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Tolkien écrivain ?
#1
Question 
Bonjour à tous !

Mon interrogation se retrouve dans le sujet de ce thread.
Cette semaine, avec un collègue de promo, nous en sommes venus à parler de livres et puis de Tolkien. A un moment, ce collègue me dit que, finalement, Tolkien n'est pas un écrivain mais plutôt un architecte... J'ai alors tout de suite rebondi sur l'expression "il n'est pas un écrivain".

Et puis, avec un peu de réflexion (10 min parce qu'au restau U, c'est pas évident de réfléchir à tête reposée), je me suis dit que ce n'était peut-être pas impossible... D'abord, commencer une longue trilogie par une non moins longue introduction sur l'herbe à pipe et l'histoire des Hobbits, ce n'était peut-être pas une très bonne stratégie. Le seul livre "achevé" en tant que "littérature" (avec des guillemets, hein), à mon avis, ce serait Bilbo ; suivi ensuite du Seigneur des Anneaux, si on enlève tout ce qui est introduction et appendices. Car ces deux derniers éléments font un peu ressembler la trilogie à un essai d'universitaire, non ? Ce qui est quelque peu compréhensible lorsqu'on connaît le parcours du "Professeur".

Donc j'aimerais avoir votre avis : selon vous, Tolkien est-il un bon écrivain ? Et, à l'occasion, comment définiriez-vous ce terme ?
"Ce que tu as, on peut te le prendre, mais ce qu'on ne pourra jamais te prendre, c'est ce que tu as déjà goûté."
Jarek Mace, l'Etoile du Matin.
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#2
L'un n'empêche pas l'autre. Il y a des "architectes" d'univers qui n'ont pas le talent d'écrivain, qui imaginent et qui n'écrivent pas, ou mal, connus ou inconnus.

Tolkien a les deux, son style et sa production parlent pour lui. Et il était un écrivain doublé d'un poète.
Il vivait pour l'écriture, c'est difficile de dire qu'il n'était pas un écrivain quand même...

Enfin bon, on s'étonnera moyennement de qui on qualifie d'écrivain aujourd'hui, avec VGE à l'Académie!
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#3
(23.09.2012, 11:45)Vorna a écrit : Selon vous, Tolkien est-il un bon écrivain ? Et, à l'occasion, comment définiriez-vous ce terme ?

Qu'est-ce qu'un bon écrivain ? Je ne crois pas qu'il y ait de véritable réponse à cette question, sauf à se laisser aller à la plus totale subjectivité propre à tout jugement personnel.

Je me souviens que JR, sur un autre fuseau du présent forum, avait dit que, comparée aux œuvres de Dumas, de Flaubert, ou de Proust, celle de Tolkien, elle, avait pris vie. Mais c'est pourtant, à mes yeux, tout aussi bien le cas pour Dumas, Flaubert, Proust et pour bien d'autres écrivains. Wink Pour moi, du reste, non seulement Dumas, Flaubert ou Proust sont de bons écrivains, mais ils sont même de grands écrivains, dont les œuvres restent particulièrement vivantes, au-delà des éphémères phénomènes de mode. Il n'y a pas que moi qui peut le dire, mais cela n'en reste pas moins ma modeste opinion, toute personnelle.

Mon point de vue sur Tolkien est un peu particulier. Contrairement à certaines personnes, je ne considère pas Tolkien comme une sorte de divinité, ou comme une sorte de "vache sacrée" comme dirait Vincent. Wink Je n'ai jamais compris cette envie qu'éprouve certaines personnes de l'appeler "Professeur" avec un grand "P", alors que l'activité d'enseignement universitaire n'a pas grand-chose à voir avec la création littéraire. Je ne fais pas partie des "fanatiques" de Tolkien ("fan" n'étant jamais que le diminutif de "fanatique", au sens premier du terme), et je ne l'ai jamais caché. En vérité, j'aime simplement me sentir libre d'aimer quelque-chose sans forcément avoir à être classé en conséquence dans je-ne-sais quelle catégorie de "fans", ou pire, d'"initiés".
J'ai été profondément marqué par ma première lecture du Hobbit, vers la fin du siècle dernier quand j'étais pourtant déjà au lycée. Depuis, Tolkien figure parmi les écrivains importants à mes yeux. J'ai ensuite, peu à peu, découvert l'ensemble de l'univers de cet auteur, en VF et en VO, mais sans pour autant y vouer une sorte de culte, même si cet univers me plait... comme d'autres univers littéraires me plaisent.
Je me souviens avoir été déçu que Bilbo soit évacué presque dès le début du Seigneur des Anneaux, ainsi que d'avoir trouvé que ce roman comportait certaines longueurs, sur un plan narratif, ce qui a fait que je n'ai jamais préféré ce dernier ouvrage au Hobbit, à l'inverse de beaucoup d'admirateurs de Tolkien, qui pour certains semblent par ailleurs redécouvrir Le Hobbit seulement maintenant, à la faveur d'une nouvelle traduction, comme si ce très beau roman n'était qu'anecdotique par rapport au SdA, ce qui me parait assez injuste pour le Hobbit, sans lequel le SdA n'existerait peut-être pas.
Le Silmarillion est une œuvre très riche sur le fond, mais qui me parait assez difficile d'accès sur la forme, malgré le travail d'édition de Christopher Tolkien. Même chose pour les Contes et Légendes Inachevées, sans parler des volumes de HoME... Avec Les Enfants de Húrin, on tend à renouer avec le récit de fiction aussi riche sur le fond qu'il est abordable sur la forme pour le plus grand nombre. Mais tout dépends évidemment de la façon dont l'auteur et le lecteur se "rencontrent" à travers l'œuvre écrite. Parfois cela fonctionne, et parfois ce n'est pas le cas, même si cela n'enlève a priori rien à la valeur "matérielle", voire "spirituelle", du travail effectué par un écrivain véritablement impliqué dans ce qu'il fait.
Tout cela pour dire que Tolkien me parait être un bon écrivain par rapport à certains de ces écrits de fiction, mais peut-être moins pour d'autres, pour diverses raisons, parfois objectives (l'inachèvement d'un texte est toujours un problème) et plus généralement subjectives. Chaque avis de lecteur peut être différent pour ce qui de juger éventuellement si un auteur est bon ou mauvais, y compris d'un livre à l'autre si cet auteur en a écrit plusieurs. L'exercice me parait en tout cas toujours un peu difficile : après tout, qui sommes-nous pour juger ? Cela n'enlève toutefois évidemment rien à notre droit d'avoir nos propres goûts, et de les cultiver, sachant qu'ils peuvent toujours évoluer, notamment au contact des goût d'autrui.

Ce qui est à peu près sûr, en tout cas, me semble-t-il, c'est que Tolkien est bien un écrivain. Wink Parler d'"architecte" est une métaphore pour désigner un créateur d'univers - indépendamment du travail d'écriture proprement dit, du reste, comme cela été dit avant moi -, mais il n'en reste pas moins que c'est par ses œuvres de fiction, écrites, que Tolkien nous est connu. De ce point de vue, c'est évidemment un écrivain.

Ceci dit, il y a bien des manières d'être écrivain. Toutefois, sur ce point, comme sur tant d'autres, je ne crois pas qu'il faille placer Tolkien sur un piédestal : j'ai souvent l'impression - peut-être fausse - que c'est toujours une tentation plus ou moins sous-entendu, alors que Tolkien lui-même trouverait probablement cela ridicule. Il a parfois été question de faire en sorte que Tolkien ait droit, en France, à l'édition de ses œuvres dans La Pléiade... Certains auraient même aimé qu'il obtienne le Prix Nobel de Littérature. Je ne sais toujours pas aujourd'hui pourquoi certains rêvent de ce genre de choses. Simplement parce que Tolkien serait un bon écrivain ? Mais dans ce cas-là, combien d'autres écrivains mériteraient ces honneurs, du moins supposés tels ? Quant à certains propos selon lesquels le SdA serait le "livre le plus lu dans le monde après la Bible", ou que sais-je, qu'est-ce qu'ils signifient, et sur quoi s'appuient-ils ? Il y a beaucoup d'irrationnel dans toutes ces histoires... et la passion ne doit pas tout justifier.

Mais peut-être que mes impressions sont dues en partie au fait que, par exemple, sur des forums consacrés à Tolkien, on a tendance à ne parler que de lui - par définition, certes, évidemment, puisqu'il est le sujet Wink - en donnant parfois l'impression d'être un peu coupé d'autres horizons littéraires, auxquels pourtant l'univers de Tolkien peut être confronté, sans pour autant faire dudit univers quelque-chose de particulièrement "à part". Anne Besson l'a bien dit à Cérisy, me semble-t-il : Tolkien, en tant qu'écrivain aussi bien qu'en tant que créateur d'univers, n'a rien d'un individu isolé dans le vaste champ de la littérature et de l'histoire de l'art.

Bien évidemment, tout cela peut se discuter.

Désolé pour la tartine... Je reconnais être souvent coutumier du fait, et on ne se refait pas... Wink

Cordialement,

Hyarion.
All night long they spake and all night said these words only : "Dirty Chu-bu," "Dirty Sheemish." "Dirty Chu-bu," "Dirty Sheemish," all night long.
(Lord Dunsany, Chu-Bu and Sheemish)
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#4
Je note au début que le Seigneur des Anneaux était fait pour etre en un seul volume, c'est le cout de papier dans le temps en plus de sa longueur qui en ont fait une trilogie Wink En plus, les gens voulaient savoir plus sur les Hobbits (race totalement nouvelle) donc il y avait interêt à commencer le livre par une explication sur ce peuple (Le SdA est fait au début comme une suite de Bilbo, faut pas oublier ça Wink )

Sinon, à mon avis, oui, Tolkien est un écrivain, il n'a peut-être pas vendu trop de livres de son vivant, mais il a créé un monde presque complet dans un style fascinant, suffit à lire les Enfants de Hurin, quand on commence le livre, on peut plus le lacher...
Il y a un moment pour tout et un temps pour chaque chose sous le ciel
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#5
(23.09.2012, 11:45)Vorna a écrit : Le seul livre "achevé" en tant que "littérature" (avec des guillemets, hein), à mon avis, ce serait Bilbo ; suivi ensuite du Seigneur des Anneaux, si on enlève tout ce qui est introduction et appendices.

Tu oublies quand même Niggle, Giles et Smith, qui sont des œuvres courtes, mais dont les deux derniers ont été publiés en tant que livres lors de leur première parution.

Au demeurant, c'est amusant qu'on se pose la question de cette manière au sujet de Tolkien. Je ne crois pas que quiconque conteste que Kafka soit un écrivain. Et même un écrivain majeur. Pourtant, qu'est-ce qu'il a publié de son vivant ? Presque rien. Deux de ses trois œuvres majeures, le Château et le Procès sont des reconstructions posthumes à partir de ses notes. Alors, pourquoi traiter Tolkien différemment ?

Au demeurant, ce n'est pas un cas isolé, pour autant que j'en puisse juger. Se souvient-on aujourd'hui de Virgile pour l'Énéide (posthume) ou pour ses Bucoliques et ses Géorgiques ? La vision qu'on a de Proust serait-elle la même si on ignorait les trois volumes d'À la recherche du temps perdu parus après sa mort ?
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
La Chanson de Roland
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#6
(23.09.2012, 20:50)Elendil a écrit : Au demeurant, c'est amusant qu'on se pose la question de cette manière au sujet de Tolkien. Je ne crois pas que quiconque conteste que Kafka soit un écrivain. Et même un écrivain majeur. Pourtant, qu'est-ce qu'il a publié de son vivant ? Presque rien. Deux de ses trois œuvres majeures, le Château et le Procès sont des reconstructions posthumes à partir de ses notes. Alors, pourquoi traiter Tolkien différemment ?

C'est une bonne question. Tolkien est un écrivain. Un écrivain important. Mais simplement un écrivain, au regard de ce qu'il a laissé à la postérité, et ce pour quoi il est connu et reconnu aujourd'hui, à savoir ces écrits. Pourquoi faudrait-il voir en lui autre chose ? À moins de le considérer comme une sorte de prophète, à l'instar de Nostradamus ? Wink Il est vrai que les personnes qui s'intéressent à Tolkien ont parfois tendance à passer pour de sympathiques "cinglés", aux yeux du profane (comme en témoigne l'article du Point dont j'ai parlé l'autre jour... Mr. Green ), mais nous ne sommes pas obligé de donner du grain à moudre en ce sens et cherchant à voir en Tolkien autre chose qu'un écrivain ! Wink

Je me rappelle d'une discussion sur un fuseau de JRRVF, dans lequel j'avais évoqué un danger que me paraissait souligner Isabelle Pantin, dans son article "Tolkien et l'histoire littéraire : l'aporie du contexte" (in Tolkien aujourd'hui) : ce danger, c'est que l'œuvre de Tolkien soit enfermée dans une identité de monde imaginaire, en oubliant qu'il s'agit d'abord d'une œuvre littéraire, et donc du travail d'un écrivain. Pour Isabelle Pantin, "Tolkien fait partie de ces auteurs qui requièrent d'être abordés selon une approche interne et avec des outils faits pour eux", ce qui ne veut pas dire qu'il doit être considéré comme un créateur isolé dans une tour d'ivoire, éventuellement pour mieux essayer d'y voir autre chose qu'un écrivain. Anne Besson a écrit des choses très justes là-dessus, à l'occasion d'un compte-rendu de lecture du livre d'Isabelle Pantin, Tolkien et ses légendes : "Première de ces idées reçues au sujet de Tolkien, l’image tenace d’un auteur « complètement insulaire » (p. 8 ), volontairement imperméable au monde de ses contemporains, retiré dans son imaginaire alternatif. Sans totalement rompre avec ces traits du portrait canonique dressé par Humphrey Carpenter dans sa fameuse biographie de l’auteur (1977), Isabelle Pantin prend le pari de replacer son œuvre dans son époque historique et son contexte culturel." Voila ce qui me parait être la meilleure chose à faire pour appréhender le créateur des récits de la Terre du Milieu : considérer tout simplement Tolkien pour ce qu'il est, un écrivain dans une époque donnée, auteur d'une œuvre littéraire qui reste le point de départ de tout, même si le monde imaginaire de Tolkien peut avoir tendance, par certains aspects, a avoir quelque peu "dépassé" les récits de fiction originaux qui y sont liés, compte tenu de la postérité très diversifiée qu'a engendré la contribution personnelle de Tolkien à l'histoire littéraire.

