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Conte de Noël et du Harad
#1
Dans le désert d’extrême-Harad

Le soleil immobile obnubilait l’indigo du ciel. Sur la crête des dunes, doucement, le vent poussait les longs et brûlants soupirs du désert.
Ils cheminaient lentement. L’humain menait sa monture en direction de la cime dominant au loin la chaîne du Mîraz. Le cheval guidait son cavalier au travers des pièges des étendues de sable.

Ils allaient ainsi depuis l’aube glacée. À présent, la fatigue et la soif coulaient sur eux comme une brise aride. La sécheresse avait durci les lèvres et épaissi les langues. Muets dans la solitude des grands ergs, ils avaient vidé en frères l’ultime outre d’eau et s’étaient lancés pour la dernière étape.

D’une façon ou d’une autre, ce serait la dernière étape…
.oOo.
A suivre...
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#2
Un chant s’élevait limpide dans les brumes du soir. Ses inflexions divines planaient dans l’air serein, légères comme un songe. Délaissant la plume et l’aiguière, le jeune seigneur s’avança sous la futaie de bouleaux, en quête de la voix envoûtante.
Dans une clairière baignée de nuées d’argent, dansait une silhouette souple, miracle de grâce, vivante image du monde en sa prime jeunesse. À son appel, la ballerine se tut et se tourna vers le chevalier dans un murmure de soie, ses pas effleurant la mousse.
La lumière des yeux de la jeune fille tomba sur lui. Il glissa, émerveillé à ses pieds, l’âme ravie. Le visage grave de la belle s’inclina, son souffle parfumé caressant les lèvres du chevalier, plus doux qu’un baiser.

Le cheval veillait son maître évanoui, le protégeant du soleil et lui léchant le visage. La langue râpeuse de la monture finit par tirer son maître de sa léthargie.
 Ça va, Farasi, vieux frère, je suis réveillé à présent ! gémit le cavalier.
Il leva péniblement la tête et aperçut un couple d’urubus qui patientaient, à bonne distance. Les charognards avaient manifestement laissé quelques plumes dans leur confrontation avec son fidèle compagnon, mais ils ne renonçaient pas.

Le grand coursier s’allongea à côté de l’homme. Les mains gercées par la sécheresse s’agrippèrent à la selle, l’encolure luisante de sueur et de sable se raidit, le visage taraudé de soleil grimaça et, dans un effort conjugué, cavalier et monture s’arc-boutèrent.
Chacun avait retrouvé sa juste place : ils cheminaient lentement, l’humain guidant sa monture en direction des cimes du Mîraz, guère plus proches qu’hier, et le cheval trainant son cavalier au travers des pièges de sable.

Deux urubus couleur de cendre cerclaient au-dessus d’eux.
.oOo.
A suivre...
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#3
Au détour d’un dôme de granit, les nomades apparurent, mirages sortis d’un songe, à demi confondus avec la plaine rocailleuse qu’ils arpentaient. En tête de la caravane trônaient les hommes, enveloppés de voiles rouges, juchés sur des dromadaires chamarrés comme des chars d’apparat, se balançant au rythme majestueux des vaisseaux du désert. Derrière eux trottinaient les chèvres harcelées par des adolescents graciles. Les femmes fermaient la marche, ombres encombrées de manteaux écarlate, d’enfants en bas âge et d’animaux de trait.

Notre cavalier et sa monture, aussi harassés l’un que l’autre, ralentirent le pas et attendirent.
Ami ou ennemi ? Dans leur état, il était inutile de courir.

Taïnyota leva la main. C’était à l’étranger de s’exprimer le premier, de déclarer ses intentions pacifiques. En cela, le Harad ne différait ni des avenues pavées du Gondor, ni des combes sauvages de la Forêt Noire.
– Paix sur vous et prospérité à vos troupeaux ! souffla Taïnyota d’un filet de voix rauque, que lui-même n’entendit qu’à peine.
L’un des dromadaires de tête obliqua, s’approcha, drapé d’étoffes et de dorures, tandis que la tête de la colonne tribale ralentissait, s’arrêtait et demeurait à distance. Le méhariste abaissa l’étoffe qui lui couvrait le visage, dévoilant des yeux sombres, perçants et une barbe drue.

Le guerrier d’expérience, l’homme de confiance du chef, le héraut de la tribu. Le Cadir, lui, restait en retrait, par dignité, par pudeur.

Le regard d’aigle capta la haute lignée de Farasi, les traits tirés de l’étranger, ses épaules basses. Aucun équipement, des réserves d’eau insuffisantes… Sans son cheval, cet inconscient serait déjà mort. Et l’animal allait payer l’inconséquence de son maître autant que ce dernier. Dans le désert, un tel irresponsable ne méritait pas de vivre…

Mais quelque chose d’indéfinissable retint Mezror. L’entente étroite entre monture et cavalier ? Cette dignité secrète qui habitait les gestes de l’étranger ? La généreuse sollicitude du pur-sang ?

Le méhariste lança une outre.

L’étranger fit d’abord boire sa monture.

Bon point pour lui : il vivrait.

Puis il but l’eau prodiguée. À présent, il était l’hôte de la tribu. Dès cet instant, le moindre batcha  était responsable de lui. Dans le lacis complexe des vertus et des interdits qu’enseignaient les servantes de la Déesse aux Trois Visages, l’obligation morale d’accueillir et protéger le pèlerin ne cédait qu’au respect dû aux parents.
– Soyez le bienvenu sur nos pistes, ton étalon et toi !

L’émissaire et l’étranger échangèrent encore maintes courbettes et politesses avant de dévoiler leurs noms. Mezror entraîna finalement Taïnyota dans la colonne.

D’une façon ou d’une autre, ce ne serait pas encore la dernière étape pour l’étranger…
.oOo.

A suivre...
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#4
Mezror et Taïnyota s’étaient levés bien avant l’aube. La Déesse ne sourit qu’à ceux qui s’assemblent pour la prière du matin, disait-on. Dans les ergs aux contreforts du Mîraz, le gibier était rare, toujours loin du campement.
Les deux compagnons chevauchaient, suivis chacun d’un batcha, jeune écuyer de chasse. Fiers comme un Oloye le jour de son mariage, les deux adolescents trottinaient derrière leur lige d’un jour, l’une portant poing levé un faucon aveuglé d’un capuchon, son cadet prenant soin des armes – un arc court à double courbure, des javelots, une lance.

À l’aube, les chasseurs atteignirent un vallon. Les pluies d’hiver inondaient probablement l’endroit : des pins, des arbousiers, des genêts croissaient là en grand nombre, au fond du cours intermittent de l’oued, dont un bras enserrait une colline, en un cercle presque complet, avant de se perdre dans les rocailles du désert profond.

Cette éminence semblait hérissée de lances de pierre, météores creusés par les forces de l’univers dans un autre âge du monde. Des chênes lièges, des aubépines, des genévriers s’entremêlaient autour des pierres levées, dans un labyrinthe impénétrable. La roche poreuse des pierres levées chantait dans la brise qui descendait du Mîraz.

Un air sourd, une mélodie entêtante, s’élevait de la colline, comme si les pierres, entonnant chacune sa mélodie, unissaient leurs voix en accords changeants. Taïnyota se sentit transporté bien loin, sur une autre colline, il y a bien longtemps.

Lorsque les chasseurs parvinrent à la lisière des buissons de l’oued, une puissante senteur de lavande et de romarin se leva, portée par une courant d’air plus rapide. Un nuage passa au-dessus de la colline. N’y avait-il pas des mots dans cette complainte ?

Les chevaux refusèrent d’aller plus loin.
– C’est là terre des Djinns ! souffla le batcha, accouru au côté des cavaliers.
Taïnyota démonta, lui confiant Farasi. La jeune fille, elle aussi, jetait des regards angoissés alentours, caressant l’oiseau de proie aveuglé.

Lorsque le chevalier atteignit le pied de la colline, le vent forcit, tirant des accents menaçants des pierres levées. Une ombre tomba sur la garrigue et le cœur des chasseurs.
– Ce sont les démons du désert ! Ils n’aiment pas qu’on visite leur Tell ! larmoya la jeune fille en caressant Farasi.

Le ciel s’obscurcit comme avant un orage d’été. On crut voir des yeux brillants cligner entre les pierres, dissimulées sous les ajoncs et les lentisques.
– Nous sommes perdus ! glapit la batcha.
– On raconte qu’ils foudroient leur proie, qu’il n’en reste qu’une statue de pierre calcinée ! renchérit son frère.

Et, en effet, le ciel s’était à présent couvert de nuages sombres, denses et si bas, qu’ils noyaient de leurs volutes menaçantes, les météores au sommet de la colline. Les blocs de pierre prenaient des formes humaines, saisies dans la fuite et la souffrance.
– Silence, Batchas ignorants ! intima Mezror. Cessez de jacasser comme de vieilles servantes ! On raconte beaucoup de choses sur les Djinns ! Mais leur arme la plus mortelle est sans doute la peur ! Quoi qu’il en soit, Taïnyota, nous ferions mieux de nous éloigner. Cet endroit n’est pas propice aux vivants !

Des ombres se coulaient entre les météores qui ceinturaient le Tell. Le cœur oppressé, les chasseurs sentaient la nasse se refermer autour d’eux. Des traits acérés pointaient vers eux de tous côtés. Ils le sentaient.

Taïnyota lâcha les branches de Ciste qu’il tentait d’écarter. Un sourire aux lèvres, le regard rêveur qui semblait porter bien loin de là, il s’écria :
– A Elbereth Elentari, Silivren Penna Miriel !
Dissimulé au sommet du Sidhe veillait un vieillard, appuyé sur son bâton, au côté d’un archer aux yeux brillants et aux longs cheveux blancs.
– Ce jeune homme parle le Sindarin ! souffla l’elfe.
– Heureuse rencontre, en vérité, Seigneur de l’Anfaugwaith  ! murmura le sage, comme pour lui-même. Nous allons faire quelqu’un de ce… Taïnyota !

Alors les brumes d’orage s’entrouvrirent, révélant un mirage azuré, piqueté de gemmes brillantes. Les cœurs s’en trouvèrent allégés. Puis, immédiatement, l’illusion se dispersa, emportée par les nuées.

Mais Mezror était mal à l’aise. Il y avait un temps pour tout. Cette heure de la journée n’était pas le moment assigné par la Déesse pour observer les étoiles. Cela n’était pas naturel et n’augurait rien de bon. Le nomade rassembla sa petite troupe, les adultes prirent les écuyers en croupe, et l’on alla voir plus loin si le ciel était plus serein.

