03.10.2022, 19:16
Chapitre 5.3
« Les tisseuses se sont réveillées, elles ont pris les enfants ! »
Un groupe de femmes revenait de la rivière. Elles s’étaient inquiétées de ne pas voir rentrer les enfants partis pour la corvée d’eau du matin ; arrivées en vue de la résurgence, là où jaillit la rivière qui traverse la Nandûr, elles avaient d’abord étés surprises par une odeur infecte : l’eau était souillée. Puis elles les avaient vues. Esprits maléfiques, s’entourant de ténèbres tissées, noires créatures à forme d’araignées géantes. Elles avaient quitté leur bosquet, pris les enfants dans leurs pièges de toile. Piqués, tués ou plus vraisemblablement endormis, ils avaient étés enveloppés dans des cocons et elles s’étaient évanouies dans l’obscurité, avalées par l’ombre.
Qui de Durbartul ou de Féliquèl, à moins que ce ne soit la destruction de la Morgamp, les avait sorties de la légende ? Leur seule évocation avait fait frémir mes compagnons, mais je sentais leur malignité jusqu’ici. Vunamé réagit la première :
« La Noirceur des temps oubliés a voulu noyer puis emprisonner la Lumière, afin de l’asservir. Cependant quiconque vit un jour cette Lumière la conserve en lui »
Arrivés à proximité de la Nandûr, les paroles de la chamane prirent tout leur sens : cette vallée, et plus précisément le bosquet en son centre absorbait tout. Les toiles nouvellement tissées jetaient une ombre rampante sur la vallée, la rivière ne partageait plus un reflet avec le soleil, un froid glacial en montait, même l’eau était engloutie. D’un pas décidé, Vunamé descendit dans la vallée en direction du bosquet. Alors que l’ombre l’enveloppait comme monte un brouillard, j’entrevis un éclat de lumière vive jaillissant de sa main fermée. Cette petite pierre libérée par la destruction de la Morgamp comme un diamant extrait de sa gangue ! Les mots de malédiction qui étaient gravés tournaient en bénédiction. Je m’engageais alors sans crainte à sa suite, nos compagnons firent de même. Devant nous brille un fil, comme une goutte d’eau qui capterait un rayon unique du soleil parvenu à percer la voûte végétale. Ce bosquet qui ne dépassait pas quelques mètres de haut nous écrase maintenant de sa hauteur. L’air devient lourd, âcre. Un autre éclat de lumière en avant nous pousse à progresser entre les troncs tordus. Nos pieds collent au sol, chaque mouvement est douloureux. Le bruit de la rivière se perd maintenant dans un gargouillis sinistre : sur notre droite, tout près maintenant la terre aspire la rivière. Enfin, après un temps indéfinissable, les troncs s’écartent pour laisser la place à une clairière encore plus sombre que le reste. Nous distinguons à peine une sorte de table de pierre placée sur une estrade de trois marches. Et elles sont là. Elles nous entourent. Des grincements, quelques crissements et une puanteur qui monte, comme une eau souillée dans laquelle on s’enfonce.
« Qui cherche des champignons, prend un bâton »
Ma gorge se serre, mon estomac se tord, comme si j’avais avalé un panier de ces terribles lombulié qu’on apprend aux enfants à ne pas ramasser ni toucher. Mon bâton ! J’ai l’impression de l’avoir abandonné, la nuit nous enserre. Et c’est une explosion de lumière. De sa main levée, Vunamé a libéré la pierre et repousse les ténèbres. Les araignées reculent avec des gargouillements sinistres et chacun de nous reprend ses esprits. Orodreth dégaine son épée, imité par Vorondil, Lothíriel tient à deux mains une courte lance empruntée aux Dunéens. Pour moi ce sera le bâton :
« Appuie-toi sur lui si tu veux méditer »
Devant nous se dresse la table de pierre : un autel à sacrifice, avec une rigole qui conduit le sang vers le cratère où s’engouffre la rivière. Sur l’autel, un objet rond, probablement un miroir serti dans une pièce d’orfèvrerie. À gauche, derrière les araignées, je distingue trois cocons, suspendus à une branche basse.
