Chapitre 1 : Ordre de mission
Les deux cavaliers fendaient les hautes herbes de la plaine, traçant derrière eux un sillon noir. Cela faisait déjà plus d’une heure qu’ils voyageaient, silhouettes à peine visibles dans la nuit. La lumière de la lune venait caresser leurs capes qui claquaient au vent, les confondant avec la végétation ondulante.
Elrond ne put s’empêcher de jeter un regard en arrière : ses yeux perçants distinguaient encore un peu sa tranquille demeure, nichée à l’orée d’une forêt. Et dire qu’à peine une heure auparavant, il était paisiblement assis à son bureau, à composer un lai sur Beren ! Mais Daugrandir, le héraut du Roi, était venu le trouver au milieu de la nuit, disant que Gil-Galad le mandait d'urgence. Le Roi n’avait pas donné plus de détails à son messager ; les deux Elfes voyageaient donc en toute hâte, l’inquiétude grandissant dans leurs cœurs.
La maison s’évanouit dans l’obscurité, et le Semi-Elfe regarda à nouveau en avant. Daugrandir ouvrait la route ; malgré le double voyage, son cheval allait bon train, ombre souple se glissant dans l’obscurité comme un oiseau de proie qui survole la terre.
Après la plaine grise vint une rangée de collines ; les voyageurs empruntèrent une route pavée, qui montait en serpentant puis redescendait de l’autre côté. Ils s’arrêtèrent un moment au point le plus haut, laissant souffler leurs montures avant l’arrivée dans la Cité. La beauté de la vue leur fit un instant oublier leurs craintes: devant eux s’étendait la grande mer qui séparait la Terre du Milieu du Royaume Béni de Valinor. Les eaux calmes ondulaient gracieusement, moirées au loin de taches scintillantes qui annonçaient l’aurore ; et à leur bordure se dressait une ville ceinte de murailles, recouverte d’ombres. Le calme endormi qui l’envahissait encore monta jusqu’aux deux voyageurs comme un parfum très doux. Leur cœur se serra : c’était le souci qu’ils amenaient avec eux…
-Ô Mithlond la douce,
Caressée par le vent marin,
Réconfortante comme la présence d’une mère,
Comment te dire à quel point tu m’es précieuse ?
psalmodia doucement Daugrandir.
-Je donnerais pour toi
Toute ma vie, tous mes biens,
Si cela pouvait te conserver
Ton éclat et ta splendeur…
répondit Elrond.
Ils restèrent là encore un peu, silencieusement ; et quand le soleil vint dorer les toits finement décorés et les ruelles blanches, alors ils descendirent vers Mithlond.
La ville était bordée de champs de blé et de lin, en une opulente mosaïque d’or et d’azur, reflet terrestre des couleurs de l’océan. Le vent agitait doucement les fleurs fragiles qui coloreraient un jour la robe d’une riche dame ; et, tandis qu’ils les longeaient, il sembla aux voyageurs que les longues hampes jaunes s’inclinaient sur leur passage.
Ils arrivèrent enfin devant la porte Est de la Cité. En cette heure matinale, elle se dressait majestueusement devant les voyageurs, semblant défier tout intrus désirant la franchir sans permission. Un cygne en plein essor était gravé en son centre, symbole majestueux de tout le peuple elfique : à la fois beau, courageux et terriblement fier.
Daugrandir sortit de son manteau une petite clochette d’argent qu’il agita quelques instants ; le son cristallin s’éleva doucement dans l’air frais du matin, vers le chemin de ronde. Tout en haut, une silhouette se pencha vers les voyageurs, qui rabattirent leurs capuchons pour se faire reconnaître ; après un signe amical de la main, la forme se retourna et disparut. La porte s’ouvrit lentement, sans un grincement, et ils pénétrèrent dans la ville assoupie.
Eleond n’avait jamais vu la Cité ainsi, déserte, ses étals et volets clos ; quand ils traversèrent les ruelles silencieuses, les sabots de leurs montures résonnèrent sourdement sur le sol dallé. Les maisons basses étaient bordées de petits jardins où la verdure foisonnait, semant des taches de vitalité autour des murs et des arches de pierre blanche.
