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Les Monts de Brumes *
#4
.oOo.
Lorsque notre hobbit se réveilla, il cligna des yeux pendant plusieurs minutes sans se rendre compte où il se trouvait. D’un côté le soleil éblouissant obnubilait entièrement le ciel, de l’autre une paroi rocheuse brillante reflétait l’astre avec presque autant d’intensité. Par chance, Gerry ne tenta pas de faire quelques pas. Enfin accoutumé à la forte luminosité, il se rendit compte avec effroi de sa position inconfortable.

Ebahi par la vue grandiose, il contempla longuement les cimes alentour, splendides et altières, puis les sombres vallées qu’il surplombait. Un mince filet d’argent y serpentait, comme sur un tapis de mousse émeraude. Gerry en était à supputer comment sa chute dans le vide avait pu l’envoyer sur cette corniche, lorsqu’il s’avisa d’une fragrance diffuse de charnier. Autour de lui trainaient les reliefs de repas anciens - cadavres de mouflons, quelques fourrures de marmottes et de nombreux ossements de petits animaux. Découvrir qu’il figurait en bonne place dans le garde-manger d’un prédateur fut sans doute pour notre hobbit le moment le plus horrible de toute notre histoire.

Gerry se demandait littéralement à quelle sauce il allait être dévoré, lorsque l’aigle revint, dans une bourrasque de puissants battements d’ailes. L’oiseau se posa, replia ses ailes et laissa tomber un lapin sur la corniche maculée. Gerry, livide et tremblant, se terrait contre la paroi. L’aigle le dévisageait de son œil sans paupière, penchant la tête, comme s’il jaugeait ce qu’il pourrait bien faire du hobbit, qui s’imaginait tour à tour à la broche, faisandé, ébouillanté ou consommé tout simplement cru. La farandole de plats au hobbit finit par lui donner la nausée. Lorsqu’il se vit rôti avec une pomme dans la bouche, il ne put s’empêcher de vomir sa maigre collation matinale.

Le rapace se redressa, positivement impressionné. Mais Gerry se méprit sur les sentiments qui animaient son hôte. Il s’apprêtait à s’excuser pour le dérangement et annoncer de façon pitoyable qu’il allait nettoyer - avec le vague espoir qu’on lui trouverait de longues tâches ménagères, et qui sait, un emploi à temps plein qui lui éviterait la casserole - mais ce fut bien autre chose qui s’échappa de ses lèvres.

-« Je suis désolé ! », balbutia-t-il tout barbouillé. « Je ne dois plus être très appétissant ? », demanda-t-il en quête d’assentiment.
Le grand aigle, très étonné d’entendre cette petite créature s’exprimer de façon intelligible et polie, et de la voir se conduire avec un dévouement de mère aigle, s’adressa alors à lui d’une voix rocailleuse et gutturale :
-« Votre peuple nourrit donc également ses petits en régurgitant sa nourriture ? »

Quoi de plus normal qu’un oiseau géant qui parle ? Après tout, Gerry lui avait lui-même adressé la parole… De plus, pourquoi s’étonner qu’il s’exprimât en langage commun ? Toujours est-il que notre hobbit n’y prêta pas plus attention que si le maire de Grand-Cave eût repris des petits fours. Gerry, un instant interdit par l’intime intérêt maternel qui transparaissait dans la question de son hôte, hésita à lui mentir. Son regard acéré semblait percer le hobbit à jour comme une incarnation de sa propre conscience. Mais ruiner une opportunité de rapprochement eût évidemment été une erreur. Il opta, avec son instinct et son habituelle souplesse, pour une réponse qui satisferait à la fois les attentes supposées de l’aigle et la vérité dont Gerry lui prêtait une détection infaillible.

- Nous nous nommons les hobbits. Nos nichées sont nombreuses, et en effet, nous passons le plus clair de notre temps à rassembler de la nourriture pour nos petits... et pour nous-mêmes !
- Dans quelle aire gardez-vous vos œufs ?
- Mon pays se nomme la Comté, et se trouve à de nombreux jours de marche vers le soleil couchant.
- Est-ce votre femelle qui garde vos œufs ?

De toute évidence le grand aigle était en fait une femelle. Cette obsession à propos des œufs à garder et des petits à nourrir ne laissait aucun doute à ce sujet dans l’esprit du hobbit. Mais en l’occurrence, il parvint à une conclusion exacte en tenant un raisonnement faux – les grands aigles se partageaient en couple la lourde tâche de couver leur œuf et de nourrir leur unique aiglon.

L’aigle était bien une femelle, elle avait perdu son compagnon et se faisait beaucoup de souci au sujet de la maturation de son œuf et de la croissance du petit à venir. Mais Gerry ne savait encore rien de tout cela. Comme vous vous en doutez, notre hobbit célibataire n’était guère enclin à se laisser entraîner sur le terrain des enfants et des responsabilités paternelles. Il tenta une remarque dilatoire :
- « Nous ne couvons généralement qu’un seul œuf à la fois. C’est déjà bien assez de travail. Heureusement, lorsque les petits grandissent, les plus grands peuvent s’en occuper. »

Cette révélation sembla absorber l’aigle durant un moment. Apparemment le comportement de horde des mammifères pouvait présenter des avantages. Mais nul ne pouvait semer une aigle, même en paroles. Elle reprit :
- « Gardez-vous votre œuf ? Ou est-ce votre femelle qui garde votre œuf ?
- Je n’ai pas encore de femelle. Donc je n’ai pas encore d’œuf à garder.
- Gardez-vous les œufs de vos parents ? »

Elle y tenait vraiment… Ayant écarté l’hypothèse absurde d’une recherche matrimoniale, Gerry imaginait bien qu’une telle insistance ne pouvait signifier qu’une chose : la grande Aigle avait un besoin urgent de gardiennage. Anxieux de relever autant que possible ses chances de survie, notre hobbit se décida à faire une ouverture, quitte à enjoliver une réalité défavorable :

- « J’ai longuement nourri et enseigné quelques tours très utiles à mes jeunes frères et sœurs. Mes parents m’ayant jugé responsable et mâture, ils m’ont envoyé explorer le monde avant de bâtir mon aire. J’ai quitté le nid familial et je vole de mes propres ailes – si je puis dire ! Mais je suis tout-à-fait disposé à prêter mon concours dans le gardiennage d’œuf, si cela peut vous agréer ! »

Le principe d’un envol pour trouver sa propre aire plut beaucoup à la grande aigle. Mais l’empressement de Gerry lui parut hâtif sinon suspect : un jeune mâle, qui certes régurgitait spontanément de la nourriture comme tout parent aigle qui se respecte, mais n’avait jamais élevé sa propre famille, n’étais peut-être pas très fiable. L’aigle décida de le mettre à l’épreuve – sans lui demander son avis ni même le prévenir, elle le saisit dans ses serres et s’élança dans le vide.
.oOo.
A suivre...
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Les Monts de Brumes * - par Chiara Cadrich - 02.09.2017, 20:54

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