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Twenty years have flown away
#1
Les Collected Poems sont parus depuis peu, et il va falloir du temps pour digérer pareille somme. Du côté des langues elfiques, toutefois, ce sera plus rapide. En-dehors d'une correction d'une lecture de Christopher Tolkien d'un mot tiré d'un brouillon de Namárië (TI, p. 284-285), v. 7 : lire "Elentārin" et non "Elentāri"), il semble bien que le seul document inédit soit le poème lu par Tolkien en 1958 lors de la réception qui fut donnée en son honneur aux Pays-Bas. Hammond et Scull le publient aux pages 1296-1298 et en donnent deux versions préparatoires.

La version finale donne ceci :

J.R.R. Tolkien a écrit :Loä yukainen avar Anduinë sí valútier :
i aluvar koivienyo eärello nantule.
Ai ! loär yassen palantírienye
andavanwë yásier — yá tenn' aldar
lente landanо́ressë о́laner : ai tо́ sí
ilyama menta hwirya hondoringe fúmenen
istarion.

Elle est accompagnée d'une traduction anglaise qu'il est aisé de rendre en français :

J.R.R. Tolkien a écrit :Vingt ans se sont écoulés dans la Longue Rivière, qui jamais dans ma vie
ne reviendront de la Mer. Ah[,] années durant lesquelles regardant au loin, j'ai vu des âges
passés depuis longtemps, lorsque les arbres croissaient encore libres dans un vaste pays. Hélas désormais tout
commence à se faner au souffle de magiciens au cœur froid : pour comprendre les choses
ils les brisent, et leur seigneurerie est dans la peur de la mort.

La version quenya n'est pas accompagnée d'une analyse linguistique, mais il reste néanmoins possible d'en proposer une traduction mot-à-mot qui permette d'en comprendre la construction (je redécoupe les lignes en cinq propositions) :
  • Loä yukainen avar Anduinë sí valútier :
    Année(s) vingt (lit. : deux-dix]) ?hors-de longue-rivière maintenant ?se-sont-écoulées :

  • i aluvar koivienyo eärello nantule.
    qui ne-FUTUR-PL de-ma-vie depuis-mer revenir.

  • Ai ! loär yassen palantírienye andavanwë yásier —
    Ah ! (des) années dans-lesquelles j'ai-au-loin-regardé longtemps-passés ?âges —

  • yá tenn' aldar lente landanо́ressë о́laner :
    quand jusqu'à (des) arbres ?libres dans-large-pays croissaient :

  • ai tо́ sí ilyama menta hwirya hondoringe fúmenen istarion.
    Ah depuis-lors maintenant toute-chose se-dirige-vers ?flétrissement froids-cœurs ?par-souffle de-magiciens.

Seuls les termes précédés d'un point d'interrogation ne sont pas des mots connus ou des mots composés à partir d'éléments déjà connus. A noter que ce texte correspond au quenya tel que Tolkien le concevait entre la parution de la première et de la seconde édition du SdA. Il n'est donc pas étonnant d'y retrouver du vocabulaire devenu obsolète par la suite (notamment hondo "siège des sentiments les plus intimes", remplacé par órë dans les années 1960).

Quelques remarques sur les nouveaux termes :
  • ava "*extérieur" est bien attesté en tant qu'adjectif et peut donc s'accorder en nombre, mais on s'attendrait alors à un pluriel *avë. Je pencherais plutôt pour un adverbe apparenté à var "hors de", attesté dans des versions rejetées du Notre Père en quenya.

  • valútier est clairement un verbe au parfait pluriel sans augment, qui devrait posséder le radical *valut- "s'écouler", mais aucun verbe de ce type n'est attesté. Toutefois, la racine LUT- "flotter" est bien attestée, ainsi que la préposition va "(au loin) de", aussi le sens ne fait-il pas de doute.

  • yásier ressemble aussi à un verbe au parfait pluriel, mais vu la traduction, ce devrait plutôt être le pluriel d'un nom *yásië "*âge". Bien que ce terme ne soit pas attesté, il me rappelle inyali "de nombreux âges", forme au pluriel partitif d'un nom inya "âge" qui figure dans les premiers brouillons de Namárië ; comme "quand", ce terme pourrait dériver de la racine démonstrative YA, avec un allongement vocalique signifiant qu'il est en rapport avec le temps.

