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La Dernière Maison Simple [fanfiction]
#5
Chapitre 4 : Le don de Yavanna
Beaucoup de gens croient que les Elfes ne connaissent pas le sommeil comme les Hommes l’entendent, se contentant de laisser leur esprit errer sur les sentiers des rêves elfiques. Mais en réalité, il leur arrive de dormir véritablement, après un long labeur ou un dur effort physique. Certains prétendent même qu’ils ont le sommeil plus lourd que les Hommes, et qu’il est difficile de réveiller un Elfe endormi ; néanmoins, personne n’a jamais pu confirmer ces dires.

La journée avait été rude. Les soldats étaient épuisés. La plupart n’avaient jamais foulé le sol de cette contrée si éloignée de Mithlond, où l’hiver était le frais repos de la nature et la paisible méditation de toute chose . Ici, la morte saison était sauvage, cruelle, prête à arracher la vie par ses griffes gelées.



De plus, ils devaient se contenter de l’air rare des montagnes, auquel ils n’étaient pas habitués. Hormis les sentinelles, ils dormaient donc tous profondément, et Elrond et Erestor ne faisaient pas exception à cette règle.

Alors qu’il sommeillait, le Semi-Elfe vit soudain, montant de l’est et dépassant la cime des hautes montagnes, une étoile plus brillante que toutes celles qui piquetaient le ciel. Un aigle se dirigea vers elle ; il survola un bois de pins sombres, puis vint se percher sur le haut d’une falaise qui surplombait un gouffre vertigineux. Un torrent bondissait au fond, en cascades d’écume blanche. De l’autre côté, le sol remontait doucement, couvert d’un foisonnant tapis herbeux. Proche du sommet se trouvait un orifice dans la paroi, comme l’entrée d’une grotte.
L’aigle s’envola et y pénétra ; après quelques dizaines de mètres dans la galerie, il se retrouva à l’air libre, dans une immense vallée presque plane, encerclée de falaises. Et au milieu, une femme svelte, revêtue de vert et couronnée de fleurs dorées, dansait gracieusement. Elle semblait légère, légère, comme un oiseau sur le point de s’envoler. Ses longs cheveux flamboyants ondulaient et tournoyaient au rythme de ses pas. Sous ses pas, et à chaque endroit que frôlait un pan de sa robe, la terre devenait fertile, les fleurs écloraient et les arbres donnaient du fruit.
Le regard du Semi-Elfe fut conduit au loin : par-delà toute la Terre du Milieu, des êtres se dirigeait vers cet endroit. Elrond reconnut des Elfes, des Hommes, et même des Nains, même ne put donner un nom à toutes les créatures qu’il voyait. Ses yeux revinrent se poser sur la fantastique femme de la vallée. Il ne l’avait jamais vue, mais son cœur lui dicta son nom : Yavanna Kementari, la Valar Reine de la Terre, dont la danse faisait jaillir la vie.

Elrond se réveilla en sursaut. Il sauta à bas de son lit et sortit précipitamment de la tente. Un éclat blanc l’aveugla à moitié : Ëarendil, l’Etoile de l’Espoir, s’était levé sur le camp des Elfes, fidèle aux sentinelles du début de la nuit.
Le Semi-Elfe baissa les yeux ; il reconnut la forêt de pins de son rêve, mais son regard ne portait pas au-delà. Bondissant en avant, il s’engagea dans le bois sombre, le cœur battant, ignorant le regard étonné des sentinelles.

L’épaisse couche d’aiguilles qui recouvrait le sol étouffait le bruit de ses pas tandis qu’il s’enfonçait entre les arbres. Il avait perdu toute notion du temps, se demandant de temps à autre si cette forêt obscure et sans fin n’était pas la suite de son rêve ; il courait, courait sans s’arrêter, et son souffle haletant s’envolait en nuages blancs dans l’air glacé des premières heures du matin. Il voyait l’étoile qui le guidait se rapprocher de plus en plus de l’horizon, tandis que le ciel pâlissait devant lui, prémices de l’aube toute proche.