Aucune habitation n’était identique à une autre ; mais elles avaient été bâties une à une, selon son histoire et la volonté de ses habitants. Ainsi, la demeure d’un astronome était pourvue d’une large terrasse sur son toit, tandis qu’une autre s’appuyait contre un arbre séculaire. Une troisième, minuscule, disparaissait presque sous des plantes au parfum puissant: la maison d’un soigneur. Malgré leur différence, chacune était infiniment gracieuse et s’harmonisait agréablement avec ses voisines.
Ce paisible spectacle fortifia avec douceur les deux Elfes las du voyage. Mithlond était belle, belle et puissante ; et de la voir ainsi, rayonnant muettement de pureté et de paix, leur amour pour elle s’accrût encore un peu.
Le palais royal se situait au cœur de la ville, la dominant de toute la hauteur de ses tours altières. Ils franchirent un porche bas et arrivèrent dans une vaste cour bordée d’arbres élancés, qui rougeoyaient déjà, pressentant l’automne. De l’autre côté de l’espace vide montait un large escalier. Deux serviteurs, alertés par le bruit, le descendaient déjà. Elrond confia son cheval à l’un d’eux. Daugrandir, sa mission achevée, allait rentrer chez lui –il habitait avec sa famille une petite maison juste à l’extérieur du palais- .
-Si le Roi ne te demande pas le secret, pourras-tu venir me raconter votre entretien ? demanda-t-il à Elrond en prenant son cheval par la bride. Il avait l’air si soucieux hier soir…
-Je viendrai te voir en sortant, je ne l’oublierai pas, répondit Elrond. Va, Amárië doit attendre ton retour avec impatience !
Les deux Elfes se séparèrent ; Daugrandir rebroussa chemin, et le Semi-Elfe s’approcha du deuxième serviteur. Celui-ci semblait au courant de la venue d’Elrond ; il le conduisit non pas vers le grand escalier, mais vers une petite porte de service : le trajet était peu connu, mais, selon ses dires, le plus court pour se rendre aux appartements du Roi.
Elrond n’avait jamais emprunté ce chemin, et l’impression d’urgence qu’il pressentait depuis l’arrivée de Daugrandir chez lui augmenta encore.
Ils gravirent plusieurs volées de marches, puis traversèrent de longs couloirs ornés de tapisseries, pour arriver enfin devant une belle porte de bronze, que le Semi-Elfe connaissait bien pour l'avoir franchie de nombreuses fois: celle de la salle où travaillait le Roi. Le serviteur s'inclina devant Elrond et s'en alla sans bruit.
La porte était à-demi ouverte. Elrond prit le temps d'épousseter son manteau couvert de poussière, frappa doucement puis entra.
Gil-Galad était assis derrière une table, et compulsait d’anciennes cartes avec un air soucieux.
Le Semi-Elfe se rapprocha en faisant résonner ses pas contre le dallage coloré, mais le roi, absorbé par ses réflexions, gardait la tête baissée.
Elrond s’arrêta devant la table, et, s’inclinant, il dit :
-Tu m’as appelé, mon seigneur ? Que puis-je faire pour te servir ?
Gil-Galad releva brusquement la tête, et son visage tiré par les préoccupations s’éclaira d’un sourire quand il vit son héraut debout devant lui. Il l’appréciait beaucoup, non seulement grâce à ses nobles origines et le destin de ses parents, désormais présents dans chaque chant ou légende, mais aussi pour son courage et sa grande habileté à mener des soldats.
-Merci d’être venu aussi vite, Elrond ! Assieds-toi, je t'ai fait chevaucher une bonne partie de la nuit, tu dois être las.
Il lui désigna un siège confortable, puis se leva et servit lui-même deux verres d'une boisson rafraîchissante. Elrond ne put s'empêcher de ressentir une légère gêne en le voyant faire, mais il connaissait suffisamment le Roi pour savoir qu'il ne devait pas protester: Gil-Galad tenait à se conduire souvent comme l'un de ses sujets, sans devoir appeler un serviteur chaque fois qu'il avait besoin de quelque chose.
Il donna un verre à Elrond, retourna s'assoir et prit le temps de boire une gorgée. Son visage devint plus grave, comme s'il hésitait à parler.
Il y eut un instant de silence que le Semi-Elfe n'osa troubler, bien qu'une ombre tombât sur son cœur tandis qu'il regardait le visage de son souverain.
