31.08.2022, 23:33
Je passe sur l'article de Forfirith et la discussion qui s'en est suivie, pas du tout de mon ressort, pour revenir sur les questions (passionantes!) liées à l'adaptation.
J'évoquerai l'Iliade, encore. Pour comprendre les enjeux de l'adaptation, il faut d'abord s'interroger sur ceux de la réception ; une adaptation réussie, serait-on tenté de dire, c'est celle qui parvient à susciter des sentiments esthétiques similaires à l’œuvre qu'elle adapte, à reprendre ses enjeux, ses tensions narratives, à restituer son cadre moral, social, culturel, et ses dynamiques propres. (Avec cette définition, il va sans dire qu'il n'existe a priori pas d'adaptation réussie.) Mais précisément, un lecteur de l'Iliade aujourd'hui, même averti, ne serait pas capable de saisir tous les enjeux qui traversent ce poème épique, toutes les subtilités de son cadre culturel. Il faut lire, pour s'en approcher, des articles de recherche, dont on peut toujours s'interroger sur le caractère partiel et orienté de la perspective qu'ils reconstruisent (je pense, pour l'Iliade, aux excellents travaux de Jean-Pierre Vernant). Ces jours-ci, je lis un ouvrage de critique de certains chapitres du Tchouang-Tseu, qui montre, en replaçant les épisodes choisis dans leur contexte d'époque, le jeu qui se déroule avec ce contexte (par exemple le fait que, faire intervenir un boucher découpant un bœuf, c'est déjà dire quelque chose des institutions rituelles liées au sacrifice).
En somme, ces œuvres nous sont, désormais, pour leur plus grande part inaccessible. Donc on a beau jeu de dire qu'une adaptation, effectuée avec un décalage temporel conséquent, néglige certains aspects clefs de l’œuvre, quand l’œuvre elle-même ne nous parle plus comme elle est censée le faire. Pour le Seigneur des Anneaux, n'étant pas catholique, j'étais complètement passé à côté des aspects de l’œuvre qui évoquent certains aspects de ce corps de croyances. De fait, mes attentes liées à ce que pourrait constituer une adaptation de l’œuvre ne sont pas les mêmes que celles d'un autre lecteur, plus averti. De même, un lecteur qui aura lu une critique littéraire de l'ouvrage, ou qui aura effectué un cheminement critique propre, apercevra des aspects de l’œuvre qu'on ne saurait s'étonner de ne pas voir rendre dans une adaptation. Ce que l’œuvre est pour chacun est finalement le résultat d'une perspective idiosyncratique. Et c'est pourquoi une adaptation est presque toujours vouée à décevoir ; et c'est pourquoi aussi je ne fais pas, a priori, ce reproche à une adaptation, puisqu'il m'apparaît comme systématiquement opérant.
Enfin, je terminerai par un exemple de ce qui, pour moi, constitue une adaptation réussie, et pourtant audacieuse ; qui montre qu'on peut s'écarter de l’œuvre, et l'éclairer avec une force nouvelle et une fidélité authentique. J'aime beaucoup le poème de Beowulf. Je l'ai lu de nombreuses fois, j'en ai lu plusieurs critiques (celle de Tolkien évidemment), et je me fais un plaisir de considérer les adaptations qui en ont été faites. Prenons par exemple celle de Robert Zemeckis. La trame est peu ou prou respectée, mais pour moi, ce film, outre son esthétique douteuse, effectue un contresens complet du poème (et je tiens depuis Neil Gaiman en piètre estime ; d'autres éléments ont par ailleurs renforcé cette opinion depuis) ; en ignore totalement ce qui en constitue la vitalité, la raison d'être, pour ne plus le réduire qu'à une succession d'épisodes brutaux sans queue ni tête.
En revanche, je considère Grendel, de John Grisham, comme un jeu littéraire absolument délectable et brillant avec le poème original. Il en est pourtant très loin, que ce soit par la forme, la trame, ou même les considérations post-modernes. Mais il met le doigt sur certains aspects qui sont uniques de l’œuvre, saisit avec éclat ce qui fait le sel des personnages de Hrothgar et de Wealhtheow, et n'hésite pas à s'affronter aux épisodes les plus complexes du poème. Beowulf, en tant que poème médiéval, est enrichi par cette adaptation contemporaine et déroutante ; sa signification en ressort d'autant mieux à travers cette adaptation. Ce qui m'amène à penser qu'une adaptation n'a pas besoin d'être soi-disant fidèle (voire pesamment obséquieuse, comme l'adaptation guindée de Dune par Villeneuve, déjà citée dans la discussion) pour être en "résonance esthétique" avec son modèle.
(Et, non, je ne m'attends pas à ça de la part de la série Amazon, j'espère juste un bon spectacle, comme dit plus haut, et qui se tienne en tant que tel, peu m'important la cohérence avec le prétendu modèle.)