Amicalement,

Hyarion.
All night long they spake and all night said these words only : "Dirty Chu-bu," "Dirty Sheemish." "Dirty Chu-bu," "Dirty Sheemish," all night long.
(Lord Dunsany, Chu-Bu and Sheemish)
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#7
Citation :Tu oublies quand même Niggle, Giles et Smith

Au temps pour moi. Rolling Eyes Autant je connais Niggle autant je ne connais pas les autres. Serait-ce une sorte de "malédiction" de Tolkien que quelques unes de ses oeuvres ne soient pas plus largement connues, voilées par le Seigneur des Anneaux et les autres ? C'est dommage et je vais essayer de rattraper mon erreur.

Hyarion> J'ai beaucoup apprécié de lire tes "tartines". Je trouve parfois dommage que Tolkien soit étudié, épluché de cette façon mais j'aime aussi parfois me livrer à cet exercice littéraire... Il est vrai qu'il faut replacer Tolkien dans son humanité et ses oeuvres dans son contexte.

Tikidiki> Il est vrai que la dimension poétique des livres fait que Tolkien est irrémédiablement un écrivain. Et j'aurais dû y penser lors de la discussion ! Wink
"Ce que tu as, on peut te le prendre, mais ce qu'on ne pourra jamais te prendre, c'est ce que tu as déjà goûté."
Jarek Mace, l'Etoile du Matin.
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#8
(24.09.2012, 09:08)Vorna a écrit :
Citation :Tu oublies quand même Niggle, Giles et Smith

Au temps pour moi. Rolling Eyes Autant je connais Niggle autant je ne connais pas les autres. Serait-ce une sorte de "malédiction" de Tolkien que quelques unes de ses oeuvres ne soient pas plus largement connues, voilées par le Seigneur des Anneaux et les autres ?

Pourquoi crois-tu que Tolkiendil existe encore et toujours ! C'est bien pour faire connaitre tout ça Wink

En l'occurrence, tu trouveras les textes du Fermier Gilles de Ham et Smith de Grand Wootton dans le recueil Faërie et autres textes. Ce recueil présente un certain nombre d'autres textes que tu n'as surement pas dû lire non plus Smile
What's the point of all this pedantry if you can't get a detail like this right?
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#9
En réalité, je les ai lus, mais trop vite et je n'ai pas eu l'occasion de les relire. Et quand je lis trop vite, je ne retiens pas.
J'ai encore beaucoup à apprendre (et réapprendre), maître Druss Wink
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Jarek Mace, l'Etoile du Matin.
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#10
(23.09.2012, 20:50)Elendil a écrit : Je ne crois pas que quiconque conteste que Kafka soit un écrivain. Et même un écrivain majeur. Pourtant, qu'est-ce qu'il a publié de son vivant ? Presque rien. Deux de ses trois œuvres majeures, le Château et le Procès sont des reconstructions posthumes à partir de ses notes.

"Presque rien" - Peut-être, mais ce n'est pas nécessairement à la quantité qu'il faut juger, non ? Il y a de merveilleuses nouvelles, ciselées à l’extrême avec un art consommé, obscur et oblique, avec, par-derrière l'absurde, la Mort et l'Art entretissés. Au demeurant, ce sont d'ailleurs peut-être davantage ses "œuvres majeures" que les romans posthumes inachevés. Évidemment, je veux bien mette un peu à part le Procès, dont un tout petit bout - la parabole du Portier - fut d'ailleurs publié de son vivant, mais pour autant je trouverais un peu rapide et dommageable d'oublier les nouvelles et textes brefs. Ah, certes, le roman est un genre noble... mais piètre mesure d'un écrivain, si l'on ne s'en tenait qu'à cela Mr. Green

D.
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#11
Loin de moi la volonté de remettre le talent de Kafka en question, maître Dragon. Simplement, si son ami et exécuteur testamentaire avait obéi à sa volonté et brûlé tous ses manuscrits, je suis persuadé qu'il serait bien oublié aujourd'hui.

D'une manière similaire, Tolkien a acquis un renom immense de son vivant, mais son appréciation actuelle est indissociable de ses écrits posthumes (ou d'une partie de ceux-ci, puisque beaucoup restent méconnus).
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
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La Chanson de Roland
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#12
Une seule grande œuvre ou quelques-unes suffisent souvent à faire un grand auteur, qu'il soit philosophe (L'éthique de Spinoza, les trois Critique de Kant) ou "écrivain" (La recherche du temps perdu de Proust, Ulysse de Joyce, etc.)

Pour Tolkien, cette œuvre est Le Seigneur des Anneaux. Ce n'est pas seulement que je sois convaincu que c'est le SdA, c'est surtout que c'est cette œuvre qui fait, depuis le début et jusqu'à aujourd'hui, le cœur de la force de Tolkien pour ses lecteurs. Ce qui n'empêche pas : (1) qu'on puisse aimer autant ou préférer, si l'on veut, ses autres œuvres ; (2) que les publications posthumes ont effectivement complètement changé la réception de l'auteur et de son œuvre ; (3) que le SdA n'existerait de toute façon pas sans les autres œuvres (comme Hyarion le souligne pour Le Hobbit, mais comme c'est aussi clair pour Le Silmarillion comme le montrent les HoME).

Je ne pense pas par ailleurs que ce soit gênant qu'une œuvre masque les autres. C'est la différence entre l'écrivain qu'on ne connait que de loin, puis l'écrivain auquel on s'intéresse et dans l'œuvre duquel on entre. Je pourrais très bien ne connaitre de Kafka, pour reprendre l'exemple d'Elendil, que Le Procès et La métamorphose, si je m'y intéresse, je découvrirai sans faute ses deux autres romans inachevés, ses nouvelles, mais aussi son Journal, sa correspondance, etc.

Pour Tolkien, le problème est, notamment, comme le suggérait aussi Elendil en le comparant à Kafka, qu'il n'est pas reconnu comme un écrivain majeur. Il a un succès populaire énorme, mais ce n'est évidemment pas la même chose. Dans un dictionnaire Larousse du début du XXe que j'ai à la maison, Anatole France est présenté comme un écrivain majeur alors que Rimbaud et Mallarmé sont des espèces d'écrivaillons obscurs... Le succès des foules se dissipent comme les foules elles-mêmes, et la vague qui vous avait soulevé vous ramène aussi vite sur le sable humide et froid de la grève.

Bien sûr, Tolkien est un cas particulier, parce qu'il n'a pas seulement un succès populaire. Il y a aussi une part de son public qui produit des études sérieuses sur son œuvre. Hammond & Scull, Flieger, Shippey dans le domaine anglosaxon depuis déjà plus de vingt ans, et depuis une dizaine d'années plusieurs travaux francophones, notamment avec l'impulsion de Vincent du côté universitaire et de sites de fans exigeants comme Jrrvf puis Tolkiendil par ailleurs.

Toutefois, cette "reconnaissance" de l'œuvre et de l'auteur dépassent à peine le cercle des convaincus.

Certes, la question de savoir si Tolkien est ou pas un écrivain, sous-entendu un "bon" écrivain reste subjective comme le souligne Hyarion. Hyarion montre aussi à juste titre que Tolkien est de toute façon un écrivain. Mais ce genre de question est toujours une question de valeur. Quand on se demande si tel récit est de la littérature ou tel tableau de l'art, ça veut toujours dire : est-ce suffisamment bon pour en être ?

La question reste néanmoins subjective, mais il y a tout autre chose qui est en jeu : la reconnaissance, la participation à un patrimoine des grands auteurs et des grandes œuvres. De ce point de vue-là, ça vaut toujours la peine de défendre un auteur qu'on croit important pour qu'il ait la reconnaissance qu'il mérite. C'est exactement le sujet de l'intervention d'Isabelle Pantin qu'évoque Hyarion.

Hyarion touche alors un autre point, d'une façon qui me plait bien et à la fois me fait réagir. Tolkien est "juste" un écrivain, ça n'en fait pas une sorte de surhomme ou quelque chose du genre. J'aime bien ce rappel et cette relativisation, mais en même temps, je ne vois pas ce qui empêche à la fois d'être en admiration devant de grands auteurs, de grandes œuvres et de grands hommes, et de savoir pourtant que ce ne sont que des hommes.

Un ami, récemment converti à l'orthodoxie, me disait que dans sa jeunesse, il avait, comme moi, "idolâtré" Nietzsche, mais que maintenant, il voyait que "ce n'était qu'un homme"... Pour ma part, puisqu'on est entre nous, je ne vois pas ce qu'on peut être de plus qu'un "homme" (si, "une femme" diront les plaisantins). Nietzsche, Spinoza, Kant, Kafka, Tolkien ou bien d'autres encore, ne sont pas des dieux ni même des surhommes à mes yeux. Mais ce sont des grands hommes et ça justifie largement que je dise "Le Professeur" en parlant de Tolkien, avec cette dévotion bon enfant qu'on accorde à ceux qu'on aime et qui nous inspire. Va-t-on aussi empêcher l'amoureux de dire à l'objet de son désir qu'elle est la "lumière de ses jours" en lui rappelant que ce n'est qu'une femme et pas un astre ? Je pense que la relativisation que propose Hyarion est cruciale et bénéfique, parce que c'est vrai qu'on est toujours tenté par l'idéalisation, et que, rapidement, on agit comme si ce n'étaient plus des humains. Mais je pense aussi que la différenciation, l'admiration et, en un mot, la grandeur valent la peine d'être signalé par ceux qui y adhèrent. Surtout, et Hyarion le souligne aussi très justement, quand cette grandeur, contrairement à l'exemple de l'amoureux, est partagée : si Tolkien est pour moi un grand écrivain, c'est parce qu'il est à la hauteur des autres grands écrivains tout autant que parce qu'il est plus grand que beaucoup d'autres. Ce n'est pas le seul grand écrivain, mais c'est un écrivain qui sort largement du lot.

Alors, j'ai fait le tour de la question de départ d'une façon singulière : en n'y répondant pas...

Pour moi, Tolkien est un grand écrivain, notamment parce qu'il a un style fort, unique et puissant. Ce serait très long de le démontrer et tous mes travaux sur Tolkien vont dans ce sens (d'ailleurs, je note en passant qu'il y a une entrée "Tolkien écrivain" dans le Dictionnaire Tolkien et que j'ai eu la chance de la rédiger... sans être sûr pour autant qu'elle réponde à la question, il faudrait y aller (re)voir). À ce propos, je te remercie Vorna pour cette question qui est pour moi une question prioritaire sur l'œuvre de Tolkien, et qui n'est pas suffisamment posée.

Je contourne la question plutôt que d'y répondre parce que j'ai traité longuement du style de Tolkien, il y a 4 ans déjà, dans un fuseau de Jrrvf consacré à la traduction :

À nouveau la traduction du Seigneur des Anneaux par Francis Ledoux

J'ai en un sens abordé une nouvelle fois ce thème hier sur Jrrvf dans une comparaison entre Game of Thrones et Tolkien, notamment avec la même question de la traduction (lié à l'article du Point que rappelle Hyarion) :

Le Trône de fer-article du Point

La récurrence de la traduction s'explique ici par le fait que, pour moi, il est très difficile de percevoir à quel point Tolkien est un grand écrivain si on ne le lit pas en anglais. Pas seulement parce qu'il vaut toujours mieux lire la langue originale que la traduction si l'on veut apprécier le travail d'un écrivain, mais aussi parce que, selon moi, Ledoux a traduit consciencieusement Tolkien en français, mais jamais comme un grand écrivain. Daniel Lauzon, qui a relu récemment le premier fuseau que j'évoque et m'a signalé qu'il tendait à être d'accord avec moi aujourd'hui, a sûrement fait beaucoup pour mieux rendre la dimension littéraire du style de Tolkien dans Le Hobbit. Je me réjouis de le relire en français pour cette raison et je ne peux que souhaiter que ce travail historique de traduction se poursuivra avec le SdA que Tolkien appelait, dans sa correspondance, son "magnum opus".

L'un des signes que Tolkien est un grand écrivain, c'est qu'il a dit quelque part, mais je ne me souviens plus où, sûrement dans sa correspondance, qu'il avait écrit le SdA avec son sang et qu'il n'y a pas un seul mot qu'il n'ait pas patiemment pesé. Tolstoï disait quelque chose du même genre pour Guerre et paix.

Si l'on peut dire d'un roman de plusieurs centaines voire d'un millier de pages que pas un seul mot ne pourrait en être changé sans risquer de gâcher la perfection de l'ensemble, c'est qu'on se trouve face à l'œuvre d'un grand écrivain.

Ce n'est pas ce que Tolkien, qui est modeste, a dit de lui-même, mais juste que chacun des centaines de milliers de mots avait été soigneusement choisi... Ce qui est énorme.

Et Hyarion aurait ici pleinement raison de rappeler que telle ou telle phrase du SdA aurait pu être différente sans que ça ne change la qualité d'ensemble de l'œuvre, comme le montrent tous les brouillons d'écrivain pour toutes les œuvres.

En réalité, aucune grande œuvre n'est parfaite. Mais une grande œuvre est celle qui nous donne le sentiment et le gout de la perfection. Et ça, ce n'est pas donné à n'importe quelle œuvre, mais c'est bien l'effet que provoque sur moi le Seigneur des Anneaux, du moins depuis que je l'ai lu en anglais, et tardivement, après beaucoup d'autres grands auteurs.

Séb.


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#13
Tel un cheveu sur la soupe (ça vaut toujours mieux qu'un cheval), je me demande juste s'il est opportun dans ce questionnement de différencier "Tolkien est-il un bon écrivain ?" de "Tolkien est-il un bon auteur ?"

Il en avait été question à Cerisy et mon appréciation personnelle, où l'écrivain fait profession d'écrire, quelque texte que ce soit, est que Tolkien n'était pas écrivain parce que ce n'était pas son métier.
En revanche, je le vois comme un auteur de talent.

La nuance est parlante à mes yeux, peut-être pas pour tous, mais il est tard, et les messages précédant le miens sont déjà bien écrits avec des idées qui me plaisent.
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#14
Foradan, ton message me parait fort bien écrit. J'entends la distinction que tu proposes, mais pour moi elle ne fait pas sens par rapport à l'habitude qu'on a de parler des grands écrivains en littérature. Très peu faisaient "profession d'écrire", et c'est tant mieux. C'est même un topos de la littérature que l'écrivain soit en marge du fonctionnement établi, du moins en tant qu'écrivain et donc, la plupart du temps, en marge d'une profession établie (Maingueneau appelle ça la "paratopie" : l'écrivain parle à partir d'un lieu indéfinissable).