  • lentë doit être le pluriel d'un adjectif non attesté *lenta "libre" ; notons qu'il existe un verbe lenda- "aller libre", dérivé de la racine LED- "aller, procéder" qui pourrait être apparenté à notre adjectif. Il existe aussi un adjectif lehta "libre, relâché" qui pourrait correspondre : je pense demander à Hammond et Scull si leur lecture est absolument certaine ou si le "n" ne pourrait pas être un "h" (notons que lehta dérive de la racine LEK- "relâcher, dénouer, permettre", de sens très satisfaisant ici, mais je ne vois pas comment cette racine pourrait phonologiquement donner lenta).

  • hwirya doit logiquement signifier "flétrissement", mais je ne vois pas de terme apparenté qui pourraient le confirmer. Il dériverait vraisemblablement d'une racine *SWIR-, mais rien de semblable ne figure dans les textes publiés, à ma connaissance.

  • fúmenen est indiscutablement l'instrumental d'un nom *fúmë "*souffle (expiré)" qui dérive de la racine PHUY- "expirer", qui est bien attestée.
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
La Chanson de Roland
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#2
La deuxième version comporte assez peu de différence avec la troisième. Si je conserve le découpage de la version finale et que j'omets les détails de ponctuation ou d'ordre des mots, cela donne :
  • L. 1 : Anduini >> Anduinë sí
  • L. 2 : i allume koivienyo [...] nantule aluvar[.] >> i aluvar koivienyo [...] nantule.
  • L. 3 : palantírielya >> palantírienye
  • L. 5 : о́laner tо́ sí >> о́laner : ai tо́ sí

A la ligne 1, Anduini serait tout simplement un pluriel, faisant peut-être allusion au temps qui passe pour chacun, plutôt qu'au Temps de manière générale. A la ligne 2, c'est simplement allume qui est supprimé. Il doit s'agir d'un adverbe de temps signifiant "jamais" (cf. al(a)- "in-, pas, sans" et lúmë "(période de) temps, heure"). Le changement palantírielya >> palantírienye est le plus notable : la première formulation est celle d'un participe actif parfait, tel que Tolkien le concevait à cette époque (plus tard la terminaison participiale active deviendra -la -- cela dit, c'est intéressant de constater qu'en 1958, la terminaison -lya semblait toujours valide). Il me semble qu'ici, Tolkien s'est ravisé, car la deuxième version ne précisait pas que c'était lui qui avait observé les âges passés, ce qui pouvait rendre cette formulation moins claire. La dernière modification est juste une suppression de l'interjection ai "hélas", sans conséquence sur le sens de la phrase.

E.
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
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#3
La première version, en revanche, est assez différente, et mérite d'être analysée dans sa totalité. Les passages entre accolades correspondent à des mots rejetés par Tolkien :

J.R.R. Tolkien a écrit :Yénion yukainen nunn' ar anduine lútie
loar ! loar aluvallie [sina >>] koivieanyo entule
?naina : Ai loar melle yassen ekkennen
haia palantírielya yárier andavanwe yallume
Eldalie enwa marnie endoresse luminke ar laiqavinye
о́lar i aldar epeni ilya {hwi hwírie}
{hwire ephe epphenne p} fentane hwirya.
An [sí enn >>] sí sinna 'ekkene
opá ni

La traduction fournie est assez différente de la version finale, aussi est-il nécessaire de la traduire aussi :

J.R.R. Tolkien a écrit :Des années dix et dix ont flotté vers le bas de la Longue Rivière[,] années années jamais plus
dans ma vie ne reviendrez-vous vers l'amont. Hélas années aimées durant lesquelles regardant
au loin j'ai vu dans la distance les âges depuis longtemps partis aux temps où les Eldar
demeuraient encore un peu en Terre du Milieu, et
la jeune verdeur croissait aux arbres, avant que toutes? les choses commencent à
se flétrir dans le souffle froid de magiciens qui [n'ont >>] ont
[?pas d'amour >>] tout connu, mais non l'amour, qui aux ?années jadis

