02.01.2025, 20:27
Le masque de la Déesse, immense et énigmatique, couvait les visiteurs de son regard blanc. La butte surchauffée miroitait, château des défunts aux mille et une chambres, mirage impérissable de la grandeur perdue des mortels.
Au pied de la colline, la petite escorte démonta. La dépouille de l’Oba Ragor gisait sur une simple charrette, dérobée au jardinier du palais. Les gardes, hautes silhouettes enveloppées de kaftans couleur du deuil, soulevèrent le cercueil. Le prince lui-même, l’Oba-Indu Uku leur prêta main forte, laissant seule son épouse avec leur fils à la suite du convoi mortuaire.
Les hommes peinaient pour acheminer la dépouille du Roi vers sa dernière demeure. À chaque tournant de la pente pavée, les croyants observaient une station, renouvelant les prières à la Déesse. La vieille garde, les fidèles, les derniers que les chuchotements impies de l’Œil Rouge n’avaient pas pervertis et que l’Oba, dans sa démence dévote, n’avait pas révoqués.
La lignée des Barcides devait rejoindre le séjour des héros au sommet du Tell Sacré de la Déesse Aïeule. La tombe devait être scellée du mortier fait des cendres de la plaine et de l’eau du puit des âmes. Il en était ainsi depuis des générations.
Le prince Uku se revoyait, petit garçon en pleurs dans le cortège funèbre de son grand-père. À l’époque, pas de funérailles secrètes : la foule s’était recueillie en masse, tout au long du parcours mortuaire. Depuis, l’ordre de l’Œil Rouge était apparu, infiltré au sein de colonnes nomades venues du Khand. Il s’était implanté, de proche en proche, usant de mensonges, de corruption, d’intimidation ou de menaces. À présent, l’ordre contrôlait des tribus entières, oppressant les fidèles de la Déesse. Le défunt Roi avait été un monarque juste, avant de tomber sous la coupe des sectateurs de l’Œil Rouge.
À la mort d’Oba Ragor, le prince héritier n’avait pas hésité : il avait rassemblé les gardes encore sûrs et enlevé la dépouille de son père. La Déesse seule savait ce dont les mécréants de l’Œil Rouge s’étaient rendus coupables, embaumeurs impies et férus de sciences occultes. Prolongeant ses jours dans une dépendance indigne, ils avaient maintenu le souverain malade dans une vie contrefaite, au mépris des appels de la Déesse aux trois visages. Mais désormais la dépouille du souverain, réchappée des griffes des nécromanciens, revenait au sein de la Déesse-Mère. Oba-Indu Uku, son fils, en était rasséréné, malgré sa douleur.
Avant d’entamer la dernière montée, il jeta un regard vers son fils et son épouse. Le petit larmoyait malgré son courage, serrant bien fort la main de sa maman, qui adressa un timide sourire d’encouragement à son époux.
Les hommes ahanèrent en hissant leur charge sur l’épaule. Dignes et sévères, les nomades atteignirent le puit des âmes.
La crypte des Barcides fut ouverte. Le visage de la Déesse, sculpté loin au-dessus, semblait verser des larmes d’ombre sous le soleil d’airain. Les vivants s’assemblèrent devant la porte, dans le recueillement d’un profond silence.
Alors un grondement s’éleva autour d’eux : une plainte longue et syncopée, un gargouillis hideux coupé de stridulations hystériques.
Les tempes soudain douloureuses de battements frénétiques, les hommes firent cercle autour de la famille royale, tirant le glaive d’une main tremblante.
Des créatures de cauchemar surgirent des caveaux alentours. Une horde de hyènes se coula entre les tombes, poussée par un imposant personnage en mante longue. Enormes, difformes, elles répandaient une puanteur insoutenable.
Le dignitaire de l’ordre maudit s’avança, bâton en avant, la face bouffie d’orgueil. Un œil rouge, sans paupières, flamboyait sur sa livrée sombre.
– Rendez-nous le roi et prosternez-vous devant sa volonté, ordonna-t-il d’une voix d’outre-monde. Car ce jour est celui de sa renaissance sous le regard de l’Œil tout-puissant !
– Tu te tiens sur le Tell de la Déesse ! Implore Son pardon pour tes menées impies ! Ordonna le prince Inku.
– Oba Ragor a consacré sa vie à la vérité. Au seuil de son Renouveau, vous prétendriez le priver des fruits de sa fidélité au Grand Œil ? Mort aux mécréants !
– Laquais du mensonge !
