Recette des fraises Ruby à la crème et autre menue histoire de famille (extrait du Peaujaune, édition originale, collection privée)
Ruby Sacquet (née Bolger), belle-mère de Primula Brandebouc (mère de Frodon), tenait cette recette De belladona Touque, laquelle lui avait été donnée par sa mère, la femme du vieux Touque, Adamenta.Celle-ci l’avait elle-même reçue en cadeau de mariage car extraite d’un livre de recettes accompagnant une batterie de cuisine faite en partie avec du cuivre elfique. Belladona ne se rappelait pas exactement, malgré une petite enquête menée dans la famille, la provenance précise de ce non moins prestigieux cadeau.
Avec le vieux Touque, lors de leur mariage, ils en avaient reçu des centaines, parmi lesquels de nombreux ustensiles de cuisine, tous plus rutilants les uns que les autres, et les étiquettes ficelées accompagnant les présents s’étaient perdues depuis longtemps. Même si perdurait, au cours de leur utilisation, l’association du nom de l’offreur à l’objet en question : la poele à frire Sanglebuc dont le manche du même métal restait froid, même sur une fournaise d'enfer, le service de porcelaine bleue de Tanta qui ne jaunissait pas, ou la marmite à pied de la grand-mère Malva, celle où le fricot, même abandonné toute une journée à cause des moissons ou de la tournée des vaches, ne brûlait jamais, miraculeusement.
Toujours est-il que le livre de recettes, après bien des tribulations, avait fini par disparaître, au grand dam de Belladona. Celle-ci avait recopié cette recette originelle dans le Livre de Raison de Bourg de Touque, annales familiales des Touque lorsqu’elle était devenue chef du clan, mais c’est de la version plus recente du Vénérable livre rouge, le nom moins remarquable Peaujaune, que Ruby avait en réalité « personnalisé » la recette. Belladona se refusait à extraire à chaque fois qu’elle voulait une recette le grand livre familial de la bibliothèque de Château-Brande. Aussi l’avait-elle noté un beau jour bien proprement sur son écritoire sur un feuillet qu’elle avait glissé ensuite dans son livre de recettes ordinaire. Lequel figurait maintenant sur l’étagère d'un des celliers contigüs à la grande cuisine de Creux-de-crique, entre un précis de rotisserie et un vieil almanach.
L’emploi d’une baratte n’est pas forcément requis car Ruby a adapté la recette afin qu’elle puisse être réalisée plus facilement, dans n’importe quelle cuisine de hobbit. De même qu’une assiette à fraises en faïence –avec des trous pour l’égouttage- est préférable à la conservation des fraises, le choix du panier lors de la cueillette était tout aussi important. Adamenta Touque se fournissait principalement à la Haricotière, où l’ancien père Maggotte, aux premiers jours de forelyte, lui ouvrait la barrière de son potager où les pieds de fraisier, exposés sud ouest et adossés au mur de la remise, bénéficiaient d’un ensoleillement optimal et d’un abri ombragé favorable aux plus chaudes heures de l’après-midi grâce à la présence protectrice en face d’une claie palissée de haricots «variété pied de géant », qui s’entendaient à merveille avec ces petites cœurs ecarlate. La terre y était légèrement grumeleuse, ocre rouge, et d’énormes lombrics roses en surgissaient au moindre coup de bêche.
Le vieux Maggotte prétendait qu’il n’arrosait ses fraisiers qu’au soir un jour sur deux, avec un arrosoir en cuivre elfique, dont la pomme d’arrosage présentait des trous en étoile, afin de dispenser une aspersion qui soit optimale pour les plants, ni trop forte à cause de trous qui eussent été trop grands, ni trop petite à cause d’un espacement des trous qui n’aurait pas permis un arrosage correct. « Pour les techniques d’arrosage, voyez Hamfast Gamegie, lui seul saura vous conseiller », avait-il répondu à Ruby Bolger, lorsque celle-ci était venue le voir pour en savoir un peu plus, glissant ces pouces sous ses bretelles et recroisant ses petons sur la bûche à fendre faisant face à son banc d’après-midi. Ruby n’osait en demander plus, une curiosité excessive en matière de plantations eut été déplacée. Mais il semblait bien que la chaleur accumulée au matin par le mur de la remise, en pierres extraites lors du creusement du smial du grand-père Maggotte, était l’un des ingrédient du secret de la précocité de ses premières fraises de la Comté. Quant à savoir s’il s’agissait d’une vulgaire eau de pluie ou, comme le suggérait Mirabella Touque (qui prétendait d’ailleurs tout savoir), qu’il s’agissait certainement de l’eau de la fontaine de Blanche Source, reconnue pour sa fraîcheur et ses vertus multiples, c’était certainement un peu des deux.