« Vunamé !, les cocons, là »
Elle les a vu aussi, et s’y dirige. Mais le miroir m’attire. Je monte sur l’autel et m’empare de l’objet pendant que la lumière se décale. Deux araignées sont sur moi, mais Lothíriel m’a attendu. Alors qu’elle repousse la première, j’arrache un œil à la seconde d’un ample moulinet. Déjà Orodreth détache les cocons, ce qui provoque un sursaut de rage chez les hideuses créatures. Vorondil brise deux pattes puis pique à l’abdomen pendant qu’Orodreth repousse ses assaillantes à grand coups de botte. À deux doigts d’être mordue, Lothíriel vient de transpercer celle qui l’a plaquée à terre. Un moulinet à droite, un à gauche, cinq pattes arrachées et je décapite la prochaine. Nos deux compagnons se sont chargés des cocons, le bâton virevolte, brise et arrache ; elles reculent. Vunamé avance de nouveau et nous voici déjà à la lisière. Je déséquilibre la plus hardie, et broie les deux yeux. Il fait beau, d’un frais soleil de printemps.
Nous sommes accueillis avec exclamations de stupeur et cris de joie : Vunamé un instant nimbée d’une lumière aussi vive que le soleil au zénith range la pierre, Orodreth et Vorondil posent à terre leurs fardeaux tout en déchirant précautionneusement les cocons qui laissent apparaître les visages pâles des petits. Un peu d’eau fraîche et les voilà qui se réveillent doucement. Alors que les familles sont tout à la joie des retrouvailles, c’est Orodreth qui vacille, soutenu au dernier moment par Lothíriel. Sa jambière est déchirée, laissant apparaître une plaie noire et boursouflée. Vunamé, qui s’est penchée elle aussi laisse échapper un soupir d’abattement.
Chapitre 5.4
« Elles ont piqué pour tuer cette fois ci. Ton temps est venu de rejoindre les ancêtres Orodreth, tu vas prendre le chemin du balamécal. » Elle avait prononcé ces mots en lui posant la main sur l’épaule, avec un ton solennel. C’était la deuxième fois que j’entendais ce mot de balamécal ; où l’avais-je déjà entendu ? Mais il y avait plus grave à présent. Lothíriel répondait à la chamane :
« Oui, il a été piqué, d’un poison violent, et rapide. Cependant il ne mourra pas. Du moins pas si tu peux me trouver au plus vite une écorce de menelar. Cela ralentira le poison, le temps de préparer de quoi purifier son sang. »
Vunamé fut interloquée, mais le ton était si ferme qu’elle partit en hâte vers le clan. Vorondil me donna quelques explications :
« Les Dunéens ont une médecine peu développée, les blessés graves sont abandonnés, et partent mourir seuls pour ne pas être une charge pour le clan. »
Lothíriel tentait de calmer la fièvre qui s’emparait d’Orodreth, et il délirait déjà quand la chamane revint, portant la précieuse écorce.
N’y tenant plus, j’interrogeais Vunamé sur ce mot qui me tracassait :
« Balamécal ? C’est le nom que nous donnons au trou où vont ceux qui vont mourir »
J’y étais maintenant : ce mot était gravé sur un des feuillets de plomb retrouvés sur le corps d’Hirluin.
« Et où se trouve ce balamécal ? »
« Il y en a plusieurs dans la région, à proximité des clans »
Après m’être assuré qu’Orodreth n’avait pas pris le chemin des ancêtres et que notre guérisseuse n’avait plus besoin de rien, nous partîmes avec Vorondil. Vunamé nous conduisit vers l’ouest, sur une petite colline. Là, au sommet, une épaisse pierre ronde et plate gisait, à moitié recouverte d’herbe. Juste à côté, un trou dans le sol donnait sur une cavité souterraine.