Les Djinns ne sont que légendes. Mais laissons tout de même leurs Tells reposer en paix !
.oOo.
A suivre
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#5
L’eau sourdait au flanc des éboulis de grès, pure et froide. La Déesse versait là Ses larmes précieuses, comme au creux de grandes paumes bistre.
De larges veines claires striaient la pierre, comme autant de rides creusées par le chagrin de la Déesse pour les malheurs des humains, Ses enfants.

L’aube s’annonçait, rumeur grise au tréfond du monde. Taïnyota avait fini son tour de garde nocturne.
Il descendit la colline et s’accroupit pour recueillir de l’eau et étancher sa soif.

Mais une vieille femme se tenait là, recueillie au bord de la source. Le guetteur, qui avait pourtant été sensé veiller, ne l’avait pas entendue venir…
Taïnyota s’écarta, ne dérangea pas la quiétude du point d’eau : c’était l’heure de la première prière à la Déesse, qui appelait quiconque en mal d’un moment de clarté, d’un instant volé au temps qui court, suspendu entre l’oubli de la nuit et l’effervescence du jour.

La vieille semblait psalmodier les versets sacrés en souvenir de ceux qu’elle avait laissés derrière elle.
Mezror, à son tour, monta le chemin de son pas posé, où pesaient tous les soucis de sa charge.
Une jeune femme se glissa hors de sa tente et serra son châle de laines rouges autour de ses épaules menues. Les larmes de la déesse ornaient son front juvénile : trois gouttes d’opale au long d’une chaînette. Elle chemina vers la source, svelte et légère, le regard tourné vers ses pensées, dans le doux cliquetis de ses bracelets d’argent. Elle venait chercher réconfort dans la prière du matin.

En parvenant au bord du bassin, elle posa un instant ses yeux de biche sur Taïnyota. Il y lut l’espoir chevillé au corps, la bravoure secrète des femmes, l’humilité d’une vie devant la toute-puissance de la Déesse.

Il rêva qu’une autre jeune fille, peut-être, à mille miles des déserts du Harad, s’adressait à Elbereth, pour voir plus clair en son cœur indécis.
.oOo.

A suivre...
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#6
Les joyaux de la Déesse aux trois visages s’allumaient un à un dans l’immensité du ciel. Au cœur de ce Harad lointain, les étoiles formaient d’étranges constellations, mais elles se déployaient sur un velours d’un bleu profond, à nul autre pareil.

Un feu de camp crépitait, autour duquel s’assemblaient les habitants de l’oasis et les caravaniers, en quête de chaleur et de compagnie. Les palmes sèches se consumaient en gerbes d’étincelles, jetant des ombres dansantes sur les visages des voyageurs fatigués. Un samovar de thé brûlant circulait parmi les convives, leur tirant des sourires de plaisir anticipé, des courbettes de préséance et des remerciements aussi sucrés que le breuvage qui coulait de haut dans les verres tendus.

Avec celle de Mezror, des tribus venues de fort loin avaient fait halte à l’oasis. Outre leurs marchandises, elles colportaient des nouvelles, avec leurs lots de malheur, d’espoir, de fantaisie, de mensonge et de conviction. Les conversations à mi-voix montaient douces comme l’air du soir, tandis qu’un oud égrenait des accords mélancoliques, majestueux comme une caravane en marche.

Un vieillard de haute taille, drapé dans une mante grise, s’avança vers le foyer. Un murmure de surprise et de respect courut, puis l’on entendit souffler le vent des dunes, tant s’était fait profond le silence de l’assemblée.

Attas Incânus, Doyen de toutes les tribus, s’assit devant le feu, déposant chapeau et bâton et sortant sa pipe de sa besace.

Sans doute, peu de gens entre ces voyageurs, avaient personnellement rencontré le vieillard au cours de leur vie. Mais il n’en était pas un qui ne connût son surnom. D’un bord à l’autre de la terre du Harad, et de génération en génération, les grands-pères avaient parlé du vieillard à leurs petits-enfants et répété ce que, de lui, ils avaient appris. Car il n’existait pas de village ou de hameau, si petit fût-il, qu’une fois au moins il n’eût traversé. Et quand Attas Incânus passait quelque part, on ne l’oubliait plus.

Il allait par les routes, chemins, pistes et sentiers. Il avait suivi les vallées où bouillonnent et chantent les cours des rivières enchantées. Et le sol des brûlants déserts avaient calciné ses pieds nus. Depuis quand marchait-il ? Autant le demander à ses empreintes effacées. Quelle force le conduisait ? Quel rêve ? La sagesse ? La fantaisie ? Une inquiétude éternelle ? La soif insatiable de savoir ? Il arrivait, s’en allait, reparaissait des années plus tard.

À chacune de ses haltes, il faisait un nouveau récit merveilleux. D’où puisait-il sa science ? On ne l’avait jamais vu lire. Pourtant, des événements et des hommes qui, pendant les siècles et les siècles, avaient marqué les mers, les passes, les steppes, il semblait avoir gardé la mémoire. Il parlait de la Déesse comme s’il avait été son disciple, des Rois de Númenor l’Engloutie comme s’il les avait suivis de conquête en conquête, d’Umbar, la mère des villes, comme s’il en avait été citoyen et des carnages du Seigneur des Ténèbres comme s’il avait été trempé dans le sang des peuples massacrés et enseveli sous les cendres et les ruines des forteresses.

Il contait tout aussi bien la vie des temps présents et, alors, la chevrière ou le chamelier nomade, le ciseleur d’armes ou la tisseuse de tapis, la joueuse de damboura ou le potier du Bôzisha prenaient autant de relief que les héros et les dames de légende.

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La description du vieillard, que vous avez évidemment reconnu, est empruntée à J. Kessel dans Les Cavaliers.
A suivre
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#7
Cela faisait bien longtemps que tu n'avais pas écrit par ici !
Joyeux Noël à toi aussi Chiara ! Wink
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#8
Le vieillard lissa sa longue barbe grise, alluma sa pipe, en tira quelques bouffées puis, une lueur amusée dans le regard, commença :
– Il était une fois, dans une oasis lointaine au cœur du désert du Vatra, quatre hommes aveugles vivant ensemble en harmonie. Leur amitié était légendaire, car ils partageaient tout et s'aidaient mutuellement dans toutes les tâches quotidiennes. Ils tenaient de main de maître le caravansérail et les voyageurs louaient leur prévenance et leur chaleureux accueil. Un jour, s’en vint à l'oasis l’Oloya du Harj, avec sa suite nombreuse. Elle était une princesse généreuse, désireuse d’ouvrir des voies commerciales, de maintenir la paix avec ses voisins et d’entretenir le respect des croyances de tous.

Il y eut un mouvement dans l’auditoire. Les sectateurs de l’Œil Rouge, qui s’agitaient, furent enjoints de ne point troubler l’orateur. L’ombre d’un sourire satisfait passa sur le visage ridé d’Attas Incânus, qui reprit :
– Notre Oloya, clairvoyante et généreuse parmi les puissants de ce monde, fit un grand présent aux habitants, quelque chose qu’aucun d’eux n’avait jamais vu auparavant. Des murmures étonnés, admiratifs, certains même un peu craintifs, s’élevèrent parmi les domestiques du caravansérail.

Les quatre aveugles furent évidemment très curieux de découvrir ce cadeau qui laissait leurs serviteurs bouche bée. Chacun voulut toucher ce présent pour comprendre à quoi il ressemblait.

Le premier aveugle s'approcha du cadeau et découvrit un tube long et sinueux. Il déclara avec assurance : "Le cadeau est comme un grand serpent!"

Le deuxième aveugle, en palpant plus bas, toucha une assise solide d’où émergeait un vigoureux tronçon. Il s'exclama : "Voilà un arbre fruitier solidement enraciné dans le sol !"

Le troisième aveugle, se faisant hisser, caressa une large étendue couronnée d’un sommet pointu. Il protesta : "Vous vous trompez tous les deux! Le cadeau est comme une montagne!"

Enfin, le quatrième aveugle, palpant une sorte de corde soyeuse, tira doucement et conclut : "Vous êtes tous dans l'erreur. Le cadeau est un épais cordon, tressé d’étoffe précieuse."

Les quatre hommes commencèrent à se disputer, chacun étant convaincu de la justesse de son expérience et se moquant de l’inconséquence des autres. Leur querelle attira l'attention de l’Oloya, qui les observa un moment. La dispute s’envenimait au point que l’on dut séparer les quatre amis, qui prenaient leur entourage à témoin. Les serviteurs n’osaient donner raison à l’un ou à l’autre de leurs maîtres, si bien que la dame du Harj dut les départager.
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A suivre...
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#9
Un serviteur de l’Œil interrompit alors le conte, tout bouffi dans sa mante d’apparat, de l’air du sage qui ne peut trop en révéler :
– Qui donc, entre tous ces naïfs privés de clairvoyance, qui donc pouvait voir la vérité ? Car il n’est qu’une vérité ! Il faut être armé de la puissance de l’Œil pour l’entrevoir !

En guise de réponse, le Doyen de toutes les tribus poursuivit, comme s’il n’avait pas été interrompu :
– Aucun des aveugles ne voyait la vérité plus que les autres, mais au moins se fiaient-ils à ce qu’ils avaient perçu, et non à ce que des esprits mal intentionnés tentaient de leur faire accroire ! Avec un sourire bienveillant, la dame du Harj leur dit : "Mes chers amis, vous avez touché une partie différente du cadeau et avez tous en partie raison, mais chacun de vous a complètement tort. Mon cadeau est en réalité un dromadaire, un vaisseau du désert qui vous aidera grandement dans vos travaux et votre négoce. Le premier d’entre vous a touché le cou de l’animal, le second une de ses pattes, le troisième sa bosse, et le dernier sa queue. Pour comprendre véritablement ce qu'est un dromadaire, il faut réunir toutes vos perceptions. Ce que vous voyez comme votre vérité n'est qu'une parcelle de la réalité." Les aveugles réalisèrent alors la précieuse leçon que l’Oloya venait de leur enseigner. Ils comprirent que leur ignorance et leur entêtement les empêchaient de voir la vérité dans son ensemble.