Certes, les fraises ne manquaient jamais à l’orée de la belle saison : chaque table de hobbit se devait d’y faire honneur et leur accomodation faisait les gorges chaudes de toute table hobbite digne de ce nom. Mais aucune d’entre elles, que ce soit celles qu’on trouvait bien rangées dans leur corbeille sur le marché de Hobbitebourg, où bien les variétés plus sauvages que les enfants ramassaient en bordure des champs, dans les méandres glougloutants du ruisseau aux Chardons, où qu’on trouvait plus par hasard dans les massifs d’églantiers du Bout des Bois (un peu avant Fin-de-Barrière), n’égalaient les fraises Maggotte. Elles n’étaient pas seulement les premières sur le calendrier, elles étaient aussi les plus rares, les plus parfumées, et après leur cueillette, seules quelques rares remontées de fin de saison permettaient d’y revenir, le plus souvent vers la lune de la Chasse. On les appelait alors les fraises de la Lune, et leur reflet bleuté renfermait une saveur pâle à la fois sucrée et ambrée, indéfinissable et mystérieuse, qui s’évanouissait comme la buée d’un matin d’hiver.
Ruby préférait elle-même cueillir ces premières fraises, presque en secret, et c’est après de longs conciliabules avec Rosa la Mainverte, qu’elle voyait souvent revenir du lavoir de Stock, qu’elle avait pû savoir que le père Maggotte verrait d’un bon œil son nom figurer sur le grand livre Rouge, ne serait-ce qu’à travers la copie d’une recette, même dans la version jaune du dit vénérable ouvrage. Aussi était-ce sans aucune malice qu’elle avait pris l’habitude religieuse, au début des premiers jours des grandes chaleurs–et bien avant le premier petit déjeuner, de se lever un matin plus tôt que d’ordinaire.
Après un premier petit déjéuner aussi court que solitaire, alors que le reste de la maison dormait, elle sortait en catimini par la porte de derrière, munie de son long panier à couvercle en croix de jonc à anse large garni d’une toile à carreaux matelassée, et de son parapluie, pour rejoindre Chateaubouc, prendre le bac, puis jusqu’au croisement, tourner à droite après le Très Vieux Chêne, laisser à gauche les Champs Pommelés et prendre une demi-heure de marche jusqu’à la ferme Maggotte. D’ordinaire, toute course entre la maison et une quelconque visite quelque part prenait souvent plus que de prévu, car il fallait s’arrêter pour discuter avec les voisins ou les connaissances croisées en chemin. Mais ce matin là, elle ne s’attardait pas outre mesure et continuait sa route sans prêter plus attention aux piétons affairés qu’elle saluait en inclinant la tête sans s’arrêter, ni aux pies matinales qui sautillaient dans les herbes humides des premiers fossés. On aurait tout aussi pu penser qu’elle allait chercher des champignons. Mais Une fois arrivée, et son panier et ses devoirs de voisinage avec le père Maggotte -encore tout ensommeillé- remplis, il fallait prestement rentrer.
De retour dans sa cuisine, Ruby commençait par déposer délicatement les fraises dans une assiette adéquate rafraîchie, qu’elle couvrait d’une fine étoffe et qu’elle plaçait dans le coin le plus frais du cellier froid, sur le rebord intérieur du trou à glace qu’elle refermait vite.
La veille, elle avait pris soin de demander à l’un de ses fils de lui ramener de la ferme de Dora Bouclebrunes, quatre bonnes pintes du lait étaminé fraîchement trait d’un de ses plus jeunes vaches,la belle Bouchenfleur qui, depuis qu’elle était devenue la reine de son étable, remportait tous les trophées au comice de la Foire libre de Grand’Cave.
