20.03.2021, 20:19
(Modification du message : 15.04.2021, 18:10 par Chiara Cadrich.)
Bonjour et merci Sam !
.oOo.La nourrice en a la larme à l’œil. Son petit – à présent un gaillard de six pieds – s’est attablé à l’office, tout comme autrefois. Les galons chamarrés de sa vêture et les plumes de sa coiffe enflamment de couleurs vives les cuivres alignés aux murs de pierre de l’austère cuisine. Le buffet cossu, le sage vaisselier, le poêle patiné par les petits plats semblent revivre les hautes heures des grandes flambées, le branle-bas des goûters et des assemblées tumultueuses. Si seulement son frère pouvait se joindre à eux, manger à la même table… la brave matrone donnerait tout pour réunir ses deux garçons comme autrefois…
Tandis qu’elle sert des gougères toutes chaudes, de la viande séchée d’Emyn Arnen et des copeaux de fromage de brebis, le regard mouillé de la commère s’attarde malgré elle vers la porte entrebâillée du cellier. Presque à regret, elle décachète une bouteille enserrée d’une tresse d’osier : le nectar maison, celui qui fait tout descendre, tout passer – le morne fil des jours, les riches agapes, les revers de la vie et les frasques du petit dernier.
Le roi sait ses œillades éplorées sans même observer sa nourrice et prend dans sa dextre baguée de mithril, la main maternelle que les souvenirs gardent si caressante.
– On en a passé des heures avec Bergil, cachés dans cette réserve à piller tes trésors… à prendre des forces pour des équipées lointaines… à préparer des fugues… à fêter notre retour, une fois pardonnés…
Tout en babillant, le roi entasse quelques morceaux choisis dans une assiette et s’en va négligemment la déposer dans l’entrebâillement de la porte de la réserve.
– Pour le chat ! lance-t-il avec malice.
Le souverain vient se rasseoir avec nonchalance et plonge son regard perçant dans les prunelles étonnées mais attentives de la vaste femme attablée en face de lui. Il leur ressert à tous deux un gobelet de liqueur dorée, lève le sien et lance :
– À ta santé, Bergil, où que tu sois ! Et puisses-tu profiter longtemps des bienfaits du cellier, pourvu que tu t’assagisses un peu !
Comme jadis, le roi appuie sans façon les coudes de sa tunique passementée d’or sur le chêne patiné de la table familiale et fait honneur aux saveurs fraîches et salées de son enfance.
Encouragée par l’humeur bénigne de son fils de lait, la matrone, les épaules affaissées, ose enfin la question qui noue ses entrailles de mère :
– Que va-t-il advenir de mon chenapan de fils ?
Tout en mirant les reflets vermeils scintillant dans le cruchon, le roi choisit soigneusement ses mots, articulant nettement, comme s’il souhaitait que toute la cuisine, jusqu’à l’ombre du cellier, s’imprègne de l’essence de ses paroles :
– Il serait bon que mon frère se fasse oublier, loin d’Osgiliath. S’il avait la bonne idée de gagner vos vignobles d’Emyn Arnen, par exemple, sans doute pourrait-il s’y rendre utile pendant la durée des vendanges… La basse justice de la capitale n’a pas mandat pour le poursuivre jusque là-bas...
– Bergil n’a pas mauvais fond, il s’amendera certainement...
– Je le sais bien, douce Berodwen, ma nourrice ! Par amour pour toi et pour lui, j’aimerais pouvoir intervenir... Mais Bergil devait bien se douter que le juge n’apprécierait point de le trouver roucoulant sous la couette de son épouse…
– Eh bien ce vieux grigou n’aurait pas dû la choisir aussi jeune et tant pis pour lui si...
– Mais cette fois, en s ‘échappant devant le tribunal, Bergil a bafoué l’autorité des juges, qui la tirent du soutien public que je leur manifeste…
Le souverain a sèchement interrompu la maîtresse de maison et laisse longuement peser l’argument.
– Je ne saurais mettre en péril la paix sociale de ma capitale pour des bravades de mirliflore ! ajoute-t-il en coulant un sourire moqueur vers la porte entrouverte du cellier. Éloigner notre gandin, disons pour une saison, nous sera salutaire à tous.
La quiétude s’installe dans la cuisine, scellant un assentiment jusqu’à la pénombre réticente de la resserre.
Savourant cette courte et fragile concorde, tous demeurent silencieux.
Mais le capitaine a finalement recouvré ses esprits et se risque sur ses patins jusqu’à l’entrée des communs.
Alors le roi se lève, embrassant la matrone en haussant la voix pour être entendu de tous ses officiers :
– Je constate que mon frère de lait n’est point ici ! Mère Berodwen, je vous salue et vous supplie, si Bergil votre fils vous rendait visite, enjoignez-lui de se rendre au commandement de son roi, que je viens de vous rappeler !
.oOo.