Le vieillard se redressa pour observer les réactions. Ces spéculations sur la relativité de la vérité semblaient indisposer les sectateurs de l’Œil. Ils jetaient au conteur un regard noir, marmonnant entre eux de sourdes imprécations. Mais ce fut un humble caravanier qui se manifesta :
– Ô Doyen de toutes les tribus, pardonne mon doute, qui n’est certainement que le reflet de ma propre ignorance, mais comment les quatre sages et leurs serviteurs pouvaient-ils ne pas connaître le dromadaire ?

– C’est là une excellente question, mon jeune ami. Car le doute est le plus grand talisman de l’honnête homme : il garde d’une foi trop présomptueuse !

.oOo.
A suivre...
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#10
Super! Quelle bonne surprise de Noël! Un conte de Chiara! Ravi je suis! Je me le réserve pour le lire à tête reposé et je te poste mon retour!
Joyeux Noël!
Bladorthin
"Et puis, bien sûr, je compose quelques chansons. Ils les chantent à l'occasion, uniquement pour me faire plaisir, je pense..." (SdA, II,1)
Chaine Youtube: le Hobbit chanté en français
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#11
Joyeux Noël à toutes et tous !
Merci d'être passés faire coucou, @Irwin et @Bladorthin !

.oOo.
Cette fois, les sectateurs de l’Œil se levèrent, s’approchant du foyer avec une bruyante mauvaise humeur. Mezror et Taïnyota se redressèrent vivement et s’interposèrent, la main sur la poignée de l’épée. Le regard d’épervier du chevalier défia le censeur de l’Œil et c’en fut assez pour le bedonnant dignitaire, qui se retira, entraînant avec lui sa suite de flagorneurs.

Le conteur, qui n’avait rien perdu de la scène, n’en maintint pas moins sur lui l’attention de l’assemblée, sans même besoin d’élever la voix :
– En vérité, ce dromadaire était un présent somptueux. Car il faut vous dire qu’en ce temps-là, les tribus ne voyageaient qu’à pied. Ce fut la Déesse qui leur accorda ce don formidable entre tous, par l’entremise de la dame du Harj. Car la Reine des Cieux n’abandonne jamais ses enfants dans le doute…

La lune montait lentement entre les étoiles, baignant la combe abritée d’une lueur laiteuse. Les nomades s’ébrouèrent, sortant peu à peu de la torpeur où les contes les avaient bercés. Il était temps de regagner sa tente ou son gourbi. Les familles se retirèrent une à une, laissant seuls Attas Incânus et Taïnyota devant le foyer qui déclinait lentement.

Le Doyen de toutes les tribus terminait sa pipe, observant l’étranger d’un air tranquille, sans guère s’en cacher.
Un peu gêné par cet examen prolongé, Taïnyota vint le saluer :
– Vous avez tenu tête aux indésirables ! Où comptez-vous aller à présent, Ô Doyen de toutes les tribus ?
– Ma voie se trouve d’elle-même ! Une caravane chemine, je la suis. Un mariage, une naissance, un cortège funèbre passe et m’emmène. Le vent souffle et me pousse. Le désert m’appelle à sa façon. Tout le monde a besoin d’un conte un jour ou l’autre.

Mais vous-même semblez un peu perdu dans ces contrées méridionales…
– Tous ceux qui errent ne sont pas perdus.

Les yeux du vieillard luisirent un instant comme une braise ranimée par le vent. Il ajouta, comme en écho à la réponse énigmatique du cavalier :
– Tout ce qui est or ne brille pas.

Ce fut à Taïnyota de marquer un temps d’arrêt. Les deux hommes se dévisagèrent longuement, le vieillard supputant s’il pouvait compter sur son nouvel ami, le cavalier cherchant dans sa mémoire où il avait pu croiser ce vieillard si savant.

Comme s’il venait de prendre une décision, le Doyen de toutes les tribus se leva avec vivacité, ramassa son bâton et sa besace et fit mine de se remettre en route.
– Nous sommes appelés à nous revoir.
– Quand vous reverrai-je ? s’enquit Taïnyota, la gorge un peu nouée.

De dessous les larges bords de son chapeau, les yeux brillants du vieillard lui adressèrent un sourire, une lueur de connivence :
– Chaque fois que vous aurez besoin d’un conte !
.oOo.
A suivre...
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#12
Mezror et Taïnyota se faisaient face. Farasi patientait, chargé d’une tente et des cadeaux de la tribu.

Le chevalier s’inclina profondément :
Merci pour m’avoir sauvé et recueilli. Je vous dois la vie !
C’est à la Déesse que tu dois la vie, par deux fois désormais, Gloire à Son nom ! Tu as fait partie de la tribu, pour un temps, voilà tout ! Et tu as remplis tes devoirs, tu fus de toutes les reconnaissances, de toutes les chasses, de tous les coups durs ! Tu ne nous dois rien.
– Quelle route va emprunter la tribu ?
– La saison prochaine, si la Déesse y consent, nous nous rendrons au Bôzisha pour y vendre les tapis confectionnés par nos femmes avec les soieries achetées au Sampar. Si le sort nous est propice, nous trouverons des épices aux forêts du Mîraz, et nous repartirons vers l’est.

Le héraut croisa les avant-bras sur sa poitrine et fléchit légèrement le buste :
– Puisses-tu cheminer au côté de la providence !
– Que votre route suive les pas de la Déesse, répondit Taïnyota, qui avait appris la juste réponse.
Le chef de la tribu cautionnait ces politesses de sa présence, trônant impassible sur son dromadaire d’apparat. Il esquissa un signe de tête, ample et lent, comme il sied aux grands qui accomplissent les choses au temps juste.

Entraînant la tribu avec lui, il laissa les deux hommes se faire des adieux plus personnels.
– Il est temps que tu partes ! Les veuves commencent à se disputer à ton propos… lança le nomade avec à peine un tressaillement du sourcil.
Si tu passais moins de temps en tête-à-tête avec ton faucon, les veuves causeraient plus de toi…
Les deux hommes esquissèrent un demi-sourire. Chez les nomades du Harad, l’estime mutuelle se manifestait dans le silence de la confiance.
Taïnyota étreignit Mezror, prit Farasi par la bride, et s’en fut vers le sud.
Continue de bien traiter ton cheval ! C’est la meilleure partie de toi !
.oOo.

A suivre...
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#13
Taïnyota flatta l’encolure de Farasi.
Le Tell de la Déesse Aïeule s’avérait passage obligé entre la Mer de Dunes au nord et la chaîne du Miraz au sud. Mais ce soir, les lieux étaient déserts : aucune caravane n’avait établi son campement au pied de la colline. Aucune tribu nomade n’était venue rendre à la pierre la dépouille de la grand-mère morte en chemin, ni les restes glorieux du guerrier tombé en embuscade.

Les derniers feux du soleil allumaient des flammeroles au sommet des dômes semés sur la grande colline et caressait les traits de la Vieille Mère, gigantesque face sculptée de la Déesse aux Trois Visages, qui veillait du haut de la falaise sur la nécropole. Sous la face hiératique se dressaient les plaques votives, les mausolées, les tombeaux des humbles et des puissants, qui couvraient la colline sacrée.

Enfin la dernière lueur rose abandonna le visage tutélaire. Dans la pale lueur du soir qui tombait, seuls résonnaient les sabots de Farasi sur les dalles.

Dans le village de pierre, qui n’abritait que des morts, le chevalier voyait parfois surgir un feu-follet, infime embrasement des exhalaisons corrompues.
– Est-ce toi qui approches, fils du Nord, Ô Taïnyota ?

La surprise fit broncher Farasi. Un tombeau avait appelé !

Taïnyota tira l’épée. Ses jambes, contractées par la peur, transmirent toute la tension du cavalier à son compagnon quadrupède.

Dans le silence sépulcral de la pénombre, une voix s’était élevée. Usée, rocailleuse, embuée du brouillard des nuits où les morts s’attardent en lisière du monde des vivants, et pourtant nette et distincte, égrenant les mots avec lenteur, comme un revenant se rappelant sa langue d’autrefois.

Farasi fit mine de reculer. Une main sur l’encolure suffit à lui rendre son calme. Pourtant, une poigne cruelle avait saisi les entrailles de Taïnyota :
– Il n’est pas raisonnable de craindre les morts. Pourtant celui-là connait mon nom, et plus…

D’une pression des genoux, le cavalier ordonna d’avancer. Doucement. Sur le qui-vive.

Ils cheminèrent au long de la ruelle qui montait jusqu’au puit, au sommet, près des somptueux tombeaux des Obas du Bôzisha Dar.

Une grande crypte avait été ouverte : la porte béait sous la lune, un sarcophage de pierre gisait vide. Qui cette mise en scène sordide attendait-elle ?

Raffermissant le poing sur la garde de son épée, Taïnyota parvint jusqu’au puit, tira l’eau et fit boire sa monture. Toujours le cheval en premier. Puis il se désaltéra, épargnant quelques gouttes pour les points cardinaux, afin d’apaiser les esprits du lieu, comme on le lui avait appris dans la tribu. L’eau avait un goût de cendres.

– Que la grande paix du Tell soit sur vous !

Alors seulement il vit le feu, à quelques pas. Un feu ténu, mais véritable, un feu de vivant, de branches sèches et de feuilles mortes. Le petit brasier, mussé au creux des tombes, lançait des lueurs fugaces sur les roches levées et les dômes de pierres sèches. Derrière ce feu, abrité dans une cavité qui avait dû coiffer quelque catafalque, veillait un vieillard, assis en tailleur et fumant une longue pipe.

– Venez partager mon feu, jeune Taïnyota ! accueillit la voix, dans un souffle las.
– Paix et honneur sur vous, Ô noble vieillard ! Les desseins de la Déesse sont bien singuliers, de nous réunir ici !
– Puisse la Déesse jouir de maints desseins pour les siècles à venir ! Mais c’est que je vous attendais… souffla le vieil homme avec un nuage de fumée.

Ce dont Attas Incânus et le chevalier Taïnyota s’entretinrent cette nuit-là, nul n’en sut jamais rien.
.oOo.
A suivre...
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#14
Le masque de la Déesse, immense et énigmatique, couvait les visiteurs de son regard blanc. La butte surchauffée miroitait, château des défunts aux mille et une chambres, mirage impérissable de la grandeur perdue des mortels.

Au pied de la colline, la petite escorte démonta. La dépouille de l’Oba Ragor gisait sur une simple charrette, dérobée au jardinier du palais. Les gardes, hautes silhouettes enveloppées de kaftans couleur du deuil, soulevèrent le cercueil. Le prince lui-même, l’Oba-Indu Uku leur prêta main forte, laissant seule son épouse avec leur fils à la suite du convoi mortuaire.

