Je m'excuse pour la longueur du message mais elle me semble nécessaire.
Citation :Le nom de la Moria est lui-même significatif du lieu mortel et infernal qu'il désigne21).
[…]
21) Cf. V. Ferré, Tolkien : Sur les rivages de la Terre du Milieu, Paris, Ch. Bourgois, 2001, p. 60 : « (…) la Moria se révèle bien le lieu de mort que laissait présager son nom, anagramme de moira (« destin », en grec) et proche du latin mors (la mort). »
Je suis très dubitatif quant à ces relations à des termes grec et latin. Il faut rester extrêmement prudent sur ce type d’association.
D’autre part, si l’auteur insiste beaucoup sur l’aspect infernal de la Moria, il faut rappeler que ce lieu est avant tout considéré par Tolkien comme « un magnifique complexe d’excavations souterraines ».
C’est un point important qu’il ne faut pas oublier, car la Moria n’a pas toujours été ce lieu lugubre qu’elle est devenue au Troisième âge, à l’époque de la Guerre de l’Anneau, contrairement à l’immense majorité des références mythologiques que l’on peut lui associer.
Citation :Les Portes rappellent, en négatif, les arbres du Jardin d'Eden, dans la Bible, qui possèdent une sorte de pouvoir maléfique, et dont le châtiment, en cas de transgression, implique une chute du paradis qui ressemble, pour le premier couple, à une véritable descente aux Enfers. Mais ils sont aussi des images des arbres cosmiques des autres religions, comme Yggdrasill dans la mythologie nordique, dont une racine surplombe les Enfers. On peut dire qu'ils symbolisent à la fois l'entrée des Enfers et les gardiens de ces Portes difficilement franchissables, que ce soit pour y pénétrer ou pour en sortir.
En l’occurrence, cette comparaison entre les arbres bibliques et ceux des portes occidentales de la Moria me semble mal venue.
A la vue des arbres, Legolas parle de « L’Arbre des Hauts Elfes ! » (dans la VO comme dans la VF) et non
des arbres. A ce sujet, voir également les remarques de Wayne G. Hammond et Christina Scull dans
The Lord of the Rings, A Reader’s Companion (RC p. 280, la traduction est mienne) :
Citation :L’Index de 1966 identifie l’Arbre des Hauts Elfes comme étant Galathilion. Selon la mythologie de Tolkien, la lune fut façonnée à partir de la dernière fleur de Telperion […] ; mais bien avant cela, pour les Elfes qui vivaient à Tirion en Valinor, la Vala Yavanna avait créé « un arbre semblable à une image de Telperion de moindre stature, sauf en ce qu’il ne donnait de lui-même aucune lumière, et on l’appela Galathilion en sindarin ».
Cet arbre (et même
les arbres en majorité) ne possède aucune référence négative dans l’esprit de Tolkien.
Citation : Quant aux croissants de lune, ils pourraient faire allusion à la conception scandinave de l'astre nocturne qui préside non seulement à la fécondité, mais aussi à la nuit, au froid et à la mort. Auquel cas, ces croissants lunaires ont bien leur place sur ces Portes de la Moria.
Dans la mythologie de Tolkien, ces associations sont étrangères à la Lune, en particulier les trois dernières (tout du moins dans l’esprit des Elfes qui s’associèrent aux Nains pour la construction de ces portes). D’autre part, à l’époque où ces portes furent construites, c’est l’amitié des Elfes et des Nains qui permit de graver ces portes. L’arbre, tout comme le croissant de lune, ne revêtaient – dans l’esprit des concepteurs des portes – aucun des aspects négatifs évoqués ici.
Concernant
Yggdrasill, Tolkien fait explicitement usage de ce terme dans le « manuscrit de
Koivienéni » présenté et étudié dans le
Vinyar Tengwar n°27 (
cf. ma traduction de cette étude).
Citation : Il faudra toute la magie de Gandalf, et la puissance du sortilège qui entoure la Communauté de l'Anneau54)
[…]
54) Une référence est peut-être donnée par Tolkien, en ce sens, avec la mention de ce philtre étrange qu'est le miruvor, provenant de Fondcombe et donné par les Elfes, que Gandalf donne à ses compagnons (p. 341). Une sorte de breuvage sacrée, en somme, qui leur permet d'entrer dans les Enfers et de les traverser.