En réponse, la face rubiconde du sectateur grimaça un sourire carnassier à l’attention du prince. Une hyène obèse, à la gueule écumante de pus, s’élança vers la victime désignée, claudiquant sur ses pattes torses.
Un garde s’interposa, portant un furieux coup de sabre sur la face répugnante.
Le monstre happa l’arme et le bras.
Puis la tête.
Puis il emmena le reste en clopinant, trainant le cadavre derrière une tombe pour le dévorer.
Les défenseurs restèrent figés d’horreur. La princesse et son fils se terraient, enlacés près du cercueil, les yeux exorbités et les membres tremblants.
– Arrière, séides de la Charogne !
Un déferlement cacophonique de ricanements obscènes accueillit la pauvre tentative de convoquer quelque courage.
Les deux derniers gardes qui en étaient encore capables se rangèrent à ses côtés et reprirent le serment, raidissant leur volonté.
Le maître des molosses éleva son bâton ; les bêtes chargèrent.
Le prince plongea sous la gueule de son assaillant, parant l’attaque de son bouclier et transperçant la gorge d’une feinte habile.
Une autre hyène, ivre de sang, se jeta sur le capitaine des gardes, le manqua et s’effondra sur lui. Ruisselant du sang du monstre abattu, le capitaine se releva en titubant. En défi aux monstruosités grotesques qui lorgnaient déjà avec envie les tripes nauséabondes, il leva son sabre et hurla :
– Pour l’honneur d’Oba Inku !
Le sourire mauvais s’élargit aux lèvres du maître de la meute. Ainsi, l’officier reconnaissait le prince comme roi ? Pour l’honneur ? Soit ! Un baroud d’honneur, ils l’avaient bien mérité !
Le sectateur tourna son regard cruel sur le nouveau Roi et leva vers lui un doigt accusateur.
L’attaque s’acharna, encore et encore. La garde finit par être submergée, le nouvel Oba et sa courageuse Obaya périrent, tous deux les armes à la main.
Le sectateur de l’œil dispersa ses hyènes et ouvrit le cercueil. Il allait pouvoir commencer…
– Mais… Où est l’enfant ? hurla-t-il, ivre de rage.
Loin dans la plaine, s’éloignait vivement un vieillard, dissimulé dans l’ombre des ravins de cendre.
Taïnyota se réveilla en sursaut. On ne l’y reprendrait plus, à dormir sur une tombe…
Au pied de la colline, la petite escorte démonta. La dépouille de l’Oba Ragor gisait sur une simple charrette, dérobée au jardinier du palais. Les gardes, hautes silhouettes enveloppées de kaftans couleur du deuil, soulevèrent le cercueil. Le prince lui-même, l’Oba-Indu Uku leur prêta main forte, laissant seule son épouse avec leur fils à la suite du convoi mortuaire.
Les hommes peinaient pour acheminer la dépouille du Roi vers sa dernière demeure. À chaque tournant de la pente pavée, les croyants observaient une station, renouvelant les prières à la Déesse. La vieille garde, les fidèles, les derniers que les chuchotements impies de l’Œil Rouge n’avaient pas pervertis et que l’Oba, dans sa démence dévote, n’avait pas révoqués.
La lignée des Barcides devait rejoindre le séjour des héros au sommet du Tell Sacré de la Déesse Aïeule. La tombe devait être scellée du mortier fait des cendres de la plaine et de l’eau du puit des âmes. Il en était ainsi depuis des générations.
Le prince Uku se revoyait, petit garçon en pleurs dans le cortège funèbre de son grand-père. À l’époque, pas de funérailles secrètes : la foule s’était recueillie en masse, tout au long du parcours mortuaire. Depuis, l’ordre de l’Œil Rouge était apparu, infiltré au sein de colonnes nomades venues du Khand. Il s’était implanté, de proche en proche, usant de mensonges, de corruption, d’intimidation ou de menaces. À présent, l’ordre contrôlait des tribus entières, oppressant les fidèles de la Déesse. Le défunt Roi avait été un monarque juste, avant de tomber sous la coupe des sectateurs de l’Œil Rouge.
À la mort d’Oba Ragor, le prince héritier n’avait pas hésité : il avait rassemblé les gardes encore sûrs et enlevé la dépouille de son père. La Déesse seule savait ce dont les mécréants de l’Œil Rouge s’étaient rendus coupables, embaumeurs impies et férus de sciences occultes. Prolongeant ses jours dans une dépendance indigne, ils avaient maintenu le souverain malade dans une vie contrefaite, au mépris des appels de la Déesse aux trois visages. Mais désormais la dépouille du souverain, réchappée des griffes des nécromanciens, revenait au sein de la Déesse-Mère. Oba-Indu Uku, son fils, en était rasséréné, malgré sa douleur.
