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12.10.2017, 21:57
(Modification du message : 12.10.2017, 22:20 par Hyarion.)
(09.10.2017, 12:52)SegurBill a écrit : Enfin, une flèche du parthe: s'il y a bien un auteur classique à brûler, c'est Gibbon. C'est un condensé de haine, de préjugés et de condescendance.
Sans vouloir polémiquer, soyons honnêtes : de la haine, des préjugés et de la condescendance, on peut fort bien en trouver ailleurs, y compris chez J. R. R. Tolkien lui-même, bien sûr, notamment par exemple en ce qui concerne le socialisme (qui n'est pas le stalinisme et encore moins le nazisme, contrairement à ce qu'il pensait ; il faut croire en cela qu'une certaine part des écrits de William Morris ne l'intéressait guère).
Mais, que l'on se rassure, je ne tiens pas à ouvrir un débat là-dessus, m'étant déjà, du reste, longuement exprimé par le passé sur le sujet dans un forum voisin.
(09.10.2017, 15:54)SegurBill a écrit : Quand Tolkien parle de l'Histoire comme d'une longue défaite, il y a ce sentiment de chute qui n'en finit pas. Jusqu'à cet âge des Machines qui le fait sembler à un prophète apocalyptique de notre temps où la menace de l'Intelligence Artificielle semble planer sur nous comme un destin fatidique.
Sachant bien que J. R. R. Tolkien n'était pas un historien, le mot-clé est effectivement ici "chute", auquel il faudrait rajouter une majuscule théologique pour résumer ce qui était sans doute, quelque part, une obsession chez Tolkien, en fervent catholique qu'il était. C'est ce qui fait la spécificité de son regard, me semble-t-il, et voile d'ailleurs un peu celui-ci : Tolkien aurait ainsi été sans doute horrifié par les dangers du transhumanisme, par exemple, mais notons bien tout de même qu'il n'est pas besoin d'être un fervent catholique pour cela... ceci dit au cas où on voudrait vraiment faire de Tolkien "un prophète apocalyptique de notre temps" (et sans préjuger de l'intention de ton propos, SegurBill).
(09.10.2017, 12:52)SegurBill a écrit : à aucun moment Tolkien ne donne une clé de séquençage des ages, donc toutes les spéculations sont valides.
Oui, pour la question de l'Âge dans lequel Tolkien estimait que nous serions plus ou moins actuellement, Sixième ou Septième, toutes les spéculations sont bien sûr possibles, et il me parait en tout cas un peu illusoire de vouloir y coller des dates et des évènements historiques précis, faute effectivement de témoignage de la main de Tolkien allant dans ce sens.
Du reste, je note que Leo (Carruthers), avant la publication de son dernier ouvrage, avait déjà fait le point sur la question en 2012 à Cérisy, si j'en crois cette page de Tolkiendil que j'avais oublié : https://www.tolkiendil.com/essais/colloq...carruthers
(12.10.2017, 08:34)Elendil a écrit : (05.10.2017, 14:40)Hofnarr Felder a écrit : Il y a un changement radical, à ce qu'il me semble, entre la littérature de l'Antiquité, l'art sculptural (sculptural ?) de l'Antiquité, et la littérature, la gravure, du Haut Moyen-Âge (et, oui, c'est européo-centré, mais tant pis). Il y a une vraie rupture dans l'histoire de l'art à cette époque. Je pense que c'est ce genre de différences qui m'incline à insister sur le fait que, si changement d'Âge il y a, c'est possiblement dans ces eaux-là.
Côté littérature en tout cas, il n'y a pas de rupture fondamentale entre la basse Antiquité romaine et le haut Moyen Âge. C'est une vue quelque peu déformée et due à la façon dont la Renaissance (puis les Lumières) ont voulu dévaloriser le Moyen Âge pour mieux mettre en exergue les nouveaux accomplissements. Côté sculpture, je ne suis vraiment pas expert, mais je trouve qu'il n'y a pas tant de différences entre les modestes productions sculpturales des provinces romaines de l'Ouest et la production ultérieure du Moyen Âge aux mêmes endroits. La principale différence selon moi tient à la disparition des grands ateliers romains (ou des importations grecques) due à la chute de Rome.
