19.08.2019, 15:29
D'entrée, je postulerais volontiers qu'il est souvent intéressant d'examiner un auteur littéraire au prisme d'une tradition, disons, philosophique, pour en faire ressortir des éléments saillants, et ce même si l'auteur en question ne se revendique pas, voire même ignore la tradition en question. Bien sûr, le prisme choisi déterminera ce qu'on en tirera, qui sera plus ou moins riche, et laissera nécessairement au moins autant d'aspects dans l'ombre qu'il n'en mettra en lumière.
A ce titre, même une interprétation chrétienne de Tolkien ne sera qu'une analyse partielle de son oeuvre. Mais pour en revenir à des courants que Tolkien ne devait connaître que superficiellement, voire pas du tout, j'ai déjà lu d'excellentes analyses jungiennes ou duméziliennes de certains passages des romans de Tolkien. Il est vrai qu'à partir du moment où l'on considère l'une et l'autre tradition comme dotée d'un pouvoir explicatif, il est logique que les mythes que remploie Tolkien puissent contenir des fragments de l'idéologie tripartite mise en évidence par Dumézil ou que Tolkien ait inconsciemment mis en lumière des archétypes au sens jungien du terme.
Pour Nietzsche, on peut effectivement se poser la question de la pertinence. De fait, mes maigres compétences en la matière m'amèneraient à penser que les deux hommes se sont confrontés à des questions similaires, auxquelles ils ont répondu très différemment. On pourrait contraster avec Marx, par exemple, auquel Tolkien est entièrement hermétique. On pourrait certes faire une critique marxiste de Tolkien, mais il me semblerait vain de chercher chez lui la moindre notion influencée par le marxisme, ne serait-ce qu'en réaction à celui-ci.
Pour le coup, j'irais jusqu'à dire qu'une critique aussi caricaturale a tendance à déconsidérer le point de vue qu'elle défend, parce qu'il est assez aisé de montrer que Gollum est quasiment l'opposé du surhomme nietzschéen. Dans une perspective nietzschéenne (dont la pertinence serait à démontrer, je le répète), j'aurais plutôt tendance à assimiler Gollum au Dernier Homme (der letzte Mensch) de Zarathoustra, sachant que les Hobbits ont intrinsèquement en eux cette tendance à pencher de ce côté des choses. En fait, j'inclinerais à penser que le fait que Gandalf commente cette tendance hobbitique et que Tolkien revienne dessus dans ses Lettres est sans doute un indice du fait qu'il connaît au moins superficiellement Nietzsche, ne serait-ce que par ses conversations avec ses pairs.
Faux à plusieurs titres, je le crains. D'abord parce qu'avec Frodo, Sam et Merry (Pippin étant un ajout de dernière minute), on a un très bon panorama de la société hobbite. Ensuite parce que tous les Hobbits de la Fraternité, sauf Frodo, jouissent d'une popularité extrême en Comté après leur retour. Et puisque Frodo est l'exception, c'est qu'il est intrinsèquement exceptionnel, ce sur quoi Gandalf ne s'est pas trompé. Pour le reste, je rejoins globalement Tikidiki dans ses réponses à cette remarque.
Le propre du mythe n'est-il pas précisément de mélanger de manière inextricable symbolisme et individualité des personnages qui y figurent ?
Il faudrait tout de même revenir un peu à Tolkien, notamment lorsqu'il dit que mythologie et langage sont indissociables, ou qu'il exprime son ambition passée de créer une série de mythes qu'il pourrait dédier à l'Angleterre. Ce n'est pas qu'une question esthétique, même si c'en est aussi une. Incidemment, c'est un autre axe possible de rapprochement avec Nietzsche, qui mériterait d'être traité : la forme. Ce n'est pas un hasard si Nietzsche n'a pas fait de la philosophie à la manière de Descartes ou de Spinoza, à coups d'axiomes, de lemmes et de démonstrations...
Pas exactement. Tolkien proteste contre l'utilisation allégorique de son oeuvre. Pas contre son applicabilité. Il y a une nuance très sérieuse entre prétendre que Frodo serait une allégorie du surhomme et affirmer que le personnage de Frodo possède un certain nombre de traits qui permettraient de le rapprocher de la figure du surhomme dans une certaine perspective.