Avant d’entamer la dernière montée, il jeta un regard vers son fils et son épouse. Le petit larmoyait malgré son courage, serrant bien fort la main de sa maman, qui adressa un timide sourire d’encouragement à son époux.
Les hommes ahanèrent en hissant leur charge sur l’épaule. Dignes et sévères, les nomades atteignirent le puit des âmes.
La crypte des Barcides fut ouverte. Le visage de la Déesse, sculpté loin au-dessus, semblait verser des larmes d’ombre sous le soleil d’airain. Les vivants s’assemblèrent devant la porte, dans le recueillement d’un profond silence.
Alors un grondement s’éleva autour d’eux : une plainte longue et syncopée, un gargouillis hideux coupé de stridulations hystériques.
Les tempes soudain douloureuses de battements frénétiques, les hommes firent cercle autour de la famille royale, tirant le glaive d’une main tremblante.
Des créatures de cauchemar surgirent des caveaux alentours. Une horde de hyènes se coula entre les tombes, poussée par un imposant personnage en mante longue. Enormes, difformes, elles répandaient une puanteur insoutenable.
Le dignitaire de l’ordre maudit s’avança, bâton en avant, la face bouffie d’orgueil. Un œil rouge, sans paupières, flamboyait sur sa livrée sombre.
– Rendez-nous le roi et prosternez-vous devant sa volonté, ordonna-t-il d’une voix d’outre-monde. Car ce jour est celui de sa renaissance sous le regard de l’Œil tout-puissant !
– Tu te tiens sur le Tell de la Déesse ! Implore Son pardon pour tes menées impies ! Ordonna le prince Inku.
– Oba Ragor a consacré sa vie à la vérité. Au seuil de son Renouveau, vous prétendriez le priver des fruits de sa fidélité au Grand Œil ? Mort aux mécréants !
– Laquais du mensonge !
En réponse, la face rubiconde du sectateur grimaça un sourire carnassier à l’attention du prince. Une hyène obèse, à la gueule écumante de pus, s’élança vers la victime désignée, claudiquant sur ses pattes torses.
Un garde s’interposa, portant un furieux coup de sabre sur la face répugnante.
Le monstre happa l’arme et le bras.
Puis la tête.
Puis il emmena le reste en clopinant, trainant le cadavre derrière une tombe pour le dévorer.
Les défenseurs restèrent figés d’horreur. La princesse et son fils se terraient, enlacés près du cercueil, les yeux exorbités et les membres tremblants.
– Arrière, séides de la Charogne !
Un déferlement cacophonique de ricanements obscènes accueillit la pauvre tentative de convoquer quelque courage.
Les deux derniers gardes qui en étaient encore capables se rangèrent à ses côtés et reprirent le serment, raidissant leur volonté.
Le maître des molosses éleva son bâton ; les bêtes chargèrent.
Le prince plongea sous la gueule de son assaillant, parant l’attaque de son bouclier et transperçant la gorge d’une feinte habile.
Une autre hyène, ivre de sang, se jeta sur le capitaine des gardes, le manqua et s’effondra sur lui. Ruisselant du sang du monstre abattu, le capitaine se releva en titubant. En défi aux monstruosités grotesques qui lorgnaient déjà avec envie les tripes nauséabondes, il leva son sabre et hurla :
– Pour l’honneur d’Oba Inku !
Le sourire mauvais s’élargit aux lèvres du maître de la meute. Ainsi, l’officier reconnaissait le prince comme roi ? Pour l’honneur ? Soit ! Un baroud d’honneur, ils l’avaient bien mérité !
Le sectateur tourna son regard cruel sur le nouveau Roi et leva vers lui un doigt accusateur.
L’attaque s’acharna, encore et encore. La garde finit par être submergée, le nouvel Oba et sa courageuse Obaya périrent, tous deux les armes à la main.
Le sectateur de l’œil dispersa ses hyènes et ouvrit le cercueil. Il allait pouvoir commencer…
– Mais… Où est l’enfant ? hurla-t-il, ivre de rage.
Loin dans la plaine, s’éloignait vivement un vieillard, dissimulé dans l’ombre des ravins de cendre.
Taïnyota se réveilla en sursaut. On ne l’y reprendrait plus, à dormir sur une tombe…
.oOo.
A suivre...