10.05.2022, 18:14
(Modification du message : 10.05.2022, 18:17 par Chiara Cadrich.)
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Deux crètes rocheuses enserraient la baie, ombragées de pins parasols émeraude ondulant doucement sous le soleil. Les petites maisons claires aux sages toits de rubis jetaient de vifs reflets dans les méandres changeants d’aigue-marine, de saphir et de turquoise qui animaient cette anse bénie.
La sérénité des eaux cristallines se voila de rides bleu marine, sous une brusque et froide risée. Les fragrances de jasmin et de pin se troublèrent d’une odeur de fer.
Un orage approchait.
Les familles se pressèrent au bout de la jetée. Bouviers, filandières, artisans, tous avaient un parent, fils ou petite sœur, à bord des barques parties ce midi pique-niquer et « cueillir la langouste », sur les îlots au large des falaises rouges.
En ce jour de liesse, les jeunes gens étaient partis s’amuser un peu loin des parents. C’était de leur âge. Mais trop peu étaient aguerris à la mer. Depuis deux heures déjà, ils auraient dû être de retour. Les mères s’étaient recouvert la tête de leurs châles sous la bise mordante et scrutaient la mer. Les pères étaient allés quérir du secours au chantier naval.
Un instant, on vit filer une aile de mer, qui doubla le cap. Elle semblait voler au-devant de l’orage, toutes voiles dehors. L’océan au large devait être terrible : l’étrave du cotre soulevait des gerbes énormes, au milieu de déferlantes inquiétantes.
Et l’attente reprit, ponctuées par les oraisons à la Dame des Mers. Les hommes, pour ne pas rester inactifs, s’en furent allumer le fanal des tempêtes, à l’entrée de la baie.
À la nuit tombante, on vit rentrer dans la calanque un superbe coursier des mers, tirant en remorque un langoustier démâté.
L’une des barques des jeunes gens avait sombré, mais les secours étaient arrivés à temps pour ramener tout le monde.
Cet exploit alimenta longtemps les soirées des tavernes dans tous les ports de Númenor, ajoutant à la gloire des deux princes comme une aura d’infaillibilité.
Leur cotre était devenu célèbre. Après sa consécration solennelle du nom de « Elyât Roth » , le bâtiment s’était lancé dans de mystérieuses courses de réglage, puis le fameux duo avait gagné quelques régates. La vitesse du cotre, par petit temps comme par grosse mer, était inégalable. Lorsque le Palais adressait un message protocolaire à l’une des provinces de Númenor, le cotre princier prenait la mer et ne manquait jamais de surpasser en vitesse les coursiers royaux qui galopaient par les routes pavées de l’île.
Le plus formidable était que les princes manœuvraient à la perfection un navire toilé aux limites de capacité d’une coque de cette taille, avec seulement deux équipiers. Sans doute n’y avait-il rien de plus qu’une conception novatrice et une fabrication de haute volée du grément et de l’accastillage, mais le bâtiment laissait dans son sillage comme un parfum de hauts faits merveilleux.
On inventait bien des contes à leur propos. On prétendait que très peu d’amis, et en tout cas aucune jeune fille qui eût pu éveiller la rivalité des deux frères, n’étaient admis à bord. Ils auraient prononcé le vœu de ne jamais naviguer l’un sans l’autre sur leur aile de mer. Et bien sûr, la Dame des Mers devait avoir pris les deux princes sous sa protection…
Il était exaltant pour quiconque, marin ou lavandière, de voir un tel coursier s’élancer sur les ondes, radieux emblème de Númenor, de son inventivité et de sa capacité à relever les défis. Le roi lui-même appréciait ce puissant symbole de force et d’unité au sein de la famille régnante, même s’il en était exclu.
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A suivre...