Sans guère plus de détails, cela m'étonnerait. Devaux, qui a une connaissance de la philosophie thomiste bien plus approfondie que la mienne, a suffisamment montré que les positions de Tolkien à ce propos étaient particulièrement fouillées et nuancées.
De fait, ce n'est sûrement pas un hasard non plus si Tolkien, par la bouche d'Elrond, choisit d'envoyer Legolas plutôt que Glorfindel. Ce dernier est représentatif des Elfes du Premier Âge, mais plus de ceux du Troisième...
Pour conclure, j'invite évidemment les participants à ce fuseau à consulter les textes de Tolkien à portée philosophiques parues dans les Tolkien Studies, ainsi que les trois courtes "Pensées philosophiques" calligraphiées en tengwar (hé oui) parues dans le PE 20. A ce titre, je vous mets la conclusion de la troisième, qui montre assez ce que Tolkien pensait de la philosophie post-nietzschéenne (cf. PE 20, p. 115) :
A ce titre, même une interprétation chrétienne de Tolkien ne sera qu'une analyse partielle de son oeuvre. Mais pour en revenir à des courants que Tolkien ne devait connaître que superficiellement, voire pas du tout, j'ai déjà lu d'excellentes analyses jungiennes ou duméziliennes de certains passages des romans de Tolkien. Il est vrai qu'à partir du moment où l'on considère l'une et l'autre tradition comme dotée d'un pouvoir explicatif, il est logique que les mythes que remploie Tolkien puissent contenir des fragments de l'idéologie tripartite mise en évidence par Dumézil ou que Tolkien ait inconsciemment mis en lumière des archétypes au sens jungien du terme.
Pour Nietzsche, on peut effectivement se poser la question de la pertinence. De fait, mes maigres compétences en la matière m'amèneraient à penser que les deux hommes se sont confrontés à des questions similaires, auxquelles ils ont répondu très différemment. On pourrait contraster avec Marx, par exemple, auquel Tolkien est entièrement hermétique. On pourrait certes faire une critique marxiste de Tolkien, mais il me semblerait vain de chercher chez lui la moindre notion influencée par le marxisme, ne serait-ce qu'en réaction à celui-ci.
(08.08.2019, 11:35)Dwayn a écrit : En fait, je trouve cette interprétation si dénuée d'intérêt qu'elle pourrait même être appliquée à Gollum, qui par sa volonté dépasse sa condition de Hobbit, acquiert une longévité incroyable, et trouve avec l'anneau (rond, c'est un signe !) un éternel retour, une situation cyclique.
Pour le coup, j'irais jusqu'à dire qu'une critique aussi caricaturale a tendance à déconsidérer le point de vue qu'elle défend, parce qu'il est assez aisé de montrer que Gollum est quasiment l'opposé du surhomme nietzschéen. Dans une perspective nietzschéenne (dont la pertinence serait à démontrer, je le répète), j'aurais plutôt tendance à assimiler Gollum au Dernier Homme (der letzte Mensch) de Zarathoustra, sachant que les Hobbits ont intrinsèquement en eux cette tendance à pencher de ce côté des choses. En fait, j'inclinerais à penser que le fait que Gandalf commente cette tendance hobbitique et que Tolkien revienne dessus dans ses Lettres est sans doute un indice du fait qu'il connaît au moins superficiellement Nietzsche, ne serait-ce que par ses conversations avec ses pairs.
(08.08.2019, 11:35)Dwayn a écrit : Cet argument ne tient clairement pas : faire partie de la Communauté (ou Fratenité, comme tu dis ) ne rend en rien représentatif (plutôt l'inverse, même). Dirais-tu que Sam, Frodo, Merry et Pippin soient très représentatifs ? Au contraire, ils sont assez mal vus en Comté.
Faux à plusieurs titres, je le crains. D'abord parce qu'avec Frodo, Sam et Merry (Pippin étant un ajout de dernière minute), on a un très bon panorama de la société hobbite. Ensuite parce que tous les Hobbits de la Fraternité, sauf Frodo, jouissent d'une popularité extrême en Comté après leur retour. Et puisque Frodo est l'exception, c'est qu'il est intrinsèquement exceptionnel, ce sur quoi Gandalf ne s'est pas trompé. Pour le reste, je rejoins globalement Tikidiki dans ses réponses à cette remarque.