« Cela ressemble à un tombeau de l’époque númenoréenne. » commenta Vorondil.
« Ce symbole, sur la pierre, est-il le même pour tous les balamécal ? » demandais-je.
« Non, ils sont tous différents » répondit Vunamé.
« C’est celui inscrit sur le feuillet de plomb. Et nous devrions trouver là un autre morceau de parchemin… » Je disais cela tout en me penchant sur le trou pour tenter d’en estimer la profondeur. Vorondil fit de même : un air humide et glacé nous lécha le visage, portant avec lui une odeur de putréfaction. Une fatigue soudaine nous accabla : nous avions enchaîné une nuit de veille, une négociation tendue et une bataille avec des araignées monstrueuses.
« Nous reviendrons demain » proposa Vorondil et j’acceptais aussitôt.
Nous alternâmes temps de repos et veille auprès d’Orodreth pendant qu’un groupe de cavaliers se mettait en chasse, espérant prêter main forte à Anolien, Mardil et Anborn. Quelques jours seraient nécessaires à son rétablissement, aussi nous pourrions tenter d’explorer ce tombeau.
Alors que la nuit tombait, je me mis à l’écart et sortais enfin ce miroir de ma besace. Une belle pièce d’orfèvrerie, semblable à des objets vus dans la demeure de Morwen, mais pour moi merveilleux. Mon peuple ne connaissait de reflet que celui donné par l’onde calme d’un lac ou d’une rivière, reflet toujours prêt à s’animer, à se brouiller au moindre souffle de vent comme à la chute d’une feuille morte. Je regardais la surface lisse, regrettant de n’y point voir de profondeur : l’eau d’une rivière laisse apercevoir les galets, parfois un petit poisson.
« Un poisson ? » Je venais justement d’en voir un passer, alors que mon reflet laissait la place à un clapotis. Ce n’était plus une rivière, mais l’écume de la mer, une eau limpide, illuminée d’un fort soleil. Un bateau, des marins au teint mat, puis une bataille, un abordage. Des hommes du Gondor, cruellement assaillis, des survivants enchaînés et la cargaison pillée. Enfin une falaise, à mes pieds, je tombe, je tombe.
Je retrouvai mon visage, sur la surface du miroir. Un bien étrange objet, dont je me demandais si je devais en parler à mes compagnons.
Le lever du jour nous trouva tout ragaillardis. Orodreth allait de mieux en mieux, aussi nous nous dirigeâmes avec Vunamé et Vorondil vers le balamécal. Nous avions confectionné pour la circonstance une échelle de corde, que retenait un solide rondin posé en travers de l’ouverture. Je descendis le premier, balançant l’échelle pour atterrir juste à côté d’un monticule fait de poussière, de matières en décomposition et ossements. Le dernier Dunéen à avoir achevé son chemin de vie était un bébé tombé gravement malade. Il avait été jeté là il y a de ça un mois : pas de place pour les faibles dans la dure vie du clan. Nul corbeau ou charognard ne pénétrait ici, le cadavre se décomposait ou séchait, selon la saison. Il régnait en ce lieu une atmosphère pesante, oppressante, faite de fatalisme et d’angoisse. Vunamé découvrit sa pierre et sortit ce lieu des ténèbres qui l’envahissaient. Cette première partie du tombeau était en pierre maçonnée, de forme semi-circulaire. Devant nous se lisait une vaste fresque, accusant les effets du temps. À gauche un coffre, à moitié vermoulu duquel s’échappaient pièces de tissu mangé par les mites et objets ou ustensiles de la vie courante. À droite un mannequin, portant les effets du mort au temps de sa gloire : armure, armes, bijoux et vêtements en lambeaux. De-ci de-là se trouvaient des corps décomposés et des squelettes de toutes tailles. Derrière nous s’ouvraient deux couloirs. Le plus surprenant était la fresque. On y voyait le mort, reconnaissable à son casque et son emblème, soufflant dans une sorte de trompe et entraînant à sa suite une armée de géants, mi-hommes mi-rochers. Puis on le voyait effrayé, se tenant sur une ligne de crête, mourir sous les jets de pierre de ces mêmes géants qui le suivaient. Il se nommait Herumor seigneur de Hairaverkien, maître de l’Aeglinn . Nous nous engageâmes dans l’un des couloirs. Bas de plafond, Vorondil le plus grand d’entre nous devait s’y plier en deux.