Là aussi, le plus simple semble être de fournir une traduction mot-à-mot de chacune des propositions qui composent le texte quenya :
  • Yénion yukainen nunn' ar anduine lútie
    De-longues-années vingt (lit. : deux-dix) ?vers-le-bas et grande-rivière a-flotté
  • loar aluvallie [sina >>] koivieanyo entule ?naina :
    années ! années ?vous-ne-FUT-PL [cette >] de-ma-vie revenir ?vers-l’amont :
  • Ai loar melle yassen ekkennen haia palantírielya yárier andavanwe
    Hélas années aimées dans-lesquelles je-voyais au-loin ayant-regardé-au-loin ?âges longtemps-passés
  • Yallume Eldalie enwa marnie endoresse luminke
    En-ce-temps-(passé) (les) Eldar encore demeurai(en)t en-Terre-du-Milieu ?un-peu
  • ar laiqavinye [i]о́lar i aldar epeni ilya fentane hwirya.
    et ?verte-jeunesse [l’arbre >>] croissaient les arbres ?avant-que tout ?commence se-flétrir[/i]
  • [i]{hwi hwírie hwire ephe epphenne p}[/i]
  • [i]An [sí enn >>] sí sinna 'ekkene opá ni
    Et [maintenant ?? >>] maintenant vers-ici voyais bouche je[/i]

Comme le soulignent Hammond et Scull, Tolkien avait d’abord parlé de vingt yéni dans sa phrase initiale, sachant que la yén, la longue année elfique, dure 144 ans, d’où le changement en loa dès la phrase suivante et dans les versions 2 et 3 de la première phrase. Dans la présente version, Tolkien fait précéder le nombre vingt du nom au génitif pluriel, ce qui correspond à ce qu’il indique dans le texte tardif du VT 49, p. 45, alors que dans la version finale du poème, il opte pour une solution différente, qui correspond à la règle standard du quenya, où seul le dernier nom d’un groupe nominal est décliné, ce qui signifie que loä est au nominatif singulier (voir cet article de Thorsten Renk pour les règles connues sur l'usage des numéraux).

Il est intéressant de constater que Tolkien a exprimé le fait qu’il regardait au loin vers l’époque des Jours Anciens de deux manières tout à fait différentes dans la première version et dans les deux suivantes. Ici, il a employé le verbe cen- « voir, observer, regarder » au passé avec augment, suivi de l’adverbe haia « au loin » (jamais encore attesté avec cette orthographe, mais les formes haiya et háya l’étaient) et du participe présent palantírielya, ce qui donnait « je voyais au loin regardant-au-loin ». Il est manifeste qu’il a ensuite souhaité simplifier l’expression, mais a gardé par inadvertance la forme participiale du verbe palantir- dans la deuxième version, avant de corriger cela dans la version finale.