Les hommes peinaient pour acheminer la dépouille du Roi vers sa dernière demeure. À chaque tournant de la pente pavée, les croyants observaient une station, renouvelant les prières à la Déesse. La vieille garde, les fidèles, les derniers que les chuchotements impies de l’Œil Rouge n’avaient pas pervertis et que l’Oba, dans sa démence dévote, n’avait pas révoqués.

La lignée des Barcides devait rejoindre le séjour des héros au sommet du Tell Sacré de la Déesse Aïeule. La tombe devait être scellée du mortier fait des cendres de la plaine et de l’eau du puit des âmes. Il en était ainsi depuis des générations.

Le prince Uku se revoyait, petit garçon en pleurs dans le cortège funèbre de son grand-père. À l’époque, pas de funérailles secrètes : la foule s’était recueillie en masse, tout au long du parcours mortuaire. Depuis, l’ordre de l’Œil Rouge était apparu, infiltré au sein de colonnes nomades venues du Khand. Il s’était implanté, de proche en proche, usant de mensonges, de corruption, d’intimidation ou de menaces. À présent, l’ordre contrôlait des tribus entières, oppressant les fidèles de la Déesse. Le défunt Roi avait été un monarque juste, avant de tomber sous la coupe des sectateurs de l’Œil Rouge.

À la mort d’Oba Ragor, le prince héritier n’avait pas hésité : il avait rassemblé les gardes encore sûrs et enlevé la dépouille de son père. La Déesse seule savait ce dont les mécréants de l’Œil Rouge s’étaient rendus coupables, embaumeurs impies et férus de sciences occultes. Prolongeant ses jours dans une dépendance indigne, ils avaient maintenu le souverain malade dans une vie contrefaite, au mépris des appels de la Déesse aux trois visages. Mais désormais la dépouille du souverain, réchappée des griffes des nécromanciens, revenait au sein de la Déesse-Mère. Oba-Indu Uku, son fils, en était rasséréné, malgré sa douleur.

Avant d’entamer la dernière montée, il jeta un regard vers son fils et son épouse. Le petit larmoyait malgré son courage, serrant bien fort la main de sa maman, qui adressa un timide sourire d’encouragement à son époux.

Les hommes ahanèrent en hissant leur charge sur l’épaule. Dignes et sévères, les nomades atteignirent le puit des âmes.

La crypte des Barcides fut ouverte. Le visage de la Déesse, sculpté loin au-dessus, semblait verser des larmes d’ombre sous le soleil d’airain. Les vivants s’assemblèrent devant la porte, dans le recueillement d’un profond silence.

Alors un grondement s’éleva autour d’eux : une plainte longue et syncopée, un gargouillis hideux coupé de stridulations hystériques.

Les tempes soudain douloureuses de battements frénétiques, les hommes firent cercle autour de la famille royale, tirant le glaive d’une main tremblante.

Des créatures de cauchemar surgirent des caveaux alentours. Une horde de hyènes se coula entre les tombes, poussée par un imposant personnage en mante longue. Enormes, difformes, elles répandaient une puanteur insoutenable.

Le dignitaire de l’ordre maudit s’avança, bâton en avant, la face bouffie d’orgueil. Un œil rouge, sans paupières, flamboyait sur sa livrée sombre.
– Rendez-nous le roi et prosternez-vous devant sa volonté, ordonna-t-il d’une voix d’outre-monde. Car ce jour est celui de sa renaissance sous le regard de l’Œil tout-puissant !
– Tu te tiens sur le Tell de la Déesse ! Implore Son pardon pour tes menées impies ! Ordonna le prince Inku.
– Oba Ragor a consacré sa vie à la vérité. Au seuil de son Renouveau, vous prétendriez le priver des fruits de sa fidélité au Grand Œil ? Mort aux mécréants !
– Laquais du mensonge !

En réponse, la face rubiconde du sectateur grimaça un sourire carnassier à l’attention du prince. Une hyène obèse, à la gueule écumante de pus, s’élança vers la victime désignée, claudiquant sur ses pattes torses.

Un garde s’interposa, portant un furieux coup de sabre sur la face répugnante.
Le monstre happa l’arme et le bras.
Puis la tête.
Puis il emmena le reste en clopinant, trainant le cadavre derrière une tombe pour le dévorer.

Les défenseurs restèrent figés d’horreur. La princesse et son fils se terraient, enlacés près du cercueil, les yeux exorbités et les membres tremblants.
– Arrière, séides de la Charogne !

Un déferlement cacophonique de ricanements obscènes accueillit la pauvre tentative de convoquer quelque courage.

Les deux derniers gardes qui en étaient encore capables se rangèrent à ses côtés et reprirent le serment, raidissant leur volonté.
Le maître des molosses éleva son bâton ; les bêtes chargèrent.

Le prince plongea sous la gueule de son assaillant, parant l’attaque de son bouclier et transperçant la gorge d’une feinte habile.

Une autre hyène, ivre de sang, se jeta sur le capitaine des gardes, le manqua et s’effondra sur lui. Ruisselant du sang du monstre abattu, le capitaine se releva en titubant. En défi aux monstruosités grotesques qui lorgnaient déjà avec envie les tripes nauséabondes, il leva son sabre et hurla :
– Pour l’honneur d’Oba Inku !

Le sourire mauvais s’élargit aux lèvres du maître de la meute. Ainsi, l’officier reconnaissait le prince comme roi ? Pour l’honneur ? Soit ! Un baroud d’honneur, ils l’avaient bien mérité !

Le sectateur tourna son regard cruel sur le nouveau Roi et leva vers lui un doigt accusateur.
L’attaque s’acharna, encore et encore. La garde finit par être submergée, le nouvel Oba et sa courageuse Obaya périrent, tous deux les armes à la main.
Le sectateur de l’œil dispersa ses hyènes et ouvrit le cercueil. Il allait pouvoir commencer…
– Mais… Où est l’enfant ? hurla-t-il, ivre de rage.

Loin dans la plaine, s’éloignait vivement un vieillard, dissimulé dans l’ombre des ravins de cendre.

Taïnyota se réveilla en sursaut. On ne l’y reprendrait plus, à dormir sur une tombe…
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#15
Des ergs ocre barraient l’horizon des étendues stériles, semées de roches brisées et inondées de lumière.

Soudain le silence brûlant céda à la vie. Une brèche surgit presque sous les pas du cheval. Une gorge profonde sinuait là, écrin d’émeraude et de fraîche pénombre : l’Oued cachée, l’oasis de Khenara, que les nomades nommaient aussi le Sourire de la Déesse, en raison de la forme de lèvres que prenait son canyon.

Le cavalier mit pied à terre, entrouvrant la visière de sa chèche pour observer le gouffre et y dénicher un chemin. Aucun garde ne veillait au sommet : le désert suffisait à tenir les étrangers à distance. Sans même une pression des jambes de son cavalier, la monture découvrit d’instinct le sentier et s’engagea dans la descente à flanc de rocher, sous le regard suspicieux d’un fennec aux larges oreilles.

Dans l’ombre des falaises, épargnées par les tempêtes du désert, montait un murmure de renouveau. Des palmiers dattiers majestueux élevaient leurs couronnes au-dessus des arbres fruitiers. Des maisonnettes de terre cuite émergeaient çà et là des massifs d’acacias et de tamaris, leurs racines profondément ancrées dans le limon du canyon. Des buissons de lauriers, piqués de roses et de blancs éclatants, bordaient le ruisseau qui zinzinulait sa mélodie apaisante. Les larmes précieuses de la Déesse serpentaient entre rochers éboulés, moulins et jardins, sautant de bassins en canaux.

Des effluves de menthe et de citronniers accueillirent le voyageur sous le ramage enjôleur des rolliers et des huppes. Une arche de pierre, sculptée par les siècles, enjambait le sentier. Le cavalier démonta : seuls les conquérants passaient à cheval la porte des cités.

Il s’aventura dans les méandres du village, de ruelles en ponceaux. La lumière du soleil, filtrée par les feuillages, dansait sur l’eau en volutes gracieuses. Les marchands jaugeaient sans retenue ce vagabond aux airs de seigneur, à la tenue maculée des cendres du désert, supputant les richesses cachées d’un Oloye en exil. Des jeunes femmes, au sortir du bain rituel, lui jetaient des œillades ourlées de kohl. Les guerriers saluaient d’un air grave, la main sur la poitrine, hochant la tête au passage de l’étalon.

Plus bas dans la vallée, les jardins et les cultures maraichères, protégées d’épineux, faisaient place aux pâturages des chèvres et des dromadaires. Quelques tentes aux motifs colorés se dressaient là, autour d’un grand bâtiment hérissé de pinacles rouges et adossé à la falaise. Le cœur du sanctuaire.

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#16
L’oued coulait mollement, veine vitale serpentant à travers l'aridité. À ses rives, un groupe de paysans s'affairait, tentant de préparer la terre pour une nouvelle récolte d'orge. Leurs visages, burinés par le soleil, reflétaient une fatigue matinée de fatalisme.

Taïnyota et les paysans maniaient la bêche, retaillaient les sillons acheminant l'eau précieuse, irriguant chaque parcelle de terre sablonneuse. Le chevalier, habitué aux champs de bataille, découvrait une nouvelle forme de combat : celui contre la terre stérile et le climat impitoyable.

D’ordinaire, les cavaliers, seigneurs de ces terres arides, s’estimaient trop au-dessus de la terre. Mais Taïnyota devait payer pour la nourriture et les soins reçus, et les paysans n’avaient pas demandé d’explications.

Au fur et à mesure que le soleil déclinait à l'horizon, le champ prenait vie sous leurs mains laborieuses. Les graines d'orge furent plantées, les vannes ouvertes, les gerboises pourchassées.

Après des heures à peiner côte à côte, les paysans remercièrent l’étranger :
– Puissiez-vous revenir pour la récolte, chevalier, dit une vieille femme en partageant son morceau de pain frais.

Elle semblait très pauvre, mais il eût été indécent de refuser. Alors Taïnyota accepta, partageant en échange la poignée d’olives glanées au fond d’une jarre, au marché du matin.
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#17
Aux heures les plus chaudes, nomades et paysans se retiraient à l’abri des canisses et des tentes.

Alors Taïnyota visitait Farasi, renouvelait son eau et soignait son compagnon. À l’ombre des palmiers, il étendait son hamac et se prenait à rêver.