Gil-Galad parla enfin, d'une voix saccadée, mais volontaire:
-J’ai une mission urgente et dangereuse à te confier. Deux messagers venant de la Moria sont arrivés hier soir ; ils m’ont appris que Sauron remontait l’Eriador avec de grandes troupes, dans le but de conquérir le pays. Il a déjà ravagé bien des cités, et beaucoup de familles pleurent un proche ou un ami. L'hiver n'est pas loin et la famine risque d'apparaître dans ces contrées.
-Souhaiterais-tu que j'apporte des vivres à cette population? demanda Elrond, croyant comprendre.
Gil-Galad eut un faible sourire, puis son visage fut encore plus triste.
-Non, Elrond, répondit-il avec douceur. Cela est à la portée de tout chef de guerre. Mais toi, tu es un officier de grande valeur, comme j'ai rarement eu sous mes ordres.
Il prit une large inspiration avant de continuer:
-Celebrimbor sera bientôt assiégé en Eregion, dit-il en lui tendant l’une des cartes. Je voudrais que tu lui viennes en aide.
Elrond consulta rapidement la carte. Les armées ennemies étaient représentées par des croix noires, les alliées, par des croix rouges. Ses yeux s’agrandirent de surprise.
-L’Ombre a-t-elle donc de si grandes forces ?
Gil-Galad hocha la tête d’un air sombre.
-Même si je partais avec tous les habitants de la Cité capables de se battre, je ne crois pas que nous aurions une chance de victoire, reprit le Semi-Elfe. Mais sûrement y as-tu déjà songé ?
-J’y ai longuement réfléchi, et j’hésitais beaucoup à t’envoyer en Eregion, répondit le Roi. C’est une entreprise désespérée, un combat perdu d’avance. Mais malgré cela, il reste nécessaire, car il nous donnera du temps : je vais envoyer Daugrandir à Númenor , pour demander l’aide de Tar-Minastir, car je devine que Sauron marchera vers ce rivage de la Terre du Milieu.
Il leva la main ; deux éclairs jaillirent à son doigt, l’un rouge flamboyant, l’autre bleu comme la mer qu’on apercevait par la fenêtre.
-Voici Vilya et Narya, forgés par Celebrimbor lui-même, expliqua-t-il devant l’étonnement d’Elrond. Ils donnent force et autorité à leurs gardiens, leur apportant aussi le pouvoir d’enflammer les cœurs et de chasser toute maladie. Celebrimbor les a envoyés ici pour les soustraire à l’avidité de Sauron. Mais celui-ci l’apprendra tôt ou tard, et il viendra les chercher si personne ne l’en empêche. Les posséder décuplerait ses forces, et il recouvrirait de ténèbres toute la Terre du Milieu…
Son regard perçant fixa le Semi-Elfe :
-Ceux qui partiront au devant de l’Ombre auront peu de chance de revenir ici un jour. Ils doivent en avoir conscience, et choisir librement de partir. Voilà pourquoi je te demande : acceptes-tu cette mission ?
Elrond hésita un moment, puis murmura :
-Oui. Il sera fait selon ton désir.
Mais une lueur d’incompréhension persistait dans son regard.
Le Roi posa sa main sur l’épaule du Semi-Elfe et l’attira près de la fenêtre. Dehors, malgré l’heure matinale, les rues commençaient à être bruyantes : les commerçants ouvraient leurs boutiques, des ménestrels commençaient à se rassembler sur les places, quelques jeunes guérisseuses, un panier sous le bras, sortaient vers la forêt voisine…
-Regarde-les, Elrond ! Ils sont heureux et libres, chacun accomplit paisiblement sa tâche. Nous en sommes responsables, nous sommes les garants de leur quiétude ; il est de notre devoir de les protéger de l’Ombre, quelles que soient les réticences dont notre orgueil et notre fierté peuvent nous emplir.
Il avait parlé très doucement, comme pour lui-même. Ces paroles étaient dures à entendre pour le Semi-Elfe, mais Gil-Galad se les répétait depuis son couronnement pour trouver la force de remplir dignement son rôle.
Elrond comprit que le Roi ne le blâmait pas personnellement et inclina respectueusement la tête devant sa sagesse. Sans rien ajouter d’autre, il prononça les habituelles salutations et s’en alla, laissant Gil-Galad contempler Mithlond depuis sa fenêtre.
Une fois seul, le Roi soupira:
-Mais pourquoi la paix doit-elle toujours s'obtenir par la guerre? Pourquoi la joie de la victoire est-elle toujours entachée par des pleurs de deuil? Pourquoi dois-je laisser partir pour un labeur incertain celui que je considère comme mon propre fils?