Arrivant enfin à la limite des arbres, il ralentit l’allure, n’osant croire à ce qu’il allait découvrir. Il s’avança jusqu’au bord de la corniche : la vallée était exactement celle dont il avait rêvé, hormis qu’elle était toute blanchie par la neige des montagnes. Face à lui, le soleil levant teintait la roche de reflets dorés, tandis que l’Etoile pâlissait devant son éclat avant de disparaître à l’horizon. La falaise du haut de laquelle il se tenait semblait à pic à première vue, mais la roche ressortait par endroits, formant grossièrement un sentier en saillie jusqu’en bas. La rivière était gelée. Le regard d’Elrond se porta devant lui : sur la pente opposée, il vit le large plateau, recouvert de buissons touffus enfouis dans la neige, qui de loin formaient de grosses sphères blanches. Il repéra ensuite l’entrée de la faille qui menait à la vallée voisine, avec une bouffée d’émotion en pensant que Yavanna l’avait bénie.

La vallée était orientée du nord au sud, presque perpendiculairement à l’orientation de la chaîne de montagnes. Cela lui permettait de recevoir la lumière du soleil jusqu’au lit du torrent. C’était un lieu magnifique, idéal, quasiment imprenable en cas d’attaque et de siège. Elrond murmura un nom, Imladris, la Profonde Vallée de la Faille, puis un chant jaillit de ses lèvres pour remercier Yavanna qui lui offrait ainsi le lieu où il pourrait fonder la Cité-Refuge.


Chapitre 5 : L’installation dans la vallée
Le camp des Elfes s’était réveillé aux premières lueurs de l’aube. En quelques minutes, le paisible village de toile s’était transformé en une fourmilière active : les soldats ranimaient les feux, rangeaient leurs affaires et pliaient les tentes en prévision d’un proche départ. Ceux qui avaient fini de se préparer se regroupaient autour des feux pour partager un rapide repas en attendant les ordres de leur chef. La nouvelle de la veille avait accru leurs forces et leur courage. Ils reprenaient espoir, sûrs maintenant de ne plus avoir à fuir comme du gibier devant le chasseur qui le rabat.
Les officiers aussi se préparaient à partir ; mais sans rien dire aux soldats, ils se demandaient avec étonnement où était Elrond.

Alors qu’une des sentinelles s’approchait d’Erestor pour lui raconter ce qui s’était passé dans la nuit, des bruits de pas se firent entendre près du camp. Elrond apparut à l’orée du bois, tout haletant, le visage rendu écarlate par sa course.
-Il y a un refuge, un peu plus loin dans les montagnes, finit-il par dire. J’ai vu dans un songe une vallée presque inaccessible où nous pourrions demeurer. Ada* m’y a conduit. Et j’ai vu Yavanna danser ! Il faut s’y rendre dès que possible !
Erestor le regarda avec étonnement : le Semi-Elfe parlait vite, avec de grands gestes, visiblement très excité. Le souci l’avait-il rendu fou ? L’aide de camp leva les yeux vers Ëarendil, pâlissant devant le soleil avant de disparaître à l’horizon. Le cœur d’Erestor bondit soudain d’espérance.
-A tes ordres ! dit-il à Elrond, portant un petit cor d’ivoire à ses lèvres.

