16.02.2021, 20:32
(Modification du message : 17.02.2021, 23:19 par Chiara Cadrich.)
.oOo.
De sous les bords dégivrés du chapeau, les pupilles charbonneuses du bonhomme de neige lançaient des regards furibonds, comme si l’édifice de glace, mis à mal par la chaleur, semblait déplorer les tergiversations du duo de cuisiniers-décorateurs-soupirants. Agitant sa mèche rebelle, Don débitait des énormités, imaginant les préparations les plus exotiques pour accommoder le saucisson, dans le but d’impressionner la trolle de ses rêves, sans oublier d’écorner son rébarbatif compère d’insultes assez navrantes. La malheureuse victime évita donc de justesse de se faire ébouillanter, farcir de topinambours ou empaler à la broche. Mich limitait le plus souvent ses réparties aux classiques « Toi-même ! » ou « Portnaouaque ! » mais ne démordait pas de sa posture. Ils convinrent pour le moment de laisser vivant le petit saucisson, mais cela pour des raisons tout-à-fait incompatibles : Mich comptait bien se réserver ce morceau de choix, tandis que Don l’avait déjà sacrifié à sa conquête putative.
Mais la belle se faisait attendre et le ton montait entre les adversaires, qui ne s’avisaient pas que leur décoration de Yule menaçait de fondre purement et simplement. Curieusement, plus le bonhomme de neige perdait sa virginale blancheur et laissait paraître les traits d’un vieillard grisâtre, plus leurs invectives devenaient cinglantes, chaque troll accusant l’autre de grossièreté.
Lorsque les deux horribles personnages en vinrent aux mains, s’assénant force horions, le petit saucisson eut une vague lueur d’espoir, bien vaine. Bientôt les malabars saisirent gourdins et dépeçoirs et vidèrent derechef leur querelle. Des cris de rage succédèrent aux jurons, des grognements fusèrent puis un long râle s’éteignit lentement. Par la porte du cellier, on vit alors un bras poilu retomber à terre, secoué d’horribles convulsions, et la main crochue lâcher son coutelas dans un dernier spasme.
Le malheureux saucisson, qui avait pâli d’entendre les traitements culinaires qu’on lui réservait, s’attendait à voir s’avancer la silhouette du troll vainqueur, pour mettre à exécution ses projets gastronomiques. Il tremblait au bout de sa ficelle, attendant la mise au court-bouillon.
Mais rien ne se produisit !
Le feu s’éteignait lentement, faute de combustible. Du fond de son lardoir, notre saucisson ne distinguait que la main immobile du troll et le bonhomme de neige. Lentement, avec stupeur, il vit se dégager de sa gangue de glace, les traits d’un vieillard qui serrait encore une pipe entre ses lèvres, roulait des yeux courroucés et étreignait dans ses bras frigorifiés, un long bâton de bois. Plus grande encore fut sa surprise lorsque finalement, le vieillard, qui avait repris quelques couleurs, s’ébroua en faisant craquer ses articulations. Le vieil homme chassa les dernières paillettes de glace de sa barbe et put enfin remuer ses lèvres normalement. Avec un plaisir manifeste, il jeta un fagot sur les cendres mourantes, y pointa son bâton et articula de sa voix de basse : « Naro ! ».
Aussitôt des flammes claires s’élevèrent joyeusement et avec la lumière, la mémoire revint à flot au garnement. Ainsi donc, c’était bien le bonhomme Yule, monté sur son traineau, qu’il avait aperçu dans la brume ! Mais comment ce personnage de légende avait-il pu se laisser capturer par des trolls, comme un jeune hobbit étourdi ?
Le vieillard, à présent tout-à-fait alerte, dépendit le saucisson et trouva au hobbit de quoi se vêtir. Car vous l’avez compris, il s’agissait bien de l’un des neveux de la mère Biscotteau, échappé à la surveillance défaillante de la vieille dame.
Magicien et Hobbit ne s’attardèrent pas, vous vous en doutez, même lorsque le garnement se rendit compte qu’il n’y avait jamais eu qu’un seul troll !
En effet, campé sur ses vigoureuses jambes, l’énorme tronc du monstre s’évasait en deux branches distinctes. La plus haute se terminait par une caboche aux bajoues arrogantes et au rictus moqueur, dotée d’une mèche claire ridicule qui lui faisait comme une casquette de poils blonds. La plus courte, trapue, logeait une seconde tête, clairsemée et renfrognée, à présent figée dans une grimace de regret définitif.
Les deux protagonistes, emportés par leur colère quoique réunis dans leur certitude d’être « montés comme deux trolls » n’avaient pu résister à leur instinct mortifère et s’étaient trucidés. Le magicien admit avoir un peu attisé le feu de leur discussion, pour autant que sa mâchoire engourdie le lui avait permis. Le jeune hobbit fut profondément choqué par la rage autodestructrice de cette ignoble engeance.
– « J’ai bien peur que les trolls se comportent effectivement de cette manière, même ceux qui n’ont qu’une seule tête… » 1 C’est dans leur nature ! Mich le renfrogné et Don le flamboyant n’étaient pas d’accord sur grand-chose – heureusement pour nous ! Je me demande par quelle magie noire le Roi-Sorcier a pu engendrer une horreur pareille…
Pour le retour, il fallut renoncer aux rennes. Le vieillard installa le hobbit sur le traineau et s’attela, bien décidé cette fois à ne pas se laisser surprendre par le froid.
– Mon cousin Radagast ne va pas être content, soupira-t-il en se mettant en route. Il adorait ses rennes…
.oOo.
NOTES
1 - “I'm afraid trolls do behave like that, even those with only one head each.” The Hobbit, JRR Tolkien
.oOo.
Fin