Les deux cavaliers fendaient les hautes herbes de la plaine, traçant derrière eux un sillon noir. Cela faisait déjà plus d’une heure qu’ils voyageaient, silhouettes à peine visibles dans la nuit. La lumière de la lune venait caresser leurs capes qui claquaient au vent, les confondant avec la végétation ondulante.
Elrond ne put s’empêcher de jeter un regard en arrière : ses yeux perçants distinguaient encore un peu sa tranquille demeure, nichée à l’orée d’une forêt. Et dire qu’à peine une heure auparavant, il était paisiblement assis à son bureau, à composer un lai sur Beren ! Mais Daugrandir, le héraut du Roi, était venu le trouver au milieu de la nuit, disant que Gil-Galad le mandait d'urgence. Le Roi n’avait pas donné plus de détails à son messager ; les deux Elfes voyageaient donc en toute hâte, l’inquiétude grandissant dans leurs cœurs.
La maison s’évanouit dans l’obscurité, et le Semi-Elfe regarda à nouveau en avant. Daugrandir ouvrait la route ; malgré le double voyage, son cheval allait bon train, ombre souple se glissant dans l’obscurité comme un oiseau de proie qui survole la terre.
Après la plaine grise vint une rangée de collines ; les voyageurs empruntèrent une route pavée, qui montait en serpentant puis redescendait de l’autre côté. Ils s’arrêtèrent un moment au point le plus haut, laissant souffler leurs montures avant l’arrivée dans la Cité. La beauté de la vue leur fit un instant oublier leurs craintes: devant eux s’étendait la grande mer qui séparait la Terre du Milieu du Royaume Béni de Valinor. Les eaux calmes ondulaient gracieusement, moirées au loin de taches scintillantes qui annonçaient l’aurore ; et à leur bordure se dressait une ville ceinte de murailles, recouverte d’ombres. Le calme endormi qui l’envahissait encore monta jusqu’aux deux voyageurs comme un parfum très doux. Leur cœur se serra : c’était le souci qu’ils amenaient avec eux…
-Ô Mithlond la douce,
Caressée par le vent marin,
Réconfortante comme la présence d’une mère,
Comment te dire à quel point tu m’es précieuse ?
psalmodia doucement Daugrandir.
-Je donnerais pour toi
Toute ma vie, tous mes biens,
Si cela pouvait te conserver
Ton éclat et ta splendeur…
répondit Elrond.
Ils restèrent là encore un peu, silencieusement ; et quand le soleil vint dorer les toits finement décorés et les ruelles blanches, alors ils descendirent vers Mithlond.
La ville était bordée de champs de blé et de lin, en une opulente mosaïque d’or et d’azur, reflet terrestre des couleurs de l’océan. Le vent agitait doucement les fleurs fragiles qui coloreraient un jour la robe d’une riche dame ; et, tandis qu’ils les longeaient, il sembla aux voyageurs que les longues hampes jaunes s’inclinaient sur leur passage.
Ils arrivèrent enfin devant la porte Est de la Cité. En cette heure matinale, elle se dressait majestueusement devant les voyageurs, semblant défier tout intrus désirant la franchir sans permission. Un cygne en plein essor était gravé en son centre, symbole majestueux de tout le peuple elfique : à la fois beau, courageux et terriblement fier.
Daugrandir sortit de son manteau une petite clochette d’argent qu’il agita quelques instants ; le son cristallin s’éleva doucement dans l’air frais du matin, vers le chemin de ronde. Tout en haut, une silhouette se pencha vers les voyageurs, qui rabattirent leurs capuchons pour se faire reconnaître ; après un signe amical de la main, la forme se retourna et disparut. La porte s’ouvrit lentement, sans un grincement, et ils pénétrèrent dans la ville assoupie.
Eleond n’avait jamais vu la Cité ainsi, déserte, ses étals et volets clos ; quand ils traversèrent les ruelles silencieuses, les sabots de leurs montures résonnèrent sourdement sur le sol dallé. Les maisons basses étaient bordées de petits jardins où la verdure foisonnait, semant des taches de vitalité autour des murs et des arches de pierre blanche.
Aucune habitation n’était identique à une autre ; mais elles avaient été bâties une à une, selon son histoire et la volonté de ses habitants. Ainsi, la demeure d’un astronome était pourvue d’une large terrasse sur son toit, tandis qu’une autre s’appuyait contre un arbre séculaire. Une troisième, minuscule, disparaissait presque sous des plantes au parfum puissant: la maison d’un soigneur. Malgré leur différence, chacune était infiniment gracieuse et s’harmonisait agréablement avec ses voisines.