Plus en avant s’ouvrait une fosse profonde, occupant toute la largeur du couloir, sur un mètre et demi de long. Aucun de nous ne se risqua à sauter, une eau noire et stagnante qu’on apercevait plusieurs mètres en contrebas dissuadait plus que l’exiguïté du couloir. L’autre couloir était sinueux, au sol composé de cailloux instables et de terre meuble. Juste avant de parvenir à l’autre partie du tombeau, Vunamé trébucha, perdit sa pierre et nous nous retrouvâmes brusquement dans l’obscurité.
Notre hôte ne souhaitait pas nous rencontrer en pleine lumière : il voulait interroger les recoins sombres de nos cœurs, dévoiler nos contradictions, nous désespérer de nos limites. Mais j’étais trop impatient : un morceau de parchemin m’attendait là tout près, et je voulais en savoir plus sur cette Aeglinn. J’eus tôt fait de retrouver la pierre dont la lumière éblouissante renvoya le seigneur Herumor à un sommeil paisible. Dans cette salle carrée, un cadavre moitié décomposé reposait sur un autel de pierre, une trompe posée sur sa poitrine, un morceau de parchemin dans la main droite. Je rendis la pierre à Vunamé, et m’emparai des deux objets. Peu de temps après nous étions auprès d’Orodreth pour continuer la lecture de notre puzzle.
« Les tisseuses se sont réveillées, elles ont pris les enfants ! »
Un groupe de femmes revenait de la rivière. Elles s’étaient inquiétées de ne pas voir rentrer les enfants partis pour la corvée d’eau du matin ; arrivées en vue de la résurgence, là où jaillit la rivière qui traverse la Nandûr, elles avaient d’abord étés surprises par une odeur infecte : l’eau était souillée. Puis elles les avaient vues. Esprits maléfiques, s’entourant de ténèbres tissées, noires créatures à forme d’araignées géantes. Elles avaient quitté leur bosquet, pris les enfants dans leurs pièges de toile. Piqués, tués ou plus vraisemblablement endormis, ils avaient étés enveloppés dans des cocons et elles s’étaient évanouies dans l’obscurité, avalées par l’ombre.
Qui de Durbartul ou de Féliquèl, à moins que ce ne soit la destruction de la Morgamp, les avait sorties de la légende ? Leur seule évocation avait fait frémir mes compagnons, mais je sentais leur malignité jusqu’ici. Vunamé réagit la première :
« La Noirceur des temps oubliés a voulu noyer puis emprisonner la Lumière, afin de l’asservir. Cependant quiconque vit un jour cette Lumière la conserve en lui »
Arrivés à proximité de la Nandûr, les paroles de la chamane prirent tout leur sens : cette vallée, et plus précisément le bosquet en son centre absorbait tout. Les toiles nouvellement tissées jetaient une ombre rampante sur la vallée, la rivière ne partageait plus un reflet avec le soleil, un froid glacial en montait, même l’eau était engloutie. D’un pas décidé, Vunamé descendit dans la vallée en direction du bosquet. Alors que l’ombre l’enveloppait comme monte un brouillard, j’entrevis un éclat de lumière vive jaillissant de sa main fermée. Cette petite pierre libérée par la destruction de la Morgamp comme un diamant extrait de sa gangue ! Les mots de malédiction qui étaient gravés tournaient en bénédiction. Je m’engageais alors sans crainte à sa suite, nos compagnons firent de même. Devant nous brille un fil, comme une goutte d’eau qui capterait un rayon unique du soleil parvenu à percer la voûte végétale. Ce bosquet qui ne dépassait pas quelques mètres de haut nous écrase maintenant de sa hauteur. L’air devient lourd, âcre. Un autre éclat de lumière en avant nous pousse à progresser entre les troncs tordus. Nos pieds collent au sol, chaque mouvement est douloureux. Le bruit de la rivière se perd maintenant dans un gargouillis sinistre : sur notre droite, tout près maintenant la terre aspire la rivière. Enfin, après un temps indéfinissable, les troncs s’écartent pour laisser la place à une clairière encore plus sombre que le reste. Nous distinguons à peine une sorte de table de pierre placée sur une estrade de trois marches. Et elles sont là. Elles nous entourent. Des grincements, quelques crissements et une puanteur qui monte, comme une eau souillée dans laquelle on s’enfonce.