Dora en profitait toujours pour lui glisser un petit bouquet d’ellébores tardives, ces fleurs que Ruby adorait et qui avait orné sa corbeille de mariage.
Après avoir ceint un tablier propre et armée d’un large bassin en terre cuite très mince qu’elle plaçait sur le fourneau allumé avant de partir, elle y versait le lait frais presque jaune puis vaquait, pour y revenir régulièrement surveiller l’exact moment où une fine pellicule se créait sur la surface du liquide. A partir de là, commençait la recette : il fallait, tout au long de la journée, prélever la mince couche de lait solidifiée à la surface et la déposer, à l’aide d’une écumoire aussi large que mince, dans un grand compotier plat qu’on rapportait immédiatement à proximité des fraises. Il fallait aussi alimenter le feu : suffisamment pour que la chaleur assure le tremblotement de la matière en surface, signe qu’un prélèvement immédiat devait s’opérer, mais pas trop afin de ne pas faire bouillir le précieux liquide. Ruby avait heureusement pris les jours précédents les devants, afin que durant cette journée, la maisonnée puisse indépendamment d’elle satisfaire à ces besoins premiers en matière de repas et de soins domestiques.
Elle avait aussi pris plusieurs rendez-vous successifs avec quelques papoteuses de ses amies, afin de ne pas rester trop seule devant le fourneau. Son choix se portait d’ailleurs toujour sur les mêmes : celles dont la conversation n’empêchait pas la surveillance du coin de l’œil. Celles aussi dont l’intimité était suffisante pour qu’elles entrent par la porte de derrière, là où la cuisine donnait sur le jardin. Les moments où elle était seule, l’un de ses fils où bien son mari venait s’enquérir du déroulement de la recette, l’œil luisant de gourmandise. Mais le passage vers la réserve, objet de leur convoitise était obstrué par la cuisinière, armée de son écumoire ou assise dans son fauteuil de cuisine avec son ouvrage à tricot, aux aiguilles redoutables. « Prend une pomme ou un petit pain mais ne reste pas dans mes jupes, assainait-elle à l’importun de sa position stratégique.
Ruby Sacquet (née Bolger), belle-mère de Primula Brandebouc (mère de Frodon), tenait cette recette De belladona Touque, laquelle lui avait été donnée par sa mère, la femme du vieux Touque, Adamenta.Celle-ci l’avait elle-même reçue en cadeau de mariage car extraite d’un livre de recettes accompagnant une batterie de cuisine faite en partie avec du cuivre elfique. Belladona ne se rappelait pas exactement, malgré une petite enquête menée dans la famille, la provenance précise de ce non moins prestigieux cadeau.
Avec le vieux Touque, lors de leur mariage, ils en avaient reçu des centaines, parmi lesquels de nombreux ustensiles de cuisine, tous plus rutilants les uns que les autres, et les étiquettes ficelées accompagnant les présents s’étaient perdues depuis longtemps. Même si perdurait, au cours de leur utilisation, l’association du nom de l’offreur à l’objet en question : la poele à frire Sanglebuc dont le manche du même métal restait froid, même sur une fournaise d'enfer, le service de porcelaine bleue de Tanta qui ne jaunissait pas, ou la marmite à pied de la grand-mère Malva, celle où le fricot, même abandonné toute une journée à cause des moissons ou de la tournée des vaches, ne brûlait jamais, miraculeusement.
Toujours est-il que le livre de recettes, après bien des tribulations, avait fini par disparaître, au grand dam de Belladona. Celle-ci avait recopié cette recette originelle dans le Livre de Raison de Bourg de Touque, annales familiales des Touque lorsqu’elle était devenue chef du clan, mais c’est de la version plus recente du Vénérable livre rouge, le nom moins remarquable Peaujaune, que Ruby avait en réalité « personnalisé » la recette. Belladona se refusait à extraire à chaque fois qu’elle voulait une recette le grand livre familial de la bibliothèque de Château-Brande. Aussi l’avait-elle noté un beau jour bien proprement sur son écritoire sur un feuillet qu’elle avait glissé ensuite dans son livre de recettes ordinaire. Lequel figurait maintenant sur l’étagère d'un des celliers contigüs à la grande cuisine de Creux-de-crique, entre un précis de rotisserie et un vieil almanach.