La sonnerie retentit dans le camp, légère, presque enjouée. La nouvelle circula rapidement de tente en tente. Le camp redoubla soudain d’activité. Disparue, la fatigue, finies, la crainte et l’humiliation de la fuite ! Tous retrouvaient des forces nouvelles pour repartir.
-Perin ! cria un soldat en accourant vers lui.
-Qu’y a-t-il, Bragadir ?
-Il faut que tu viennes. Alenni a quitté la tente pendant la nuit.
L’entrain d’Elrond retomba d’un coup. Il emboîta vivement le pas de Bragadir.
-Regarde, Perin, dit le soldat, la voix tremblante.
A partir de la tente, des traces irrégulières s’éloignaient vers l’est. Elrond et Bragadir les suivirent, étreints d’une angoisse croissante tandis qu’ils déchiffraient les signes : Alenni était tombé plusieurs fois. Sa blessure s’était rouverte, semant de fines taches rouges sur la neige immaculée. A présent, il se traînait à terre, et les taches étaient devenues une ligne.
-Elbereth…, murmura Elrond en forçant l’allure.
Enfin ils le virent, le visage contre la neige, les bras tendus en une vaine tentative pour avancer. Bragadir arriva le premier, tomba à genoux et le retourna doucement. Un étrange regard se posa sur Elrond, un regard épuisé, triste, plein d’un sombre défi. Les paupières se plissèrent d’effort. Du coin de l’œil, Elrond aperçut la main d’Alenni crispée sur un couteau, la pointe tournée vers sa poitrine.
-Non ! cria Elrond. Il se jeta à terre et arracha le couteau ; puis il le lança vivement, comme si son contact le dégoûtait. Alenni ferma les yeux et bascula sa tête en arrière avec un soupir plaintif.
-Non… non…, répéta le Semi-Elfe, incapable de prononcer d’autres paroles.
-Elrond a trouvé un endroit où nous pourrons nous défendre des Orques, murmura Bragadir d’une voix éteinte. Nous allons nous y installer. Nous ne fuirons plus.
-Tais-toi, répondit Alenni. C’est inutile.
-Il dit vrai, affirma Elrond. Tu as ma parole.
-Et le temps de m’y emmener, les Orques nous auront rattrapés, rétorqua Alenni avec un rire sardonique, les yeux toujours fermés.
-Ce n’est pas loin. Nous y arriverons avant eux.
Des larmes se mirent à ruisseler le long des joues creusées d’Alenni.
-A quoi bon ? soupira-t-il. Ici ou là-bas, nous ne pourrons pas leur résister. Quoi que nous fassions, nous mourrons, pas un seul de nous ne sera épargné ! Autant mourir maintenant !
La voix était graduellement montée, passant du murmure au cri de détresse.
Le Semi-Elfe serra les dents, tentant de refouler le mélange de compassion et de colère qui montait dans sa poitrine.
Les yeux d’Alenni s’ouvrirent soudain, fixant Elrond.
-Laisse-moi, murmura-t-il. Va tenter de sauver ce qui reste de ton armée, si cela te tient à cœur. Et ne crains pas pour moi. Je ne sentirais même pas le froid. J'aurais l'impression de m’endormir, et je mourrai, sans souffrance. Va, laisse-moi!
Elrond soutint son regard. Ses arguments étaient peu de choses devant le désespoir de son soldat, mais il se sentait dépositaire de quelque chose qui le dépassait : un message des Valar, qu’il était résolu à défendre.
-Je n’ai pas trouvé seul le refuge où nous allons : il est béni de Yavanna. Je crois qu’elle-même y a demeuré quand les Elfes ne foulaient pas encore cette terre.
Il saisit les épaules d’Alenni.
-Nous ne pouvons pas refuser cette chance. Nos forces sont faibles, mais les Valar nous épaulent, et nous devons leur faire confiance.
Alenni le regarda longuement, comme pour évaluer ses dires. Il hocha lentement la tête, puis referma les yeux et laissa Bragadir le soulever pour le ramener au camp. Le Semi-Elfe les suivit, encore secoué. Une étrange impression l’habitait : le fait d’avoir été un simple outil dans la main de Yavanna, qui avait manifesté sa puissance à travers lui.