« Qui cherche des champignons, prend un bâton »
Ma gorge se serre, mon estomac se tord, comme si j’avais avalé un panier de ces terribles lombulié qu’on apprend aux enfants à ne pas ramasser ni toucher. Mon bâton ! J’ai l’impression de l’avoir abandonné, la nuit nous enserre. Et c’est une explosion de lumière. De sa main levée, Vunamé a libéré la pierre et repousse les ténèbres. Les araignées reculent avec des gargouillements sinistres et chacun de nous reprend ses esprits. Orodreth dégaine son épée, imité par Vorondil, Lothíriel tient à deux mains une courte lance empruntée aux Dunéens. Pour moi ce sera le bâton :
« Appuie-toi sur lui si tu veux méditer »
Devant nous se dresse la table de pierre : un autel à sacrifice, avec une rigole qui conduit le sang vers le cratère où s’engouffre la rivière. Sur l’autel, un objet rond, probablement un miroir serti dans une pièce d’orfèvrerie. À gauche, derrière les araignées, je distingue trois cocons, suspendus à une branche basse.
« Vunamé !, les cocons, là »
Elle les a vu aussi, et s’y dirige. Mais le miroir m’attire. Je monte sur l’autel et m’empare de l’objet pendant que la lumière se décale. Deux araignées sont sur moi, mais Lothíriel m’a attendu. Alors qu’elle repousse la première, j’arrache un œil à la seconde d’un ample moulinet. Déjà Orodreth détache les cocons, ce qui provoque un sursaut de rage chez les hideuses créatures. Vorondil brise deux pattes puis pique à l’abdomen pendant qu’Orodreth repousse ses assaillantes à grand coups de botte. À deux doigts d’être mordue, Lothíriel vient de transpercer celle qui l’a plaquée à terre. Un moulinet à droite, un à gauche, cinq pattes arrachées et je décapite la prochaine. Nos deux compagnons se sont chargés des cocons, le bâton virevolte, brise et arrache ; elles reculent. Vunamé avance de nouveau et nous voici déjà à la lisière. Je déséquilibre la plus hardie, et broie les deux yeux. Il fait beau, d’un frais soleil de printemps.
Nous sommes accueillis avec exclamations de stupeur et cris de joie : Vunamé un instant nimbée d’une lumière aussi vive que le soleil au zénith range la pierre, Orodreth et Vorondil posent à terre leurs fardeaux tout en déchirant précautionneusement les cocons qui laissent apparaître les visages pâles des petits. Un peu d’eau fraîche et les voilà qui se réveillent doucement. Alors que les familles sont tout à la joie des retrouvailles, c’est Orodreth qui vacille, soutenu au dernier moment par Lothíriel. Sa jambière est déchirée, laissant apparaître une plaie noire et boursouflée. Vunamé, qui s’est penchée elle aussi laisse échapper un soupir d’abattement.