Évidemment, et ça c'est encore un autre problème, Tolkien n'avait pas du tout tendance à se situer d'une façon comparable aux "grands écrivains" du canon littéraire traditionnel. En même temps, je pense, pour ma part, que c'est précisément important de montrer qu'il est tout de même aussi l'un de ces grands écrivains, et, de ce point de vue, c'est important qu'il parle lui aussi d'un lieu indéfinissable, en marge, qui n'est précisément pas celui de son poste universitaire.
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#15
Foradan, je ne t'avais pas reconnu tout de suite : dans mes bras ! Mr. Green...
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#16
Shudhakalyan (je me demande bien quel est le sens qui se cache derrière ce pseudonyme, s'il devait y en avoir un)> Je suis contente d'avoir soulevé une question qui t'intéresse beaucoup. Ta réaction a levé en moi une autre interrogation qui se rapproche néanmoins de la première. Je m'attache ici au terme d'"architecte". Tolkien est, selon moi, un grand écrivain. Mais n'est-il pas, quelque part, meilleur architecte encore ?


Pour l'art qu'il a développé dans l'écriture de ces livres, on compte sa façon d'écrire qui charme (dans le sens de carmen), la poésie qui parsème son oeuvre...
En ce qui concerne l'architecture, il a tout de même inventé un monde complet !
Comment établiriez-vous ces deux concepts d'écriture et d'architecture dans l'oeuvre de Tolkien ? Après une difficile réflexion, je me demande s'il ne serait pas architecte avant d'être écrivain. Mais son scénario rencontre moins de lacune que le monde qu'il a créé (parce que perfectionniste, il a voulu écrire, compléter, réécrire... rendant mine de rien son monde encore incomplet). Pourtant, l'ampleur de cet univers est telle que j'aurais tendance à le placer en tant qu'architecte avant écrivain. Mais le hic que je rencontre, c'est que je ne suis peut-être pas parvenue encore à apprécier son style en VO comme je peux le faire avec un Victor Hugo par exemple. Il me faudra probablement encore quelques années avant cela...


Question un peu à part, en parlant du succès de Tolkien. Je me demande pourquoi Tolkien n'est pas reconnu comme un écrivain majeur, comme Kafka ou Poe, qui relèvent du merveilleux. Est-ce que c'est à cause de tout ce qui se développe en parallèle ? Est-ce parce que Tolkien fait partie d'une culture de masse avec les films et les produits dérivés ? A votre avis, est-ce même un écrivain majeur ? Selon moi, c'est le cas puisqu'il a tout de même à son actif (ou presque) un nouveau genre : la fantasy, quand bien même ce genre fasse plus partie d'une culture populaire que d'une culture cultivée.

En fait, je vous pose toutes ces questions parce que je suis très curieuse de savoir quelles sont vos pensées et vos ressentiments à propos de l'oeuvre de Tolkien, excepté le fait que c'est un écrivain qui vous a fait basculer du côté obscur de la force. Wink Parce que quand on va sur un forum, c'est qu'on est positivement intéressé par le sujet, non ?
"Ce que tu as, on peut te le prendre, mais ce qu'on ne pourra jamais te prendre, c'est ce que tu as déjà goûté."
Jarek Mace, l'Etoile du Matin.
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#17
Vorna, tes questions m'enchantent et je vais donc m'efforcer d'y répondre bien qu'elles soient vastes et complexes ! Évidemment, ce ne sont que mes réponses avec ma conception de ces phénomènes...

— au passage, je suggère, si tu le veux bien, que nous nous tutoyions.

Je souligne d'abord que l'image de l'écrivain démiurge, créateur de mondes ou "architecte" est une image qui correspond bien à l'écrivain, celui qui manie avec art la puissance du langage et des mots. En ce sens, un grand architecte du langage est, à plus forte raison, un grand écrivain.

Je comprends néanmoins l'opposition que tu suggères. Je la comprends d'autant mieux que c'est exactement le sentiment que j'ai eu lors de ma découverte du Seigneur des Anneaux, en français. Ça me semblait être du "néobalzac" un peu lourd, et je m'étais dit : je n'aime pas son écriture, j'aime le monde qu'il a créé. Ce que tu rends plus finement encore avec ton opposition écrivain/architecte. Or effectivement ma conception a pleinement changé quand j'ai découvert Tolkien en anglais.

Si l'opposition "écrivain"/"architecte" qui peut faire sens, sans doute, face à certains auteurs, ne correspond pas à Tolkien et à son œuvre, c'est au moins pour deux raisons. (1) Plus que toute autre peut-être, l'architecture de la Terre du Milieu est composée avec un matériau langagier. Tolkien s'est présenté plusieurs fois comme un philologue (on évoquerait aujourd'hui le linguiste) avant d'être quelqu'un qui raconte des histoires. Il a affirmé à plusieurs reprises qu'il avait créé ses histoires pour donner un arrière-fond historique et socioculturel à ses langues inventées. L'invention de langues, si marquée chez Tolkien, n'est pas spécialement un travail d'écrivain. Mais Tolkien cisèle ses langues en étant fasciné par le rapport entre le son et le sens, à la façon d'un très grand écrivain. Puis surtout, précisément, et quoi qu'il en dise, il se distingue d'autres passionnés des langues inventées par le fait qu'il a, lui, pleinement associé l'invention des langues à la création d'un univers et à la narration de récits. Dans une de ses lettres, Tolkien rapporte une anecdote qui lui parait particulièrement signifiante quant à ses rapports entre langue et récit :

Citation :I first tried to write a story when I was about seven. It was about a dragon. I remember nothing
about it except a philological fact. My mother said nothing about the dragon, but pointed out that
one could not say 'a green great dragon', but had to say 'a great green dragon'. I wondered why, and still do. The fact that I remember this is possibly significant, as I do not think I ever tried to write a story again for many years, and was taken up with language.

J'ai d'abord essayé d'écrire une histoire quand j'avais environ sept ans. C'était l'histoire d'un dragon. J'ai tout oublié de celle-ci excepté un fait philologique. Ma mère ne dit rien à propos du dragon, mais elle souligna qu'on ne pouvait pas dire "un grand vert dragon", mais qu'on devait dire "un grand dragon vert". Je me suis demandé pourquoi, et je me le demande toujours. Le fait que je m'en souvienne est peut-être significatif, puisque je ne pense pas avoir jamais essayé à nouveau d'écrire une histoire pendant de nombreuses années, tandis que je me mis à fréquenter le langage.

Letters, J.R.R. Tolkien (L163 à Auden, 1955)

On voit par cet exemple qu'on dépasse largement le cas spécifique de l'invention des langues, ou même l'ancienne discipline de la philologie qui caractérise tellement l'esthétique des œuvres de Tolkien (comme Shippey l'a montré ou Gergely Nagy dans un article des Tolkien Studies sur le Silmarillion), pour atteindre à l'art verbal en général et au soin accordé à chaque mot, avec l'ensemble de ses résonances (comme l'a montré Marguerite Mouton à Cerisy en s'attachant au mot "song"). Or Tolkien s'est bien expliqué sur le rapport entre l'art verbal, dont la magie consiste à pouvoir créer une réalité par sa simple évocation (ex. un "ciel vert"), et l'art elfique de la création d'un monde secondaire (la subcréation) dans l'admirable petit essai Du conte de fées.

Les considérations qui s'y trouvent amènent un deuxième élément de réponse essentiel. Ainsi, comme je l'ai suggéré, on peut d'abord dire que chez Tolkien l'architecte ne s'oppose pas à l'écrivain parce que Tolkien ne surévalue pas, comme beaucoup tendent à le faire, l'histoire par rapport au langage... Ce serait même plutôt l'inverse. Cela me parait une caractéristique particulièrement littéraire. En outre, (2) pour Tolkien, tout l'art de la subcréation, et donc tout l'art de l'architecte d'une histoire, tient d'abord au travail du langage. Si l'architecture de la Terre du Milieu est si forte, si puissante, c'est précisément parce que Tolkien est un grand écrivain en plus d'être un grand architecte.

Si l'on revient à l'idée que les récits tolkieniens sont là pour donner un arrière-fond crédible aux langues qu'il a inventé, on s'aperçoit que, sans qu'on doive pour autant y supposer une mystification de Tolkien (comme le suggérait Marguerite à Cerisy), cela ne peut tout au mieux avoir été qu'un moteur de la création — ce qui est de toute façon énorme et est précisément ce que Tolkien veut faire voir. En effet, c'est un fonctionnement surprenant et inattendu parce que ce n'est pas ce que l'œuvre écrite et les récits racontés montrent. L'attention prioritaire aux langues elfiques n'est qu'un champ spécifique de l'œuvre tolkienienne et implique, surtout, le recours aux textes et documents qui sont hors de ses grands récits. Si cette exceptionnelle inventivité linguistique de Tolkien importe avant tout du point de vue du récit, et ainsi de l'architecture de la Terre du Milieu, ce n'est pas d'abord à cause des quelques phrases en elfique qui y apparaissent ici ou là. Ce n'est pas non plus du fait de l'idée de ces langues en arrière-fond (le rapport élément central et arrière-fond étant inversé dans l'œuvre littéraire par rapport à la motivation profonde que rapporte Tolkien) qui pourrait exister sans l'existence de ces langues (mais alors de façon beaucoup moins forte). C'est d'abord et avant tout grâce à ce qui manquait pour Tolkien dans la plupart des histoires de mondes inventés : une nomenclature complexe et cohérente. L'importance, par exemple, des deux langues elfiques largement développées par Tolkien, c'est l'ensemble des noms propres (Fingolfin, Elrond, Aragorn/Elessar, Mithrandir), des noms de lieux (Imladris, Mordor, Moria...), des noms d'évènements (la bataille des Nirnaeth Arnoediad, les "Larmes innombrables") qui parsèment le récit et surtout qui en constituent la structure de fond et comme l'architecture.

En discutant de l'art de la Fantasy à partir d'une définition toute faite dans Du conte de fées, Tolkien rappelle que cet art est celui qui réussit à produire "la cohérence/consistance (consistency) interne de la réalité". Or cet exactement cet effet puissant que produit la nomenclature créée par Tolkien à partir de ses langues inventées, avec un sens artistique évident, et sans lesquelles ses chronologies historiques, ses cartes géographiques et ses généalogies familiales ne vaudraient pas grand chose... Si l'on devait indiquer les deux éléments que Tolkien a apporté, presque techniquement, à l'art de la Fantasy et qui ont été continuellement repris après lui, le plus souvent avec beaucoup moins de brio et dans des œuvres littérairement beaucoup moins importantes, mais cependant en produisant une nette amélioration de la production de Fantasy en général, ce serait : (1) une nomenclature détaillée appuyée sur un travail de création linguistique très développé et associée à l'architecture historique et géographique de l'univers créé ; (2) une puissante description réaliste d'un monde merveilleux et de ses différents milieux. Or ce deuxième point renvoie à tout l'art littéraire depuis la modernité romanesque. Tolkien s'inspire de nombreuses sources anciennes qui constituent pour lui une stimulation créatrice. Mais, et c'était tout l'objet de mon intervention à Cerisy, c'est par la puissance littéraire moderne du réalisme au sens large qu'il parvient à donner à la romance ancienne une force et une puissance renouvelée et, du même coup, au roman très descriptif de type réaliste un charme et une magie qu'il avait perdu.

Le premier point (langue>nomenclature>monde subcréé) correspond à tout le travail littéraire de Tolkien depuis ses premiers textes, de 1914 (le poème à Earendel) aux années 1960 environ, avec, essentiellement "Le Silmarillion" au sens large, développé dans les 12 volumes des HoME. Le Seigneur des Anneaux hérite de ce vaste travail qui le précède et le dépasse.

Mais si Le Seigneur des Anneaux peut être désigné par Tolkien comme son "magnum opus", c'est parce que celui-ci apporte à la Faërie évoquée par l'art de la Fantasy toutes les ressources du roman moderne. Or, ainsi, on passe à nouveau d'un travail linguistique très spécifique et qui fait l'originalité de Tolkien (la nomenclature) à l'art verbal en général qui en fait, du même coup, un très grand écrivain. La cohérence et la consistance que donne la nomenclature au monde créé est ici puissamment amplifiée par la consistance, au sens le plus fort du terme, que donnent les descriptions réalistes et la centration sur les perceptions multiples des personnages (le point de vue des hobbits vs d'un magicien vs des Elfes, etc.) : la cohérence interne et la consistance du réel.

Malgré tous ces éléments qui font, à mes yeux, assurément de Tolkien un grand écrivain, ce n'est pas quelque chose d'évident pour les "spécialistes" de la littérature. Non seulement Tolkien s'inscrit dans un genre le plus souvent considéré comme "paralittéraire", mais en plus, et surtout, il ne cherche nullement à mettre en avant sa littérarité, comme le font généralement les écrivains consacrés, parce qu'il s'intéresse (1) à une littérature que la grande littérature déconsidère, à savoir la littérature qui précède le 16e siècle ; (2) au travail linguistique pour lui-même ; (3) à l'histoire et à la puissance de la subcréation pour eux-mêmes, toutes choses que rejettent le dogme littéraire dominant. Seule l'œuvre d'art peut valoir pour elle-même, le reste vaut pour l'expérience esthétique de type supérieur à laquelle l'œuvre d'art donne accès. En ce sens, comme le pointait l'article d'Isabelle Pantin (dans Tolkien aujourd'hui), Tolkien est atypique et sa légitimité n'est pas reconnue, or il faut travailler, comme le rappelait Hyarion en citant Pantin, à faire reconnaitre les qualités esthétiques de cette œuvre en elle-même, dans sa poétique, son style, et dans ses modalités de représentation de l'espace et du temps.

Kafka, au contraire de Tolkien, correspond fortement aux tendances littéraires, même si son œuvre était complètement innovante. On sent, par exemple, que ce n'est pas l'histoire qui domine dans ses nouvelles ou ses romans inachevés.