En ce qui concerne l'évolution de l'histoire de l'art entre Antiquité tardive et haut Moyen Âge, c'est un vaste sujet (pour une vaste période), sur lequel il y aurait beaucoup à dire... mais, alors que j'avais commencé à vous écrire un pavé, je me rends compte à temps... que je dois rester concentré sur mon travail d'écriture, bande de chenapans distrayeurs !
J'invite en tout cas à la lecture notamment de L'Empire gréco-romain de Paul Veyne, notamment le treizième chapitre "Pourquoi l'art gréco-romain a-t-il pris fin ?" : on pourra y voir que le sujet ne se résume pas à un effet de rupture historique sec (dû au regard que l'on a longtemps eu vis-à-vis des invasions dites "barbares" et de la "victoire" du christianisme), ni à une question "économique" de "productivité" d'ateliers, mais que c'est aussi et surtout une question d'évolution des mentalités et des sensibilités, une question de passage d'une langue à une autre (au sens artistique).
Amicalement,
Hyarion.
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Bonjour Hyarion, merci d'avoir lu mes commentaires et d'avoir pris la peine d'y répondre.
Sur Gibbons, ce n'est pas tant le fait qu'il soit spécialement plus haineux et obtus que les autres (il l'est!) mais bien les conséquences historiographiques de son œuvre et l'influence qu'il a eu jusqu'au 20ème siècle comme Tikidiki l'avait bien relevé.
Je suis content que tu aies relevé le passage sur le prophétie apocalyptique. J'ai trouvé que ce passage de Tolkien faisait prophétiquement écho à l’œuvre de Dan Simmons dans son cycle Hyperion/Endymion et à l'émergence d'une Intelligence Ultime des Machines, en guerre éternelle contre l'Intelligence Ultime humaine dont le Christ serait la première incarnation. Et oui, il y a la préoccupation du transhumanisme en filigrane... donc bien vu.
Sur les ruptures artistiques et littéraires de la fin de l'Antiquité, comme je suis byzantiniste de formation, la question parait tout à fait artificielle. Quelle rupture ?
Je souscris pleinement aux propos d'Elendil sur la malveillance des Modernes envers le Moyen-âge... je ne pense pas être le seul ici.
Je relance sur l'influence de Morgoth: une part de mal en chaque chose et en chaque être, une propension au mal dans la Création. Cela me semble la définition nette de ce que nous vivons dans un monde déchu par rapport au plan divin (Illuvaterien ?) d'origine.
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Sans vouloir discuter la pertinence de Gibbon, il est indiscutable que Tolkien l'avait étudié et connaissait donc son point de vue. J'en veux pour preuve le PE 15, p. 86, qui contient le fac-similé d'un essai d'écriture en sarati sur une feuille d'examens de l'Université de Leeds intitulée "Honours School of English Language and Literature, Thursday, June 11, 1908, 2-5".
Sur treize questions (dont cinq à sept devaient être traitées, au choix, par les étudiants), la dernière est formulée ainsi :
Citation :13. Indicate the contribution of any two of the following to the thought of their time :-Bishop Butler, Hume, Adam Smith, Gibbon.
Nous disposons aussi d'une allusion à Gibbon dans un compte-rendu de Robert Gilson sur une réunion avec G.B. Smith (TS 8, p. 80), ce qui confirme l'influence intellectuelle qu'avait encore celui-ci à cette époque.
Il y a déjà eu plusieurs articles anglophones sur le contenu des études qu'a suivi Tolkien et donc sur les auteurs qui ont contribué à forger sa vision du monde, mais il faudrait que je fouille plus avant mes bouquins et je doute d'avoir le temps de le faire dans l'immédiat.
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Discussion fort intéressante que je suis avec enthousiasme.
Sur Tolkien je suis assez d'accord avec Hyarion : on peut chercher (et trouver) du réconfort dans ses textes, c'était certainement quelqu'un d'une redoutable intelligence, mais pas besoin pour autant d'y voir un analyste politique d'une grande finesse ou un prophète, il n'a d'ailleurs jamais prétendu être ni l'un ni l'autre et on ne connaît quelques bribes de sa pensée dans ces deux domaines que par ses lettres qui n'étaient pas faites pour la publication et encore seulement en isolant quelques passages épars.