Etendu sous les frondaisons d’une vallée perdue, il contemplait un visage radieux abaisser sur lui son regard semé d’étoiles. La jeune femme lui parlait doucement. Le jeune homme buvait les paroles de son égérie, qui caressait ses cheveux avec la tendresse d’une mère.
– Vos yeux brillent des flammes de l’amour et de l’honneur, Dúnadan, vives et fugaces comme seules peuvent les concevoir le cœur d’un mortel. Le temps révélera si ces brandons sauront perdurer, chuchotait la voix.

La même question, toujours, revenait dans le regard de l’exilé.

Et la même réponse nourrissait de doute le cœur épris :
– Je vous contemple comme sous la Clarté des Deux Arbres de Valinor : avec affection pour l’enfant que vous me paraissez toujours et l’émoi d’une femme pour les hommages précoces de votre vaillance.

Puis le souvenir doux-amer, un sourire encourageant aux lèvres, quittait le Dúnadan. Taïnyota retournait auprès de ses compagnons d’un jour, observant, écoutant et apprenant.
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#18
Bôzisha-Dar, capitale des Obas du Bôzisha-Mîraz
Le soleil s’était abîmé derrière la Mer de Dunes. La lune pointait à peine sa fine corne blanche.

La cité s’illuminait d’une douce lueur argentée. Les ruelles étroites serpentaient vers la colline sacrée, semées de poussière d’or par les lanternes suspendues aux balcons ouvragés. Les façades des caravansérails étalaient leurs splendeurs. Les tours du sanctuaire de la Déesse Jeune se dressaient fièrement, majestueuses sous le ciel étoilé, dominant la colline de l’éternelle jouvence, dans le bruissement de la brise sur la palmeraie.

Les places publiques ronronnaient du murmure des conversations nocturnes, dans le parfum envoûtant du jasmin, souffle de la Déesse. Pèlerins et marchands chuchotaient à la fraîche autour d’un samovar, à la terrasse des auberges ou au seuil des tentes montées dans les jardins. Les discussions allaient bon train.

Car le Doyen de toutes les tribus était revenu. Après des années d’errance, il était réapparu, plus vieux et plus prolixe que jamais, des contes fabuleux et d’étranges nouvelles à la bouche. Et il l’avait affirmé : le prince et son épouse étaient morts !

Les nomades s’interrogeaient, les fidèles s’inquiétaient, les marchands tendaient l’oreille. Les sectateurs de l’Œil Rouge, contrairement à leurs habitudes, observaient une réserve prudente. L’on racontait que la dépouille du vieux Roi, que se disputaient l’Œil et le Sanctuaire de la Déesse, avait disparu dans des conditions troubles. Savants et présomptueux confrontaient hypothèses hasardeuses et sombres pronostics. L’avènement de l’Œil était-il advenu ? N’avait-il pas été annoncé ? Qu’était devenu le petit prince ? Ne fallait-il par rappeler d’exil la fille du Vieux Roi ? Que penser des exactions des Variags ? Qui allait gouverner le sanctuaire à présent ?

Mais Incânus avait disparu à nouveau. Son œil d’aigle avait jugé le temps mûr et il était reparti.

Son départ avait plongé la cité de la Déesse Jeune dans l’attente. Comme une femme enceinte, elle écoutait son pouls, elle auscultait son corps, elle scrutait sa gestation, retenant presque sa respiration, attentive au moindre signe du destin.
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#19
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Et le signe était venu.

À la porte du couchant, une rumeur avait germé :

Le cortège d’un Prince avait demandé passage.

Sa suite était nombreuse et magnifiquement harnachée.

Et sa présence renouvellerait la cité.

Un espoir insensé, irrationnel se répandit par les ruelles. Le bouche-à-oreille enflamma la cité enfiévrée. Les rues et les places se remplirent d’une foule excitée.

Enfin, au lever de la lune, on les aperçut !

En tête de la procession, le Doyen de toutes les tribus arpentait le pavé, jetant des regards sévères. Le peuple s’écarta pour le laisser passer. L’air solennel du vieillard augurait des merveilles…

Des enfants le suivaient, semant des pétales de fleurs colorées. Des hérauts du Bellakar, chamarrés de soie et d’or, marchaient derrière eux, s’arrêtant sur chaque place pour lancer un appel de leurs trompes d’argent.

Alors parut Oba-Inda Luuma, la princesse tombée en disgrâce !

Son apparition fit lever des clameurs. Revenue de son exil, elle gravit la colline sacrée sous les acclamations enthousiastes de la foule. Le peuple, rassemblé en grand nombre, se pressait pour apercevoir celle qui incarnait désormais l'espoir et le renouveau.

Ainsi, ce qui s’était dit était vrai : le prince Oba-Indu était mort. Les ruelles se remplirent de pleurs pour cette perte, et de cris de joie et de chants de louange pour la princesse qui, vêtue de sa tunique immaculée, chevauchait avec la grâce des princes de sa lignée, habitée par la gravité de l’instant. Sur son front scintillaient trois perles, parure en l’honneur de la Déesse.

Ô comble de félicité, la princesse portait devant elle un enfant : Oba-Wu-Indu Dayan, petit-fils du Vieux roi Oba Ragor. Le Doyen de toutes les tribus était allé arracher l’héritier des Barcides des griffes même de la mort ! En cette heure terrible où avait semblé sombrer la dynastie de leurs rois, la princesse leur revenait, protectrice de l’avenir de la lignée.

À leur côté, en grand arroi, chevauchait Kibir, l’Oloye du Bellakar, vêtu comme un pèlerin, de noble prestance. À sa suite s’avançait une compagnie des gardes de son pays, armés en guerre.

La Déesse semblait sourire aux destinées de cette caravane miraculeuse.

Les familles murmuraient des prières avec ferveur, mesurant le symbole et l’ampleur de l’hommage du Prince Kibir, à travers ce pèlerinage.

La procession, portée par la liesse populaire, atteignit le seuil du sanctuaire.

Des partisans de l’Œil étaient massés devant le portail, comme pour faire obstacle aux pèlerins. Graves, le regard mauvais et plein de fiel, les dignitaires observaient les événements.

Lorsque le Doyen de toutes les tribus parut, il éleva son bâton de marche, l’air parut se libérer, la lumière se vivifier, comme si se retirait une chape de pénombre. Les robes sombres de l’Œil fléchirent.
Une clameur s’éleva dans la foule et leurs ventres bedonnants, leurs robes richement décorées, leurs toques de soie précieuse durent céder passage. Leur influence, pourtant forte, ne leur avais jamais permis d’investir le sanctuaire et de le tourner aux fins de l’œil, malgré le soutien du Vieux Roi. À présent la liesse populaire démontrait combien cette emprise était basée sur la crainte.

Disciplinés et graves dans leur revers, il se retirèrent en silence, jetant des regards vers la foule. Il s’y trouvait quelques fidèles. L’Œil n’était jamais en repos : ils reviendraient. Leur cohorte descendit la colline dans un silence oppressant, et les terribles sectateurs rejoignirent les tentes des nomades Variags.

Au sommet du Tell de la déesse Jeune, Oba-Inda Luuma démonta sa haquenée. Un silence respectueux s'installa, souligné seulement par le souffle léger de la Déesse. La princesse accueillit dans ses bras son neveu et se tourna vers la foule. Lui présentant Oba-Wu-Indu Dayan, elle leva le bras en signe de bénédiction.
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#20
Oasis de Khenara
La jeune fille visitait souvent les rêves de Taïnyota.
– Parcourez le vaste monde, qui pour vous est encore jeune ! Qui sait, peut-être cueillerez-vous des fleurs inconnues au bord de votre route ? Si ce n’était pour l’ombre qui se répand à nouveau en Terre du Milieu, je vous envierais.

Taïnyota se réveilla au chant harmonieux des passereaux dans la palmeraie.
Le visage d’une beauté parfaite, mi-grave mi-moqueur, lui murmura encore, dans un demi-sommeil :
– Puisse la constance de votre engagement et de votre bravoure nous éclairer sur les sentiments que nous nourrirons l’un pour l’autre. Laissons faire le temps, votre vaillance et ma foi !

Un appel haut et clair retentit dans le ciel encore pâle : les servantes de la Déesse appelaient aux ablutions du Matin.
Taïnyota se plia avec grâce à cette saine coutume : rien ne vaut de l’eau fraîche au lever pour affronter la touffeur d’une journée de travail !
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#21
Le soleil dardait son feu sur la nuque de Taïnyota, arc-bouté sur un chenal d’irrigation. Il martelait avec ardeur des poteaux de soutien. Les tuyaux de céramiques blanches et bleues, arrimées à flanc de colline, dans la roche friable, nécessitaient une maintenance permanente. Le chevalier, en sueur, se releva, hélant ses compagnons de labeur :
– Cette section nécessite de hisser une pièce de soutien, que nous pourrions sceller ici… et puis là… !

Le maître de chantier, d’un air grave, opina du turban, mais les ouvriers s’écrièrent :
– La Déesse te rende tes bienfaits, Ô étranger qui nous apportes ta science et ton aide ! Mais ce que tu demandes est impossible ! Nous ne pouvons hisser aussi haut un madrier, à la seule force de nos bras, à flanc de falaise !
– Tu dis vrai, répondit Taïnyota, d’un air pensif, mais il doit y avoir un autre moyen…

Quelques heures plus tard, l’équipe avait traîné une poutre de bambou au sommet de la falaise, en faisant le tour par l’extrémité de la vallée. Farasi avait assuré l’essentiel de l’ouvrage et à présent, c’était lui également qui actionnait le palan descendant la pièce de soutien vers les ouvriers arrimés à flanc de rocher.

Lorsque la canalisation fut rétablie, l’équipe se réunit autour d’un vaste plateau de cuivre, débordant de lentilles et de légumes, piochant à même le plat de trois doigts, partageant la joie du repos après la tâche accomplie en commun.
– J’ignore d’où te vient ce savoir en architecture, Ô Taïnyota, mais nous te remercions pour ton aide !
Le maître de chantier ajouta, en mesurant ses mots et d’un ton plus prudent :
– Pourtant j’aimerais comprendre – La Déesse me pardonne si j’offense en toi l’étranger accueilli sous notre toit ! Tous ici nous connaissons et respectons l’art noble du dressage et de la monte. Aussi nous ne comprenons pas qu’un si fier coursier et un tel cavalier s’abaissent à de si basses besognes !