(08.08.2019, 11:35)Dwayn a écrit : En vérité, à part cette velléité de symbolisme et de voir des choses plus profondes qu'elles ne sont en réalité, qu'est-ce-qui t'empêche de voir en Gimli un personnage comme un autre – avec certes, toujours une dimension symbolique, mais qui ne masque en rien son individualité, sa personnalité, sa spécificité.
Le propre du mythe n'est-il pas précisément de mélanger de manière inextricable symbolisme et individualité des personnages qui y figurent ?
(08.08.2019, 11:35)Dwayn a écrit : Pourquoi l'oeuvre de Tolkien devrait-elle être une réponse philosophique au malaise du siècle ? Non pas qu'elle n'en soit point imprégnée (clairement pas), mais pourquoi ne serait-elle pas simplement à visée esthétique ? Je veux dire, tu sais comme moi que le fondement de l'oeuvre de Tolkien est son travail linguistique, et que cette création linguistique est avant tout une recherche de la beauté pour elle-même. De même pour la vision mythopoïétique : les légendes d'Arda ont un but esthétique, ce sont des histoires qui valent la peine d'être contées, pas avant tout une réponse aux questions philosophiques du temps.
Il faudrait tout de même revenir un peu à Tolkien, notamment lorsqu'il dit que mythologie et langage sont indissociables, ou qu'il exprime son ambition passée de créer une série de mythes qu'il pourrait dédier à l'Angleterre. Ce n'est pas qu'une question esthétique, même si c'en est aussi une. Incidemment, c'est un autre axe possible de rapprochement avec Nietzsche, qui mériterait d'être traité : la forme. Ce n'est pas un hasard si Nietzsche n'a pas fait de la philosophie à la manière de Descartes ou de Spinoza, à coups d'axiomes, de lemmes et de démonstrations...
(08.08.2019, 11:35)Dwayn a écrit : C'est tout le sens, à mon avis, de bien des passages dans ses Lettres, où le Professeur récrimine à chaque instrumentalisation et relecture de son oeuvre.
Pas exactement. Tolkien proteste contre l'utilisation allégorique de son oeuvre. Pas contre son applicabilité. Il y a une nuance très sérieuse entre prétendre que Frodo serait une allégorie du surhomme et affirmer que le personnage de Frodo possède un certain nombre de traits qui permettraient de le rapprocher de la figure du surhomme dans une certaine perspective.
(08.08.2019, 11:35)Dwayn a écrit : Les positionnements de Tolkien, si on les isole, sont globalement des positions du référentiel chrétien-thomiste, sans guère plus de détail.
Sans guère plus de détails, cela m'étonnerait. Devaux, qui a une connaissance de la philosophie thomiste bien plus approfondie que la mienne, a suffisamment montré que les positions de Tolkien à ce propos étaient particulièrement fouillées et nuancées.
(08.08.2019, 15:20)Tikidiki a écrit : Les Hobbits n'ont pas de mandat du tout de leur peuple, et Elrond n'a aucune légitimité à choisir untel plutôt qu'un autre. Ils n'ont donc aucune obligation vis-à-vis de leur peuple ou de quiconque, et on est très loin d'une ambassade.
"Représenter" signifie que tous les peuples libres sont présents dans la Communauté à travers ces individus : c'est clairement le symbole (mot interdit) d'une union face à un objectif. La présence d'untel est "symbolique", dans le sens où un autre Elfe aurait été aussi efficace, mais là il faut représenter tous les peuples. Bref, pas si évident.
De fait, ce n'est sûrement pas un hasard non plus si Tolkien, par la bouche d'Elrond, choisit d'envoyer Legolas plutôt que Glorfindel. Ce dernier est représentatif des Elfes du Premier Âge, mais plus de ceux du Troisième...
Pour conclure, j'invite évidemment les participants à ce fuseau à consulter les textes de Tolkien à portée philosophiques parues dans les Tolkien Studies, ainsi que les trois courtes "Pensées philosophiques" calligraphiées en tengwar (hé oui) parues dans le PE 20. A ce titre, je vous mets la conclusion de la troisième, qui montre assez ce que Tolkien pensait de la philosophie post-nietzschéenne (cf. PE 20, p. 115) :
J.R.R. Tolkien a écrit :We also talked of idealist philosophy and atheist - the latter of which has always been to me unintelligible: I have never understood how anyone nowadays could remain in such a position if position it can be called.
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
— La Chanson de Roland
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
— La Chanson de Roland