Poe me semble un cas légèrement à part, dans la mesure où c'est la réception baudelairienne qui lui a donné une forte légitimité en France qu'il n'a pas nécessairement dans le domaine anglosaxon. Beaucoup disent que la traduction de Baudelaire est supérieure au texte de Poe lui-même, ce qui est un grossier mensonge, et une marque superbe de mépris de Poe comme écrivain. Or ce mensonge a beaucoup de succès en France, mais les anglophones sont aussi les premiers à le croire, et on peut se demander s'ils n'ont pas contribué à le répandre. Il y a sur internet, en libre accès, le superbe texte The Raven de Poe en libre accès, traduit à la fois par Baudelaire et Mallarmé. On ne peut rêver mieux, deux des plus grands géants de la modernité littéraire française pour le même texte court d'un auteur encore obscur à l'époque ! Et bien, pourtant, si je suggère, par image, que ce texte difficile, en vers très sonores et très rythmés, n'est traduisible qu'à 60%, Baudelaire et Mallarmé ne l'auraient traduit qu'à 40% au mieux et n'importe quel apprenti traducteur qui comprend suffisamment l'anglais et manie bien sa propre langue peut faire aujourd'hui mieux qu'eux ! J'ai bien sûr fait l'expérience, et ce n'est pas que je me prenne pour un meilleur traducteur que ces deux géants littéraires, mais c'est à mon avis à cause d'un fait très simple : le mélange surprenant d'oralité, d'archaïsmes et de style élevé qu'utilise Edgar Allan Poe dans la plupart de ses textes ne pouvait pas être rendu par les ressources littéraires du 19e en France, en tout cas pas par Baudelaire et Mallarmé, pour qui cette oralité était simplement impossible en littérature. Depuis, Céline, notamment, est passé par là, et c'est aujourd'hui à mon sens un jeu d'enfant de s'élever au-dessus de ces géants quitte à le faire à la façon d'un nain qui se hausse sur leurs épaules...

Enfin, par rapport à la Fantasy, je crois que Tolkien a effectivement joué un grand rôle et connu beaucoup d'imitateurs, et que la déconsidération du genre n'aide effectivement pas à reconnaitre sa grandeur littéraire, mais je crois aussi que Tolkien se détache précisément du genre et que c'est ce qu'il faut soutenir pour défendre sa valeur littéraire. Là encore, Du conte de fées offre de grandes perspectives en montrant la Fantasy non pas comme une bizarrerie liée à des besoins de divertissement un peu étranges, mais comme l'art verbal et l'art littéraire par excellence à partir duquel, dans un renversement prodigieux que Tolkien mène avec sa bonhommie coutumière, ce sont toutes les œuvres littéraires qui peuvent être réévaluées comme, exemplairement, le théâtre de Shakespeare (négativement, bien sûr...).

Tolkien a choisi ainsi de réaliser une œuvre majeure dans une conception de la littérature complètement dominée. Il ne faut pas le regretter parce que c'est ce qui fait une bonne part de son charme et de sa force. Il ne faut pas espérer non plus que toute la conception littéraire soit renversée pour adopter la conception tolkienienne. Mais pour ceux qui veulent défendre la valeur littéraire de cette œuvre, précisément aujourd'hui alors qu'elle est pleinement prise dans le flux d'imitations et d'adaptations innombrables et massives, cela vaut le coup d'essayer d'élargir la notion paradigmatique de la "littérature" (au sens des "grandes œuvres" et des "grands écrivains") pour qu'elle puisse accueillir l'œuvre de Tolkien et, du même coup, progresser elle-même d'autant par la remise en cause de ses certitudes dogmatiques et des ses oppositions surannées.

L'une de ces oppositions centrales est l'opposition entre des livres qui ne sont que des "histoires" et d'autres qui sont des "œuvres d'art", c'est-à-dire de la "littérature". Cette opposition est centrale pour que la littérature puisse se défendre contre la popularité des histoires les plus célèbres. Ce qui rend Tolkien très atypique sur ce point, beaucoup plus à mon avis que par le simple fait de faire de la "Fantasy", c'est le fait qu'il fasse beaucoup plus qu'une histoire ("to amuse in the highest sense" dit-il quelque part à propos du SdA (L181)... "pour amuser au sens le plus élevé du terme", ce qui évoque l'inspiration et la joie...), en ne faisant rien d'autre qu'une histoire et sans vouloir rien faire d'autre qu'une histoire ("Je préfère de loin l'histoire, réelle ou fictive, avec son applicabilité variable selon la pensée et à l’expérience des lecteurs", 2e avant-propos de The Lord of the Rings).

C'est à mon avis à la fois ce qui le rend si peu apte à la consécration littéraire, ce qui explique un succès si durable avec de nombreux travaux de grande qualité consacrés à son œuvre, et ce qui fait de Tolkien une respiration immense en littérature, où l'art et l'histoire ne sont plus séparés, comme je peux n'y penser précisément que chez des auteurs comme Poe ou comme Victor Hugo.

Un spécialiste italien de Tolkien dont j'avais entendu une vidéo en ligne sur le net, que je n'ai malheureusement jamais pu retrouver, répondait, à la question de savoir si l'œuvre de Tolkien était du "fantastique" : "oh oui, c'est du fantastique, c'est même un genre tout à fait particulier de fantastique dont Tolkien est le créateur aussi bien que l'unique représentant..."

C'est exactement l'impression que me fait cette œuvre colossale, immense, vibrante et émouvante.



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#18
Superbe intervention, shudhakalyan.

Ne penses-tu pas qu'il y aurait moyen d'en tirer un petit article tout à fait intéressant sur la position de Tolkien en ce qui concerne le rapport entre la narration romanesque et la langue ?
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
La Chanson de Roland
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#19
Merci Elendil. Mm... Je pense en tout cas que c'est une étape qui va me servir (1) pour la préparation des conférences ; (2) pour l'article des actes de Cerisy. C'est ce que j'aime dans un bon forum : c'est un marchepied de pensée vive vers d'autres travaux plus "formels". Je suis reconnaissant à Vorna pour ses questions Smile.
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#20
sujet intéressant qui a donné lieu à des réponses très enrichissantes merci c'est impressionnant pour mes petites connaissances ^^'
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#21
Je suis soufflée ! Very Happy
J'ai lu avec grand intérêt cet article "informel" et j'ai beaucoup apprécié. En soi, je rejoins l'idée générale (il me faudrait une deuxième lecture sans bruit et sans prof pour m'y attarder plus avant). Ce que j'en retire c'est que :
(1) Tolkien est un grand écrivain, pour toutes les raisons que tu as évoquées, quoiqu'il soit victime de la paralittérarité de la fantasy et de la traduction, en quelque sorte ; mais son oeuvre, surtout le SdA, répond au but principal de divertir, qui est la finalité de tout roman (au sens large d'histoire fictive), non ? ; de plus, et j'aime beaucoup cet élément, il l'a écrit avec son sang, pesant tous les mots, en devenant presque fou, tel Flaubert...
(2) il est aussi un grand architecte, un artiste même, pour la création complète de son univers, de sa nomenclature ;
Me trompé-je ? Smile

Une petite question qui aurait pu être posée sur un forum de littérature plus générale et qui ne s'adapte peut-être pas ici, mais tant qu'on y est (interrogation que l'intervention de Foradan a soulevée en moi). Quelle est la différence entre écrivain et auteur ? Est-ce vraiment que "écrivain", c'est parce que l'écriture devient métier ? Mais alors, pourquoi parler de "Tolkien écrivain", Shudha ? Smile Reformulant ainsi ma question initiale, pourquoi pas "Tolkien auteur" ?

Note : J'ai aussi aimé la note historico-littéraire sur Poe, que j'apprécie beaucoup. Merci à Baudelaire, néanmoins, de l'avoir rendu plus ou moins abordable en français. Wink
"Ce que tu as, on peut te le prendre, mais ce qu'on ne pourra jamais te prendre, c'est ce que tu as déjà goûté."
Jarek Mace, l'Etoile du Matin.
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#22
Pour la différence entre "écrivain" et "auteur", je n'y ai jamais réfléchi et je ne sais pas quoi en penser particulièrement. Mais il me semble que l'on peut en dire ceci : l'écrivain renvoie à l'activité de l'écriture et l'auteur à la paternité d'une œuvre. Cela explique que l'on puisse, comme le suggérait Foradan, envisager l'écrivain comme défini par son activité et, du coup, par un métier. En ce sens, l' "écrivain public" n'a en effet rien d'un "auteur". Cependant, du point de vue de la "grande littérature", il me semble qu'un grand auteur sera toujours un grand écrivain. Pourquoi ? Parce que depuis que la notion de littérature est apparue avec le sens qu'elle garde aujourd'hui, en gros fin 18e, début 19e dans le romantisme allemand, elle est éminemment liée à la notion de style, notion clé pour évoquer la puissance verbale d'une production singulière de l'écriture. Je ne dis même pas subjective, et donc liée à un auteur, mais en tout cas singulière. Cette distinction explique aussi pourquoi, pour moi, il est essentiel d'attirer l'attention sur les qualités de Tolkien en tant qu'écrivain. En effet, c'est un critère essentiel pour reconnaitre une grande œuvre littéraire. Or aujourd'hui, il existe un certain nombre de gens prêts à reconnaitre que Tolkien a une œuvre et est un auteur au même sens que Balzac, par exemple, avec l'entreprise colossale de la Comédie humaine. Ou, du moins, beaucoup de gens seraient prêts à le reconnaitre si on les informait de tout ce que comporte le Légendaire tolkienien. En revanche, même parmi ses lecteurs les plus fervents, et au contraire de tous les grands romanciers légitimés par la littérature, beaucoup sont prêts à défendre l'idée que Tolkien n'a pas de style ou, pire, qu'il ne sait pas écrire.

Récemment, sur Jrrvf, Jean a cité un article en anglais de The Independant, dans lequel un abruti quelconque dit :

Citation :I will now put myself further to shame among my sophisticated neighbours by confessing that my all-time most enjoyable novel is not Sartre's Iron in the Soul, or Pynchon's V, but Tolkien's The Lord of the Rings. Yes, it is badly written. I agree that the characters are paper-thin and the women sexist stereotypes. But what a plot! What a spectacle! What simple, innocent, Boy's Own excitement!

Je vais à présent encore me couvrir davantage de honte parmi mes raffinés voisins en confessant que le roman qui m'a le plus diverti toutes époques confondues n'est pas La mort dans l'âme de Sartre ou V de Pynchon, mais Le Seigneur des Anneaux de Tolkien. Oui, c'est mal écrit. Je conviens que les personnages ont une consistance de papier et que les femmes sont des stéréotypes sexistes. Mais quelle intrigue ! Quel spectacle ! Quelle pure excitation de gamin, simple et innocente !

Voilà le genre de soutien dont Tolkien se passerait bien.

On connait les préjugés selon lesquels le Seigneur des Anneaux serait un roman stéréotypé et manichéen, ce que son anti-psychologisme renforce sans doute auprès des littéraires. Rien n'est plus faux, mais on voit bien de quel type de lecture procède ces préjugés. En revanche, je suis plus choqué par ce "Oui, c'est mal écrit" qui apparait là comme une évidence qu'il n'y a même pas à préciser. Tolkien s'étonnait déjà dans sa correspondance des critiques contre son style. C'est qu'en effet, on peut ne trouver aucun intérêt dans le style, apparemment fort classique, de Tolkien mais le trouver mauvais, c'est autre chose. Et les critiques sur son style de ses détracteurs et, comme on le voit ici, même parfois de ses prétendus défenseurs, sont souvent délivrées avec une superbe indifférence qui ne semble même pas devoir s'expliquer ou illustrer du moins le propos tenu par ne serait-ce que l'ombre d'un exemple. Il n'y a pourtant rien de plus facile que de montrer, même si ça demeure en partie subjectif, pourquoi on considère que telle ou telle phrase serait mal écrite. Mais on n'en trouverait pas dans le grand roman de Tolkien, parce que son anglais est impeccable. Le problème, c'est qu'il semble transparent et absolument pas littéraire, c'est-à-dire qu'il semble sans style, et même sans le style de ceux qui manifestent une écriture intentionnellement "impersonnelle" (Kafka) ou "blanche" (Camus avec L'étranger). Chez Tolkien, le style ne se met jamais en évidence pour lui-même, pas plus qu'il ne mettrait en évidence son absence de style manifeste et, en revanche, il ne se signale que par des effets qui semblent des archaïsmes.

Au mieux, les littéraires ne voient pas ce que style a de spécial, au pire ils le trouvent pesant avec ses archaïsmes et mal écrit à force de ne pas se distinguer, ni même de se faire une fierté d'être indistinct. Même les fans de Tolkien, souvent, adorent son univers, son histoire, mais ne s'intéressent pas spécialement à son écriture et, surtout, parce que c'est cela qui compte, ne s'aperçoivent pas à quel point il y a un style tolkienien très spécial et très puissant sans lequel ces histoires n'auraient pas la même force, ni le même "gout".

Or, Vorna, tu demandes très justement si ce n'est pas "la finalité de tout roman (au sens large d'histoire fictive)", son "but principal" que de "divertir" ? C'est un point essentiel de la recherche prioritaire que je mène sur l'apprentissage de la lecture littéraire.

La finalité de toute roman au sens large d'histoire fictive est certainement de divertir. Celle de la littérature, certainement pas. Pour une raison simple, notamment, c'est que les littéraires, comme le prouve le type de l'Independant, à la fois dans sa conception et dans celle qu'il attribue à ses collègues raffinés qui lisent Sartre ou Pynchon, pensent qu'on peut avoir un roman mal écrit, manichéen et stéréotypé qui soit pourtant une histoire très divertissante — et l'on se doute que La mort dans l'âme, titre sartrien que j'entends pour la première fois et qui a été choisi à dessein, n'est pas censé être follement divertissant...

Évidemment, tout cela est beaucoup plus complexe dans les faits. Qu'est-ce que le divertissement ? Tolkien parle souvent du SdA comme d'une œuvre sombre et grave, nettement plus ténébreuse que ses précédents récits pour enfants, et qui a certainement été imprégnée par l'époque sur laquelle planait l'ombre de la Seconde Guerre mondiale. En réalité, comme le montrent à l'envi les grands récits du "Silmarillion", tous plus tragiques les uns que les autres, cette gravité ne doit pas grand chose aux années 1940, même si elles ont pu y être propice... Soit Tolkien écrivait légèrement, uniquement pour divertir (ces "histoires pour enfants" des années 1920-1930), soit il écrivait "avec son sang" et là, c'était pour des matières d'une toute autre importance, même si cela reste "to amuse in the highest sense". Mais de "highest sense" est fondamental et c'est ce qui fait, je pense, que la littérature aurait intérêt à mieux comprendre Tolkien qui est clairement un grand auteur et un grand écrivain. Le problème, c'est que la littérature se pense traditionnellement comme l'opposé des histoires et du divertissement, car elle n'est pas un simple amusement qui tiendrait aux idées de l'histoire, elle est "de l'art", ce qui dépend de sa finition formelle, de ce qui fait qu'un travail devient une "œuvre" au sens fort... Mais quand Tolkien associe l'amusement à l'inspiration des muses... les pistes sont brouillées, et les littéraires ne savent plus très bien à quoi ils ont à faire, alors, dans le doute, ils font comme le chien qui a peur de devoir céder une partie de son territoire : ils aboient.