L’emploi d’une baratte n’est pas forcément requis car Ruby a adapté la recette afin qu’elle puisse être réalisée plus facilement, dans n’importe quelle cuisine de hobbit. De même qu’une assiette à fraises en faïence –avec des trous pour l’égouttage- est préférable à la conservation des fraises, le choix du panier lors de la cueillette était tout aussi important. Adamenta Touque se fournissait principalement à la Haricotière, où l’ancien père Maggotte, aux premiers jours de forelyte, lui ouvrait la barrière de son potager où les pieds de fraisier, exposés sud ouest et adossés au mur de la remise, bénéficiaient d’un ensoleillement optimal et d’un abri ombragé favorable aux plus chaudes heures de l’après-midi grâce à la présence protectrice en face d’une claie palissée de haricots «variété pied de géant », qui s’entendaient à merveille avec ces petites cœurs ecarlate. La terre y était légèrement grumeleuse, ocre rouge, et d’énormes lombrics roses en surgissaient au moindre coup de bêche.
Le vieux Maggotte prétendait qu’il n’arrosait ses fraisiers qu’au soir un jour sur deux, avec un arrosoir en cuivre elfique, dont la pomme d’arrosage présentait des trous en étoile, afin de dispenser une aspersion qui soit optimale pour les plants, ni trop forte à cause de trous qui eussent été trop grands, ni trop petite à cause d’un espacement des trous qui n’aurait pas permis un arrosage correct. « Pour les techniques d’arrosage, voyez Hamfast Gamegie, lui seul saura vous conseiller », avait-il répondu à Ruby Bolger, lorsque celle-ci était venue le voir pour en savoir un peu plus, glissant ces pouces sous ses bretelles et recroisant ses petons sur la bûche à fendre faisant face à son banc d’après-midi. Ruby n’osait en demander plus, une curiosité excessive en matière de plantations eut été déplacée. Mais il semblait bien que la chaleur accumulée au matin par le mur de la remise, en pierres extraites lors du creusement du smial du grand-père Maggotte, était l’un des ingrédient du secret de la précocité de ses premières fraises de la Comté. Quant à savoir s’il s’agissait d’une vulgaire eau de pluie ou, comme le suggérait Mirabella Touque (qui prétendait d’ailleurs tout savoir), qu’il s’agissait certainement de l’eau de la fontaine de Blanche Source, reconnue pour sa fraîcheur et ses vertus multiples, c’était certainement un peu des deux.
Certes, les fraises ne manquaient jamais à l’orée de la belle saison : chaque table de hobbit se devait d’y faire honneur et leur accomodation faisait les gorges chaudes de toute table hobbite digne de ce nom. Mais aucune d’entre elles, que ce soit celles qu’on trouvait bien rangées dans leur corbeille sur le marché de Hobbitebourg, où bien les variétés plus sauvages que les enfants ramassaient en bordure des champs, dans les méandres glougloutants du ruisseau aux Chardons, où qu’on trouvait plus par hasard dans les massifs d’églantiers du Bout des Bois (un peu avant Fin-de-Barrière), n’égalaient les fraises Maggotte. Elles n’étaient pas seulement les premières sur le calendrier, elles étaient aussi les plus rares, les plus parfumées, et après leur cueillette, seules quelques rares remontées de fin de saison permettaient d’y revenir, le plus souvent vers la lune de la Chasse. On les appelait alors les fraises de la Lune, et leur reflet bleuté renfermait une saveur pâle à la fois sucrée et ambrée, indéfinissable et mystérieuse, qui s’évanouissait comme la buée d’un matin d’hiver.
Ruby préférait elle-même cueillir ces premières fraises, presque en secret, et c’est après de longs conciliabules avec Rosa la Mainverte, qu’elle voyait souvent revenir du lavoir de Stock, qu’elle avait pû savoir que le père Maggotte verrait d’un bon œil son nom figurer sur le grand livre Rouge, ne serait-ce qu’à travers la copie d’une recette, même dans la version jaune du dit vénérable ouvrage. Aussi était-ce sans aucune malice qu’elle avait pris l’habitude religieuse, au début des premiers jours des grandes chaleurs–et bien avant le premier petit déjeuner, de se lever un matin plus tôt que d’ordinaire.
