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Étudier et "comprendre" Tolkien et son oeuvre : comment voyez-vous les choses ?
#7
Pour commencer, je fais actuellement des études d'histoire. Je termine un mémoire de recherche à l'université du Havre. J'ai donc une formation universitaire, mais pas strictement littéraire, même si je pense que l'histoire est pour une grande part littéraire (je renvoi au livre récent d'Ivan Jablonka, L'histoire est une littérature contemporaine (Seuil, 2014)). Mon approche théorique la plus naturelle ce sont les méthodes analytique et synthétique. A l'université, nous apprenons à la fois à décomposer et à comprendre des textes, des documents, et à la fois à réfléchir sur des sujets d'exposé plus ou moins complexe (à faire preuve « d'esprit de synthèse »). De manière générale, trois points sont à prendre en considération : 1) observation des faits ; 2) élaboration d’hypothèses ; 3) vérification, validation ou réfutation des thèses avancées. Cela peut paraître abstrait ou théorique lorsque c'est énoncé comme ça, mais il me faut avoir en tête ma propre manière de percevoir les choses pour tenter d'établir la ou les grilles de lecture que j'utilise consciemment ou non lorsque je lis Tolkien.

Je devrais dire, tout d'abord, que je pense avoir deux types de lecture très différentes : 1) une lecture personnelle, pour le seule plaisir de la lecture, qui s'attache peu à comprendre la genèse de tel ou tel écrit, à tente de savoir ce qui se cache derrière, à connaître « l'envers du décor » en fait ; 2) une lecture plus « universitaire » sur des points précis ou des thématiques générales, comme les nains, les aigles, les Ents, les hobbits, en ce qui me concerne plus précisément. Lorsque j'ai commencé à lire Tolkien, vers l'âge de neuf à dix ans, je lisais en boucle Le fermier Gilles de Ham et Le Hobbit. Ensuite, j'ai commencé le Seigneur des Anneaux un peu avant sa sortie au cinéma (c'est le hasard, car je n'ai appris l'existence des films que lors de la sortie du troisième en 2003). Depuis, j'ai lu Le Silmarillion et les Lettres, quelques passages des HoMe. Je lis en français et dans les versions poche (pour des raisons uniquement financières). J'ai lu la nouvelle traduction de Lauzon, ainsi qu'une traduction récente d'un poème de Tolkien, La Chute d'Arthur. Sur Tolkien, j'ai lu la biographie de Humphrey Carpenter, ainsi que l'étude de John Garth sur Tolkien et la grande guerre. J'ai aussi lu Tolkien et ses légendes d'Isabelle Pantin, deux livres de Vincent Ferré (Tolkien : sur les rivages de la Terre du milieu et Lire J.R.R. Tolkien). Sur les Hobbits, j'ai lu Le monde des Hobbits (collectif paru en 2014). Je possède et j'ai lu les volumes 2 et 3 de La Feuille de la Compagnie. Concernant la littérature secondaire, il me semble que c'est tout.

En bref, ce qui concernant les aspects religieux et linguistiques (les plus importants de l'oeuvre) je ne m'y intéresse pas au premier chef. Je conçois sans mal que les langues inventées sont le soubassement de la Terre du Milieu, mais approfondir sur ce point ne m'intéresse pas outre mesure, voire pas du tout. En revanche, ce que j'essaie de faire depuis un an et demi, c'est de comprendre les processus créatifs et la manière dont Tolkien a travaillé et rédigé le SdA, par exemple (car c'est pour le SdA qu'il y a le plus de matériaux). En littérature, je me passionne plus facilement pour l'histoire littéraire et le contexte de rédaction des œuvres, que pour la construction interne de l'ouvrage. Par exemple, pour Le fermier Gilles de Ham, c'est l'aspect chevaleresque qui m'a toujours passionné et, dès mes premières lectures, je rattachais ce héros à ceux des contes et légendes de la table ronde, aux écrits de Chrétien de Troyes, voir à la Chanson de Roland. Bref, à une atmosphère médiévale. Ce sont finalement les références de Tolkien qui vont intéresser, presque autant que la construction purement littéraire de l'histoire (c'est-à-dire d'un point de vue stylistique, grammatical, etc.). Enfant, et encore adolescent, j'avais une lecture très « enfantine » de Tolkien car il alimentait mes propres travaux d'écritures et mon imaginaire de jeux. Plus tard j'ai été très surpris d'apprendre que c'était un écrivain assez récent. Pour moi c'était aussi « intemporel » (si vous voyiez ce que je veux dire) que la fameuse Odyssée d'Homère. Je plaçais Tolkien plutôt au XIXe siècle, sur le même plan que des auteurs comme Victor Hugo, voire Jules Verne (et oui, je n'avais encore aucune notion d'histoire littéraire, de courant, etc.). Au lycée, entre 2005 et 2009, j'ai fais un cursus littéraire, mais en mettant de côté Tolkien. Je l'ai redécouvert vraiment en 2013 lorsque j'ai connu l'existence des HoMe et d'autres écrits de Tolkien. Je pense que c'est lors de l'annonce de la parution en français de La Chute d'Arthur (2013) et la nouvelle traduction du Hobbit que je me suis replongé dans l'histoire, ainsi que l'arrivée sur les écrans de l'adaptation de Jackson. C'est finalement une redécouverte assez récente.