Ce paisible spectacle fortifia avec douceur les deux Elfes las du voyage. Mithlond était belle, belle et puissante ; et de la voir ainsi, rayonnant muettement de pureté et de paix, leur amour pour elle s’accrût encore un peu.
Le palais royal se situait au cœur de la ville, la dominant de toute la hauteur de ses tours altières. Ils franchirent un porche bas et arrivèrent dans une vaste cour bordée d’arbres élancés, qui rougeoyaient déjà, pressentant l’automne. De l’autre côté de l’espace vide montait un large escalier. Deux serviteurs, alertés par le bruit, le descendaient déjà. Elrond confia son cheval à l’un d’eux. Daugrandir, sa mission achevée, allait rentrer chez lui –il habitait avec sa famille une petite maison juste à l’extérieur du palais- .
-Si le Roi ne te demande pas le secret, pourras-tu venir me raconter votre entretien ? demanda-t-il à Elrond en prenant son cheval par la bride. Il avait l’air si soucieux hier soir…
-Je viendrai te voir en sortant, je ne l’oublierai pas, répondit Elrond. Va, Amárië doit attendre ton retour avec impatience !
Les deux Elfes se séparèrent ; Daugrandir rebroussa chemin, et le Semi-Elfe s’approcha du deuxième serviteur. Celui-ci semblait au courant de la venue d’Elrond ; il le conduisit non pas vers le grand escalier, mais vers une petite porte de service : le trajet était peu connu, mais, selon ses dires, le plus court pour se rendre aux appartements du Roi.
Elrond n’avait jamais emprunté ce chemin, et l’impression d’urgence qu’il pressentait depuis l’arrivée de Daugrandir chez lui augmenta encore.
Ils gravirent plusieurs volées de marches, puis traversèrent de longs couloirs ornés de tapisseries, pour arriver enfin devant une belle porte de bronze, que le Semi-Elfe connaissait bien pour l'avoir franchie de nombreuses fois: celle de la salle où travaillait le Roi. Le serviteur s'inclina devant Elrond et s'en alla sans bruit.
La porte était à-demi ouverte. Elrond prit le temps d'épousseter son manteau couvert de poussière, frappa doucement puis entra.
Gil-Galad était assis derrière une table, et compulsait d’anciennes cartes avec un air soucieux.
Le Semi-Elfe se rapprocha en faisant résonner ses pas contre le dallage coloré, mais le roi, absorbé par ses réflexions, gardait la tête baissée.
Elrond s’arrêta devant la table, et, s’inclinant, il dit :
-Tu m’as appelé, mon seigneur ? Que puis-je faire pour te servir ?
Gil-Galad releva brusquement la tête, et son visage tiré par les préoccupations s’éclaira d’un sourire quand il vit son héraut debout devant lui. Il l’appréciait beaucoup, non seulement grâce à ses nobles origines et le destin de ses parents, désormais présents dans chaque chant ou légende, mais aussi pour son courage et sa grande habileté à mener des soldats.
-Merci d’être venu aussi vite, Elrond ! Assieds-toi, je t'ai fait chevaucher une bonne partie de la nuit, tu dois être las.
Il lui désigna un siège confortable, puis se leva et servit lui-même deux verres d'une boisson rafraîchissante. Elrond ne put s'empêcher de ressentir une légère gêne en le voyant faire, mais il connaissait suffisamment le Roi pour savoir qu'il ne devait pas protester: Gil-Galad tenait à se conduire souvent comme l'un de ses sujets, sans devoir appeler un serviteur chaque fois qu'il avait besoin de quelque chose.
Il donna un verre à Elrond, retourna s'assoir et prit le temps de boire une gorgée. Son visage devint plus grave, comme s'il hésitait à parler.
Il y eut un instant de silence que le Semi-Elfe n'osa troubler, bien qu'une ombre tombât sur son cœur tandis qu'il regardait le visage de son souverain.
Gil-Galad parla enfin, d'une voix saccadée, mais volontaire:
-J’ai une mission urgente et dangereuse à te confier. Deux messagers venant de la Moria sont arrivés hier soir ; ils m’ont appris que Sauron remontait l’Eriador avec de grandes troupes, dans le but de conquérir le pays. Il a déjà ravagé bien des cités, et beaucoup de familles pleurent un proche ou un ami. L'hiver n'est pas loin et la famine risque d'apparaître dans ces contrées.
