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Les Monts de Brumes *
#13
.oOo.
Gerry descendit en catimini dans la fissure, s’accrochant aux racines qui l’encombraient. Immédiatement couvert de suie, il attacha sa fronde à la plus solide et se laissa descendre lentement. Une fois au bout de la lanière, il hésita à se laisser tomber, mais après quelques secondes de pendule dans le noir, il reconnut qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire, et chût dans le vide.

Heureusement il ne lui manquait que deux pieds de hauteur et la cendre était meuble. La cavité était sombre, comparée au sous-bois, et le hobbit s’acclimata lentement. Il se trouvait à l’extrémité d’un boyau assez fruste, où l’âtre brûlait sans doute en hiver. On avait dû l’obturer grossièrement en poussant un rocher au fond, car quelque-chose faisait écran devant le reste du conduit, laissant passer un mince jour de part et d’autre. L’odeur par contraste s’avérait bien plus forte qu’à l’extérieur – aux narines délicates du hobbit, un escadron d’orques n’aurait pu engendrer pire fragrance.

Gerry s’accroupit quelques instants, respirant difficilement dans le nuage de cendre que sa chute avait soulevé. Soudain il se figea – on respirait juste à côté de lui. Il se recula instinctivement et s’éloigna le plus possible de la bête. Car il n’en doutait pas, les géants avaient certainement relégué au cagibi quelque molosse en proportion de leur taille. Notre hobbit, pétrifié de terreur et en nage, s’attendait à tout instant à terminer comme apéritif de Houn [1].

Pourtant les secondes passèrent sans aucune bouchée, puis les minutes sans même une velléité de mastication. Le sifflement malaisé s’apaisa à mesure que retombait la cendre en suspension dans l’air empuanti. Ses yeux s’habituaient lentement à la pénombre et distinguaient une forme allongée, qui semblait se redresser sur le devant. Gerry s’approcha de l’ouverture qui faisait jour au sol, non loin de lui, entre la paroi et le rocher poussé là pour obturer le foyer. Il gratta la poussière et élargit de beaucoup le trou, ce qui accrut la lumière.

Devant lui se tenait un grand aigle, dans la posture qu’adoptait Celegwelwen pour couver son œuf. Gerry rassembla son courage et chuchota :
-« Mon nom est Gérontius, frère d’aire de Corongwinig, le rejeton de Celegwelwen et son consort Landroval… »

Gerry vit le cou de l’aigle se redresser et son œil étinceler de surprise et d’orgueil. Le hobbit fléchit le buste comme il l’avait vu faire au nid, et attendit que son salut déférent fût accepté comme une reconnaissance du lien vassalique qu’un jeune aigle établit vis-à-vis de son ainé. Le grand aigle lui rendit son salut, profondément intrigué. Il ne lui vint pas à l’esprit de remettre en cause cette surprenante déclaration. Les grands aigles, qui ignorent le mensonge, savent aussi le détecter chez autrui. Il éleva la voix dans un sifflement rauque :

-« Mon nom est Landroval, fils de Gwaïrohir et consort de Celegwelwen.
- Quelle bonne nouvelle ! Celegwelwen vous croyait mort ! Comme elle va être heureuse !
- Les géants m’ont abattu d’un coup de sapin. Ils sont devenus mauvais.
- Sauf votre respect, maître Landroval, je crois que les géants voulaient seulement défendre leurs enfants. Lorsque vous avez tenté de reprendre l’œuf des aigles, ils ont cru que vous menaciez les petits…
- Les géants sont devenus mauvais. Ils ont capturé un rejeton des aigles et s’en amusent. Maintenant ils se sont emparés du frère d’aire de mon oisillon.
-Je n'ai pas été capturé. Je suis venu ici incognito, comme un cambrioleur, pour reprendre votre rejeton. »

