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La pierre de Lhûn *
#1
La pierre de Lhûn
Collines de la Tour...
- « Maître, croyez-vous qu'il soit bien prudent... Que n’attendez-vous le retour de Sa majesté ? Sa chevauchée sur la plage ne saurait durer…
- Justement, mon cher Fastred ! A mon âge, l’imprudent c’est d'attendre ! D’ailleurs la prudence m'est devenue mortellement ennuyeuse ! Et je t'en prie, cesse de me donner du "Maître" au bout de chaque champ.
- Ah ça, Maître, ça va pas être possible !
- Je ne suis plus maître de rien du tout ! J’ai rendu mon écharpe et la clé de la mairie ! – Il montra sa chaine d’argent, vide. C'est toi le Gardien de la Marche de l'Ouest, à présent ! Désormais le fardeau pèse sur tes épaules robustes, et les soucis sur ton esprit sagace. Ces anciennes tours des elfes sont à ta garde.
- Ben justement... »
Sous les plaintes des goélands, le jeune hobbit éleva son regard vers le faîte de la grande tour, qui défiait les rafales chargées d'embruns. La nacelle, pointe lointaine et acérée d'une flèche effilée, culminait sous des cieux encombrés de courants contraires. Fastred, quoique roidi par la détermination du devoir, ressentit les âges le toiser du haut de la tour séculaire, dont la vénérable ombre protectrice les enveloppait d’une connivence mélancolique.
Sam profita du trouble de son gendre :
- « Ton rôle est de les préserver pour les générations à venir ! Pas d'entraver un ancien en quête de réponses, même s’il chancelle un peu !
- Mais puisque le Roi a dit que c'est interdit ! Il me l’a répété en quittant la Tour, pas plus tard qu’hier à sa dernière visite !
- Mon Garçon, l'interdit est pour toi ! Le gardien des marches ne saurait les gravir. Mais un vieillard au seuil de sa vie le doit. Je fais mon affaire du Roi – ne sommes-nous pas anciens compagnons de voyage ?
- Mais j'ai peur pour vous, maître !
Le vieux hobbit poursuivit d’un air las, le regard perdu vers la mer :
-« Tu sais, il m'arrive d’être turlupiné, pris de doutes, ces derniers temps... Je me demande… Il me faut observer les choses avec plus de hauteur… »
Le ton anormalement grave et lointain de Sam Gamegie finit par alarmer son gendre, qui pensait aux cent-quarante-quatre marches attendant le vieillard. Mais la lueur d'espoir qui brillait au fond des pupilles du vieux hobbit n'admettait aucune réplique.
Sam avait retrouvé son air bonhomme. Il tapota gentiment les larges épaules de Fastred avec une moue rassurante :
-« Ne t'inquiète pas, je ne vais pas m'écrouler aujourd'hui ! Et puis réserve plutôt ton autorité pour ma fille, ce ne sera pas de trop ! », ajouta Sam en clignant malicieusement de l'œil.
Réprimant un sourire, Fastred concéda le grand trousseau d'une main un peu tremblante :
- « Je vous attends ici, Maître. Appelez si vous avez besoin de moi ! »
.oOo.
Sam fit jouer la puissante clé. Echappées des comptines de son enfance, des réminiscences troubles de crainte et de culpabilité affleurèrent aux lisières de son âme, pourtant toute empreinte de respect pour les vénérables merveilles elfiques.
Le battant de marbre pivota sans un grincement, invitant le téméraire à se glisser dans l’embrasure. Lorsque Sam franchit le seuil, aussitôt la rumeur du monde s’évanouit, reléguant au-dehors la ritournelle effrénée des espoirs éphémères et des vanités humaines, et le laissant seul dans le grand silence de ses lancinantes appréhensions.
La vaste salle circulaire s’illuminait de graciles frises scriptes, qui couraient sur les colonnes d’albâtre et autour des bas-reliefs, puis s’envolaient en gerbes serrées le long du fût de la grande tour. Le temps semblait avoir drapé la pierre de tous ses souvenirs, et tendu ses murs d’annales consignées en fines volutes runiques. Un grand escalier déroulait ses spires vers la nacelle, peuplé à l’infini du conte des saisons, qui entremêlait, d’un étage à l’autre, les prophéties d’un âge et les hauts faits du suivant.
Le vieux hobbit gravit lentement la première volée de marches. Le contact tiède et doux du marbre blanc délassa ses pieds nus fatigués. La canne ferrée de Sam réveillait un écho complice, qui l’appelait vers les étages. Réconforté par cette compassion manifeste, Sam grimpa lentement, sans présumer de ses forces. Quelque part vers le huitième palier, une chaise vint même à point nommé lui proposer une petite pause. Et c’est sans presque s’en rendre compte, que le vieux Gamegie se trouva tourner l’étrange clé ouvragée, dans la serrure de la nacelle elfique.