-Souhaiterais-tu que j'apporte des vivres à cette population? demanda Elrond, croyant comprendre.
Gil-Galad eut un faible sourire, puis son visage fut encore plus triste.
-Non, Elrond, répondit-il avec douceur. Cela est à la portée de tout chef de guerre. Mais toi, tu es un officier de grande valeur, comme j'ai rarement eu sous mes ordres.
Il prit une large inspiration avant de continuer:
-Celebrimbor sera bientôt assiégé en Eregion, dit-il en lui tendant l’une des cartes. Je voudrais que tu lui viennes en aide.
Elrond consulta rapidement la carte. Les armées ennemies étaient représentées par des croix noires, les alliées, par des croix rouges. Ses yeux s’agrandirent de surprise.
-L’Ombre a-t-elle donc de si grandes forces ?
Gil-Galad hocha la tête d’un air sombre.
-Même si je partais avec tous les habitants de la Cité capables de se battre, je ne crois pas que nous aurions une chance de victoire, reprit le Semi-Elfe. Mais sûrement y as-tu déjà songé ?
-J’y ai longuement réfléchi, et j’hésitais beaucoup à t’envoyer en Eregion, répondit le Roi. C’est une entreprise désespérée, un combat perdu d’avance. Mais malgré cela, il reste nécessaire, car il nous donnera du temps : je vais envoyer Daugrandir à Númenor , pour demander l’aide de Tar-Minastir, car je devine que Sauron marchera vers ce rivage de la Terre du Milieu.
Il leva la main ; deux éclairs jaillirent à son doigt, l’un rouge flamboyant, l’autre bleu comme la mer qu’on apercevait par la fenêtre.
-Voici Vilya et Narya, forgés par Celebrimbor lui-même, expliqua-t-il devant l’étonnement d’Elrond. Ils donnent force et autorité à leurs gardiens, leur apportant aussi le pouvoir d’enflammer les cœurs et de chasser toute maladie. Celebrimbor les a envoyés ici pour les soustraire à l’avidité de Sauron. Mais celui-ci l’apprendra tôt ou tard, et il viendra les chercher si personne ne l’en empêche. Les posséder décuplerait ses forces, et il recouvrirait de ténèbres toute la Terre du Milieu…
Son regard perçant fixa le Semi-Elfe :
-Ceux qui partiront au devant de l’Ombre auront peu de chance de revenir ici un jour. Ils doivent en avoir conscience, et choisir librement de partir. Voilà pourquoi je te demande : acceptes-tu cette mission ?
Elrond hésita un moment, puis murmura :
-Oui. Il sera fait selon ton désir.
Mais une lueur d’incompréhension persistait dans son regard.
Le Roi posa sa main sur l’épaule du Semi-Elfe et l’attira près de la fenêtre. Dehors, malgré l’heure matinale, les rues commençaient à être bruyantes : les commerçants ouvraient leurs boutiques, des ménestrels commençaient à se rassembler sur les places, quelques jeunes guérisseuses, un panier sous le bras, sortaient vers la forêt voisine…
-Regarde-les, Elrond ! Ils sont heureux et libres, chacun accomplit paisiblement sa tâche. Nous en sommes responsables, nous sommes les garants de leur quiétude ; il est de notre devoir de les protéger de l’Ombre, quelles que soient les réticences dont notre orgueil et notre fierté peuvent nous emplir.
Il avait parlé très doucement, comme pour lui-même. Ces paroles étaient dures à entendre pour le Semi-Elfe, mais Gil-Galad se les répétait depuis son couronnement pour trouver la force de remplir dignement son rôle.
Elrond comprit que le Roi ne le blâmait pas personnellement et inclina respectueusement la tête devant sa sagesse. Sans rien ajouter d’autre, il prononça les habituelles salutations et s’en alla, laissant Gil-Galad contempler Mithlond depuis sa fenêtre.
Une fois seul, le Roi soupira:
-Mais pourquoi la paix doit-elle toujours s'obtenir par la guerre? Pourquoi la joie de la victoire est-elle toujours entachée par des pleurs de deuil? Pourquoi dois-je laisser partir pour un labeur incertain celui que je considère comme mon propre fils?