Le grand aigle ne répondit pas – la pudeur l’empêchait de formuler ses doutes quant aux capacités du hobbit. Que peut faire une si petite créature sans ailes ? Gerry insista :
- « Je me doute de ce que vous pensez, maître Landroval. Mais l’on a souvent besoin du plus petit qui soit . Pour commencer, je puis sortir d’ici et avertir vos frères que vous êtes en vie. Je puis faciliter votre évasion.
- Mon honneur est brisé. Ce qu’il en reste m’interdit de m’enfuir sans l’œuf de mes frères.
- Taratata ! Vous allez commencer par vous nourrir un peu, et vous verrez les choses plus clairement ! Le seul honneur qui vaille est de rester en vie pour attendre et saisir l’occasion d’une revanche. »

Le hobbit donna patiemment la becquée au grand aigle, lui concédant tout ce que contenait sa gibecière – lapin cuit, eau claire et ses derniers restes, miettes de gâteau et fruits secs. Ronflements et relents continuaient à filtrer dans leur réduit avec régularité par les interstices. Aigle et hobbit se confrontèrent longuement. Le hobbit avait un plan assez simple. Mais il devait pour le mener à bien surmonter deux écueils notoires. Le premier fut de convaincre Landroval que le véritable honneur était d’épauler sa compagne, non de rester prisonnier jusqu’à dépérir.

-« Une vie ne vaut rien mais rien ne vaut une vie ! », lança-t-il avec un ton de hobbit effronté.

Mais ce qui toucha vraiment le grand aigle fut l’argument de la responsabilité envers sa descendance :

- « Comment ferez-vous de votre fils un être libre et heureux, si vous ne désirez pas la liberté pour vous-même ? Votre devoir est de lutter pour lui comme pour l’œuf de vos frères, c’est votre seul honneur ! »

Ainsi la rustique éthique hobbite obtint-elle l’adhésion de Landroval. Gerry lui décrivit son plan pour subtiliser l’œuf, qui parut à l’aigle d’une limpide simplicité. Encore fallait-il que Landroval y participât, libre. C’est là que commençait la seconde et réelle difficulté. Notre hobbit exposa cette partie du plan - le grand aigle, comme il s’y attendait, fut horrifié. Gerry plaida longuement et fit valoir l’innocence et la naïveté des géants, ou tout du moins celle de leurs enfants :

-« Ils n’ont pas compris que leur balle est un être vivant. Ce n’est qu’un jeu pour eux ! Aussi vous prennent-ils pour d’odieux agresseurs ! »

Mais le grand aigle ne pouvait pas comprendre la satisfaction des géants, grands ou petits, à pousser devant eux un objet sphérique. A dire vrai, le concept même de jeu lui était étranger. Gerry fut contraint de le lui expliquer :
- « Le jeu, c'est tout ce qu'on fait sans y être obligé !
- Ces géants font le mal sans y être obligés… Le jeu est le mal ! »

A court d’argument, le hobbit répondit :
-« Je vous assure que les enfants des géants sont inconscients du mal qu’ils font. Je vous conjure au nom de mon frère d’aire, que vous n’avez pas encore rencontré, de faire comme je vous en prie. Je vais sortir d’ici et me tenir à mon poste. Le reste dépend de vous… »

Gerry déplaça des gravats dont il fit un tas, y grimpa et attrapa l’extrémité de sa fronde. Après un effort douloureux et une petite poussée de Landroval, il se trouva hors de la fissure. Il relaça la lanière de cuir et s’éclipsa sous les feuillages bas.
.oOo.
à suivre...
.oOo.
Notes
[1] Huan est le nom d’un noble chien qui aida un héros du premier âge à vaincre les loups-garous du seigneur des ténèbres. C’était un nom de chien très courant dans les royaumes des Dùnedain, et les hobbits ont perduré dans cette habitude. Aussi dans l’imaginaire collectif de la Comté, un molosse menaçant porte-t-il souvent le surnom de Houn, qui est la forme hobbitique de Huan. Peut-être est-ce là l’origine du nom commun « Hound » en anglais ?
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Les Monts de Brumes * - par Chiara Cadrich - 02.09.2017, 20:54

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