Après un premier petit déjéuner aussi court que solitaire, alors que le reste de la maison dormait, elle sortait en catimini par la porte de derrière, munie de son long panier à couvercle en croix de jonc à anse large garni d’une toile à carreaux matelassée, et de son parapluie, pour rejoindre Chateaubouc, prendre le bac, puis jusqu’au croisement, tourner à droite après le Très Vieux Chêne, laisser à gauche les Champs Pommelés et prendre une demi-heure de marche jusqu’à la ferme Maggotte. D’ordinaire, toute course entre la maison et une quelconque visite quelque part prenait souvent plus que de prévu, car il fallait s’arrêter pour discuter avec les voisins ou les connaissances croisées en chemin. Mais ce matin là, elle ne s’attardait pas outre mesure et continuait sa route sans prêter plus attention aux piétons affairés qu’elle saluait en inclinant la tête sans s’arrêter, ni aux pies matinales qui sautillaient dans les herbes humides des premiers fossés. On aurait tout aussi pu penser qu’elle allait chercher des champignons. Mais Une fois arrivée, et son panier et ses devoirs de voisinage avec le père Maggotte -encore tout ensommeillé- remplis, il fallait prestement rentrer.
De retour dans sa cuisine, Ruby commençait par déposer délicatement les fraises dans une assiette adéquate rafraîchie, qu’elle couvrait d’une fine étoffe et qu’elle plaçait dans le coin le plus frais du cellier froid, sur le rebord intérieur du trou à glace qu’elle refermait vite.
La veille, elle avait pris soin de demander à l’un de ses fils de lui ramener de la ferme de Dora Bouclebrunes, quatre bonnes pintes du lait étaminé fraîchement trait d’un de ses plus jeunes vaches,la belle Bouchenfleur qui, depuis qu’elle était devenue la reine de son étable, remportait tous les trophées au comice de la Foire libre de Grand’Cave.
Dora en profitait toujours pour lui glisser un petit bouquet d’ellébores tardives, ces fleurs que Ruby adorait et qui avait orné sa corbeille de mariage.
Après avoir ceint un tablier propre et armée d’un large bassin en terre cuite très mince qu’elle plaçait sur le fourneau allumé avant de partir, elle y versait le lait frais presque jaune puis vaquait, pour y revenir régulièrement surveiller l’exact moment où une fine pellicule se créait sur la surface du liquide. A partir de là, commençait la recette : il fallait, tout au long de la journée, prélever la mince couche de lait solidifiée à la surface et la déposer, à l’aide d’une écumoire aussi large que mince, dans un grand compotier plat qu’on rapportait immédiatement à proximité des fraises. Il fallait aussi alimenter le feu : suffisamment pour que la chaleur assure le tremblotement de la matière en surface, signe qu’un prélèvement immédiat devait s’opérer, mais pas trop afin de ne pas faire bouillir le précieux liquide. Ruby avait heureusement pris les jours précédents les devants, afin que durant cette journée, la maisonnée puisse indépendamment d’elle satisfaire à ces besoins premiers en matière de repas et de soins domestiques.
Elle avait aussi pris plusieurs rendez-vous successifs avec quelques papoteuses de ses amies, afin de ne pas rester trop seule devant le fourneau. Son choix se portait d’ailleurs toujour sur les mêmes : celles dont la conversation n’empêchait pas la surveillance du coin de l’œil. Celles aussi dont l’intimité était suffisante pour qu’elles entrent par la porte de derrière, là où la cuisine donnait sur le jardin. Les moments où elle était seule, l’un de ses fils où bien son mari venait s’enquérir du déroulement de la recette, l’œil luisant de gourmandise. Mais le passage vers la réserve, objet de leur convoitise était obstrué par la cuisinière, armée de son écumoire ou assise dans son fauteuil de cuisine avec son ouvrage à tricot, aux aiguilles redoutables. « Prend une pomme ou un petit pain mais ne reste pas dans mes jupes, assainait-elle à l’importun de sa position stratégique.