Le chevalier, un peu désarçonné par la question, vit les visages de ses compagnons se tourner vers lui. Il prit le temps de déglutir et d’essuyer ses doigts sur sa galette de pain, comme il avait vu la tablée le faire.
– À quoi sert de défendre sa famille et sa tribu, si l’on omet d’entretenir ou d’embellir l’oasis où elles vivent ?

Cette conception naïve et charmante fut accueillie avec indulgence, mais elle heurtait les valeurs des hôtes : la noblesse, sous les cieux indigo du Harad, se mesurait au courage en selle ; la richesse, à la taille des troupeaux ; la renommée, aux victoires de l’écurie de la tribu ; la magnanimité seulement, aux œuvres qui ornaient l’oasis. Taïnyota se promit plus de retenue à l’avenir.

Mais un sourire bienveillant flottait sur le visage ridé et pensif du maître de chantier. Il conclut d’un air fataliste, resservant à la ronde le thé brûlant :
– Il n’est pas nécessaire de comprendre toutes les extravagances du Monde pour en apprécier les bontés ! Bénie soit la Déesse de t’avoir envoyé à nous, avec tes idées étranges et ta générosité !
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#22
Taïnyota s’éveilla en sursaut. Quelque chose clochait.

Il se redressa sur sa natte de palmes. Ses compagnons de fortune reposaient, dans le demi-jour tiède de la tente silencieuse. L’aube se levait sur un silence inhabituel : les fennecs ne glapissaient pas aux abords du ruisseau. Les aigrettes ne claquaient pas du bec pour leur parade matinale. Les passereaux ne piaillaient point. Aucun bruit. Pas même l’appel aux oraisons à la Déesse…

Voilà ce qui clochait…

En hâte, Taïnyota se vêtit, ceignit son baudrier et sortit. Il fit quelques pas sur l’esplanade déserte, humant l’air lourd. Lourd d’une attente.
Personne devant le sanctuaire. Personne au bassin sacré. Il poussa jusqu’à l’enclos aux chevaux. Farasi avait disparu !
Les chevaux restants s’étaient rassemblés dans un coin, serrés autour de la vieille jument, et tous scrutaient dans la même direction, les oreilles pointées et l’air nerveux.

Soudain, un tourbillon de poussière annonça l'arrivée des pillards. Ils chevauchaient vers le campement en hurlant comme des démons, leurs sabres scintillant sous le soleil naissant. Les cavaliers déferlèrent comme la tempête du désert : ardents, aveugles, tourbillonnants et frappant de tous côtés à la fois.

Les assaillants avaient cerné le canyon dans la nuit, bloqué les sentes escarpées menant au plateau et chargé depuis l’extrémité de la vallée.

Ces razzias se perpétuaient depuis la nuit des temps. Les Variags du Khand emportaient la palme de la terreur, impitoyables aux hommes et cruels aux femmes. Le vol, le viol et le meurtre, érigés en principe d’honneur par le cycle immuable des rapines et expéditions punitives, cimentaient ces tribus depuis qu’elles avaient dépassé leurs rivalités, pour forger une puissante confédération.

Mais cette fois, les victimes avaient perçu un changement, une inflexion dans la violence : le cœur en rage, le regard fanatique… et l’étendard du Grand Œil en tête des escadrons.

Le poison de la foi s’était insinué dans les rangs des pillards Variags. La parole de l’Œil Rouge, dont le Seigneur s’était à nouveau levé au Mordor pour dominer l’univers et guider les hommes.

Les cris des pauvres gens retentirent, mêlés au tonnerre des sabots et au fracas des tentes qui s'effondraient sous la charge impitoyable. Les quelques braves qui parvinrent à saisir leurs armes et s’en extirper, furent massacrés. Les Variags envahirent l’oasis avec une brutalité expéditive acquise au fil des siècles de guerre, avec un raffinement dans la violence élevé au rang d’art de vivre.
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#23
D’un moulinet de son épée, Taïnyota faucha un cavalier qui passait près de lui puis entreprit de dégager les occupants de la tente que le brigand venait d’abattre. Dans la fureur et la poussière, il tint conseil avec le chef de famille :
– Quelle place forte peut être tenue contre ces criminels ?
– Le sanctuaire : là nous pouvons nous barricader !
– Allons y établir une défense !

Sous la conduite de l’Oloye, les jeunes gens prirent aux agonisants les armes qu’ils purent trouver et le groupe partit, repoussant de proche en proche un maraudeur, les bras déjà chargés de butin, ou recueillant une rescapée, les jambes encombrées de marmots.

Mais une troupe de cavaliers s’avisa du groupe de fuyards en terrain découvert. Les brigands s’alignèrent et chargèrent. Un massacre s’annonçait.

Soudain une flamme brune intercepta le cavalier de tête : un étalon, qui se cabra, décocha au capitaine un coup de sabot antérieur. Le spadassin tomba, tué sur le coup. Ses compagnons, tant pour venger leur chef que pour s’approprier une si magnifique monture, se détournèrent des rescapés pour s’emparer de ce nouveau butin.
Le pur-sang n’avait pas été harnaché et se débattait avec fureur. Un imprudent qui sauta sur son dos se retrouva catapulté dans une haie de cactus. Deux autres furent désarçonnés et piétinés sans pitié.
– Farasi ! Fuis ! Redescends la vallée ! ordonna Taïnyota en joignant le geste à l’injonction.

L’étalon, poussant un hennissement puissant, comme adressé à son maître, lança une ruade, fracassant le casque et le crâne d’un grand Variag qui manœuvrait deux chevaux pour l’immobiliser. Il se lança dans les nuées de poussière, entraînant les pillards à sa suite.

La troupe de fuyards se rassembla à nouveau et reprit son chemin.

Enfin le bassin du puit sacré apparut dans la fumée. Le chevalier saisit un tronçon de lance brisée, fiché dans le corps d’une femme, et chargea un cavalier occupé à desceller la statue chryséléphantine de la Déesse Jeune. Le brigand s’avisa trop tard de son adversaire : il manquait d’élan et d’envergure. La lance le perça sous l’aisselle, un flot de sang jaillit et l’homme s’effondra barbe la première aux pieds d’une autre statue de la Déesse, celle qui accueille les morts en son sein.

Le groupe de fugitifs rejoignit l’entrée du sanctuaire. L’Oloye ordonna d’évacuer les non-combattants vers les cours intérieures, fit chercher des pierres pour barricader l’entrée et posta des tireurs aux ouvertures. Avec Taïnyota, ils s’attelèrent à fermer les portes, arc-boutant leur hargne dans l’effort.
Mais les Variags avaient fait place nette sur l’esplanade et atteint le perron du sanctuaire. Ils démontèrent d’un bond et se ruèrent vers la porte, cimeterre au poing.

L’asile séculaire, le ventre nourricier de la Déesse allait être investi, les faïences brisées, le voile sacré déchiré en lambeaux. Les guerriers seraient éventrés, les femmes violées, les jeunes gens emmenés en esclavage. Et l’oasis blessée, annexée par le vassal du Mordor, arborerait l’Œil Rouge, nouvelle étape dans l’inexorable expansion.

Taïnyota et l’Oloye sortirent pour s’interposer. Dans les tourbillons de poussière aveuglante, avec le goût amer de l’acier dans la bouche, ils imposèrent le prix du sang à quiconque approchait.

Des dizaines de rescapés les remplacèrent derrière les portes. Les énormes vantaux se refermaient, lourds et lents, mus par des paires de bras grêles, plutôt faits pour accomplir les rituels. Jamais la porte du sanctuaire n’était fermée, ce n’était pas là sa fonction. La Déesse forçait sa nature.
Enfin le premier vantail fut scellé. On appela les héros qui gardaient l’entrée.
Mais ils étaient serrés de trop près.

Les regards de l’Oloye et de Taïnyota se croisèrent. Sans un mot, les deux guerriers se comprirent : les réfugiés devaient être sauvés. Le nomade se glissa entre les portes et s’arc-bouta pour fermer le dernier vantail, tandis que le chevalier taillait les membres et broyait les têtes qui osaient l’affronter.

L’assaut se suspendit un instant : Taïnyota était seul à présent, ses opposants supputant leurs chances.

Puis les soudards s’élancèrent, dans le désordre, l’orgueil et la couardise propres aux troupes de pillards.

Soutenu de temps à autres par une flèche dardée sur ses ennemis, depuis les ouvertures du sanctuaire, Taïnyota résista longtemps. Un assaillant après l’autre essayait de terrasser le champion, payant sa tentative de sa vie. Une hécatombe de brigands gisait en demi-cercle sanglant autour du chevalier, dressé devant la haute porte.

Mais le Cadir des Variags vint à passer avec sa garde rapprochée. Il rameutait ses troupes et se rendait compte de l’échec de son attaque. La surprise aurait du tout balayer. Au lieu de cela, une place imprenable sans machine de guerre s’était barricadée et des phalanges armées de lances étaient en train de s’organiser dans le village, plus haut dans la gorge. Il avait perdu trop d’hommes. La situation n’était plus sûre. Il fallait déguerpir avec le butin. Mais avant…
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#24
Les enclos avaient été brisés, les chevaux et dromadaires enlevés, les chèvres poussées devant les brigands. Quelques nomades, quelques habitants de l’oasis avançaient enchaînés, promis à une vie d’esclave.

Les brigands étaient repartis aussi vite qu'ils étaient venus, laissant derrière eux un paysage de désolation, mais un sanctuaire invaincu où perdurerait l’espoir et avait germé une haine implacable pour le Grand Œil.

Les plantes de ses pieds n’étaient plus qu’une croûte mêlant son sang et le sable. Taïnyota, les mains entravées, était tiré par le Cadir des Variags lui-même.
– Tu nous as coûté cher, Etranger ! Par le Grand Œil, deux douzaines de guerriers abattus ! Mais qu’importe ! Tu vas me rapporter bien plus ! Et je savourerai ton agonie pour la plus grande gloire de l’Œil qui ne dort jamais !
.oOo.
A suivre...
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#25
Palais de l’Oba, Bôzisha-Dar
Le matin doré illuminait les riches vitraux du palais, projetant sur les murs des reflets d’ondes marines. Les tapis incrustés de lapis étendus sur le marbre blanc répondaient aux candélabres chargés de milliers de lanternes turquoise. Cette féérie de lueurs se reflétait dans la galerie des glaces du palais, qui donnait sur la baie.