Là encore, il me semble inutile de vouloir attribuer des capacités (à ce point) surnaturelles au cordial d’Imladris. En effet, même si ce breuvage possède des qualités indéniables (cf. SdA p. 320), il n’est pas semblable au
miruvórë de Valinor, mais en est un souvenir, comme cela est rappelé dans le
Parma Eldalmaberon n°17 (p. 64, la traduction est mienne) :
Citation :Un breuvage dont les Elfes ne connaissaient les ingrédients ni la préparation. […] Le nom miruvor […] est appliqué au cordial fabriqué à Fondcombe. Il s’agit du même mot, mas appliqué à un breuvage, probablement fabriqué à base de miel (de ? fleurs odoriférantes). Les Elfes pensaient que le miruvóre des Valar était fait de miel/du nectar de certaines fleurs des jardins de Valinor.
Au sujet de ce breyuvage, lire également les notes de Tolkien à sont sujet dans
The Road Goes Ever On (3ème édition, p. 69).
A mon sens, attribuer ce genre de capacité surnaturelle au
miruvor d’Imladris n’éclaire pas sur la propre intention de Tolkien.
Citation :Chaque compagnon combat avec ses propres armes. Legolas avec ses flèches elfiques, Boromir et Aragorn avec leurs épées royales, Gimli avec sa hache.
L’épée « royale » de Boromir ? Boromir n’est pas de sang royal. D’autre part, les termes « épées royales » laissent à penser qu’il s’agit d’armes particulières. Or, nous savons que les armes particulières sont généralement présentées comme telles par Tolkien et, qu’entre autres attributs, elles possèdent un nom (
cf. Narsil, Andúril, Gúthwinë ou Dard, par exemple).
Et concernant Borimir, on peut avoir des doutes quant à l’origine « royale » de son épée, vu ce qu’il lui arrive dans la Moria (p. 356) :
Citation : Boromir s'élança en avant et s'attaqua de toute sa force au bras, mais son épée résonna, dévia et tomba de sa main ébranlée. La lame était ébréchée.
Citation : Gandalf détient deux armes : son bâton magique et une épée.
Il y a un objet non négligeable que l’auteur occulte entièrement dans son analyse : l’anneau elfique Narya. Sa symbolique est importante.
Citation : Une précision supplémentaire est donnée par les textes mazdéens à ce sujet, et qui apporte une lumière sur l'étroitesse du Pont de Khazad-dûm
Je ne pense pas que cela « apporte une lumière sur l’étroitesse du Pont ». Ce pont est avant tout étroit car il représente une défense à part entière.
Citation :… [Gandalf] brise le Pont avec son bâton magique grâce à la force du feu sacré qu'il détient … […] Or le feu dont est détenteur Gandalf, et qui est en puissance dans son bâton, est un feu purificateur, et non pas destructeur.
Gandalf est « serviteur du Feu Secret » et « porteur de la flamme d’Anor ». Cela, il ne le doit pas à son bâton mais à sa légitimité d’émissaire des Puissances de l’Ouest.
Sur cette question de la « flamme d’Anor » en relation avec Narya, il y a des échanges intéressants sur TolkienFrance qu’il faudra que je retrouve.
Citation : le grand magicien, souvent un peu trop sûr de lui, qui a peut-être aussi une faute secrète à expier dans ce feu des profondeurs89).
[…]
89) Sans doute une faute d'orgueil ? Mais c'est une interprétation personnelle…
Très personnelle, effectivement.
Citation : La description des bois de la Lothlórien par Legolas en fait une sorte de paradis terrestre, ce qu'elle dût être avant l'arrivée des jours sombres.
Les Jours Sombres n’ont pas altérés la Lothlórien, dont la préservation est le fait de Galadriel et de Nenya. Le fait que le pouvoir des Trois Anneaux soit à l’œuvre pour préserver « le souvenir et la beauté d’autrefois » est explicitement indiqué par Tolkien dans ses lettres.
Cet essai est intéressant car il présente nombre de thèmes qui
auraient pu inspirer Tolkien. Mais c’est là que le bât blesse : l’auteur maîtrise logiquement ces thèmes mais les applique avec trop de certitude à l’œuvre de Tolkien. Et si l’on ne peut nier l’héritage dont Tolkien a fait usage pour son œuvre dans son ensemble, on doit également se rappeler que si, dans les premiers temps, il fut très influencé par ce qu’il avait appris, il s’en détacha de plus en plus par la suite, les exemples abondent.
Enfin, on regrettera que l’auteur ait totalement occulté la catabase et l’anabase la plus essentielle de la Moria : la chute vertigineuse de Gandalf et du Balrog jusque dans les profondeurs insondables de la Terre, puis leur lente remonté jusqu’au Zirakzigil, où Gandalf triomphe finalement de son ennemi et entame ensuite une deuxième anabase pour revenir sous les traits Gandalf le Blanc.