui-même constitué de deux de ces éléments, Sméagol et Gollum - ou, pour reprendre les termes de Sam, le sournois et le puant. Frodo ne représente au plus qu'un quart ou un cinquième du tout. Malgré tout, il demeure un type de héros vulnérable, limité, plutôt imprévisible, qui ne parvient pas à accomplir sa quête. Il échoue, en effet, à la fin, et celui qui l'accomplit à sa place est son ennemi mortel, bien qu'étant, pour tout dire, lui-même : Gollum... Puis il retourne chez lui, dans la Comté, comme le ferait madame Brown dans les mêmes circonstances. Enfin, il doit repartir, quitter son foyer, entreprendre un long voyage, il doit, en un mot, mourir ; or, les héros de fantasy ne meurent jamais, et les allégories non plus.
Je m'étonne toujours de ces critiques qui considèrent que Tolkien est un écrivain "simpliste". Leurs propres esprits doivent être merveilleusement simples !
Ainsi, nous retrouvons une version en quelque sorte primitive de madame Brown dans une œuvre de fantasy - ce royaume très ancien dont la science-fiction n'est qu'une province moderne. Elle est là, se tient bien droite sur ses deux pieds couverts de poils touffus.
La cosmologie pour tous (1977) : (sur l'invention d'un monde)
Citation :Parfois un monde de fantasy a été créé pour un enfant - un enfant que l'on aime tout spécialement, ou alors pour les enfants, pour tous les enfants : Carroll, Grahame, Nesbit, Saint-Exupéry, Tolkien. Et je me contente de vous nommer ceux qui me viennent immédiatement à l'esprit.
[...]
Les écrivains de fantasy sont puérils et enfantins. Ils jouent. Ils dansent sur la terre brûlée. L'arrogance ou la modestie ne sont pas des termes qui conviennent pour qualifier ce qu'ils font. Même quand ils construisent des univers entiers, ils ne font que s'amuser. Mais ils ne prétendent pas être Dieu. On pourrait le croire, quand on les regarde avec l'oeil de la raison ; mais la raison ne voit pas, c'est bien connu, ce qui se passe dans la fantasy, et n'y comprend rien. Comment peut-on se prendre pour Dieu, après tout, quand on a compris ce que l'intellect ne peut pas comprendre - que Dieu ne fait que s'amuser ?
What's the point of all this pedantry if you can't get a detail like this right?