Pour ce qui est de la rupture induite par la Chute de Rome et de l'empire romain d'occident je pense qu'elle est d'abord symbolique pour nous comme pour les contemporains. De Johann Chapoutot (« Il y a eu la disparition des dinosaures puis celle de Rome ») à Tolkien qui lui compare la Chute de Gondolin. Un numéro de l'Histoire avait fait le point sur cette question c'était très intéressant. Dans l'ensemble la plupart des spécialistes insistaient sur l'absence de rupture nette à l'exception de Bryan Ward Perkins, archéologue, qui soulignait lui l'effondrement d'une civilisation matérielle et la baisse de la taille des villes et de la production d'objets de qualité (livres, bijoux, etc.) accompagnée d'une rétraction économique sur la période charnière du IVe-Ve s.
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Notez que 1°) il était question d'histoire de l'Europe occidentale, ce qui exclut d'emblée la spécificité de l'Empire byzantin de cette affaire ; 2°) à aucun moment je n'ai défendu une date précise ou un événement précis, mis à part la bataille des Champs Catalauniques, que Tikidiki a rejeté de manière convaincante et appréciable ; je n'ai pas parlé du sac de Rome, ou de la conversion, ou de je ne sais quoi. Je n'ai pas non plus parlé d'un Moyen-Âge sombre et déclinant par comparaison avec une Antiquité florissante, mais d'un changement général d'atmosphère.
Ensuite, je me base aussi sur la matière linguistique. Il me semble (mais certains sauront bien me détromper si je verse dans l'erreur !) que, dans la Basse Antiquité, le divorce est moins grand entre le latin littéraire et le latin vernaculaire (on a d'une part, mais c'est un peu vieux, une littérature de type Pétrone, d'autre part on a des remarques ça et là moquant la sur-abondance des "h" des gens du peuple qui, n'ayant plus ce son-là quand les franges plus éduquées de la population l'avaient gardé, le rajoutait à tort et à travers devant des mots qui n'en avaient pourtant pas ; signe, donc, que le latin était encore parlé). Les écrits ultérieurs (par exemple les écrits francs que vous citez abondamment dans un autre fuseau) sont systématiquement écrits dans un latin qui ne correspond plus à la la langue parlée. D'ailleurs, les premières traces écrites de français apparaissent, si je ne me trompe pas, dans des traités d'herboristerie, sous la plume de copistes lesquels, n'étant plus bien sûrs de comprendre le latin, écrivaient à la marge le nom vernaculaire des plantes.
De fait donc, quand on étudie la langue française, elle apparaît de manière un peu athénienne, déjà formée et spécifiée, autour du Xème siècle. Elle est sans aucun doute le produit d'une élaboration assez longue, que l'on ne peut que conjecturer en partant d'un latin antérieur de plusieurs siècles. Il y a donc une vaste zone d'ombre qui indique bien, il me semble, une sorte de transition entre deux temps. Je ne retrouve pas de pareille zone d'ombre dans l'histoire ultérieure, notamment.
On a donc beau jeu de vouloir balayer les anciens fantasmes historiographiques d'un "âge sombre" ayant suivi la chute d'un Empire, le changement marqué par les intenses dynamiques migratoires de l'époque, il me semble que c'est se poser dans une attitude de supériorité vis-à-vis d'hypothèses et de visions de l'histoire qui, certes, ont vieilli, se sont trouvées modelées par une sorte de mise en récit qui ne fonctionnait qu'en gommant des continuités et des métamorphoses plus complexes, mais qui n'en ont pas moins, peut-être, un fond de validité. Et effectivement, les variables sont nombreuses (et pas toutes connues) : on pourrait considérer le développement des routes, le développement des infrastructures urbaines, les dynamiques économiques, etc. Il me semble qu'un certain nombre d'entre elles seraient susceptibles de présenter, pour cette vague époque, des modifications assez caractériseraient, qui singulariseraient la période. Je remercie en ce sens Peredhel, qui suggère une piste similaire, et Hyarion, qui me semble aller dans mon sens ("une différence de langage, au sens artistique" : c'est tout fait ce que j'avais en tête).
Mais revenons à Tolkien. Je ne connaissais pas ce parallèle chute de Rome/chute de Gondolin ? C'est dans les lettres ? Voilà qui donnerait du poids à la position de TIkidiki (la chutes d'un empire n'a jamais marqué la fin d'un Âge).