De retour au camp, Elrond pansa rapidement la blessure d’Alenni, qui se laissa faire sans un mot, puis traversa le camp pour retourner à sa tente. Dans l’effervescence du départ, personne ne semblait s’être aperçu de cet évènement, sauf Erestor, qui le regarda d’un air inquiet ; il le rassura d’un signe de tête.
Le camp fut rapidement levé, et les Elfes se mirent en route. Malgré la forte probabilité que les Orques ne les poursuivraient plus, des veilleurs aux yeux perçants furent placés en arrière-garde, car la montagne recelait des loups et des trolls en grand nombre. Elrond marchait en tête ; comme tous les soldats qui lui restaient, il avait perdu son cheval lors d’une bataille. Il avançait à grandes enjambées, s’enfonçant parfois dans la neige molle jusqu’au-dessus des chevilles, impatient de montrer le lieu qu’il avait découvert. Il portait un long manteau sombre, exactement de la même teinte que ses cheveux; il produisait un bruissement très doux quand il ondulait autour de son porteur, et avait la faculté d’apporter l’apaisement où on le déposait; c’était celui que Luthien avait tissé avec ses cheveux, avant de s’évader d’Hisilorn pour partir à la recherche de Beren. Ce précieux vêtement avait été conservé et transmis par ses descendants, qui le portaient comme symbole de leur appartenance aux deux races.

Ils cheminèrent sans encombre jusqu’au soir ; fortifiés par une nuit de repos, ils voyagèrent toute la nuit à travers la forêt obscure. La température était un peu remontée durant la journée, et le ciel s’était couvert d’épais nuages blancs. Au petit matin, atteignant enfin l’orée du bois, les soldats durent se contraindre à ne pas se précipiter vers le bord de la falaise, tant ils avaient hâte de connaître enfin l’endroit que leur chef avait décrit avec tant d’enthousiasme.

Quand ils accueillirent la vision qui s’offrait à eux, il y eut de nombreux murmures d’étonnement joyeux et de louange des Valar.
- Ca alors ! s’écria Erestor, qui ne pouvait détacher son regard de la magnifique vallée. Jamais je n’aurais imaginé un lieu plus propice !
Quant à Elrond, après avoir vérifié d’un coup d’œil que tous partageaient son opinion sur le choix de l’endroit, il commença à descendre vers le torrent, se frayant précautionneusement un chemin entre les arbustes épineux et les rochers. L’un après l’autre, les soldats le suivirent. Le sentier était étroit et irrégulier. Par endroits, il fallait enjamber des failles, où la roche était absente ; le regard plongeait alors jusqu’au fond du ravin, laissant imaginer à chacun ce que serait une chute malencontreuse. Mais tous étaient des Elfes, habiles et aguerris, et ils avaient l’équilibre inné et la légèreté de leur race.

Une fois en bas, ils traversèrent la rivière gelée en sautant sur des pierres qui émergeaient de la glace et gravirent l’autre versant. Cette partie du voyage se fit sans mal car le sol remontait en pente douce. Ils arrivèrent enfin sur un large plateau où la neige s’était accumulée en grande quantité, à mi-hauteur du flanc de la montagne, non loin de l’entrée de la grotte qui menait à la vallée. Là, ils déposèrent leurs affaires, puis Elrond se jucha sur une pierre qui sortait du sol, et tous se mirent en formation autour de lui pour l’écouter. Il balaya ses troupes du regard, et fut saisi d’orgueil en voyant ses hommes, las mais fiers, les prunelles ardentes, prêts à lui obéir jusqu’au bout de leurs forces.

« Ce lieu sera désormais celui où nous vivrons ! dit-il d’une voix vibrante. Et il sera comme un nid de rapace, dont nous serons les aigles. Nous le rendrons inaccessible, et jamais les Orques ne pourront nous y vaincre ! Ce sera une cité-refuge, où tous les ennemis de l’Ombre noire pourront obtenir aide et conseil. Notre force ne résidera pas dans une puissante armée, mais dans cette citadelle imprenable ! »
Un murmure d’approbation parcourut les rangs. Jamais les soldats n’auraient accepté de s’installer dans un endroit si dissimulé qu’aucun ennemi ne le découvrirait ; mais ils savaient qu’ils auraient à la fois un rôle d’accueil de ceux qui partageaient leur cause et de résistance face aux troupes ennemies.