J'évoquerai l'Iliade, encore. Pour comprendre les enjeux de l'adaptation, il faut d'abord s'interroger sur ceux de la réception ; une adaptation réussie, serait-on tenté de dire, c'est celle qui parvient à susciter des sentiments esthétiques similaires à l’œuvre qu'elle adapte, à reprendre ses enjeux, ses tensions narratives, à restituer son cadre moral, social, culturel, et ses dynamiques propres. (Avec cette définition, il va sans dire qu'il n'existe a priori pas d'adaptation réussie.) Mais précisément, un lecteur de l'Iliade aujourd'hui, même averti, ne serait pas capable de saisir tous les enjeux qui traversent ce poème épique, toutes les subtilités de son cadre culturel. Il faut lire, pour s'en approcher, des articles de recherche, dont on peut toujours s'interroger sur le caractère partiel et orienté de la perspective qu'ils reconstruisent (je pense, pour l'Iliade, aux excellents travaux de Jean-Pierre Vernant). Ces jours-ci, je lis un ouvrage de critique de certains chapitres du Tchouang-Tseu, qui montre, en replaçant les épisodes choisis dans leur contexte d'époque, le jeu qui se déroule avec ce contexte (par exemple le fait que, faire intervenir un boucher découpant un bœuf, c'est déjà dire quelque chose des institutions rituelles liées au sacrifice).
En somme, ces œuvres nous sont, désormais, pour leur plus grande part inaccessible. Donc on a beau jeu de dire qu'une adaptation, effectuée avec un décalage temporel conséquent, néglige certains aspects clefs de l’œuvre, quand l’œuvre elle-même ne nous parle plus comme elle est censée le faire. Pour le Seigneur des Anneaux, n'étant pas catholique, j'étais complètement passé à côté des aspects de l’œuvre qui évoquent certains aspects de ce corps de croyances. De fait, mes attentes liées à ce que pourrait constituer une adaptation de l’œuvre ne sont pas les mêmes que celles d'un autre lecteur, plus averti. De même, un lecteur qui aura lu une critique littéraire de l'ouvrage, ou qui aura effectué un cheminement critique propre, apercevra des aspects de l’œuvre qu'on ne saurait s'étonner de ne pas voir rendre dans une adaptation. Ce que l’œuvre est pour chacun est finalement le résultat d'une perspective idiosyncratique. Et c'est pourquoi une adaptation est presque toujours vouée à décevoir ; et c'est pourquoi aussi je ne fais pas, a priori, ce reproche à une adaptation, puisqu'il m'apparaît comme systématiquement opérant.
Enfin, je terminerai par un exemple de ce qui, pour moi, constitue une adaptation réussie, et pourtant audacieuse ; qui montre qu'on peut s'écarter de l’œuvre, et l'éclairer avec une force nouvelle et une fidélité authentique. J'aime beaucoup le poème de Beowulf. Je l'ai lu de nombreuses fois, j'en ai lu plusieurs critiques (celle de Tolkien évidemment), et je me fais un plaisir de considérer les adaptations qui en ont été faites. Prenons par exemple celle de Robert Zemeckis. La trame est peu ou prou respectée, mais pour moi, ce film, outre son esthétique douteuse, effectue un contresens complet du poème (et je tiens depuis Neil Gaiman en piètre estime ; d'autres éléments ont par ailleurs renforcé cette opinion depuis) ; en ignore totalement ce qui en constitue la vitalité, la raison d'être, pour ne plus le réduire qu'à une succession d'épisodes brutaux sans queue ni tête.
En revanche, je considère Grendel, de John Grisham, comme un jeu littéraire absolument délectable et brillant avec le poème original. Il en est pourtant très loin, que ce soit par la forme, la trame, ou même les considérations post-modernes. Mais il met le doigt sur certains aspects qui sont uniques de l’œuvre, saisit avec éclat ce qui fait le sel des personnages de Hrothgar et de Wealhtheow, et n'hésite pas à s'affronter aux épisodes les plus complexes du poème. Beowulf, en tant que poème médiéval, est enrichi par cette adaptation contemporaine et déroutante ; sa signification en ressort d'autant mieux à travers cette adaptation. Ce qui m'amène à penser qu'une adaptation n'a pas besoin d'être soi-disant fidèle (voire pesamment obséquieuse, comme l'adaptation guindée de Dune par Villeneuve, déjà citée dans la discussion) pour être en "résonance esthétique" avec son modèle.
(Et, non, je ne m'attends pas à ça de la part de la série Amazon, j'espère juste un bon spectacle, comme dit plus haut, et qui se tienne en tant que tel, peu m'important la cohérence avec le prétendu modèle.)