Par ailleurs je reste dubitatif quant au fait qu'il voyait son temps comme l'amorce d'un Âge dernier et apocalyptique. Si on disposait d'éléments pointant directement dans ce sens, je veux bien accepter l'hypothèse, sinon, il me semble que cela revient à sauver, de force, une certaine interprétation d'une affirmation qui s'est toujours voulue cryptique et ouverte à la discussion !
Peut-être aussi que les Âges peuvent se manifester par un certain rapport avec l'Aman. Mais je développerai ça plus tard si la discussion se poursuit !
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(16.10.2017, 09:09)Hofnarr Felder a écrit : Mais revenons à Tolkien. Je ne connaissais pas ce parallèle chute de Rome/chute de Gondolin ? C'est dans les lettres ? Voilà qui donnerait du poids à la position de TIkidiki (la chutes d'un empire n'a jamais marqué la fin d'un Âge).
Merci pour ce retour à la question principale !
Il s'agit de la comparaison présente à la fin du conte de la Chute de Gondolin dans les Contes Perdus.
Citation :"Nor Bablon, nor Ninwi, nor the towers of Trui, nor all the many takings of Rum that is greatest among Men, saw such terror as fell that day upon Amon Gwareth".
J'ai dit plus haut que l'établissement d'une suprématie pouvait marquer l'entrée dans un âge : les trompettes des Noldor débarquant en Beleriand pour accompagner le premier lever de Soleil m'en donnaient l'exemple le plus fier ; et en l'an 1 S.A., fondation de l'empire Noldo de Gil-galad.
Citation :1. Foundation of the Grey Havens, and of Lindon.
32. The Edain reach Númenor.
Quant au Troisième Âge :
Citation :2. Isildur plants a seedling of the White Tree in Minas Anor. He delivers the South-kingdom to Meneldil. Disaster of the Gladden Fields; Isildur and his three elder sons are slain.
Néanmoins, je pense qu'il s'agit davantage d'une renaissance. Chaque âge est une unité de temps indépendante, distinguée par des équilibres politiques et ethniques particuliers, et par dessus tout par un antagonisme qui s'exerce tant qu'il dure : Noldor contre Morgoth ; Nùmenoréens contre Sauron ; Hommes contre Sauron.
On peut rapprocher chaque dénouement de celui, final, d'Arda (Dagor Dagorath), par lequel Melkor sort de la Nuit pour être confronté aux peuples unis. Dans ce conte, de nombreuses réapparitions (Tulkas, Turin, Eëarendil) interviennent pour permettre in fine une renaissance d'Arda. Or, il semblerait que cette fin reprenne le modèle des fins d'âges précédents, notamment du point de vue de la renaissance.
Je me demande néanmoins dans quelle mesure Dagor Dagorath peut être relié à la question du Septième Âge. Si le conflit contre Melkor est à venir, cela rend la cohabitation de plus en plus difficile avec la religion de Tolkien : comment présenter une telle fin du monde sans faire passer Tolkien pour un hérétique, puisque le Christ n'y apparaît pas ? On notera de plus que Tolkien aurait pu noter que certains personnages importants, mais encore inconnus, auraient un rôle lors de Dagor Dagorath : mais il n'en est rien et il se limite à ceux que l'on connaît déjà.
En ce sens, contrairement à plusieurs interventions qui signalaient l'absolue impossibilité que pourrait revêtir une limitation du rôle du Christ pour Tolkien au sein du Légendaire, je pense que l'on pourrait envisager (audacieusement) qu'il reprenne à sa guise le rôle du Christ (après tout comme d'autres éléments de la Bible ou de nos légendes). En ce sens, le Christ pourrait donc bien représenter l'un des Prophètes de nos fameux âges
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(16.10.2017, 09:09)Hofnarr Felder a écrit : Ensuite, je me base aussi sur la matière linguistique. Il me semble (mais certains sauront bien me détromper si je verse dans l'erreur !) que, dans la Basse Antiquité, le divorce est moins grand entre le latin littéraire et le latin vernaculaire (on a d'une part, mais c'est un peu vieux, une littérature de type Pétrone, d'autre part on a des remarques ça et là moquant la sur-abondance des "h" des gens du peuple qui, n'ayant plus ce son-là quand les franges plus éduquées de la population l'avaient gardé, le rajoutait à tort et à travers devant des mots qui n'en avaient pourtant pas ; signe, donc, que le latin était encore parlé). Les écrits ultérieurs (par exemple les écrits francs que vous citez abondamment dans un autre fuseau) sont systématiquement écrits dans un latin qui ne correspond plus à la la langue parlée.