Néanmoins la résistance de la littérature au divertissement importe. Les histoires sont essentielles, et non seulement elles divertissent, mais elles apportent aussi des éléments fondamentaux à l'expérience humaine. Mais pour cela, elles n'ont pas vraiment besoin d'être bien faites, d'être le résultat d'un important travail, d'être des "œuvres" et, du même coup, d'apporter une autre dimension : celle de l'expérience esthétique, qui renvoie l'homme à sa condition par la puissance d'une expérience langagière. Non seulement, une expression comme Nirnaeth Arnoediad me plait, mais en outre elle me bouleverse profondément, et enfin elle me laisse en contemplation devant l'acte même de sa création, fasciné par l'art elfique de la Fantasy comme pourrait dire "Le Professeur" (clin d'œil à Hyarion pour qu'il ne m'oublie pas Wink ).

Comme le disait Mallarmé au peintre Degas confiant qu'il ne parvenait pas à écrire un bon poème alors qu'il ne manquait pas d'idées : "Mais Degas, ce n'est pas avec des idées qu'on fait un poème, c'est avec des mots."

Heureusement, Tolkien vient remettre en cause cet excès inverse, cette superbe du formalisme par laquelle la littérature tâche de préserver ses précieuses œuvres du flux incessant et innombrable des histoires qui pullulent de tous côtés.

Et pourtant, Tolkien a aussi poli son œuvre, comme je l'évoquais la dernière fois (c'est moi qui mets en gras) :

Citation :It is not possible even at great length to ‘pot’ The Lord of the Rings in a paragraph or two. …. It was begun in 1936 [Editor's note : As earlier letters in this book show. The Lord of the Rings was in fact begun in December 1937], and every part has been written many times. Hardly a word in its 600,000 or more has been unconsidered. And the placing, size, style, and contribution to the whole of all the features, incidents, and chapters has been laboriously pondered. I do not say this in recommendation. It is, I feel, only too likely that I am deluded, lost in a web of vain imaginings of not much value to others — in spite of the fact that a few readers have found it good, on the whole [...]. What I intend to say is this: I cannot substantially alter the thing. I have finished it, it is ‘off my mind’: the labour has been colossal; and it must stand or fall, practically as it is.

Il est impossible, même en y mettant le temps, de “caser” /Le Seigneur des Anneaux/ en un paragraphe ou deux. [...] Il a été commencé en 1936 [Note de l'éditeur : Comme le montrent les précédentes lettres dans ce livre, /Le Seigneur des Anneaux/ fut en fait commencé en décembre 1937] et chaque partie a été réécrite de nombreuses fois. Il n’est guère un mot sur les 600 000 ou plus qui n’ait été pesé. Et l’emplacement, la longueur, le style et l’apport pour l’ensemble de chaque fait, péripétie ou chapitre ont demandé beaucoup d’efforts de réflexions. Je ne dis pas cela pour le recommander. Il est, je le sens bien, plus que probable que je me fasse des illusions, perdu dans un dédale de vaines imaginations sans grande valeur pour autrui — malgré le fait que quelques lecteurs ont trouvé le livre de qualité, dans l’ensemble [...]. Ce que je veux dire par là, c’est que je ne peux pas substantiellement le modifier. Je l’ai terminé, il a “quitté mon esprit” ; la tâche a été colossale, et il doit maintenant tenir debout ou s’écrouler, à peu près tel quel.

Issu de la célèbre lettre 131 à Milton Waldman (1951). Letters, J.R.R. Tolkien ; Lettres, Bourgois, p. 230, trad. Delphine Martin et Vincent Ferré.


J'ai laissé le contexte de la lettre, parce que je trouve ça intéressant que, comme à son habitude, Tolkien ne présente pas son effort comme une garantie esthétique et artistique. Tolkien refusait la rupture entre l'art et l'artisanat, et l'on peut dire qu'ici, il se présente précisément comme un écrivain, au sens du travail que représente l'écriture (il n'est pas nécessaire d'avoir un statut et d'être rémunéré pour que ce soit un travail). Or, de ce point de vue, Tolkien est l'un des rares à être doublement un écrivain, tant au sens artisanal du terme (l'homme de métier) qu'au sens artistique. Cependant, ce sens, ce n'est pas Tolkien qui le revendique, pour une raison qu'explique très bien Tom Shippey : il sait bien que les "littéraires" d'aujourd'hui sont ceux qui ont fait triompher la littérature d'après le 16e siècle en renvoyant tout ce qui précède dans les limbes d'une production verbale pré-esthétique et pré-artistique... Or si Tolkien a bien un rapport artistique avec la littérature, d'abord comme lecteur ému et inspiré, c'est précisément par toute cette littérature médiévale que tend à exclure la littérature aujourd'hui. Tolkien n'est jamais aussi militant sur un plan artistique que quand il parle de Beowulf ou du Conte de fées.

Enfin, l'œuvre de Tolkien ne nous intéresserait pas si elle était juste "polie" et "finalisée" mais, comme je l'avais suggéré, Tolkien a mis son "cœur" et son "sang" dans ce travail, et c'est aussi ce qui en fait une œuvre...

Du coup, je présente ici les extraits des lettres concernées dont Vincent m'a récemment communiqué les références (qu'il en soit remercié) :

Citation :The thing is to finish the thing as devised and then let it be judged. But forgive me! It is written in my life-blood, such as that is, thick or thin; and I can no other. I fear it must stand or fall as it substantially is. It would be idle to pretend that I do not greatly desire publication, since a solitary art is no art; nor that I have not a pleasure in praise, with as little vanity as fallen man can manage (he has not much more share in his writings than in his children of the body, but it is something to have a function); yet the chief thing is to complete one’s work, as far as completion has any real sense.

Ce qui compte, c'est de finir l'objet tel qu'il a été conçu et puis de le soumettre au jugement. Mais pardon ! Il est écrit avec mon souffle vital, tel qu'il est, long ou court ; et je n'en ai pas d'autre. Je crains qu'il ne doive tenir ou tomber tel qu'il est en substance. Il serait vain de prétendre que je n'ai pas un grand désir de publication, puisqu'un art solitaire n'est pas de l'art ; ni que je ne trouve pas de plaisir dans les louanges, avec aussi peu de vanité qu'un homme déchu puisse atteindre (il n'a pas beaucoup plus de part dans ses écrits que dans les enfants de sa chair, mais ce n'est pas rien d'avoir une fonction) ; et néanmoins le principal c'est d'achever son travail, pour autant que l'achèvement ait un quelconque sens.

L109

Citation :I am afraid it is only too likely to be true: what you say about the critics and the public. I am dreading the publication, for it will be impossible not to mind what is said. I have exposed my heart to be shot at. I think the publishers are very anxious too; and they are very keen that as many people as possible should read advance copies, and form a sort of opinion before the hack critics get busy.

Je crains que cela ne semble si juste que parce que c'est vrai, ce que tu dis à propos du public et des critiques. Je redoute la publication parce qu'il sera impossible d'être indifférent à ce qui se dira. J'ai exposé mon cœur pour qu'il serve de cible. Je pense que les éditeurs sont aussi très anxieux ; et ils sont très attachés à ce qu'autant de gens que possible puisse lire des exemplaires préliminaires, et constituer ainsi une sorte d'opinion avant le tir fourni des critiques.

L142


"Life-blood" (que j'ai finalement rendu par "souffle vital"), heart exposed to be shot at, cela me rappelle, au paroxysme de l'articulation entre art et artisanat au sein de l'œuvre tolkienienne, Fëanor qui ne peut accéder à la demande des dieux en leur abandonnant les Silmarils pour qu'ils récupèrent la lumière des arbres :


Citation :Yavanna spoke before the Valar, saying: "The Light of the Trees has passed away, and lives now only in the Silmarils of Fëanor. Foresighted was he! Even for those who are mightiest under Ilúvatar there is some work that they may accomplish once, and once only. The Light of the Trees I brought into being, and within Eä I can do so never again. Yet had I but a little of that light I could recall life to the Trees, ere their roots decay; and then our hurt should be healed, and the malice of Melkor be confounded.'
Then Manwë spoke and said: 'Hearest thou, Fëanor son of Finwë, the words of Yavanna? Wilt thou grant what she would ask?'
There was long silence, but Fëanor answered no word. Then Tulkas cried: 'Speak, O Noldo, yea or nay! But who shall deny Yavanna? And did not the light of the Silmarils come from her work in the beginning?'
But Aulë the Maker said: 'Be not hasty! We ask a greater thing than thou knowest. Let him have peace yet awhile.'
But Fëanor spoke then, and cried bitterly: 'For the less even as for the greater there is some deed that he may accomplish but once only; and in that deed his heart shall rest. It may be that I can unlock my jewels, but never again shall I make their like; and if I must break them, I shall break my heart, and I shall be slain; first of all the Eldar in Aman.'

Yavanna prit la parole devant les Valar, en disant : "La Lumière des Arbres s'en est allée, elle ne vit plus maintenant que dans les Silmarils de Fëanor. Quelle prévoyance fut la sienne ! Même pour les plus puissants de ceux qui viennent après Ilúvatar, il existe certains ouvrages qu'il ne peuvent accomplir qu'une et une seule fois. J'ai donné la vie à la Lumière des Arbres, et dans Eä, je ne pourrai plus jamais en faire autant. Aurais-je ne fût-ce qu'une petite part de cette lumière, je pourrais ramener les Arbres à la vie, avant que leurs racines ne pourrissent ; et ainsi notre blessure serait guérie, et la malice de Melkor serait contrée."
Alors Manwë prit la parole et dit : "As-tu prêté l'oreille, Fëanor fils de Finwë, aux paroles de Yavanna ? Vas-tu accéder à sa requête ?"
"Il y eut un long silence, mais Fëanor ne répondit rien. Alors Tulkas cria : "Parle, O Noldo, dis oui ou non ! Mais qui s'opposera à Yavanna ? Et la lumière des Silmarils ne vient-elle pas de son ouvrage au commencement ?"
Mais Aulë le Constructeur dit : "Ne sois pas pressé ! Ce que nous demandons est plus grand que tu ne l'imagines. Laisse-le en paix encore un instant."
Mais Fëanor prit alors la parole, criant amèrement : "Pour le plus petit comme pour le plus grand, il existe certains actes qu'il ne peuvent accomplir qu'une seule fois ; et dans cet acte son cœur repose alors. Il se peut que je puisse démanteler mes joyaux, mais jamais plus je ne pourrai en faire de semblables ; et si je dois les briser, je briserai mon cœur, et j'en mourrai — premier de tous les Eldar en Aman.

Silmarillion, C. 9, "Of the Flight of the Noldor"

Je m'avise, en m'échinant à traduire ce passage, de la distinction établie par Tolkien, justement à propos d'œuvre, de travail ou d'ouvrage, entre "work" et "deed" dans le passage des paroles de Yavanna à leur reprise par Fëanor... Ce qui pourrait n'être qu'une variante pour l'agrément chez un autre auteur est ici forcément doté d'une dimension esthétique certaine, parce que Tolkien fait attention à chacun des mots qu'il emploie et a écrit et réécrit tous les textes du Silmarillion un grand nombre de fois.

La création fait partie de la tâche des Valar qui sont précisément ces créateurs en Arda. Et en même temps "work" n'est pas "Maker" qui caractérise "Aulë" et le terme de "create" est réservé à Ilúvatar. Pour un Elfe, la création est un héritage d'Ilúvatar autant que pour les Valar, mais, chez lui, ça devient une conquête, un acte posé, là où il aurait pu se contenter d'admirer les œuvres de ceux qui sont plus grands que lui. Mais, le danger, est d'avoir ainsi exposé son cœur et de ne plus pouvoir reconnaitre alors ce que disait Tolkien dans une de ses lettres : le créateur a aussi peu de part à son œuvre que les parents aux enfants issus de leur chair... mais bien sûr, cette petite part, ce n'est pas rien !

S.
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(05.10.2012, 16:07)shudhakalyan a écrit : Parce que depuis que la notion de littérature est apparue avec le sens qu'elle garde aujourd'hui, en gros fin 18e, début 19e dans le romantisme allemand, elle est éminemment liée à la notion de style, notion clé pour évoquer la puissance verbale d'une production singulière de l'écriture.

Tu es sûrement plus calé que moi dans ce domaine, mais j'ai le sentiment que ce sens est attesté bien avant. En matière de style littéraire, on peut remonter jusqu'à Boileau et son Art poétique (novateur, pour l'époque). Quant à « littérature » dans le sens ou tu l'entends, le Trésor cite un ouvrage de F. Granet, en 1736-1740.

(05.10.2012, 16:07)shudhakalyan a écrit : Chez Tolkien, le style ne se met jamais en évidence pour lui-même, pas plus qu'il ne mettrait en évidence son absence de style manifeste et, en revanche, il ne se signale que par des effets qui semblent des archaïsmes.

Je suis d'accord dans l'ensemble, mais j'irais même plus loin : si les archaïsmes sont ce qui se remarque le plus dans le SdA, la maîtrise qu'à Tolkien du discours dialectal des Hobbits est extraordinaire — ce qui n'est absolument pas perceptible en français, on rejoint là ta critique de Baudelaire traduisant Poe. Je ne suis pas un grand spécialiste de la littérature anglaise, mais les seuls auteurs anglo-saxons qui m'ont frappé de la même manière sont Dickens, Lovecraft et Chaucer — ce dernier uniquement parce que j'ai essayé de creuser la question après avoir constaté à quel point Tolkien s'y intéressait. Dans le Hobbit, on trouve des effets stylistiques chez la quasi-totalité des locuteurs, du cockney des Trolls au discours très upper class de Smaug, en passant par les idiotismes de Gollum. Je pourrais encore citer Gilles, qu'on peut considérer comme un long jeu philologique sur le style romanesque.