Elrond répartit alors leurs tâches à ceux qui le secondaient :
« Erestor, prends quelques soldats avec toi pour faire un tour de reconnaissance dans la vallée. Sadorhen et Lindir, retournez en arrière et observez ce que font les Orques. Si ils nous surveillent, ils réaliseront que nous sommes partis ; soit ils resteront dans leur camp, soit ils suivront nos traces, que la neige a conservées. Quant à toi, Inglor, je crois me souvenir que tu es doué en architecture (l’interpellé baissa modestement la tête avec un grand sourire); va m’attendre dans ma tente, et nous réfléchirons aux constructions à prévoir.
Et vous, Aiglons ! Vous avez été courageux ces derniers jours, plus que je ne l’espérais. Vous avez obéi à tous mes ordres sans les remettre en question, vous fiant à moi dans une situation périlleuse, et je vous en remercie. A présent, notre errance est finie, et notre rôle dans la lutte contre l’Ennemi va changer. Je vous ferai part du labeur à entreprendre ; pour l’instant, je vous laisse vous installer. »
Il sauta à bas de la pierre imposante, et les troupes se dispersèrent.

Avant de rejoindre Inglor, Elrond fit le tour du campement, aussi bien pour connaître réellement ce que pensaient ses soldats que pour prendre des nouvelles des nombreux Elfes blessés dans les batailles contre les Orques. Hors des rassemblements militaires, les Elfes s’entretenaient plus familièrement avec lui ; sous le fragile abri de leurs tentes, ils osaient dévoiler leurs espérances et leurs craintes, sachant trouver compréhension et sagesse dans les yeux gris de leur chef.
La visite se révéla plutôt positive : aucune blessure ne s’était compliquée grâce au froid qui empêchait les infections de se développer, et les soldats étaient optimistes sur la sécurité du lieu face à une prévisible attaque d’Orques. Ils étaient impatients de commencer la construction de leur cité, qu’ils appelaient déjà Rivendell, la signification d’Imladris, le nom jailli des lèvres du Semi-Elfe.
« Car, disaient-ils, nous allons habiter au cœur des montagnes, pour résister à la volonté de l’Ennemi de toutes nos forces! »
Mais un doute persistait : si les troupes de Númenor n’arrivaient pas avant le printemps, la famine était à craindre en cas de siège, car les Orques mettraient en fuite ce qui restait du gibier, et aucune plante n’aurait encore donné son fruit sur les pentes de la vallée fertile.
« Nous n’avons pas le choix, répondait Elrond à leurs interrogations inquiètes. Mais j’ai bon espoir : cela fait trois mois que Gil-Galad a demandé des renforts, et peut-être les bateaux des Hommes ont-ils déjà atteint les rivages du pays de Lun. Ils arriveront à temps. »

Enfin, le Semi-Elfe pénétra dans sa tente, qu’Inglor avait montée avec quelques soldats. L’officier l’attendait ; il avait déjà esquissé des plans de bâtiments. Il était en train de les soumettre à son chef quand Erestor revint de sa mission. Jusqu’au soir, tous trois discutèrent des constructions à mener en priorité, s’appuyant sur le savoir d’Inglor et l’expérience militaire d’Elrond ; et Erestor y ajouta ce qu’il avait pu observer de la roche, de la disposition de la vallée et des bois environnants. Durant ce temps, les soldats s’installaient : ils montaient leurs tentes, faisaient fondre de la glace et amassaient de grandes réserves de bois mort pour alimenter les feux qui brûlaient devant leurs abris. Certains partirent chasser dans la montagne et ramenèrent des bouquetins, un mouflon et quelques perdrix blanches qui, engourdies par le froid, n’avaient pas eu le temps de se dérober aux chasseurs.