Chapitre 5.4
« Elles ont piqué pour tuer cette fois ci. Ton temps est venu de rejoindre les ancêtres Orodreth, tu vas prendre le chemin du balamécal. » Elle avait prononcé ces mots en lui posant la main sur l’épaule, avec un ton solennel. C’était la deuxième fois que j’entendais ce mot de balamécal ; où l’avais-je déjà entendu ? Mais il y avait plus grave à présent. Lothíriel répondait à la chamane :
« Oui, il a été piqué, d’un poison violent, et rapide. Cependant il ne mourra pas. Du moins pas si tu peux me trouver au plus vite une écorce de menelar. Cela ralentira le poison, le temps de préparer de quoi purifier son sang. »
Vunamé fut interloquée, mais le ton était si ferme qu’elle partit en hâte vers le clan. Vorondil me donna quelques explications :
« Les Dunéens ont une médecine peu développée, les blessés graves sont abandonnés, et partent mourir seuls pour ne pas être une charge pour le clan. »
Lothíriel tentait de calmer la fièvre qui s’emparait d’Orodreth, et il délirait déjà quand la chamane revint, portant la précieuse écorce.
N’y tenant plus, j’interrogeais Vunamé sur ce mot qui me tracassait :
« Balamécal ? C’est le nom que nous donnons au trou où vont ceux qui vont mourir »
J’y étais maintenant : ce mot était gravé sur un des feuillets de plomb retrouvés sur le corps d’Hirluin.
« Et où se trouve ce balamécal ? »
« Il y en a plusieurs dans la région, à proximité des clans »
Après m’être assuré qu’Orodreth n’avait pas pris le chemin des ancêtres et que notre guérisseuse n’avait plus besoin de rien, nous partîmes avec Vorondil. Vunamé nous conduisit vers l’ouest, sur une petite colline. Là, au sommet, une épaisse pierre ronde et plate gisait, à moitié recouverte d’herbe. Juste à côté, un trou dans le sol donnait sur une cavité souterraine.
« Cela ressemble à un tombeau de l’époque númenoréenne. » commenta Vorondil.
« Ce symbole, sur la pierre, est-il le même pour tous les balamécal ? » demandais-je.
« Non, ils sont tous différents » répondit Vunamé.
« C’est celui inscrit sur le feuillet de plomb. Et nous devrions trouver là un autre morceau de parchemin… » Je disais cela tout en me penchant sur le trou pour tenter d’en estimer la profondeur. Vorondil fit de même : un air humide et glacé nous lécha le visage, portant avec lui une odeur de putréfaction. Une fatigue soudaine nous accabla : nous avions enchaîné une nuit de veille, une négociation tendue et une bataille avec des araignées monstrueuses.
« Nous reviendrons demain » proposa Vorondil et j’acceptais aussitôt.
Nous alternâmes temps de repos et veille auprès d’Orodreth pendant qu’un groupe de cavaliers se mettait en chasse, espérant prêter main forte à Anolien, Mardil et Anborn. Quelques jours seraient nécessaires à son rétablissement, aussi nous pourrions tenter d’explorer ce tombeau.
Alors que la nuit tombait, je me mis à l’écart et sortais enfin ce miroir de ma besace. Une belle pièce d’orfèvrerie, semblable à des objets vus dans la demeure de Morwen, mais pour moi merveilleux. Mon peuple ne connaissait de reflet que celui donné par l’onde calme d’un lac ou d’une rivière, reflet toujours prêt à s’animer, à se brouiller au moindre souffle de vent comme à la chute d’une feuille morte. Je regardais la surface lisse, regrettant de n’y point voir de profondeur : l’eau d’une rivière laisse apercevoir les galets, parfois un petit poisson.
« Un poisson ? » Je venais justement d’en voir un passer, alors que mon reflet laissait la place à un clapotis. Ce n’était plus une rivière, mais l’écume de la mer, une eau limpide, illuminée d’un fort soleil. Un bateau, des marins au teint mat, puis une bataille, un abordage. Des hommes du Gondor, cruellement assaillis, des survivants enchaînés et la cargaison pillée. Enfin une falaise, à mes pieds, je tombe, je tombe.