(05.10.2012, 16:07)shudhakalyan a écrit : Le problème, c'est que la littérature se pense traditionnellement comme l'opposé des histoires et du divertissement, car elle n'est pas un simple amusement qui tiendrait aux idées de l'histoire, elle est "de l'art", ce qui dépend de sa finition formelle, de ce qui fait qu'un travail devient une "œuvre" au sens fort... Mais quand Tolkien associe l'amusement à l'inspiration des muses... les pistes sont brouillées, et les littéraires ne savent plus très bien à quoi ils ont à faire, alors, dans le doute, ils font comme le chien qui a peur de devoir céder une partie de son territoire : ils aboient.

Je pense que le problème est plus profond que ça : en règle générale, il semblerait que la majorité des critiques s'attende non seulement à une mise en exergue du style, non seulement à un sérieux assumé, mais même à un message politico-sociologique explicite... voire même à sens unique, ai-je parfois l'impression. N'a-t-on pas vu le tollé qu'a soulevé l'idée de commémorer l'œuvre de Céline, pourtant un des écrivains dont le style a le plus profondément marqué la littérature française ? Qui parle aujourd'hui de Montherlant, dont l'œuvre a pourtant marqué toute une époque et qui reste à mes yeux un des plus grands écrivains du siècle passé ? Ne dénigre-t-on pas Chesterton à chaque fois qu'une étude est publiée à son sujet ? Je n'ai pourtant pas le sentiment d'avoir choisi des écrivains dont l'œuvre serait particulièrement légère. Et pourtant, on se focalise sur une partie des idées qu'ils défendaient pour mieux évacuer l'étude de leur œuvre. La comparaison avec Sartre, justement, est éloquente.

(05.10.2012, 16:07)shudhakalyan a écrit : Mais, le danger, est d'avoir ainsi exposé son cœur et de ne plus pouvoir reconnaitre alors ce que disait Tolkien dans une de ses lettres : le créateur a aussi peu de part à son œuvre que les parents aux enfants issus de leur chair... mais bien sûr, cette petite part, ce n'est pas rien !

Certes, ce n'est pas rien. Au contraire, cela rejoint ce que Tolkien disait du rôle du sub-créateur au sein de la Création :

Tolkien a écrit :We make still by the law in which we're made.
« Nous façonnons encore selon la loi qui nous a façonnés. »
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
La Chanson de Roland
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#25
(05.10.2012, 17:43)ISENGAR a écrit : # Bzzzip !
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Et dire que pendant des heures, tout en essayant de me concentrer, je me demandais ce qu'était ce bzip lancinant et obstiné... Si j'avais su... Désolé... J'espère que je n'ai pas endommagé le système parallactique de barrière magnétique du site.

*

1. La notion de littérature

(05.10.2012, 19:07)Elendil a écrit : Tu es sûrement plus calé que moi dans ce domaine, mais j'ai le sentiment que ce sens est attesté bien avant. En matière de style littéraire, on peut remonter jusqu'à Boileau et son Art poétique (novateur, pour l'époque). Quant à « littérature » dans le sens ou tu l'entends, le Trésor cite un ouvrage de F. Granet, en 1736-1740.

Mille mercis pour les deux références qui sont appréciables : cette définition du TLFi, que je n'avais jamais pris la peine de parcourir tranquillement, et la référence à Granet.

Je commence néanmoins par Boileau. Si l'on voulait remonter à l'importance du style dans l'art d'écrire et à son effet "littéraire" au sens large, mais lié à l'usage que nous en avons, indépendamment du terme lui-même, on en retrouverait sans peine de très belles occurrences, comme ça m'est arrivé, dans les évocations d'Homère par Platon.

Toute la difficulté réside dans le fait qu'il y a bien quelque chose de commun, par exemple entre ce que les Anciens appelaient la "poésie" ou la "poétique" (cf. la Poétique d'Aristote qui est toujours, à bien des égards, un ouvrage de référence pour les études littéraires) et ce que nous nommons la littérature, mais parallèlement, la notion de "littérature" que nous utilisons aujourd'hui, a aussi des implications très différentes qui rendent des choses possibles et d'autres impossibles par rapport aux époques précédentes, et ce depuis une époque récente, à savoir environ celle que j'ai dite.

Sur ce point, Jacques Rancière décrit la littérature comme un "mode de visibilité historique des œuvres de l'art d'écrire" qui rend à la fois possible son absolutisation (la littérature est toute puissante, elle est capable de changer l'homme et le monde) et sa relativisation radicale (la littérature n'est rien ; cf. Verlaine : "Et tout le reste est littérature").

Le petit ouvrage de Jacques Rancière, La parole muette, que je recommande à ceux qui sont intéressés par cette question (en sachant que c'est un très beau texte mais assez dense) pose très clairement la différence entre le système de la poétique ancienne et celui de la nouvelle.

On est passé (bien sûr très progressivement), selon la proposition de Rancière, d'une "poétique restreinte de la représentation" à une "poétique généralisée de l'expression" (pp. 17-30). L'ancienne poétique peut être comprise en référence à 4 principes, selon cette conception : le principe de fiction ; de généricité ; de convenance ; et d'actualité ("primat de la parole comme acte"). Ces principes fonctionnent ensemble dans l'ancienne poétique : le genre choisi s'adapte au type de fiction en fonction de ce qui est représenté, en suivant, pour ce faire, le principe de convenance qui dit comment il convient que ce soit représenté, avec une finalité qui est toujours associée à l'art de l'éloquence. Ces principes correspondent fort bien, je pense, tant à La Poétique d'Aristote (au IVe acn) qu'à L'art poétique de Boileau (fin 17e).

L'importance du principe de convenance est particulièrement manifeste et fascinante. Voici ce qu'en dit Rancière :

Citation :Le principe de convenance définit un rapport de l'auteur à son sujet dont le spectateur — un certain type de spectateur — est seul apte à mesurer le succès. La convenance se sent. Les "littérateurs" de l'Académie ou des journaux ne la sentent pas. Corneille et Racine, eux, la sentent. Non par connaissance des règles de l'art, mais par la parenté qu'ils ont avec leurs personnages — ou plus exactement avec ce que ceux-ci doivent être. En quoi consiste cette parenté ? En ce qu'ils sont comme eux, à l'encontre des littérateurs, des hommes de gloire, des hommes de la parole belle et agissante. Cela suppose aussi que leurs spectateurs naturels ne sont pas des hommes qui regardent, mais des hommes qui agissent et agissent par la parole. Les premiers spectateurs de Corneille, nous dit Voltaire, étaient Condé ou Retz, Molé ou Lamoignon ; c'était des généraux, des prédicateurs et des magistrats qui venaient s'instruire à parler dignement et non point ce public de spectateurs d'aujourd'hui, simplement composé d' "un certain nombre de jeunes gens et de jeunes femmes".
La parole muette, Jacques Rancière, 1998, Hachette Littératures coll. "Pluriel", p. 24.

Au 19e siècle, une toute autre poétique se met en place, que Rancière appelle de l'expression (vs de la représentation). Ses 4 principes correspondent aux précédents et les remplacent : le primat du langage ; le principe antigénérique de l'égalité de tous les sujets représentés ; l'indifférence du style à l'égard du sujet représenté ; le modèle de l'écriture.

Indiqué de cette façon, cela demeure assurément assez obscur et technique, mais on peut sentir une différence radicale et, au moins vaguement, le sens de cette différence. Ce changement a en tout cas, selon Rancière, cette implication majeure :

Citation :Le style n'est plus alors ce qu'il était jusque-là : le choix des modes d'expression convenant aux différents personnages dans telle ou telle situation et des ornements propres au genre. Il devient le principe même de l'art.

La parole muette, p. 29.

Voilà qui répond en partie à Elendil, et qui souligne la différence radicale entre le sens et le rôle du style aujourd'hui (et depuis le 19e) et, par exemple, chez Boileau.

Il reste la référence au Trésor de la langue française et à Granet, à la moitié du 19e. Le TLF est un outil extraordinaire et je te remercie, Elendil, de m'y renvoyer. En outre, au passage, comme je l'utilisais sur une adresse et avec une mise en page beaucoup plus rébarbative, j'apprécie doublement ton lien.

Le sens de la littérature auquel je me réfère est évidemment, dans la définition du TLF, le II.A., à savoir l' "usage esthétique du langage écrit", bien que cela reste, heureusement en un sens, très ouvert et très vague. Mais on voit toutes les implications que l'on peut en tirer dans une approche comme celle de Rancière.

Le sens ancien, du terme "littérature", et non pas des œuvres du passé que nous incorporons aujourd'hui dans la littérature au sens où nous l'entendons (et qui serait lié au "poétique" chez Aristote et Boileau), est plutôt le IA., caractérisé de façon euphémique par le TLF comme "vieilli", à savoir : "connaissance des lettres, culture générale". Les lettres renvoient en réalité aux "Belles-Lettres" qui est une notion assez différente de la "Littérature". Ce ne sont pas les mêmes découpages, et la notion est a priori plus large. Le tout est de savoir ce qu'il en est pour Granet. Je ne connaissais pas non plus cette référence, que je trouve fort intéressante, et qui m'est fort utile, ce dont je te suis une nouvelle fois redevable, cher Elendil. J'ai dû faire des recherches, mais je suis finalement tombé sur l'indice décisif que je recherchais.

Les Réflexions sur les ouvrages de littérature forment une série de 17 volumes dont l'abbé Granet (décidément, les abbés étaient actifs en matière littéraire à l'époque, cf. l'abbé Huet au 17e sur le roman, et l'abbé Batteux dont je reparlerai) aurait été le principal rédacteur, en tout cas après le premier volume.

Si l'on regarde la liste des "principaux auteurs étudiés" dans cette série, on aurait effectivement tendance à penser, en tout cas, et c'est sans doute là que le bât blesse, pour les noms qui sont les plus célèbres et les plus familiers aujourd'hui, que le sens de "littérature" est effectivement le nôtre :

Citation :Voltaire, Marivaux, J.B. Rousseau, Le Sage, Rollin, Gresset, Néricault Destouches, Boileau, Lenglet Dufrenoy, Pope, Racine, Corneille, Molière, abbé de Saint-Pierre, abbé Trublet, Desfontaines.

http://dictionnaire-journaux.gazettes18e...itterature

Cependant, si l'on y regarde d'un peu plus près, on s'aperçoit qu'il n'en est rien, et que cette série de Granet porte bien sur la "littérature" au sens des "Belles-Lettres" et, a priori, avec les principes de la poétique restreinte de la représentation décrits par Rancière :

Citation :L'objet de ses «réflexions» n'est guère différent de celui du Nouvelliste du Parnasse (1730-1732), auquel il collabora avec Desfontaines: «ces feuilles, écrit Granet, sont principalement destinées aux ouvrages de littérature, c'est-à-dire, à l'histoire, à la poésie, à l'éloquence, à la philologie et à tout ce qui est compris sous le nom de belles-lettres» (t. XII, p. 190).

http://dictionnaire-journaux.gazettes18e...itterature

Tout porte donc à croire que les premiers auteurs à utiliser la notion de "littérature" dans le sens d'un "usage esthétique du langage écrit", sont donc, comme on le répète souvent dans les études littéraires, des gens comme Mme de Staël en 1801, Sismondi en 1813, Barante en 1814, August Wilhelm Schlegel en 1814, l'abbé Batteux en 1861, La Harpe en 1840, etc. (pour cette liste, cf. Rancière, La parole muette, p. 177). Cependant, comme le note à nouveau Rancière, le mot est tout de même d'abord un équivalent de "Belles-Lettres" (mais de ce point de vue Granet est effectivement plus ancien !) et change de sens progressivement sans que ces auteurs n'éprouvent le besoin de le souligner :

Citation :Ainsi, le passage des Belles-Lettres à la littérature semble se faire par une révolution suffisamment lente pour n'avoir pas besoin même d'être remarquée. Batteux déjà ne jugeait pas utile de commenter l'équivalence qu'il établissait entre un "cours de Belles-Lettres" et un "cours de littérature". Marmontel ou La Harpe ne se soucient pas davantage de justifier l'emploi du mot "littérature" et de préciser son objet. Ce dernier commence en 1787 ses cours au Lycée, il publie son Cours en 1803. (...) Il ne s'occupe, en revanche, à aucun moment de la révolution silencieuse qui s'est accomplie (...) : entre le début et la fin de son Cours de littérature, le sens même du mot a changé. Ceux qui, au temps de Hugo, de Balzac et de Flaubert, rééditeront inlassablement Marmontel et La Harpe ne s'en soucieront pas plus. Mais pas davantage, non plus, ceux dont les livres, dans les premières années du nouveau siècle, dessinent la géographie nouvelle du domaine littéraire. Mme de Staël et Barante, Sismondi et August Schlegel bouleversent, plus encore que les critères d'appréciation des œuvres, les rapports de l'art, du langage et de la société qui circonscrivent l'univers littéraire ; ils expulsent de cet univers des gloires d'hier et y incluent des continents oubliés. Mais aucun d'eux ne juge intéressant de commenter l'évolution même du mot (...). Et pas davantage Hugo dans ses déclarations les plus iconoclastes. La postérité des écrivains comme celle des professeurs de rhétorique ou de littérature les suivront sur ce point.
La parole muette, pp. 11-12.

2. Le style du Hobbit

Là, je serai nettement plus court (ouf ! j'entends déjà le Bzip isengarien ! Bziiiiiiip Bziiiiip Bziiiiip ! je vais finir par avoir la migraine !)

(05.10.2012, 19:07)Elendil a écrit : Je suis d'accord dans l'ensemble, mais j'irais même plus loin : si les archaïsmes sont ce qui se remarque le plus dans le SdA, la maîtrise qu'à Tolkien du discours dialectal des Hobbits est extraordinaire — ce qui n'est absolument pas perceptible en français, on rejoint là ta critique de Baudelaire traduisant Poe. Je ne suis pas un grand spécialiste de la littérature anglaise, mais les seuls auteurs anglo-saxons qui m'ont frappé de la même manière sont Dickens, Lovecraft et Chaucer — ce dernier uniquement parce que j'ai essayé de creuser la question après avoir constaté à quel point Tolkien s'y intéressait. Dans le Hobbit, on trouve des effets stylistiques chez la quasi-totalité des locuteurs, du cockney des Trolls au discours très upper class de Smaug, en passant par les idiotismes de Gollum. Je pourrais encore citer Gilles, qu'on peut considérer comme un long jeu philologique sur le style romanesque.

