23.08.2022, 00:56
Cher ISENGAR, cher Erin,
Merci pour vos retours et remarques. Quelques éléments de réponse.
Je le concède d'autant plus volontiers qu'il y avait une ambiguïté dans mon message : quand j'écrivais "il ne désire manifestement pas ce pouvoir pour lui-même" je voulais dire "le pouvoir pour le pouvoir", "le pouvoir en tant que tel", et pas "le pouvoir pour lui, Aragorn". Il est assez clair, je pense, qu'Aragorn ne désire pas le pouvoir pour s'en servir dans son propre intérêt ou quelque chose de cet acabit.
Tout à fait d'accord pour dire que - dans le cadre d'ensemble de la mise en scène d'Aragorn par Jackson - la phrase participe d'une interprétation hésitante qui n'a pas grand chose à voir avec le roman. Prise indépendamment, en revanche, elle me semble davantage consonante. Aragorn est manifestement déterminé à revendiquer ce qui lui revient de droit, il n'a pas tellement de doute à ce sujet. Mais j'ajouterais :
1. que son attitude relève moins du désir ou de l'envie (le terme de volonté est plus ambigu, certes) que du sentiment de devoir qu'il éprouve par rapport à cet héritage à prendre en charge, à endosser. Il est effectivement "prêt depuis longtemps à assumer ce pouvoir, pour les autres, comme pour lui-même"
2. que cette responsabilité dont il se sent investi vise non le pouvoir mais la restitution du titre qui lui revient, et par là la restauration de la royauté gondorienne (c'est à dire, pour paraphraser une lettre bien connue : d'un système politique qui, à défaut peut-être d'un fonctionnement purement anarchiste où il serait possible de se passer de pouvoir, ce qui est certainement impossible pour Tolkien dans un monde déchu, met en principe le pouvoir politique hors de portée des désirs humains en le conférant à des hommes qui, précisément, ne l'ont pas voulu mais ont seulement dû l'accepter).
Pour continuer la paraphrase de lettres (je n'ai pas le texte sous la main malheureusement) : je dirais qu'il est plus que possible que Tolkien accorde, sans le dire explicitement, au bon monarque Aragorn la sage conscience de ce qu'il écrit par ailleurs - qu'exercer le pouvoir sur d'autres est la tâche la plus impropre (et, pourrait-on dire, dangereuse puisque le pouvoir contient la possibilité de son abus) qui puisse incomber à l'homme. Gouverner (gouverner justement, en tout cas) est une tache terriblement exigeante. Celui qui en a conscience - et je dirais que c'est le cas d'Aragorn pour Tolkien - ne peut pas, de ce point de vue, désirer exercer le pouvoir. Désirer le pouvoir, c'est dans une certaine mesure toujours déjà s'écarter de son juste exercice et se placer dans l'horizon de son abus. Le bon souverain est nécessairement celui qui ne veut pas gouverner - mais le fera pourtant sans hésiter, par acceptation de son devoir. C'est exactement ce que dit Platon dans la République d'ailleurs (qu'a très probablement lue Tolkien). Et je crois que ça correspond assez bien à Aragorn (même si celui-ci a une motivation périphérique, celle de l'amour)
A ce (trop long) détour près, la phrase "je ne veux pas de ce pouvoir" (considérée isolément) me parait assez pertinente - plus en tout cas qu'une interprétation purement arbitraire qui creuserait "une facette non exprimée par Tolkien". L'interprétation de Jackson est, indiscutablement, une déformation. Mais cette phrase en particulier, sortie du contexte d'origine où elle participe à la déformation, n'est pas à mon avis dissonante avec le Aragorn de Tolkien, et dit en une certaine économie de mots une dimension probable de son attitude face au pouvoir qui, en croisant les textes. Ce n'est pas cette phrase, disons, qui est utilisée comme clef d'interprétation : elle n'est qu'une formule qui signe une grille de lecture à mon avis très légitime.
C'est me semble-il justement de ce passage que nous discutons ci-avant. Je me permets, tout de même, de préciser que ces chevauchements sont extrêmement peu nombreux (par rapport à l'ensemble des textes cités notamment), il doit y en avoir 4 ou 5, et encore. Que, par ailleurs, comme j'ai essayé de l'expliquer plus haut, lorsque certaines citations des films ont été exceptionnellement choisies, c'est toujours parce que ces citations nous semblent exprimée de manière un peu percutante une dimension de telle ou telle question qui peut être largement étayée par d'autres éléments issus du matériau primaire. Il ne s'agit pas de mélanger la vision de Jackson et la vision de Tolkien, seulement de prélever très parcimonieusement chez Jackson quelques éléments qui résument un angle d'analyse qui nous parait fondé pour de multiples raisons indépendantes de la réécriture jacksonienne.
C'est un réel plaisir de pouvoir échanger avec vous tous ! (Peut-être un peu trop extensivement ici sur une phrase qui n'était vraiment évoquée d'abord que comme un exemple) Tous les retours critiques sont les bienvenus, surtout s'ils peuvent donner lieu à des discussions.
Octave.
Merci pour vos retours et remarques. Quelques éléments de réponse.
Citation :Ne pas désirer le pouvoir et ne pas le désirer pour soi-même, c'est très différent.