L’immensité majestueuse de la salle, la symétrie grandiose des colonnades, la splendeur des niches ornées des richesses des provinces, exprimaient toute la puissance du Raj. Ou du moins sa gloire passée. Car si les marchands étaient encore nombreux à faire étape à Bôzisha-Dar, l’instabilité politique récente avaient laissé des traces sur l’unité du royaume, l’état des finances et la confiance des habitants.

Aussi les représentants des provinces étaient-ils accourus nombreux, nobles ou prévôts, prêtresses ou guérisseuses, guerriers ou magistrats. Tous se pressaient à la cour, conseillers, fonctionnaires, émissaires étrangers patientant, murmurant entre eux, tous conscients des enjeux du jour.

Un dais de soie bleu sombre surplombait une tribune de marbre, supportant un trône double. Les sièges brillaient d’aigue-marine et d’incrustations d’argent.

Ici avait siégé Oba Ragor, le Vieux Roi, pendant quarante ans, durant lesquels le Grand Œil avait renforcé son influence avec opiniâtreté.
Ici avait siégé son fils Oba-Indu Uku, si brièvement qu’il n’avait pas porté le titre.
Ici ne siégerait pas Obaya Luuma : elle avait décidé de n’occuper que le siège du régent : un petit banc de marbre, au pied du piédestal royal. Ainsi entendait-elle souligner qu’elle ne régnerait que provisoirement, au nom de son neveu, en attendant la majorité de l’enfant.

La Régente fit son entrée avec une grâce souveraine, vêtue d’une robe en soie d’un bleu profond, brodée de motifs argentés. Sa couronne d’argent martelé, sobre mais éclatante, symbolisait la force et la sagesse de sa lignée.

Un silence solennel s’imposa dans l’immense salle. Objet de tous les regards, Luuma s’assit avec lenteur, digne et attentive, marquant son autorité par ce rythme qu’elle imposait à la cérémonie.

Les conseillers et hauts fonctionnaires flanquaient le trône. Les ambassadeurs attendaient de prendre la parole, debout sous son regard scrutateur. Sa silhouette fine suggérait la fragilité, mais son port de reine, la suprême maîtrise de ses gestes et le regard acéré qu’elle portait sur la cour rappelaient sa détermination.

La princesse prit une profonde inspiration avant de rompre le silence. Sa voix s’éleva ferme et forte dans la grande salle :
– Au nom de mon neveu l’Oba-Wu-Indu Dayan, je vous souhaite la bienvenue au royaume du Bôzisha-Mîraz. Vous êtes venus ici comme ambassadeurs, mais nous vous recevons aussi comme invités de notre peuple. Puisse ce jour marquer un tournant dans les relations entre nos royaumes ! J'espère qu'il témoignera de notre volonté commune de bâtir des liens solides et durables.
.oOo.
A suivre...
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#26
Moi qui suis resté si longtemps éloigné de Tolkiendil pour de nombreuses et pauvres raisons, voilà que le bon sort et l'imperieuse nécessité de payer ma cotisation à l'œuvre associative m'ont conduit sur les sentiers bénis de la déesse ! Et quelle joie que d'y croiser de nouveau la plume de ce cher Chiara !
C'est loin des pierres brûlantes du désert, mais confortablement installé devant la généreuse chaleur de mon poêle, dans l'attente du lever glacial, que je savoure de nouveau ta prose.
Bien que je me sente perdu, comme un errant dans ce lieu où les étoiles sont étranges, j'entrevois au loin, comme en songe, la cime du Meneltarma !
Plus ma lecture avance, et plus mon amour pour Tolkien retrouve son ardeur. Il est vrai que ces derniers temps, j'étais très engagé dans le Reylo, et accaparé par un thème auquel fait écho tes passages où le héros participe aux "humbles" travaux paysans.
Je me suis lancé dans l'écriture d'un roman anticipation/utopie/écolo/spirituel. Monde en crise, noblesse et humilité, bonheur au cœur du malheur.
Je ne distingue pas encore dans ton récit le thème de Noël, à moins que ce soit juste "cadeau pour Noël". Le début me semblait confus et hermétique, à tel point qu'à l'intervention d'Irwin j'ai cru que le récit était achevé !
Mais plus j'avance dans la lecture, plus le plaisir augmente.
Et l'intégration dans l'œuvre de Tolkien devient plus évidente paragraphe après paragraphe. L'écriture est excellente, comme toujours ! Comme je le disais, je ne connais que très peu ce monde du désert (j'ai seulement lu ado "les secrets de la mer rouge" de H de Monfreid), mais tu me fais entrer dans une belle intimité avec ce peuple, simple et rustique (ça rejoint le côté écolo de mon texte), avec toute la problématique spirituelle (tradition, Œil, spi des Valar).
Ça me fait penser aussi à ce que vit un de mes collègues, que j'aime beaucoup, marié à une Berbère marocaine.
Merci donc pour ce texte que je vais suivre, bonne année à toi, que la Déesse te soit favorable et qu'une étoile brille sur l'heure de notre rencontre. Enfin "j'espère que Noël t'as apporté repos et délassement; j'ai bien pensé à toi lors de la communion" [d'après L243]
La lumière n'indique pas le bout du tunnel, c'est la lanterne de celui qui comme toi, cherche à sortir.
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#27
Merci beaucoup, Sam Sanglebuc, et bonne année à toi aussi !
Il faudra que tu me parles un peu de ton roman !

Je ne connais le désert qu'à travers les livres (Saint-Exupéry, Kessel, René Caillé). Les véritables "pratiquants" trouveront certainement à redire...
.oOo.

Les ambassadeurs s’inclinèrent tour à tour pour saluer la princesse et présenter les vœux et requêtes de leurs souverains. Et les rodomontades éhontées succédèrent aux promesses creuses. Et les protestations d’amitié sans engagement aucun, aux menaces ointes de miel.
Quelques serments de bonne volonté, ne coutant guère à leurs auteurs, semblèrent, tout bien pesé, plus profitables.
Tous furent remerciés pour leur ambassade, la Régente rappelant inlassablement les principes de sa magistrature :
– Notre royaume ne sera ni une simple pièce à déplacer sur l’échiquier des puissants, ni un allié par opportunisme. Nous avons à cœur l’indépendance et la liberté de notre peuple et c’est sur ces principes que nos choix seront fondés.

Un commerçant du Gondor, consul des marchands pour toutes les provinces côtières au nord du Harondor, souhaita humblement prospérité à la nouvelle régente

L’amiral mandaté par l’oligarchie des havres d’Umbar, sanglé dans son armure, proposa une alliance thalassocratique, qui aurait peu ou prou reconstitué l’empire maritime de feu Númenor.

Les nains des Monts du Geshaan, eux aussi, avaient envoyé un représentant : sa toison, ses moustaches et sa barbe rousses étaient si fournies, qu’on ne voyait pas ses traits, même si l’on distinguait les charbons ardents de ses yeux, profondément enchâssés sous ses sourcils broussailleux. Le Khazâd se borna à réitérer les engagements de livraison de minerai, que l’Obaya accepta de bonne grâce.

Le plaidoyer du prince Kibir, plénipotentiaire du Bellakar, fut le plus chaleureux. Il s’exprimait d’une voix claire, passionnée, une inflexion d’affection pointait parfois dans ses paroles :
– Obaya Luuma, régente au nom de l’Oba-Wu-Indu Dayan ! Pour moi qui eus l’honneur de vous offrir asile lorsque le destin vous eut éloignée de vos terres, vous voir dans ce palais serait une joie, si ce n’étaient les circonstances tragiques qui vous appellent à gouverner. Depuis que mon père vous eut accueillie, je vis en vous non seulement une souveraine digne de ce nom, mais une amie fidèle et une alliée précieuse. Si mes paroles doivent résonner aujourd’hui comme un vœu personnel, elles sont avant tout un appel à la coopération et à l’unité.

L’Oloye Kibir marqua une pause avant de continuer, le ton plus solennel.
– Je vous propose une alliance fondée sur des intérêts économiques communs. Les routes commerciales reliant nos royaumes, tant terrestres que maritimes, apportent une grande prospérité. En unissant nos forces, nous serions à même de contrôler le commerce des épices vers le nord, des textiles et des minerais précieux vers les régions orientales. Mais cette union pourrait aussi offrir une sécurité mutuelle, garantir la stabilité de nos royaumes face aux menaces extérieures. Et si vous l’acceptez, je serais honoré d’engager une alliance plus personnelle, par un mariage qui renforcerait les liens de nos pays bien-aimés.
Le regard plein de chaleur, que le Prince posait alors sur la jeune femme l’écoutant avec attention, n’échappa à personne, mais l’ambassadeur s’inclina bien vite avec le plus grand respect.

Des murmures d’approbation, d’autres plus étonnés, certains fort défiants, se propagèrent dans la salle, mais l’Obaya Luuma demeura silencieuse, son visage impénétrable scrutant l’assemblée. Elle eut un hochement de tête pour remercier l’Oloye, mais elle laissa en suspens sa réponse et porta son regard sur Azor, l’ambassadeur du Grand Cadir des Variags.

Le diplomate, homme de courte taille à la barbe taillée en pointe, était flanqué d’un dignitaire de l’Œil Rouge, obèse drapé dans une longue tunique sacerdotale. Azor s’inclina sèchement puis, d’un ton impérieux et assuré, harangua la salle en fixant la princesse de ses yeux perçants :
– Pour qu’une union ait du sens, il nous faut rendre compte des réalités. La confédération du Khand est en pleine expansion. Nous retrouvons notre juste espace vital. Une unité nouvelle nous anime, au cœur de laquelle œuvre le Grand Œil, phare de lumière pour les âmes des hommes. Si vous vous joignez à nous, je vous promets le salut de votre peuple, des richesses infinies et une place d’honneur dans un empire voué à l’avènement de l’ordre ! Si vous ne vous ralliez pas à la cause de la vérité que seul entrevoit le Grand Œil, votre erreur reléguera votre peuple à l’oubli. Unissons nos forces pour éliminer toute opposition mécréante!