Mille mercis, Elendil, pour toutes ces précisions stylistiques que je ne soupçonnais même pas, a fortiori dans Le Hobbit ! Je me demande dans quelle mesure Daniel Lauzon a pu tenir compte de tout ça ! Le pauvre :p. J'espère qu'on aura l'occasion d'une bonne discussion où tu pourrais me montrer en détail tout ce que tu évoques là... Peut-être à l'AG... Partant pour une nouvelle soirée studieuse dont nous avons le secret ? (genre entre 2h01 et 2h11...)

3. La critique des littéraires

(05.10.2012, 19:07)Elendil a écrit : Je pense que le problème est plus profond que ça : en règle générale, il semblerait que la majorité des critiques s'attende non seulement à une mise en exergue du style, non seulement à un sérieux assumé, mais même à un message politico-sociologique explicite... voire même à sens unique, ai-je parfois l'impression. N'a-t-on pas vu le tollé qu'a soulevé l'idée de commémorer l'œuvre de Céline, pourtant un des écrivains dont le style a le plus profondément marqué la littérature française ? Qui parle aujourd'hui de Montherlant, dont l'œuvre a pourtant marqué toute une époque et qui reste à mes yeux un des plus grands écrivains du siècle passé ? Ne dénigre-t-on pas Chesterton à chaque fois qu'une étude est publiée à son sujet ? Je n'ai pourtant pas le sentiment d'avoir choisi des écrivains dont l'œuvre serait particulièrement légère. Et pourtant, on se focalise sur une partie des idées qu'ils défendaient pour mieux évacuer l'étude de leur œuvre. La comparaison avec Sartre, justement, est éloquente.

Bien que je te donne en grande partie raison, je ne considère pas que ce soit un problème "plus profond". La grande difficulté, pour laquelle je te remercie de pointer ce problème, est de penser les deux problèmes ensemble.

Ceci dit, quels que soient les grincements de dents des grincheux vis-à-vis de Céline, et je suis ignare quant à cette polémique dont je n'ai eu jusqu'ici que des échos très lointains, la place fondamentale de Céline dans la littérature n'est nullement remise en question, pas plus que celle de Heidegger en philosophie qui suscite pourtant non moins de polémiques ! Il n'est pas sûr, d'ailleurs, que ces grincheux soient ceux qui fassent le plus autorité en matière de littérature (ou de philosophie pour Heidegger). De la même manière, Montherlant et Chesterton me semblent encore avoir une place honorable, eux aussi, dans le patrimoine littéraire. Et si elle ne vaut pas celle de Sartre pour le premier ou celle de Dickens pour le second, par exemple, ce n'est probablement pas, à mon avis (peu informé pour ces auteurs, à ce stade), sans impliquer des considérations esthétiques en même temps que les considérations politiques que tu avances, et dont je reconnais avec toi qu'elles prennent parfois une place trop importante. Je pense aussi, au passage, à T.S. Eliot, associé au fascisme italien, mais qui conserve la place d'un écrivain majeur pour la modernité anglosaxonne... Là aussi, vu son importance stylistique qui peut d'ailleurs être, elle aussi, largement surévaluée en fonction des valeurs qui ont cours dans la "sphère littéraire".

Du coup, pour revenir à notre auteur fétiche, si Tolkien a des difficultés à se faire une place dans la légitimité littéraire, cela ne me semble tout de même pas tant à cause de la dimension sociopolitique, même si celle-ci joue un rôle, que pour des raisons esthétiques. Ou, du moins, l'importance esthétique de Tolkien pourrait largement contrebalancer cette censure idéologique. À moins, et c'est certainement la perspective la plus prometteuse, que les deux ne soient, en un sens, indissociables : l'esthétique de Tolkien paraissant aussi conservatrice que ses positions, mettons, sur la démocratie ou la religion. Mais l'important est, précisément, que Tolkien n'est pas tant conservateur que novateur en esthétique. Le Seigneur des Anneaux, notamment, demeure un ouvrage unique en son genre, d'une ampleur exceptionnelle. Les positions idéologiques de Tolkien, bien qu'elles soient liées à la dimension esthétique, n'y changent rien, pas plus du moins que pour Céline et Heidegger qui restent des auteurs majeurs. Encore faut-il montrer, comme y invitait avec force Isabelle Pantin (in Tolkien aujourd'hui), en quoi consiste cet apport énorme à la littérature... Et ça passe par le style de Tolkien et ses effets.

Je crois que j'ai fait le tour... et je sens que le Bziiip va faire exploser mon crâne, plus certainement que la musique de Bowie sur le fuseau jrrvéfien de certaines promenades illustres...

Séb.

ps : Pas mal, tout de même, le petit coup de pub au passage, non Isengar ? Même si l'on peut douter de l'impact de ce fuseau sur ton inestimable succès... Les Promenades sont-elles d'ailleurs une contribution notable à la défense et l'illustration de la littérarité tolkienienne... Au stade toujours de la première, avec une lenteur exquise, j'aurais tendance à incliner vers l'affirmative...


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#26
Shudhakalyan, je te remercie aussi pour cet exposé fort intéressant sur l'évolution de la conception de littérature. La distinction que Rancière fait me semble justifiée, mais en partie seulement. J'aurais certainement besoin de lire son ouvrage pour comprendre pleinement ce qu'il entend par : « le primat du langage ; le principe antigénérique de l'égalité de tous les sujets représentés ; l'indifférence du style à l'égard du sujet représenté ; le modèle de l'écriture. »

Toutefois, j'ai du mal à percevoir en quoi ces principes ne pourraient pas s'appliquer, par exemple, aux sagas islandaises. Le primat du langage m'y semble évident ; tous les sujets représentés, quelle que soit leur qualité, y sont sur un plan d'égalité, dès lors que leurs actions sont dignes d'être racontées (sögurligr) ; le style dépend du type de saga, non des personnages qui s'y trouvent et Régis Boyer rappelle maintes fois, notamment dans son introduction aux Sagas légendaires islandaises (Anacharsis, 2012), qu'elles trouvent leur modèle dans la littérature latine, textes antiques ou hagiographiques. Le peu que je connais de la littérature perse, chinoise et japonaise m'incite à penser qu'on y trouverait là encore des contre-exemples à la datation proposée par Rancière.

Je dois avouer que je n'ai pas cité Boileau tout à fait par hasard. J'ai l'impression qu'avant lui, tous les auteurs se définissent par un rapport très étroits avec l'ensemble de leurs prédécesseurs. C'est le règne incontesté des Anciens. L'auteur se contente de sélectionner les motifs antérieurs qui lui semblent susceptibles de plaire et les réagence à sa convenance, en s'appuyant là encore sur des principes poétiques consacrés par l'usage. Boileau va — le premier, me semble-t-il — dénigrer une bonne partie du style de la littérature antérieure et postuler un ensemble de règles afin d'épurer et d'affiner le style, de le rendre digne du raffinement de son époque. Aujourd'hui, on dirait « l'actualiser ». Certes, il continuera à s'appuyer au moins en partie sur les règles poétiques définies pendant l'antiquité, mais l'application qu'il en fait est radicalement différente.

À partir de là, la littérature va de plus en plus s'affirmer comme novatrice, voire révolutionnaire. Chaque génération va chercher à se distinguer de celle qui la précède. C'est la naissance des mouvements littéraires, et donc, me semble-t-il, de la littérature au sens moderne du terme, même s'il faut encore attendre un peu pour trouver une attestation de ce mot dans le sens incontestablement moderne qu'il a pris. Par la suite, les romantiques se feront sans doute les chantres les plus efficaces de cet aspect révolutionnaire, ce qui peut expliquer pourquoi Rancière trace la ligne à leur niveau.

Personnellement, si je devais établir une gradation, elle chercherait à observer à quelle époque un style littéraire étranger prévaut sur le style autochtone d'un peuple ou d'une région, car là on peut à juste titre parler de révolution. À ce titre, le mouvement romantique constitue certainement un des principaux bouleversements littéraires en Europe, mais ce n'est ni le premier, ni le dernier.
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
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#27
Par Zeus, Odin, Crom et Ulmo, dans la catégorie "tartine", j'en conviens bien volontiers : là, je suis battu ! Laughing Wink

De fait, il n'est pas aisé de répondre à tout ce qui a été écrit, mais je vais tout de même essayer, en procédant par ordre chronologique des interventions.

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Shudhakalyan a écrit :Hyarion touche alors un autre point, d'une façon qui me plait bien et à la fois me fait réagir. Tolkien est "juste" un écrivain, ça n'en fait pas une sorte de surhomme ou quelque chose du genre. J'aime bien ce rappel et cette relativisation, mais en même temps, je ne vois pas ce qui empêche à la fois d'être en admiration devant de grands auteurs, de grandes œuvres et de grands hommes, et de savoir pourtant que ce ne sont que des hommes.

Merci d'avoir relevé ce point, Shudhakalyan, car il me parait être d'autant plus important que l'on a parfois un peu trop tendance à l'oublier : quelle que soit l'admiration que l'on peut avoir pour Tolkien, celui-ci n'est pas un individu isolé dans l'histoire de la littérature, ou alors s'il était, on pourrait arguer qu'il y a eu plus isolé que lui, y compris en matière de littérature de fantasy - je pense en particulier à Mervyn Peake, lequel, à la différence de Tolkien, n'a pas eu de postérité en tant qu'écrivain. J'en viens parfois à penser que vouloir faire de Tolkien autre chose qu'un écrivain, c'est vouloir l'isoler volontairement pour en faire un "phénomène à part", peut-être dans le but de se définir vis-à-vis de son œuvre comme "initié" à quelque-chose que le commun ne pourrait pas comprendre : du moins, est-ce l'impression que j'ai par moments, et on aura compris qu'elle n'est pas positive. Je n'approuve pas les attitudes élitistes vis-à-vis de Tolkien, quelles qu'elles soient : s'il est évident que comprendre l'œuvre de Tolkien nécessite un certain effort intellectuel, cette compréhension ne nécessite pas pour autant un sacerdoce. Les écrivains écrivent pour être lu, et pas simplement par une petite élite de "sachants" : en cela, Tolkien ne me parait pas faire exception.

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Vorna a écrit :Question un peu à part, en parlant du succès de Tolkien. Je me demande pourquoi Tolkien n'est pas reconnu comme un écrivain majeur, comme Kafka ou Poe, qui relèvent du merveilleux. Est-ce que c'est à cause de tout ce qui se développe en parallèle ? Est-ce parce que Tolkien fait partie d'une culture de masse avec les films et les produits dérivés ? A votre avis, est-ce même un écrivain majeur ? Selon moi, c'est le cas puisqu'il a tout de même à son actif (ou presque) un nouveau genre : la fantasy, quand bien même ce genre fasse plus partie d'une culture populaire que d'une culture cultivée.

Précisons tout de même ici que Tolkien n'est pas l'inventeur de la fantasy. Avant lui, il y a eu William Morris, Lord Dunsany, E.R. Eddison, etc. À l'époque où Tolkien a écrit ses premières versions du "Silmarillion" (cf. HoME IV et V) ainsi que Le Hobbit, il y avait notamment H.P. Lovecraft (pour une partie de son œuvre, onirique, influencée par Dunsany) et Robert E. Howard, le créateur du barbare Conan le Cimmérien (personnage - évoluant lui aussi dans un monde secondaire - méritant mieux que d'être systématiquement résumé à une caricature de culturiste à cervelle de moineau et slip de fourrure - l'œuvre de Howard, rappelons-le, est bien plus profonde que cela, fut-elle publiée à l'époque dans des pulp magazines !). Et à l'époque où Tolkien a écrit Le Seigneur des Anneaux, il y avait C.S. Lewis, Mervyn Peake, etc. C'est seulement après, sur un plan chronologique, que l'on peut parler d'un "après-Tolkien" dans l'histoire de la fantasy, même si Tolkien n'est pas le seul responsable du regain de popularité du genre survenu dans les années 1960. Bref, s'il ne faut pas minorer le rôle majeur que Tolkien a eu dans le développement de la fantasy moderne, il ne faut pas pour autant tout ramener à lui. Du moins est-ce mon point de vue.

On parle beaucoup, ici ou là, de "légitimation" de Tolkien, de cette nécessité d'en faire un écrivain "reconnu". Mais reconnu par qui, par quoi ? L'Académie suédoise décernant le Prix Nobel de littérature ? Les éditions de la Pléiade ? Ce qui me parait important pour un écrivain, c'est qu'il soit reconnu par un lectorat qui ne soit pas éphémère, et qu'il fasse l'objet de recherches et d'études au même titre que n'importe quel artiste ayant une place dans l'histoire de l'art. Et au fond, qu'est-ce que cela peut faire que les films de Peter Jackson donnent éventuellement l'impression, à un moment donné, que Tolkien est à mettre au même niveau que Dan Brown ou J.K. Rowling en tant que vendeurs de best-sellers contemporains ? Les phénomènes médiatiques passent, comme les modes qui y sont associées, et seules les œuvres restent. Le seul vrai blocage qu'il me parait y avoir relève du champ de la recherche... Et là, en ces temps de tyrannie de l'urgence et des apparences, il convient, à mon avis, de continuer à être patient...

À la fin de son compte-rendu de lecture de The History of the Lord of the Rings (HoME VI, VII, VIII et IX) publié dans la revue suédoise Arda 1988-1991 (et reproduit dans La Feuille de la Compagnie N°2, parue en 2003), Douglas Anderson, l'auteur des notes du Hobbit annoté, écrivait ceci : "l'horizon n'est pas complètement dégagé. Un de mes amis, professeur d'Université, est convaincu que l'âge d'or des études tolkieniennes ne reviendra pas avant vingt ou trente ans, le temps que L'histoire de la Terre du Milieu et les autres publications posthumes puissent être digérées, le temps aussi, et cette condition est peut-être la plus importante, que les critiques universitaires de la génération actuelle, le plus souvent hostiles à Tolkien, aient quitté la scène.
Je ne peux, hélas, que souscrire à cette opinion."

Les propos d'Anderson, sauf erreur de ma part, datent a priori du début des années 1990... Wink

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Shudhakalyan a écrit :Un spécialiste italien de Tolkien dont j'avais entendu une vidéo en ligne sur le net, que je n'ai malheureusement jamais pu retrouver, répondait, à la question de savoir si l'œuvre de Tolkien était du "fantastique" : "oh oui, c'est du fantastique, c'est même un genre tout à fait particulier de fantastique dont Tolkien est le créateur aussi bien que l'unique représentant..."