Le soir venu, les Elfes se rassemblèrent autour du grand feu qui flambait au centre du camp. Ce lieu fut désormais choisi pour les conseils et les rassemblements ; et là fut construite la salle où se déroulèrent le Grand Conseil Blanc et le Conseil d’Elrond, durant lesquels se joua le destin de la Terre du Milieu.
Inglor exposa ce qu’il projetait de faire :
« Le plus urgent est de bâtir une muraille autour du plateau où nous nous trouvons. La falaise au nord est inaccessible ; le danger ne peut donc venir que du sud. Au printemps, le torrent sera une barrière efficace, mais pour le moment, il nous faut résister sans son aide.
Nous commencerons demain à extraire des blocs de pierres dans un lieu situé non loin d’ici. A l’aube nous pourrons nous mettre au travail; mais nous aurons une tempête de neige durant la nuit. »
En effet, le ciel qui s’assombrissait était couvert de nuages voilant déjà les plus hauts sommets, et une bise glacée soufflait par rafales en soulevant la porte des tentes. Chacun rentra dans son frêle abri de toile, après avoir resserré les cordes qui le rivaient au sol. Les officiers et leur chef firent de même, mais Elrond était inquiet et il refusa qu’on barricadât l’entrée : Sadorhen et Lindir n’étaient toujours pas rentrés.

*Ada : père

Chapitre 6 : Des pas dans la tempête
Le soleil se coucha, caché sous les épais nuages menaçants. Le vent redoubla de violence tandis que la neige se mettait à tomber en gros flocons tourbillonnants. On n’entendait au-dehors que le bruit feutré de la neige qui tombait ; quelquefois, un grand souffle naissait de nulle part, gagnait en puissance, puis venait s’abattre sur les tentes avec fureur. Il leur semblait que la montagne elle-même, après une grande inspiration, soufflait de toutes ses forces sur les fragiles abris, qui se mettaient à claquer comme des étendards. Dans la tente des officiers, une lampe posée au sol projetait les ombres des soldats sur les parois mouvantes. Tous étaient allongés sur leurs couchettes ; malgré leurs couvertures, le froid les tenaillait autant que la pensée des deux absents. Quelquefois, l’un d’eux se levait, pour tuer le temps, essayer de se réchauffer en bougeant, et secouer la neige qui alourdissait le toit de l’abri. Ils se posaient mille questions : que faisaient les Orques ? Sadorhen et Lindir avaient-ils été capturés par eux, ou avaient-ils péri dans la tempête ?
Inglor à l’ouïe fine fut le premier à sauter de son lit. Au-dehors, enfin ! des pas hésitants et irréguliers venaient de rompre le bruit monotone de la tempête.
Tandis que les autres sortaient avec peine de leur engourdissement anxieux, Elrond s’assit sur le rebord de son lit et s’empara de la lampe. Erestor entrouvrit un pan de la toile. Une bourrasque s’y engouffra, déposant des paquets de neige sur les lits, et faillit éteindre la flamme vacillante, mais les Elfes n’y prêtèrent aucune attention : ils s’avancèrent juste à temps pour recevoir dans leurs bras la formes titubante et couverte de neige.
Lindir.