Un frisson parcourut l'assemblée. La ferveur agressive des sectateurs de l’Œil n'était un secret pour personne, mais jamais la menace n’avait été formulée aussi clairement. Les regards se tournèrent vers l’Obaya, attendant sa réaction.
Mais l’ambassadeur du Khand reprit, avec aux lèvres, un rictus de loup :
– Et si la perspective d’un mariage peut être agréable à votre majesté, le Grand Cadir serait tout disposé à vous proposer celui de ses fils qui vous agréerait

Luuma avait écouté attentivement et contenu sa colère. Elle se leva lentement, pleinement consciente de son autorité, maintenant sous son regard les ambassadeurs, qui ne purent faire autrement que s’incliner pour la saluer à nouveau.
Elle eut un coup d’œil pour l’Oloye Kibir, qui le lui rendit, puis se tourna vers le Variag et son éminence sombre :
– Cadir Azor, vos convictions et vos velléités militaires ne peuvent dicter la voie que je suivrai. L’Œil, aussi perçant soit-il, ne régnera pas sur nos terres par la force. Prenez garde que cet Œil ne vous aveugle ! La paix n’est pas dans la soumission. Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre et finira par perdre les deux.

Le silence s’abattit sur la salle. La cour avait compris que l’Œil n’en resterait pas là. Mais pour combien de temps cette paix de façade pourrait-elle être conservée ?

oOo.
A suivre...
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#28
Ah ! La romance s'invite de nouveau... pour un fan de reylo comme moi, c'est alléchant ! Cœur, raison ?
Ton récit répond à une interrogation que nous devons être nombreux et nombreuses à porter: quid des traditions ésotériques (je n'ai pas sous mes yeux la citation des CLI) mises en place par les Mages bleus ? On pourrait faire un parallèle avec des situations du monde réel (l'Oeil et la grande déesse, islam et islamisme), de manière "diffuse", ce qui fait que ça donne à ton désert un réalisme et une profondeur bienvenue.
J'ai bien aimé ton Dunadan, capable d'unifier en une seule personne le noble et l'humble, plus encore qu'Aragorn. Le voir aux travaux des champs évoque pour moi des thèmes qui me sont chers. Je travaille depuis pas mal d'années l'écologie du bâtiment, les maisons résilientes, la permaculture. Mon roman se veut une utopie, réponse à l'écologie punitive. Une source de joie, face à l'anticipation catastrophique qui nous est offerte. Mes années de vie en communauté comptent aussi beaucoup. Pour faire un parallèle avec Tolkien, l'Oeil, pour nous occidentaux, c'est une fuite en avant énergétique : les immenses progrès technologiques tiennent essentiellement à une énergie abondante et pas chère (pour le moment), au prix de la réduction en esclavage du reste de l'humanité. Le métier que j'exerce (couvreur), ma formation (spirituelle et intellectuelle), tout ça me permet de chercher (à défaut de trouver parfaitement) un équilibre heureux ! Et mon roman (qui n'en est qu'au premier chapitre) veut apporter une réponse joyeuse et courageuse aux défis d'aujourd'hui !
Au plaisir de te lire pour la suite !
La lumière n'indique pas le bout du tunnel, c'est la lanterne de celui qui comme toi, cherche à sortir.
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#29
Quartier du port, Bôzisha-Dar
Dans l'air lourd et nauséabond de la capitale, les cris de douleur et le cliquetis des armes montaient de l’arène d’entraînement. Sous une claie de palmes, tendue par un filet de métal aux mailles étroites, des gladiateurs capturés aux quatre coins du Harad s'entraînaient sans relâche.

Des esclaves épongeaient une mare de sang avec du sable, balayaient avec résignation, puis débarrassaient la cour d’un corps aux blessures top sévères pour être soignées. Les prisonniers à la détermination défaillante ou malheureux aux armes étaient laissés de côté, un bandage sommaire ou un simple garrot les maintenant en vie jusqu’à l’heure de nourrir les fauves. Ça motivait les autres.

Marhas, un grand gaillard chauve à la barbe arrogante, observait chaque paire avec attention, prodiguant coups de lattes, rappels à l’ordre et encouragements. Son visage buriné par les années de combats et d'entraînement ne laissait transparaître aucune émotion. Il discernait les capacités de chaque recrue et savait exactement comment les pousser à leurs limites.
– Toi, là-bas ! hurla-t-il en pointant du doigt un jeune scribe raflé aux confins du Syraïn. Si tu continues à te battre comme ça, tu vas finir en chair à pâtée pour les hyènes du Grand Œil !

Marhas continuait sa tournée, avec l’intransigeance d’un instructeur impitoyable et, parfois, une sollicitude trouble:
– Oh-là, tout doux, le bellâtre du Bellakar ! Frappe là et là : ça saigne mais ce n’est pas dangereux. Fais un peu durer le combat, tes fans voudront du spectacle ! Tu veux connaître la célébrité ! Alors un peu de tenue, un peu de panache ! Bombe-moi ce torse ! Avec ta jolie petite gueule, tu vas t’attirer les faveurs des dames de la haute société… si tu restes en vie assez longtemps !
Le jeune homme, les yeux brillants d'orgueil, redoubla d'efforts, sa chorégraphie devenant plus fluide, plus théâtrale.

Le maitre des gladiateurs passa à un colosse à la peau grise, moirée de tatouages bleus, et se tourna vers ses gardes :
– Trop poussif, tout ça ! Enlevez-lui son bouclier et armez-le en dimachaire ! Ça va l’occuper en beauté !
Puis au géant, qui roulait des yeux fous :
– Tu vas faire un carnage avec ça ! Mais pour ça, il te faut plus de discipline et de précision !

L’entraîneur royal passa devant un groupe de jeunes recrues, qui tournoyaient en vain autour d’un nain, carapaçonné d’acier de pied en cap et armé d’un lourd marteau de guerre. L’armure des Barberoides le protégeait mais entravait sa mobilité.
– Le secret, bande de mollassons, c’est la coordination ! Trouvez le défaut à la cuirasse ! Provoquez la faute ! Allez, on reprend !
– Toi, le harponneur de Tulwang ! Laisse ce glaive et cette targe ! Tu as l’air d’une crémière avec son battoir ! Tu vas changer d’armes ! Prends ce filet et ce trident. Tu le maintiens à distance en menaçant de frapper, mais tu gardes toujours l’allonge ! Puis tu l’enveloppes dès qu’il trébuche ou se trouve en difficulté ! Après… tu sais quoi faire !

Marhas se tourna vers le groupe des nouvelles recrues ; elles avaient la cheville entravée d’une chaine :
– Quant à vous, si vous voulez survivre jusqu'au prochain combat, il va falloir vous battre avec tout ce que vous avez. La vie sauve est votre seule récompense, alors ne la gaspillez pas !
Pour appuyer ses dires, l’entraîneur avisa un gringalet à l’air timoré et pris de langueur, qui couvrait une éraflure de sa main aux ongles soignés. Marhas attrapa le jeune homme par les cheveux et le jeta au milieu de l’arène :
– Allez, vas-y, tu as ta chance, l’incita-t-il en écartant ses bras désarmés.
Le jeune homme, la haine dans le regard, serrant convulsivement son glaive, hésitait. Au moment où le maître de l’arène se détournait avec une moue méprisante, le gringalet se précipita pour le pourfendre.

Mais Marhas, rompu à tous les exercices, même à mains nues, exécuta une parade magistrale et immobilisa le garnement d’une clé de bras impitoyable.
– Que ça vous serve de leçon ! claironna-t-il à la cantonade. Une provocation, c’est très spectaculaire et ça pousse l’adversaire à l’imprudence !
Avec un naturel parfait, Marhas maintint sa clé, accentua un peu la pression et brisa le bras de sa victime :
– Aux fauves ! lança-t-il impavide en laissant glisser au sol le corps désarticulé de l’adolescent inconscient.
Les prisonniers, terrifiés mais résolus, reprirent l'entraînement avec une ardeur renouvelée, sachant que leur survie dépendait de chaque coup porté, de chaque esquive réussie.

Impitoyable mais lucide, le maître de l’arène continua de pousser ses recrues, forgeant des guerriers prêts à affronter la mort pour un instant de gloire sous les acclamations de la foule. Il s’arrêta enfin devant un nomade, entravé aux deux pieds :
– Quant à toi… Tu es un combattant redoutable, mais tu retiens tes coups… Je sais ce qu’il te faut…
Taïnyota lui jeta un regard sombre.
oOo.
A suivre...
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#30
On ne rencontrera pas les mages bleus dans cette fiction. J'imagine qu'ils se sont perdus "dans l'Est", alors que nous sommes ici dans le Sud. Gandalf ne les croisera donc pas, puisqu'il est est très clair à ce sujet : "... dans l'est, je n'y vais pas!".

Le désert des Larmes de la déesse est pourtant inspiré des déserts de pierre de l'orient, mais se trouve peuplé de mirages pré-islamiques : la Déesse aux trois visages est un stéréotype très présent dans la mythologie proche-orientale et grecque. Mais bien sûr, les traits d'hospitalité sacrée, le penchant pour les rituels fleuris, la psychologie contemplative, parfois fataliste, que l'occident prête à l'orient, transparaissent dans ce conte.

.oOo.
L’obscurité glacée des cachots.
Le hurlement sinistre des fauves.
Leur puanteur et leur haleine avide à travers le grillage.
Le beuglement des gardes.
Le cliquetis des chaines retirées.
L’aveugle et odieuse poussée en avant.
Le couloir et la peur montant interminablement.
La chamade et le tremblement incontrôlable.
La lumière aveuglante.
La clameur assourdissante.
Le soleil ardent.
L’odeur poisseuse de tripes et de terreur.

Trois équipes et une seule règle : survivre.
Tout d’abord, les cavaliers : essence du peuple des steppes, fierté de la vie nomade, ils rivalisaient d’adresse, virevoltant comme des funambules sur leurs étalons. Dernière survivance des courses et des jeux équestres en vogue dans la jeunesse du Vieux Roi, ils semaient à présent la mort sur commande. Mais la gloire ne se partage point, pas plus que la riche récompense au vainqueur…

Ensuite, les réprouvés : la piétaille, un ramassis de vies ruinées, échouées au camp de gladiateurs, dont l’impitoyable discipline finissait de les broyer, de les amalgamer dans la sueur et le sang : des esclaves en fuite, des prisonniers de guerre, des criminels, parfois un jeune homme de bonne famille incapable de payer ses dettes de jeu ou quelque fier-à-bras alléché par la célébrité. Les survivants gagnaient une prime et, prime après prime, la gloire puis, leurre suprême, la liberté.

Enfin, les hyènes s’aventuraient prudemment sur le sable de l’arène. Les oreilles aplaties, la queue entre les pattes, la meute gémissait et aboyait de son ricanement odieux. Mais les terribles mâchoires bavaient d’envie, après deux semaines de jeûne. Probablement l’équipe la plus solidaire…
.oOo.
A suivre...
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