Que voila une déclaration suscitant bien des interrogations... Wink Tolkien, "l'unique représentant" ? Mais de quoi, au juste ? De quel genre particulier de "fantastique" ? En quoi une création de monde secondaire associée à des langues inventées serait-elle un genre à elle toute seule sous prétexte que Tolkien a créé la Terre du Milieu ? Tolkien est-il le seul à avoir créé un univers imaginaire ? Tolkien est-il le seul à avoir inventé des langues dans la perspective de les intégrer dans des récits de fiction ? N'y avait-il donc absolument rien avant Tolkien ? N'y a-t-il rien eu après lui ? Il me parait un brin imprudent de reconstruire excessivement les faits rétrospectivement parce que Tolkien est aujourd'hui mondialement connu et vendu à toutes les sauces. Franchement, quel intérêt y-aurait-t-il à mythifier cet écrivain ? Tu as toi-même reconnu, Shudhakalyan, que Tolkien n'était pas un surhomme. À force de vouloir - parce que ce n'est qu'une question de volonté, et non plus de constatation objective, passé un certain stade - faire de Tolkien une sorte de phénomène unique - voire paranormal ? Laughing Wink - dans l'histoire de la littérature, je crains que l'on ne finisse par perdre complètement de vue ce pourquoi nous tous, venus d'horizons divers, nous nous intéressons à Tolkien : parce que c'est un écrivain, et que son œuvre est a priori aussi accessible que n'importe quelle autre œuvre littéraire. Tolkien ne sort pas de nulle part, et surtout, il n'est pas indépassable.

À lire parfois certains discours de "fans" ou de "spécialistes", on a l'impression que toute leur vie tourne autour de Tolkien : je dois dire que c'est assez... effrayant. Que d'ennui en perspective, à mes yeux, quand on entend limiter son horizon imaginaire à Tolkien sous prétexte qu'il aurait créé un monde fictif complet (ce qui ne me parait pas exact, au demeurant, car ce monde fictif reste largement inachevé, ce qui est à la fois logique et heureux) ! Tolkien est loin d'être un créateur indépassable, lui-même n'ayant pas réussi à s'atteler suffisamment à la tâche pour achever son Silmarillion vers la fin de sa vie - du moins s'il on en croit Humphrey Carpenter.

Voila pourquoi, je souhaite qu'il y ait davantage d'études sur Tolkien dans une perspective de littérature comparée - dans un cadre dépassant évidemment celui trop limité du groupe des Inklings - : Tolkien est un écrivain qui a produit des récits de fiction s'appuyant sur un monde imaginaire, des langues inventées, et une certaine philosophie personnelle... et cela n'en fait assurément pas une "vache sacrée" (pour citer à nouveau l'expression de Vincent) à isoler du reste de la littérature. Chaque élément doit être mis en contexte : le monde imaginaire - loin d'être unique en son genre en tant que tel -, les langues inventées - dont la création n'est pas forcément aussi liée à la subcréation qu'on le croit ou que Tolkien l'a dit (cf., encore une fois, l'essai Tolkien, Race and Cultural History de Dimitra Fimi) -, la philosophie personnelle - tout écrivain en a une ! -, etc. Et chacun de ces éléments doit être étudié dans le cadre au sein duquel il est censé faire sens, et sans lequel nous ne serions pas ici pour parler de Tolkien : son œuvre littéraire.

Shudhakalyan a écrit :Malgré tous ces éléments qui font, à mes yeux, assurément de Tolkien un grand écrivain, ce n'est pas quelque chose d'évident pour les "spécialistes" de la littérature. Non seulement Tolkien s'inscrit dans un genre le plus souvent considéré comme "paralittéraire", mais en plus, et surtout, il ne cherche nullement à mettre en avant sa littérarité, comme le font généralement les écrivains consacrés, parce qu'il s'intéresse (1) à une littérature que la grande littérature déconsidère, à savoir la littérature qui précède le 16e siècle ; (2) au travail linguistique pour lui-même ; (3) à l'histoire et à la puissance de la subcréation pour eux-mêmes, toutes choses que rejettent le dogme littéraire dominant. Seule l'œuvre d'art peut valoir pour elle-même, le reste vaut pour l'expérience esthétique de type supérieur à laquelle l'œuvre d'art donne accès. En ce sens, comme le pointait l'article d'Isabelle Pantin (dans Tolkien aujourd'hui), Tolkien est atypique et sa légitimité n'est pas reconnue, or il faut travailler, comme le rappelait Hyarion en citant Pantin, à faire reconnaitre les qualités esthétiques de cette œuvre en elle-même, dans sa poétique, son style, et dans ses modalités de représentation de l'espace et du temps.

Si j'ai effectivement rappelé ce qu'à écrit Isabelle Pantin dans son article publié dans Tolkien aujourd'hui - "Tolkien fait partie de ces auteurs qui requièrent d'être abordés selon une approche interne et avec des outils faits pour eux" -, c'est parce que cela me parait essentiel... mais sans être exclusif pour autant. Étudier Tolkien à la lumière de ce qu'il a écrit dans sa propre théorie littéraire sur la fantasy est, par exemple, essentiel, mais il ne faut pas pour autant se limiter à cette approche - sous peine de finir par tourner en rond, quoi que l'on en dise -, ni surtout faire comme si l'œuvre de Tolkien était complètement isolée au sein du champ littéraire mondial. Étudier Tolkien ne me parait avoir du sens que si cela se fait non seulement en le considérant simplement comme un écrivain, mais aussi en tissant des liens entre lui et d'autres artistes au sein de l'histoire de l'art, y compris par le biais de théories et de méthodes qui ne sont pas forcément ni celles de Tolkien lui-même, ni celles auxquelles on n'est censé s'attendre dans le cadre de l'étude d'une œuvre littéraire.

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Vorna a écrit :(2) il [Tolkien] est aussi un grand architecte, un artiste même, pour la création complète de son univers, de sa nomenclature ;
Me trompé-je ? Smile

Tout dépends, je suppose, de ce que tu entends par "architecte" et "artiste"... Wink J'avoue que, pour ma part, je ne comprends pas la distinction générale que l'on fait parfois, ici comme ailleurs, entre écrivain et artiste. Sur quoi faudrait-il se baser pour faire une telle distinction ? La littérature est un art, le cinquième parait-il, selon une classification traditionnelle aujourd'hui stabilisée à neuf disciplines (plus ou moins).
De mon point de vue, Tolkien est un artiste, en littérature, comme Ingres l'est en peinture, et comme Mozart l'est en musique.
Pour ce qui est du terme d'"architecte", comme je l'ai déjà écrit, on peut employer ce terme, à mon sens, comme métaphore, ni plus, ni moins : je précise bien qu'à mes yeux considérer Tolkien comme un "architecte" (et pourquoi pas aussi comme un "peintre" ou un "musicien" ? Ce serait, au fond, aussi pertinent à certains égards... Wink ) ne le fait pas sortir du champ du littéraire, car ce qu'il a construit reste circonscrit à une histoire de mots mis au service d'idées... et j'entends bien en cela l'allusion à Mallarmé s'adressant à Degas qu'a fait Shudhakalyan, soit dit en passant.

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Elendil a écrit :Je dois avouer que je n'ai pas cité Boileau tout à fait par hasard. J'ai l'impression qu'avant lui, tous les auteurs se définissent par un rapport très étroits avec l'ensemble de leurs prédécesseurs. C'est le règne incontesté des Anciens. L'auteur se contente de sélectionner les motifs antérieurs qui lui semblent susceptibles de plaire et les réagence à sa convenance, en s'appuyant là encore sur des principes poétiques consacrés par l'usage. Boileau va — le premier, me semble-t-il — dénigrer une bonne partie du style de la littérature antérieure et postuler un ensemble de règles afin d'épurer et d'affiner le style, de le rendre digne du raffinement de son époque. Aujourd'hui, on dirait « l'actualiser ». Certes, il continuera à s'appuyer au moins en partie sur les règles poétiques définies pendant l'antiquité, mais l'application qu'il en fait est radicalement différente.

C'est curieux... Je ne suis pas un spécialiste de la fameuse Querelle des Anciens et des Modernes de la fin du XVIIe siècle, mais il me semble qu'au sein de cette querelle, Nicolas Boileau se situait du côté des Anciens, les Modernes étant censés être représentés notamment par Charles Perrault. L'Art poétique de Boileau que tu cites, novateur pour l'époque il est vrai, doit cependant beaucoup à Horace et à Aristote. Mais comme je l'ai écrit, je ne suis pas un spécialiste de la question.

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Voila, voila... J'espère, après avoir écrit tout cela, avoir bien mérité mes anneaux... Mr. Green Wink

Amicalement,

Hyarion.
All night long they spake and all night said these words only : "Dirty Chu-bu," "Dirty Sheemish." "Dirty Chu-bu," "Dirty Sheemish," all night long.
(Lord Dunsany, Chu-Bu and Sheemish)
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#28
(06.10.2012, 14:07)Hyarion a écrit : C'est curieux... Je ne suis pas un spécialiste de la fameuse Querelle des Anciens et des Modernes de la fin du XVIIe siècle, mais il me semble qu'au sein de cette querelle, Nicolas Boileau se situait du côté des Anciens, les Modernes étant censés être représentés notamment par Charles Perrault. L'Art poétique de Boileau que tu cites, novateur pour l'époque il est vrai, doit cependant beaucoup à Horace et à Aristote. Mais comme je l'ai écrit, je ne suis pas un spécialiste de la question.

De fait, Boileau s'est fait le défenseur des Anciens. Mais cela n'ôte rien au caractère novateur et littéraire, à mon sens, de son Art poétique. En voulant faire abstraction des écrivains des siècles qui ont immédiatement précédé le sien pour se rapporter aux auteurs antiques, il définit le premier mouvement de séparation entre la littérature contemporaine de son temps et celle qui la précède. J'ai l'impression — mais je ne suis pas un historien de la littérature — qu'il est parmi les premiers à définir le style littéraire qu'il défend, pas uniquement par comparaison et assimilation de styles antérieurs, mais par rejet de styles qu'il identifie précisément et réprouve.
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
La Chanson de Roland
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#29
(06.10.2012, 14:07)Hyarion a écrit : Précisons tout de même ici que Tolkien n'est pas l'inventeur de la fantasy.

Certes, ce n'est pas ce que je voulais dire. Smile
Je ne suis pas assez bien calée dans le domaine (j'apprends beaucoup ici !), mais il me semble que Tolkien a beaucoup participé au genre et, en quelque sorte, l'a relancé ou fait connaître au grand public. De tous les gens qui m'entourent, rares sont ceux qui connaissent d'autres auteurs de fantastique que Tolkien ou Lewis (pour ceux qui savent que Narnia est avant tout un livre).


Ce fuseau me remet décidément les idées bien en place ! Un architecte est un artiste. Merci pour la classification, Hyarion ! Rolling Eyes

Et merci aussi à Shudha et Elendil. Avec Boileau, j'ai retrouvé quelques repères ! Les autres sont nouveaux pour moi... *me is noob Mr. Green *
"Ce que tu as, on peut te le prendre, mais ce qu'on ne pourra jamais te prendre, c'est ce que tu as déjà goûté."
Jarek Mace, l'Etoile du Matin.
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#30
Citation :Précisons tout de même ici que Tolkien n'est pas l'inventeur de la fantasy. Avant lui, il y a eu William Morris, Lord Dunsany, E.R. Eddison, etc. [...] C.S. Lewis, Mervyn Peake, etc. C'est seulement après, sur un plan chronologique, que l'on peut parler d'un "après-Tolkien" dans l'histoire de la fantasy, même si Tolkien n'est pas le seul responsable du regain de popularité du genre survenu dans les années 1960. Bref, s'il ne faut pas minorer le rôle majeur que Tolkien a eu dans le développement de la fantasy moderne, il ne faut pas pour autant tout ramener à lui. Du moins est-ce mon point de vue.[...] Que voila une déclaration suscitant bien des interrogations... Wink Tolkien, "l'unique représentant" ? Mais de quoi, au juste ? De quel genre particulier de "fantastique" ? En quoi une création de monde secondaire associée à des langues inventées serait-elle un genre à elle toute seule sous prétexte que Tolkien a créé la Terre du Milieu ?

Par rapport à ces interrogations, je crois avoir trouvé une partie des réponses dans un article de China Miéville sur Tolkien. Ce n'est pas tant la création de monde secondaire qui est importante chez Tolkien (il y a des précédents comme tu le dis) mais la façon dont elle fut envisagée : que ce monde soit en quelque sorte la matière première de l'histoire et non quelque chose d'annexe ou d'accessoire.
Ce qui est drôle c'est qu'en écrivant le terme "matière première", je me suis aperçu que j'écrivais une sorte de tautologie, car d'un point de vue interne à cet univers... le monde est forcément la matière première! Finalement, cette mise en exergue est très logique.
Enfin pour en revenir à la remarque de l'article, cette façon de renverser les choses pour mettre en avant le "décor" a un peu été oubliée du fait des imitateurs de Tolkien qui suivent à présent le même schéma, mais elle n'en demeure pas moins une cassure par rapport à ce qui précédait.
Tout ça pour dire que si Tolkien n'est certes pas qu'un créateur d'univers comme tu le disais cette dimension ne doit pas être négligée non plus. D'ailleurs dans l'article, Miéville se lamentait que Tolkien ait été le seul à théoriser le processus (à sa connaissance, mais je ne crois pas qu'il se trompe).

En ce qui concerne Tolkien en tant qu'écrivain, c'est difficile de passer après les posts impressionnants (mais très intéressants) de Shudhakalyan... je suis d'accord que les distinctions auteur/écrivain/artiste... n'ont pas lieu d'être.
Après, n'ayant pas les connaissances littéraires qu'ont visiblement certains ici, je dirais juste qu'à titre personnel je suis assez fasciné par la beauté tragique que peut imprimer Tolkien à certaines scènes. Personnellement j'ai été vraiment très marqué par la fin de Maedhros et Maglor dans le Silmarillion.

Sinon j'avais l'impression que ces dernières années Tolkien était tout de même mieux accepté du milieu littéraire, en somme un "bon", même si pas un "grand" écrivain. Mais à vous lire j'ai l'impression que c'est plus mitigé.

Vorna> ce n'est pas très important, mais Kafka et Poe sont plus rattachables au fantastique qu'au merveilleux. Tolkien lui me paraît dans la continuation du merveilleux.
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