Je suis bien conscient que mon monologue n'apporte pas de réponses directement à la question de ce fuseau, à savoir comment j'étudie et cherche à comprendre Tolkien ? Elle pose cependant les bases. Je m'appuie à la fois sur une démarche analytique et synthétique, héritée de mes études universitaire (en complétant ma lecture des écrits de Tolkien par des ouvrages secondaires), et sur un imaginaire littéraire hérité de mon enfance qui mêle des références mythologiques, de romans de chevalerie, etc. Aujourd'hui, s'ajoute un troisième centre d'intérêt qu'est l'histoire littéraire et surtout la volonté de connaître la manière dont Tolkien a écrit et pensé son univers romanesque. Car l'aspect de cohérence interne est effectivement un trompe l'oeil en partant du principe qu'il s'agit, ni plus ni moins, d'un vaste travail de réflexion, de raturages et de découragements. Bref, un travail d'écrivain. Chacun ayant fait de la recherche universitaire, notamment en histoire, peut ressentir ces différentes phases. Parfois, l'écriture prend une place imprévue. J'aime bien citer l'exemple de Georges Duby parce qu'il est révélateur de l'aspect littéraire d'une œuvre scientifique (cf. la publication collective récente Georges Duby en ses archives). Dès lors, pour moi, le travail d'écriture de Tolkien est indissociable de sa personnalité en générale et de sa profession de linguiste en particulier. Ce qui est largement le cas. Je m'identifie énormément à cet aspect de la biographie de Tolkien car je fonctionne de la même manière avec l'histoire. Au lieu d'inventer des langues, j'inventais, enfant et adolescent, des histoires de pays imaginaires, des biographies inventées, etc. Je ne cache pas que la crédibilité que Tolkien donne à son univers et à l'histoire de la Terre du Milieu exerçaient sur moi une certaine fascination et me servaient de référence. Cela de manière inconsciente, car j'ai finalement peu lu Tolkien jusqu'à il y a deux ou trois ans. Cette sorte de rapport pratique à l'oeuvre de Tolkien, puisque je l'utilisais comme une bible à idées d'une certaine façon, comme un laboratoire à idées dans lequel je trouvais des belles phrases et un style « à l'ancienne », est un point très particulier pour moi. Mes autres lectures du moment étaient Christian Jacq, Victor Hugo et Alexandre Dumas, mais aussi Jules Verne. J'ai lu plusieurs fois L'Odyssée d'Homère et j'aimais bien les contes et légendes de la table ronde, ainsi que les Livres des rois de la Bible (si, si...). Je lisais aussi du théâtre : notamment Molière, Shakespeare, etc. (uniquement des classiques !)