Chancelant, transi de froid, l’éclaireur fut happé à l’intérieur de la tente et déposé sur une couchette par des bras robustes. Son beau visage était gris de fatigue, et dans ses yeux se lisait la peur rétrospective de ceux qui ont échappé de justesse à un grave danger. Son poignet droit était serré dans un bandage taché de sang.
Elrond lui fit boire un cordial qui, après une bonne quinte de toux, colora ses joues pâlies par le froid.
-Ils ont capturé Sadorhen, balbutia-t-il avec effort. Je n’ai rien pu faire… Ô Elbereth !
Secoué de frissons, il laissa retomber sa tête sur sa main valide. Erestor l’enveloppa dans une couverture et lui pétrit vigoureusement les épaules, tant pour le réchauffer que pour essayer de le réconforter. Les autres restèrent muets et immobiles, ne sachant que faire. Enfin Elrond se secoua et s’affaira autour de son sac, en sortant une bande et quelques fioles.
Lindir finit par retrouver un peu de calme ; il but une longue gorgée de cordial et laissa sa chaleur se propager dans son corps, puis répondit enfin aux interrogations muettes de ceux qui l’entouraient:
- Des loups sont descendus des plateaux du nord pour renforcer les rangs ennemis. Ignorant cela, nous nous sommes approchés trop près du camp, et ils nous ont repérés. Nous en avons tué quatre avant de nous éloigner ; mais ils nous suivaient de près, et l’un d’eux a réussi à me mordre. Nous avons alors traversé une rivière gelée, et trois autres sont morts en voulant nous suivre, la glace trop fine se brisant sous leurs pas. Mais ceux qui restaient… ils se sont arrêtés et ont commencé à chanter, dans leur étrange langue gutturale. Je ne sais comment, mais nous les avons compris : leurs voix rauques parlaient du plaisir du combat, de la liberté que donne l’insoumission, et de choses semblables que je ne connaissais pas.
Il laissa échapper un gémissement quand Elrond, agenouillé devant lui, retira précautionneusement le bandage de son poignet, puis il continua :
-Ces hurlements résonnent encore dans mon esprit… Mon cœur s’est glacé et j’ai forcé ma course, mais Sadorhen a hésité. Il a ralenti, puis s’est retourné pour écouter, comme fasciné. Ce moment a suffi pour que deux Orques contournent le lac… Ils ne m’ont pas vu, j’étais déjà trop loin de la rive. Je ne pouvais rien faire… Sadorhen s’est débattu, mais il n’était pas de taille à lutter contre deux. Ils l’ont ensuite ramené vers le camp. J’ai fait demi-tour en sentant la tempête arriver, et je suis rentré ici en toute hâte.
Le silence retomba. Les autres, effondrés, baissèrent la tête en soupirant. A leur esprit montaient de terribles images : ce que Sadorhen devait vivre pendant ce temps… Lindir, épuisé, le regard morne, fixait sans la voir la flamme vacillante de la lampe posée à terre.

Elrond acheva de panser la blessure de sa main. Elle avait peu saigné grâce au froid, mais avait vilain aspect, comme le sont trop souvent les morsures de loup.
-Tu vas rester ici pour cette nuit, Lindir, dit-il en se relevant. Je voudrais surveiller l’évolution de ta plaie. Et par cette tempête, il serait dangereux de rejoindre ta tente.
Lindir ne répondit rien ; il s’allongea docilement et se blottit sous ses couvertures.
-Les Orques ne se sont pas déplacés, murmura-t-il péniblement. En les épiant, nous avons pu entendre des conversations : ils pensent nous vaincre aisément dès le dégel, mais ils attendront d’ici-là.
Il eut un soupir, puis son visage se détendit lentement. Il dormait.
-Cela nous laisse environ deux mois pour renforcer nos positions, dit Inglor à voix basse. Et laisse aussi deux mois à Gil-Galad pour arriver jusqu’ici.
-Nous en reparlerons demain, dit Elrond. Profitons du reste de la nuit pour retrouver quelques forces. Je crains que nous ne puissions rien faire pour Sadorhen, ajouta-t-il avec un soupir.
Ayant cédé sa couchette à Lindir, le Semi-Elfe étala une couverture au sol. Il allait s’y allonger quand une main se posa sur son épaule.
-Non, ‘rin, dit Erestor. Prends mon lit. Tu as plus besoin de repos que moi.
Elrond obéit en silence, trop soucieux pour répliquer. Les autres l’imitèrent bientôt. Mais quand enfin le sommeil vint le prendre, les premières lueurs de l’aube se profilaient déjà derrière les montagnes.
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