10.02.2025, 19:55
(Modification du message : 10.02.2025, 19:56 par Chiara Cadrich.)
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Le Doyen de toutes les tribus tenait bon. Une grappe d’assaillants avait atteint l’antique porte, mais semblait butter contre la volonté inflexible du vieux bonhomme.
L’orage se déchaînait à présent, projetant de violentes lumières blafardes sur les parois vertigineuses.
Alors un imposant personnage s’avança, le Grand Ambassadeur de l’Œil Rouge, fendant les rangs des sectateurs de sa puissante bedaine. Bouffi, nourri de chairs impures et de savoirs corrompus, imbu de sa propre puissance, iI lorgna vers Incânus de ses yeux bigleux et injectés de sang, en agitant un haut sceptre d’or et de pierreries :
– Cette fois, tu es venu fourrer ton nez trop loin, Vieux Gris !
– Arrière, suppôts de la charogne ! hurla Incânus d’une voix brisée.
Un éclair tonna. Le grand linteau se fendit en deux, écrasant une demi-douzaine de sectateurs de l’œil, à commencer par l’obèse présomptueux.
Enfin Taïnyota se décida : Incânus semblait parfaitement capable de se débrouiller…
– A l’évidence, ils ne passeront pas !
Il lui répugnait pourtant de laisser un ami seul contre tous. Le chevalier salua de son épée, remonta dans la cariole et reprit sa course.
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Taïnyota gravit péniblement la colline, portant avec une révérence infinie la dépouille de la Régente, le corps marri de Luuma la bien-aimée.
Au sanctuaire de la Déesse Aïeule, là où le ciel et la terre semblaient se rencontrer, la crypte des Barcides demeurait grande ouverte, béant dans la grisaille de l’aube.
Le chevalier descendit dans le sépulcre, le bruit de sa respiration et de ses pas semblant étouffé par la solennité des lieux.
Il trouva l’alcôve destinée au Vieux Roi. Les Valar eux-mêmes savaient-il ce que l’Ordre maudit de l’Œil avait fait de son corps, de celui de son fils et de celui de sa belle-fille ?
Ecrasé par le chagrin, le chevalier nettoya la tombe, y déposa délicatement le corps de la princesse, arrangeant ses cheveux et ses vêtements avec soin.
Il remonta recueillir des cendres de la plaine, du salpêtre au cimetière et l’eau du puit des âmes. Patiemment, il confectionna le mortier pour sceller le catafalque de la régente, alors que remontaient en lui les souvenirs des moments de grâce, des espoirs partagés, des confidences sur la terrasse ombragée du palais.
Entre les mains de la Princesse, Taïnyota remit d’abord l’offrande de l’Oloye Kibir, un petit paquet de soie, qu’il avait promis de garder scellé. Il plaça ensuite une mèche de cheveux de son neveu bien-aimé, sur le cœur de la défunte. Enfin, sur son front, entre les trois larmes de la Déesse, il déposa un petit faucon de bronze, le signe héraldique qu’elle s’était choisi.
Il entonna un chant à la gloire des exploits de la disparue, comme son propre peuple le faisait, dans les forêts lointaines d’Eriador. Revenue dans le sein de sa créatrice, l’Oloya Luuma avait emporté avec elle ses noms sacrés, ses gages d’une vie ardente.
Le cœur lourd, Taïnyota scella la tombe et sortit de la crypte. Il ne pouvait se départir du sentiment d’avoir failli, manqué à sa parole. Son rôle avait été de veiller sur la Régente, et c’est Luuma qui avait sauvé sa vie en sacrifiant la sienne…
Amère ironie, que cette vie fauchée dans la fleur d’une foi à laquelle il ne pouvait répondre, alors que vacillaient, loin de lui, les prémices passionnées d’un amour incertain.
Farasi, qui attendait son humain, vint poser sa tête sur son épaule.
Mais alors que le chevalier refermait les battants de pierre avec une dernière prière à Mandos, se leva une lune bleue, radieuse comme un visage de jeune fille. Une pluie légère se mit à tomber, nimbée d’un étrange arc-en-ciel, avec la sérénité d’un doux clapotis sur un toit familier.
Rares, miraculeuses en ce lieu, les Larmes de la Déesse semblaient dispensées pour sa servante, en témoignage du respect et de la tristesse du royaume pour la régente bien-aimée.
Le chevalier se redressa, laissant la bénédiction de la pluie apaiser son chagrin et laver son âme.
On dit que cet augure bénit tout le royaume du Bôzisha et s’étendit jusqu’au Bellakar. La lutte ouverte contre l’Œil venait de commencer. Mais cette nuit résonnerait toujours, dans le cœur du Harad, comme la promesse d'un renouveau et d'une paix à portée des justes.
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A suivre...