Aujourd'hui, mes références en littérature et en critique littéraire, sont connu des personnes ayant fait des études de lettres ou ayant une approche d'amateur éclairé : Antoine Compagnon (professeur au collège de France), Stephen Greenblatt (pour ses travaux sur Shakespeare) et Jean Starobinski (ses travaux sur Montaigne notamment). Ce que j'aime dans leur approche, c'est leur volonté de faire de la littérature en prenant en compte l'histoire, le contexte de rédaction des œuvres, les pensées qui se cache derrière, sans pour autant oublier leur construction interne. Cela s'apparente presque à une démarche biographique, mais qui me paraît des plus intéressante et nécessaire, car je trouve aussi que réduire l'étude d'une œuvre littéraire uniquement à des aspects précis nuit à sa compréhension globale. Après, le risque c'est de se retrouver avec une vision synthétique qui simplifie trop. C'est le type de travers qu'il est possible d'avoir avec l'oeuvre de Tolkien car elle est « trop » vaste. Pour en avoir une vision d'ensemble satisfaisante, il faudrait plus d'une vie de travail. Dès lors, il est nécessaire, pour des raisons pratiques, de ne rester attaché qu'à un aspect général de l'œuvre en la remettant dans son contexte. C'est le choix de beaucoup de chercheurs sur l'oeuvre de Tolkien. A ce titre, le travail de Vincent Ferré me plaît assez puisqu'il a cherché à présenter au grand public une vision assez générale du SdA, tout en mettant en perspective l'écriture de l'oeuvre de Tolkien et de sa réception de 1930 à nos jours.

Je me pose surtout la question, sans doute « naïve », de savoir à quel point mes références enfantines et ma formation universitaire, ainsi que mon goût (en amateur) pour les études littéraires et la critique littéraire, n'influence pas ma lecture et ma compréhension de Tolkien ? En effet, je pense que n'importe quelle personne souhaitant se poser sérieusement la question se doit de permettre aux lecteurs de percevoir quels outils, quelles lectures secondaires, quelles connaissances de l'univers de la Terre du Milieu il possède, car c'est grâce à tout cela qu'il étudie et qu'il cherche à comprendre les écrits de Tolkien. Je trouve donc, Hyaron, que tu te poses des questions pertinentes et intéressantes, car je perçois aussi que la cohérence interne de l'oeuvre est une sorte de « piège », ou du moins d'illusion. Déjà, parce que, d'un point de vue purement concret, Tolkien n'a pas été totalement exempt d'erreurs dans la cohérence interne de son oeuvre. Ensuite, parce qu'étudier une œuvre littéraire comme un tout, détaché de l'histoire et du contexte de rédaction me paraît hasardeux, sur un plan simplement rationnel et « scientifique ». Enfin, parce que la vie et le travail de Tolkien joue un rôle très important sur la construction de l'oeuvre et de son univers « imaginaire » (et j'aime bien rappeler que cet univers est le fruit de l'imagination d'un homme). La Terre du Milieu n'existe pas en tant que tel, elle existe parce qu'un homme l'a inventé et qu'il n'a pas pu terminer son entreprise d'écriture parce qu'il est mort avant (ce qui est aussi humain après tout). En un mot, son univers donne l'illusion de la cohérence et fascine pour son réalisme. Mais à quel point ce réalisme est trompeur justement ? Ou alors, faut-il prendre ce réalisme comme un présupposé de base, comme quelque chose de préétablie ? Il y a, de mon point de vue, un risque à vouloir faire rentrer un sujet d'étude, comme une œuvre d'art, dans des cases toutes faites. Par exemple, avoir une lecture religieuse et théologique de l'oeuvre de Tolkien et ne prendre que cette grille de lecture là comme base à une analyse globale de l'univers tolkienien. Finalement, ne lire et ne comprendre l'oeuvre de Tolkien qu'avec le prisme de la religion et de la théologie. Après, je pense qu'avoir une vision d'ensemble de l'univers est très difficile dans la mesure ou les écrits de Tolkien sont quand même très nombreux, pas toujours facile à analyser ou à comprendre (je suis le premier à buter sur les HoMe à cause de cette difficulté), notamment pour un amateur comme moi, c'est-à-dire pour quelqu'un qui ne peut pas lire le livre en anglais et qui n'a qu'une vision partielle de l'univers de la Terre du Milieu.

