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Les Monts de Brumes *
#6
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Le hobbit évanoui revint à lui dans une autre aire, apparemment nettement plus haute mais mieux abritée. Il était seul.
Un rebord de pierre irrégulier ceinturait la corniche, doublé d’un solide entrelacs de branches. Une étrange mosaïque de mousses, duvets d’oiseaux et tissus glanés çà et là, tapissait le fond du nid, montrant quelques signes d’usure et de mauvais entretien. Un œuf de belle taille, un peu biscornu et d’un blanc laiteux moucheté de miel, y reposait à côté d’une couverture ornée de dessins géométriques, chapardée sans doute à un berger des hautes vallées de l’Anduin.

Un mince filet d’eau courait le long de la paroi juste à côté de la saillie où le nid était construit. Gerry y but, mais le goût métallique n’étancha guère sa soif. Pour tromper sa peur et son ennui, il s’occupa comme il put. Après un long moment passé à mirer les vallées et les sommets altiers des Montagnes Brumeuses, il ne put empêcher son esprit de divaguer pour meubler sa solitude. Après avoir fait le tour du sujet maintes fois, et observé la course majestueuse du soleil au long des heures lentes, il en fut réduit à admettre que la maîtresse des lieux attendait quelque chose de lui, puisqu’elle le laissait seul dans son nid, et qu’il lui fallait se mettre au travail. Pour la première fois de sa courte existence, le fils du Thain découvrit la nature intime du travail - nécessaire à la vie, mais en rien suffisant !

Les hobbits, même les plus indolents, peuvent se montrer extrêmement travailleurs lorsque la nécessité ou l’envie les pousse. Certes l’obligation de survie s’imposait à lui, mais Gerry ressentait surtout le besoin d’occuper son esprit pour ne pas sombrer dans le désespoir de se trouver soustrait au monde qu’il connaissait, à commencer par la terre ferme. Car ce bout de corniche n’en était pas vraiment, suspendu à plusieurs centaines de pieds de hauteur, et exposé à tous les vents.

Gerry se mit donc au travail, avec la maladresse du néophyte et la chance du débutant. Il évacua les déjections, renforça la structure du nid, raccommoda le lacis tapissant le fond et disposa la couverture autour de l’œuf de façon fort coquette. Il découvrit ce faisant une foule d’objets hétéroclites apportés là par les aigles au fil de leurs errances. Leur prédilection pour les menus objets brillants, tels les miroirs et instruments métalliques, fut d’une grande utilité au hobbit astucieux. Il dégagea une vieille lame rouillée, probablement un poignard de gobelin – et l’affûta, non sans arrière-pensée de défense. Gerry réunit également quelques galets qui convenaient à sa fronde, encore enroulée autour de sa taille.

Mais la faim commençait à le tenailler. L’aigle avait laissé dans l’aire le lapin chassé plus tôt. Gerry répugnait à consommer cru ce lapin, mais sans équipement il ne put enflammer les brindilles qu’il avait mises de côté. Se résignant enfin, il entreprit d’ouvrir le lapin et de l’ingérer comme il pourrait. Mais alors qu’il s’apprêtait à croquer le foie de l’animal, l’aigle revint au nid.

L’oiseau se percha sur le rebord de pierre et inspecta longuement l’endroit, promenant son regard inquisiteur n’omettant aucun détail. Sans dire un mot, la grande aigle reprit l’air, mais pour revenir quelques instants plus tard, porteuse d’une boîte en buis qu’elle déposa délicatement dans la main du hobbit.

-« Les hommes brûlent la viande. Voici la flamme rouge. Un homme l’a laissé autrefois aux aigles du nord. »

Gerry, préférant ne pas savoir ce qu’il était advenu de l’homme en question, ouvrit la petite boîte en buis et y trouva un briquet, une pierre à briquet et de l’amadou. Il était bien difficile de déchiffrer les expressions de la grande aigle, mais ce cadeau permettait de supposer qu’elle avait apprécié le zèle ménager de notre héros. Le hobbit remercia avec force courbettes et demanda s’il avait l’autorisation de faire cuire son lapin. La grande aigle donna son assentiment et demanda dans la foulée, avec le ton détaché d’une commère qui négocie des légumes sur un marché :

-« Que vaut la vie de l’homme ? »

Gerry en eut presque le vertige. Il avait parcouru des centaines de miles avec des magiciens et des rois, à travers d’incroyables dangers, pour finir loin du monde des vivants, à la merci d’un prédateur froid et calculateur, qui lui proposait de disserter de questions existentielles… S’attendant au pire, il choisit une fois de plus de biaiser :

- En réalité je suis un hobbit, une Petite Personne qui souhaiterait vous persuader de son extrême bonne volonté !
- La vie de la Petite Personne vaut la vie de l’aigle !
- Je suis d’accord… en principe, répondit Gerry avec lenteur, en se demandant où ces assertions pourraient les mener
- L’aigle a sauvé la vie du hobbit. Le hobbit doit sauver la vie de l’œuf.

Gerry ne voyait pas exactement en quoi l’œuf pouvait être en danger. Il proposa la seule aide qui lui parût utile et à sa portée :
- Je vais couver l’œuf, si cela vous convient ?

L’aigle est assez lapidaire. Un bref accord oral suffit à sceller le plus solide des contrats ou la plus durable des alliances. L’intuition de Gerry lui assurait, bien qu’il n’en sût rien à ce moment, la vie, le gîte, le couvert et la protection de la grande aigle. Bien entendu, cela lui coûtait la liberté. Mais l’on ne peut pas tout avoir.

Plusieurs jours monotones s’écoulèrent, tellement semblables les uns aux autres que notre hobbit en perdit le compte. Gerry couvait l’œuf du mieux qu’il pouvait. Chaque matin l’aigle apportait une petite proie, demandait des nouvelles, puis repartait. Les nuits étaient terriblement fraîches - Gerry les passait grelottant à contempler la lune surgir au-dessus de la falaise et sombrer au-delà de l’horizon.
Aussi avait-il confectionné une couverture supplémentaire avec les peaux qu’il conservait. Il passait ses journées à rêver à la Comté, à son aventure et à la destinée.

Notre hobbit avait perdu le fil du temps mais en réalité il ne se trouvait prisonnier que depuis deux semaines, lorsqu’un terrible orage éclata en fin de journée. La pluie et le vent cinglèrent le nid et manquèrent d’emporter le hobbit. Il dut s’accrocher à l’œuf et le maintint fermement pour éviter qu’il ne roulât hors du nid. Au matin, Gerry se rendit à l’évidence : l’œuf était froid, et ne donnait aucun signe de vie. Lorsque la Grande Aigle demanda comment se portait son oeuf, il répondit que l’orage était passé sans mal.

A partir de ce moment il ausculta régulièrement l’œuf, en vain. Encore quelques jours passèrent, ponctués par la visite de l’Aigle et la répétition de sa question. Un matin le hobbit exténué n’y tint plus : d’un air contrit, qui n’était pas réellement feint, il avoua à la grande Aigle qu’il croyait son œuf mort. Gerry crut sa dernière heure arriver : sans un mot, l’aigle s’empara encore une fois de lui et prit son envol.
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A suivre...
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Les Monts de Brumes * - par Chiara Cadrich - 02.09.2017, 20:54

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