Je retrouvai mon visage, sur la surface du miroir. Un bien étrange objet, dont je me demandais si je devais en parler à mes compagnons.
Le lever du jour nous trouva tout ragaillardis. Orodreth allait de mieux en mieux, aussi nous nous dirigeâmes avec Vunamé et Vorondil vers le balamécal. Nous avions confectionné pour la circonstance une échelle de corde, que retenait un solide rondin posé en travers de l’ouverture. Je descendis le premier, balançant l’échelle pour atterrir juste à côté d’un monticule fait de poussière, de matières en décomposition et ossements. Le dernier Dunéen à avoir achevé son chemin de vie était un bébé tombé gravement malade. Il avait été jeté là il y a de ça un mois : pas de place pour les faibles dans la dure vie du clan. Nul corbeau ou charognard ne pénétrait ici, le cadavre se décomposait ou séchait, selon la saison. Il régnait en ce lieu une atmosphère pesante, oppressante, faite de fatalisme et d’angoisse. Vunamé découvrit sa pierre et sortit ce lieu des ténèbres qui l’envahissaient. Cette première partie du tombeau était en pierre maçonnée, de forme semi-circulaire. Devant nous se lisait une vaste fresque, accusant les effets du temps. À gauche un coffre, à moitié vermoulu duquel s’échappaient pièces de tissu mangé par les mites et objets ou ustensiles de la vie courante. À droite un mannequin, portant les effets du mort au temps de sa gloire : armure, armes, bijoux et vêtements en lambeaux. De-ci de-là se trouvaient des corps décomposés et des squelettes de toutes tailles. Derrière nous s’ouvraient deux couloirs. Le plus surprenant était la fresque. On y voyait le mort, reconnaissable à son casque et son emblème, soufflant dans une sorte de trompe et entraînant à sa suite une armée de géants, mi-hommes mi-rochers. Puis on le voyait effrayé, se tenant sur une ligne de crête, mourir sous les jets de pierre de ces mêmes géants qui le suivaient. Il se nommait Herumor seigneur de Hairaverkien, maître de l’Aeglinn . Nous nous engageâmes dans l’un des couloirs. Bas de plafond, Vorondil le plus grand d’entre nous devait s’y plier en deux.
Plus en avant s’ouvrait une fosse profonde, occupant toute la largeur du couloir, sur un mètre et demi de long. Aucun de nous ne se risqua à sauter, une eau noire et stagnante qu’on apercevait plusieurs mètres en contrebas dissuadait plus que l’exiguïté du couloir. L’autre couloir était sinueux, au sol composé de cailloux instables et de terre meuble. Juste avant de parvenir à l’autre partie du tombeau, Vunamé trébucha, perdit sa pierre et nous nous retrouvâmes brusquement dans l’obscurité.
Notre hôte ne souhaitait pas nous rencontrer en pleine lumière : il voulait interroger les recoins sombres de nos cœurs, dévoiler nos contradictions, nous désespérer de nos limites. Mais j’étais trop impatient : un morceau de parchemin m’attendait là tout près, et je voulais en savoir plus sur cette Aeglinn. J’eus tôt fait de retrouver la pierre dont la lumière éblouissante renvoya le seigneur Herumor à un sommeil paisible. Dans cette salle carrée, un cadavre moitié décomposé reposait sur un autel de pierre, une trompe posée sur sa poitrine, un morceau de parchemin dans la main droite. Je rendis la pierre à Vunamé, et m’emparai des deux objets. Peu de temps après nous étions auprès d’Orodreth pour continuer la lecture de notre puzzle.
La lumière n'indique pas le bout du tunnel, c'est la lanterne de celui qui comme toi, cherche à sortir.