D'ailleurs, le fait ne pouvoir avoir qu'une vision partielle de l'univers de Tolkien, m'empêche de pouvoir débattre (sur ce forum par exemple) sur des points très précis car je manquerais assez vite de références et d'arguments. Je trouve, à titre personnel, que les travaux de spécialistes, comme Vincent Ferré, sont passionnants et riches, mais que, en même temps, ils intimident le lecteur lambda qui ne se sent pas légitime, ni très qualifié pour étudier et expliquer sa compréhension de Tolkien et de son œuvre. C'est pourquoi, Hyaron, ton interrogation est difficile, car j'ai l'impression que les réponses peuvent dépendre assez largement du profil du lecteur (c'est pourquoi j'ai fais le mien). J'ai bien vu que je ne suis pas le seul à faire, ou avoir fait, des études d'histoire. Beaucoup de gens sur le forum ont fait des études universitaires diverses et variées. Mais d'autres ne doivent avoir qu'une vision très lointaine de ce mon universitaire parfois intimidant, notamment cette impression que certains sont des « spécialistes » et d'autres pas. J'avais lu des choses pas très gentilles sur Vincent Ferré, à l'époque de la parution de la traduction de Lauzon je crois. Il lui était surtout reproché d'être spécialiste et donc de donner une compréhension « officielle » de l'oeuvre de Tolkien. Je ne crois pas à ça. En histoire, il y a souvent eu du mépris pour les historiens du dimanche, mais c'est absurde. Certains amateurs, pour en avoir vu travailler, sont très sérieux et quelque fois autant, voire plus, que des chercheurs pourtant très diplômés. Après, il est normal que quelqu'un comme Vincent Ferré, donne son point de vue et parle de l'oeuvre de Tolkien en tant que spécialiste universitaire (à ce titre il est largement légitime car c'est son travail). Rien n'empêche quelqu'un de contredire ou de débattre des travaux de Vincent Ferré s'il estime qu'il y a des erreurs ou que les analyses ne correspondent aux siennes. En bref, La qualité d'un travail ne se juge pas aux diplômes. De même, un passionné qui a passé du temps sur l'étude d'un point précis de l'oeuvre de Tolkien doit être tout autant respecté, même si son travail est plus approximatif qu'un spécialiste (dont potentiellement c'est le travail de recherche du moment). Quelqu'un qui ne maîtrise pas les règles universitaires peut effectivement se sentir humilié, voire blessé, parce qu'un spécialiste lui aura fait remarqué la nullité de son travail (même en y mettant la forme et la courtoisie d'usage). C'est donc un dosage très difficile.

Je dis tout cela pour souligner le fait qu'il y a une multiplicité d'études et de « compréhension » possibles de Tolkien et de son œuvre. En fonction que l'on soit un lecteur lambda occasionnel (qui lit Tolkien parce que c'est la mode, comme une lecture "du moment", sans plus), un amateur éclairé (celui qui apprécie Tolkien pour son univers et qui va chercher, à son niveau, à en savoir plus) ou un spécialiste, chacun aura une approche et une compréhension de l'oeuvre complètement différente. A mon humble avis et mon modeste niveau, il m'apparaît important, n'ont pas de cloisonner les différentes approches et grille de lecture et d'analyse de Tolkien, mais de les réunir, d'en faire une sorte de synthèse, d'approche globale, afin que chacun s'y retrouve. Je sais, pour l'avoir entendu, qu'étudier Tokien passe pour être une activité de « bobos », de gens qui n'ont que ça à faire de leur journée et qui prennent les non-spécialistes de haut. Bref, que c'est trop spécialisé justement et qu'il est difficile pour quelqu'un de peu au fait de l'univers de Tolkien de se trouver une place dans la communauté.

Personnellement, je note avec plaisir que tout ça change peu à peu et là dessus, Hyaron, je ne suis pas tout à fait d'accord avec toi et rejoins Elendil. Cette question de l'étude et de la compréhension de Tolkien et de son oeuvre est partagée. Les choses changent. Je ne pense pas que ce soit par hasard si j'ai découvert et apprécié ce forum. C'est parce qu'il permet la discussion (même s'il s'agit souvent des mêmes personnes et que beaucoup de sujets son hyper-spécialisés). En tout cas, même entre personnes connaissant bien l'univers, il y a des dissentions et elles transparaissent (il suffit de voir les échanges entre Hyaron et Crayon volant). Pour moi, c'est plutôt sain et bon signe.

En tout cas, j'espère, pour conclure, que je n'ai pas fais trop de hors sujet. J'ai tenté de répondre à la question en notant ce qui me venait à l'esprit, comment je vois les choses justement. A titre indicatif, j'ai quand même passé presque trois à quatre heures sur ce post, et encore, uniquement pour l'écriture. En fait, je n'ai pas eu le temps de relire, donc je m'excuse pour les fautes d'orthographes et les fautes de frappe.
La Fantaisie commence, bien sûr, avec un avantage : en saisissant l'étrangeté. Tolkien, Faërie
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