Que je sache, la rupture s'est faite de manière très progressive, même s'il est probable que l'autonomisation des régions de l'empire d'Occident a joué un rôle non négligeable dans la séparation des dialectes qui ont donné naissance aux langues romanes. Le latin de Saint Augustin, langue vernaculaire, est déjà bien différent du latin classique (il demande lui-même à en être excusé, ce qui est amusant quand on voit par ailleurs son érudition). C'est encore plus le cas avec Grégoire de Tours, même si j'ignore si la langue qu'il emploie continue à être parlée au quotidien et dans quel milieu (spécialistes des Mérovingiens, manifestez-vous !)
(16.10.2017, 09:09)Hofnarr Felder a écrit : D'ailleurs, les premières traces écrites de français apparaissent, si je ne me trompe pas, dans des traités d'herboristerie, sous la plume de copistes lesquels, n'étant plus bien sûrs de comprendre le latin, écrivaient à la marge le nom vernaculaire des plantes.
De fait donc, quand on étudie la langue française, elle apparaît de manière un peu athénienne, déjà formée et spécifiée, autour du Xème siècle. Elle est sans aucun doute le produit d'une élaboration assez longue, que l'on ne peut que conjecturer en partant d'un latin antérieur de plusieurs siècles. Il y a donc une vaste zone d'ombre qui indique bien, il me semble, une sorte de transition entre deux temps. Je ne retrouve pas de pareille zone d'ombre dans l'histoire ultérieure, notamment.
Que je sache, les premières mentions écrites de l'ancien français sont conventionnellement rattachées aux Serments de Strasbourg (842). Pour les avoir lus, c'est une vraie langue hybride, tout aussi éloignée du latin tardif que de l'ancien français de la Chanson de Roland. Je veux bien qu'il y ait eu une certaine zone d'ombre sur la période, mais elle est indissociable de la très nette baisse en quantité des écrits entre le Ve et le Xe siècle, à l'exception notable de la période de la renaissance carolingienne.
(16.10.2017, 09:09)Hofnarr Felder a écrit : Par ailleurs je reste dubitatif quant au fait qu'il voyait son temps comme l'amorce d'un Âge dernier et apocalyptique. Si on disposait d'éléments pointant directement dans ce sens, je veux bien accepter l'hypothèse, sinon, il me semble que cela revient à sauver, de force, une certaine interprétation d'une affirmation qui s'est toujours voulue cryptique et ouverte à la discussion !
Pourtant, il suffit de lire ses lettres pour voir ce qu'il considérait être les marques de la décadence de son époque. Que dit la fin de la Lettre n° 75, par exemple ?
J.R.R. Tolkien a écrit :Labour-saving machinery only creates endless and worse labour. And in addition to this fundamental disability of a creature, is added the Fall, which makes our devices not only fail of their desire but turn to new and horrible evil. So we come inevitably from Daedalus and Icarus to the Giant Bomber. It is not an advance in wisdom! This terrible truth, glimpsed long ago by Sam Butler, sticks out so plainly and is so horrifyingly exhibited in our time, with its even worse menace for the future, that it seems almost a world wide mental disease that only a tiny minority perceive it.
(16.10.2017, 18:05)Tikidiki a écrit : Je me demande néanmoins dans quelle mesure Dagor Dagorath peut être relié à la question du Septième Âge. Si le conflit contre Melkor est à venir, cela rend la cohabitation de plus en plus difficile avec la religion de Tolkien : comment présenter une telle fin du monde sans faire passer Tolkien pour un hérétique, puisque le Christ n'y apparaît pas ? On notera de plus que Tolkien aurait pu noter que certains personnages importants, mais encore inconnus, auraient un rôle lors de Dagor Dagorath : mais il n'en est rien et il se limite à ceux que l'on connaît déjà.
D'une part, on peut noter que Tolkien a abandonné toute référence précise à Dagor Dagorath au fur et à mesure des révisions, ce qui tenait vraisemblablement au fait qu'il ne voulait pas écrire de parodie de l'Apocalypse johanienne.