Là aussi, certains termes méritent qu’on se penche dessus :
  • lútie : pour ce verbe, voir la discussion de valútier. Assez étrangement, le verbe est accordé au singulier, alors qu’on s’attendrait plutôt à un pluriel.
  • nunn' : ce terme doit vraisemblablement être *nunna, non attesté, mais qui se rattache sûrement à la racine NŪ/UNU « bas, dessous ; descendre, couler », qui est aussi à l’origine de númen « Ouest », núna « occidental », etc. Sans doute faut-il y voir ici une (rare) déclinaison directe du radical nu- avec la terminaison allative -nna, signifiant donc « vers-le-bas ».
  • aluvallië : si le radical futur aluva- est très clair et si la terminaison qui lui est attachée correspond manifestement à la 2e pers. pl. respectueuse, celle-ci est habituellement notée -llë ou -ldë (ou encore -lyë, lorsque singulier et pluriel ont les mêmes terminaisons). La forme -llië est étonnante et je compte bien en demander confirmation à Hammond et Scull.
  • koivieanyo : bien que le sens soit évident, la forme de ce terme est étonnante, car les triphtongues sont très rares en quenya, et le suffixe possessif est bien -nya (-nyo au génitif), comme dans la version finale, et non **-anya. Je compte demander à Hammond et Scull si ce a excédentaire est clairement écrit dans le manuscrit.
  • naina : c’est le terme qui correspondrait logiquement à « vers l’amont », et l’on pourrait éventuellement y voir une version brève de la terminaison allative, -na, occasionnellement attestée, mais ce terme reste autrement obscur pour moi.
  • mellë n’est pas attesté, mais il s’agit manifestement du pluriel d’un adjectif *mella « aimé », dérivé de la racine MEL- « aimer [angl. love] ». -la n’est pas une terminaison fréquente pour les adjectifs, mais quelques termes sont attestés (saila « sage », núla « sombre, occulte, mystérieux », etc.) La dérivation adjectivale la plus fréquente est -(i)na, qui donnerait soit melina, soit melda, et de fait, ces deux termes sont attestés avec cette même signification (melina uniquement en qenya, melda à partir des « Étymologies »).
  • yárier : ici, le terme pour « âge » est yárië plutôt que yásië, terme là encore inattesté jusqu’à présent, mais pour lequel sont bien connus de nombreux termes directement apparentés : yára « vieux, ancien » et surtout yárë « anciens jours », dont le second élément est arë « jour » (ainsi orthographié dans « Les Étymologies »). La coexistence de *yárië et *yára laisserait penser qu’une racine augmentée *YA-R- signifiant « ancien(nement) » était supposée exister. Il est possible que Tolkien s’en soit rendu compte et, voulant l’éviter, ait changé le "r" en "s" pour bien différencier les éléments finaux.
  • enwa n’est pas attesté dans le sens « encore », mais le préfixe en- « re-, encore » est bien connu et la terminaison adjectivale -wa aussi (notons tout de même que Tolkien affirme que en- ne donnait que les composés enya et enta, si l'on en croit le PE 23, p. 98 ).
  • Si le verbe marnië signifie manifestement « demeurai(en)t », il doit dériver du verbe mar- « demeurer, être établi ou fixé », mais cette forme déclinée est étonnante. Il n’existe à ma connaissance qu’une seule attestation d’un terme en lië « peuple » employé dans une phrase, et l’accord se fait là au pluriel (lië tatallaner « (les) gens s’extasiaient »). Toutefois, comme il s’agit grammaticalement d’un singulier, un accord au singulier serait parfaitement envisageable. Cela devrait toutefois donner *marnë au passé ou *(a)márië au parfait, alors que là les deux formes semblent mélangées. Je me demande s’il n’aurait pas fallu lire ici *marner.
  • luminkë : il semble s’agir d’un composé de lúmë « temps, période de temps, heure » et du suffixe diminutif -incë, signifiant donc « un peu (de temps) ».
  • laiqavinyë : manifestement composé de laiq(u)a « vert » et de vinyë, qui doit signifier « jeunesse » et est manifestement apparenté à vinya « jeune » ; le composé quenya est donc bâti à l’inverse du composé anglais.
  • epeni n’est pas attesté en soi, mais semble être dérivé de epë, qui a signifié « avant » ou « après » à différentes périodes. Le deuxième élément pourrait être dérivé de l’adverbe « jadis, arrière (temps antérieur) ». Pour une construction similaire, voir epeta(i) « en conséquence, suivant cela, alors, de là, à l’issue de quoi ».
  • fentanë : il s’agit clairement du passé du verbe *fenta-, qui doit signifier « commencer, débuter » et qui ne peut dériver que d’une racine *SPEN (il n’y en a pas) ou PHEN-. Dans un texte écrit vers 1959, Tolkien glose cette dernière « porte », mais il n’en donne aucune traduction dans « Les Étymologies », où figure en revanche le dérivé fenda « seuil ». A partir de la notion de seuil ou de porte, celle de début semble un développement assez logique.
  • Parmi les termes supprimés, hwi semble être une forme inachevée, hwírië et hwirë se rattachent à la même racine que hwirya (voir ci-dessus), mais l’un avec des terminaisons nominales (abstraite, pour la première). ephe semble aussi être une forme inachevée, sans doute parce que Tolkien a immédiatement estimé que l’augment du passé devait comporter une reduplication de la première consonne caractéristique, d’où le terme epphenne, qui est manifestement le passé d’un verbe fort en *fen-, qui pourrait bien être *fenta-, discuté ci-dessus, ou qui lui serait apparenté. À la proposition suivante, le terme inachevé enn n’est pas clair ; nous connaissons plusieurs termes qui pourraient convenir, comme enna « [un] fait » ou enna « premier », toutefois, la présence du remplacement sinna peut faire penser à un dérivé allatif de en- « alors, après, dans ce cas (futur) », bien que le terme attesté dans le PE 23, p. 112, soit enyanna, et que le VT 36, p. 8, propose les formes enta(s), endata(s).
  • sinna semble être un dérivé allatif de « maintenant » ou si « ici », et de fait, la forme sinna est bien attestée dans le PE 23, p. 112.
  • ekkene signifie clairement « voyais, voyait », mais je ne m’explique pas l’apostrophe ; la signification de la dernière phrase, manifestement incomplète, n’est pas claire du tout. En tout cas, cela ne semble pas être une traduction de la proposition figurant à la fin de la traduction : « dans le souffle froid… »
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
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#4
C'est vraiment intéressant, merci pour toute cette analyse et ces détails très précis !
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