Je le concède d'autant plus volontiers qu'il y avait une ambiguïté dans mon message : quand j'écrivais "il ne désire manifestement pas ce pouvoir pour lui-même" je voulais dire "le pouvoir pour le pouvoir", "le pouvoir en tant que tel", et pas "le pouvoir pour lui, Aragorn". Il est assez clair, je pense, qu'Aragorn ne désire pas le pouvoir pour s'en servir dans son propre intérêt ou quelque chose de cet acabit.
Citation :Que le script de Jackson prête des doutes à son personnage au travers d'une expression du style "je ne veux pas de ce pouvoir", grand bien lui fasse, mais ça reste une jacksonnerie.
Tout à fait d'accord pour dire que - dans le cadre d'ensemble de la mise en scène d'Aragorn par Jackson - la phrase participe d'une interprétation hésitante qui n'a pas grand chose à voir avec le roman. Prise indépendamment, en revanche, elle me semble davantage consonante. Aragorn est manifestement déterminé à revendiquer ce qui lui revient de droit, il n'a pas tellement de doute à ce sujet. Mais j'ajouterais :
1. que son attitude relève moins du désir ou de l'envie (le terme de volonté est plus ambigu, certes) que du sentiment de devoir qu'il éprouve par rapport à cet héritage à prendre en charge, à endosser. Il est effectivement "prêt depuis longtemps à assumer ce pouvoir, pour les autres, comme pour lui-même"
2. que cette responsabilité dont il se sent investi vise non le pouvoir mais la restitution du titre qui lui revient, et par là la restauration de la royauté gondorienne (c'est à dire, pour paraphraser une lettre bien connue : d'un système politique qui, à défaut peut-être d'un fonctionnement purement anarchiste où il serait possible de se passer de pouvoir, ce qui est certainement impossible pour Tolkien dans un monde déchu, met en principe le pouvoir politique hors de portée des désirs humains en le conférant à des hommes qui, précisément, ne l'ont pas voulu mais ont seulement dû l'accepter).
Pour continuer la paraphrase de lettres (je n'ai pas le texte sous la main malheureusement) : je dirais qu'il est plus que possible que Tolkien accorde, sans le dire explicitement, au bon monarque Aragorn la sage conscience de ce qu'il écrit par ailleurs - qu'exercer le pouvoir sur d'autres est la tâche la plus impropre (et, pourrait-on dire, dangereuse puisque le pouvoir contient la possibilité de son abus) qui puisse incomber à l'homme. Gouverner (gouverner justement, en tout cas) est une tache terriblement exigeante. Celui qui en a conscience - et je dirais que c'est le cas d'Aragorn pour Tolkien - ne peut pas, de ce point de vue, désirer exercer le pouvoir. Désirer le pouvoir, c'est dans une certaine mesure toujours déjà s'écarter de son juste exercice et se placer dans l'horizon de son abus. Le bon souverain est nécessairement celui qui ne veut pas gouverner - mais le fera pourtant sans hésiter, par acceptation de son devoir. C'est exactement ce que dit Platon dans la République d'ailleurs (qu'a très probablement lue Tolkien). Et je crois que ça correspond assez bien à Aragorn (même si celui-ci a une motivation périphérique, celle de l'amour)
A ce (trop long) détour près, la phrase "je ne veux pas de ce pouvoir" (considérée isolément) me parait assez pertinente - plus en tout cas qu'une interprétation purement arbitraire qui creuserait "une facette non exprimée par Tolkien". L'interprétation de Jackson est, indiscutablement, une déformation. Mais cette phrase en particulier, sortie du contexte d'origine où elle participe à la déformation, n'est pas à mon avis dissonante avec le Aragorn de Tolkien, et dit en une certaine économie de mots une dimension probable de son attitude face au pouvoir qui, en croisant les textes. Ce n'est pas cette phrase, disons, qui est utilisée comme clef d'interprétation : elle n'est qu'une formule qui signe une grille de lecture à mon avis très légitime.
Citation :A propos du mélange livre-films, j'ai regretté que dans l'article La grande famille de l'Anneau, les citations d'Aragorn soient issues uniquement des films (c'est indiqué clairement).
C'est me semble-il justement de ce passage que nous discutons ci-avant. Je me permets, tout de même, de préciser que ces chevauchements sont extrêmement peu nombreux (par rapport à l'ensemble des textes cités notamment), il doit y en avoir 4 ou 5, et encore. Que, par ailleurs, comme j'ai essayé de l'expliquer plus haut, lorsque certaines citations des films ont été exceptionnellement choisies, c'est toujours parce que ces citations nous semblent exprimée de manière un peu percutante une dimension de telle ou telle question qui peut être largement étayée par d'autres éléments issus du matériau primaire. Il ne s'agit pas de mélanger la vision de Jackson et la vision de Tolkien, seulement de prélever très parcimonieusement chez Jackson quelques éléments qui résument un angle d'analyse qui nous parait fondé pour de multiples raisons indépendantes de la réécriture jacksonienne.
Citation :Et merci à toi de te rendre autant disponible pour tous ces échanges
C'est un réel plaisir de pouvoir échanger avec vous tous ! (Peut-être un peu trop extensivement ici sur une phrase qui n'était vraiment évoquée d'abord que comme un exemple) Tous les retours critiques sont les bienvenus, surtout s'ils peuvent donner lieu à des discussions.
Octave.