D'autre part, Tolkien a aussi mentionné l'absolue impossibilité de prévoir la venue du Messie avant que celui-ci n'ait été annoncé par la parole divine : par conséquent, il était logique qu'une prophétie de la Dernière Bataille n'intègre pas sa venue, puisqu'il n'avait pas encore été prophétisé. Tolkien insiste lourdement (notamment dans l'« Ósanwe-kenta » sur le fait que même les Valar ne connaissaient pas tous les desseins d'Eru, ce qui n'est rien d'autre que de l'angélologie chrétienne classique. L'unique et très vague anticipation du Christ se retrouve dans l'« Athrabeth ». Encore Tolkien estime-t-il après coup qu'il en a trop dit...
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(16.10.2017, 09:09)Hofnarr Felder a écrit : Je me demande néanmoins dans quelle mesure Dagor Dagorath peut être relié à la question du Septième Âge. Si le conflit contre Melkor est à venir, cela rend la cohabitation de plus en plus difficile avec la religion de Tolkien : comment présenter une telle fin du monde sans faire passer Tolkien pour un hérétique, puisque le Christ n'y apparaît pas ? On notera de plus que Tolkien aurait pu noter que certains personnages importants, mais encore inconnus, auraient un rôle lors de Dagor Dagorath : mais il n'en est rien et il se limite à ceux que l'on connaît déjà.
Sur cette question précise, je dois rapporter une conversation avec Mickaël Devaux. Alors que je lui exposais mes idées pour une historiographie du Légendaire, avec la question de savoir comment écrire l'histoire d'un monde imaginaire, il me fit remarquer que le Légendaire n'est pas l'histoire d'un monde imaginaire mais une histoire imaginaire de notre monde.
Ce qui replace en perspective le fait que l'on ne peut faire coïncider les Ages du Légendaire avec ceux de notre propre histoire. Et d'où mon absence de position sur cette question.
Mickaël a d'autre part écrit un article global sur Dagor Dagorath, publié dans Hither Shore n°6 (2009), intitulé Dagor dagorath and Ranarök: Tolkien and the Apocalypse
Il y interroge d'abord l'absence d'une fin formelle au Légendaire, construit en comparaison de la Bible. Il rappelle que c'est Christopher Tolkien qui a choisi de ne pas intégrer Dagor Dagorath dans le Silmarillon publié. JRR Tolkien disait lui que DD ressemblait plus au Ragnarök qu'à l'Apocalypse.
Mickaël analyse ensuite les éléments scandinaves de DD, tirés des Eddas. Puis il montre les liens avec l'Apocalypse de Jean. Il montre ensuite la valeur prophétique de Dagor Dagorath pour notre monde, je précise cela pour Hofnarr. Il montre que Tolkien aurait refusé de modeler DD sur l'Apocalypse de Jean pour éviter toute lecture allégorique, et cela ne nous surprend pas. Il met enfin en avant les éléments spécifiquement catholiques du texte.
Je vous traduis à la volée sa conclusion:
" D'abord, avec le passage du temps, les éléments catholiques ont fini par jouer un rôle plus grand. Néanmoins, les références nordiques restent essentielles, bien que ce soit aux dépends du paradoxe d'une dette littéraire qui les rend dissemblables, tandis que les similarités catholiques s'accumulent. Mais l'Apocalypse, précisément, est diluée dans l'histoire de la Terre du Milieu.
Ensuite, le problème de l'interprétation est décisif. Tolkien n'a pas réécrit Dagor Dagorath comme une allégorie de l'Apocalypse, mais il en est passé tout près. Il l'a préparé en accumulant les similitudes. Toutefois, les correspondances ne sont pas exactes. Nous avons vu l'importance des distorsions, et combien elles sont hétérogènes. Pour faire court, l'essentiel est présent, mais redistribué selon la logique de l'histoire de la Terre du Milieu. Tolkien a écrit une histoire qui ressemble à la réalité; il a transformé son Légendaire en une parabole suivant le sens défini par son ami le RP. Murray. En ce sens, l'histoire de Tolkien est une allégorie acceptable.
Enfin, le texte de Dagor Dagorath n'est pas une allégorie du texte de l'Apocalypse, car cela aurait voulu dire qu'il aurait dû décider de la lecture allégorique de l'Apocalypse ce qui serait revenu à priver doublement le lecteur de sa liberté de choix."
Cette idée qu'il s'agit d'une histoire légendaire de notre monde, non-allégorique, avec sa propre cohérence interne qui nourrit mes maigres travaux sur l'historiographie interne.
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