.oOo.
La lumière pénétrait à flot par de hautes fenêtres qui ceinturaient la pièce, baignant les dalles claires de reflets éblouissants. Sam cligna des yeux, désorienté et déséquilibré par cette clarté irréelle, et il serait tombé dans les escaliers si la porte ne s’était refermée derrière lui, comme la main d’une mère soutient un enfant pour ses premiers pas.
Comme sa vision s’accoutumait lentement à l’intense lumière céleste, Sam entrevit se matérialiser autour de lui, les vestiges d’un temps révolu. Depuis des siècles, lunettes et graphomètres attendaient l’œil du maître. C’était là, lui avait autrefois conté le vieux Monsieur Bilbon, qu’Elendil avait guetté la venue des armées de Gil-Galad, aux jours glorieux de la Dernière Alliance. Vigie du destin perchée de toute éternité sur le mât du monde, la nacelle saluait le crépuscule des elfes et guettait l'aurore des hommes.

Le souffle court à la fenêtre, le hobbit contempla les pics dentelés de lapis et ourlés de neige. Il embrassa d’un regard émerveillé, l’estuaire elfique majestueux, les collines désertes et la Comté industrieuse, aussi nette et lointaine qu’un souvenir chéri.
Sa prunelle rassasiée, Sam délaissa les astrolabes et les abaques en métaux précieux. Il ne s’attarda pas dans les coussins et les soieries. Ignorant également la fontaine et l’aiguière, le hobbit jeta son dévolu sur un haut tabouret, qu’il escalada pour s’y jucher, avec autant de désinvolture qu’un chapardeur de pommes court les vergers de Lézeau. Mais il n’osa pas porter la main sur l’objet de sa convoitise – le Palantir des collines de la Tour.
.oOo.
Ses doigts fébriles reposant timidement au bord du plateau d’albâtre, le vieux hobbit dévisageait la pierre sombre en clignant des yeux comme un hibou, attentif et hésitant. Chaque fenêtre y jetait des reflets déroutants, comme autant d’yeux scrutant sa propre incertitude.
Son visage aimable, ridé et recru des épreuves d’une vie bien remplie, promenait sur la pierre inerte des regards tendus, semblant attendre quelque signe qui ne venait pas. La sphère parfaite gisait inamovible, ancrée dans le temps comme un repère immuable, autour duquel gravitait la nacelle, les vents, les naves du golfe de la Lhûn et la terre du milieu toute entière. Les clartés aveuglantes glissaient sur sa masse sombre, sans déranger la quiétude abyssale au centre du Palantir.
Le hobbit patienta longtemps, vaguement animé par l’espoir que la pierre lui accorderait un indice. Mais il dut se rendre à l’évidence - à l’instar du miroir qu’il avait sondé jadis dans le Bois Doré, les Pierres de Vision ne se laissaient pas apprivoiser par le premier venu. Comment pouvait-il en être autrement ? Qu’était-il venu faire là, poussé par ses angoisses égoïstes ? Quelle réponse Sam Gamegie pouvait-il espérer trouver, à braver l’interdit du Roi devant une relique qui dépassait son entendement de jardinier de la Comté ? La rotondité sombre lui rendait son regard interrogateur et dubitatif.
Comme il prenait conscience de son exorbitante prétention, Sam soupira et posa son menton sur ses mains. Ce renoncement libéra ses pensées qui s’envolèrent au temps jadis, auprès de son maître bien aimé.
Il revit Frodon à l’étude, jeune et insouciant, faire lecture des exploits familiaux devant un parterre de jeunes farceurs. La bande juvénile riait aux mimes du jeune Sacquet, qui, radieux, lançait probablement ses vers moqueurs et piques frivoles à l’adresse de quelques cousins. Pourtant, une lumière intérieure habitait Frodon, et son regard, lorsque Sam y prêta attention, rappelait tant la douce sérénité d’Imladris, que la radieuse plénitude qui avait suivi la victoire du Cormalen. La joie qui l’habitait semblait d’un hobbit mûri, blessé sans retour et pourtant revenu de la vallée du désespoir.
C’est alors, comme Frodon brandissait joyeusement ses feuillets, que Sam remarqua sa main, à laquelle manquait l’annulaire !
Sam se redressa en écarquillant les yeux : Frodon pérorait silencieusement au cœur du Palantir. Ainsi la pierre s’était éveillée pour lui ! Autour de lui une bande de jeunes elfes applaudissait, tandis que son ancien maître saluait à l’entour en rougissant.
Les sons se bousculèrent d’abord dans la gorge de Sam, serrée d’émotion. Puis comme il appelait son maître de toute son âme pour partager son trouble, il crut voir ce dernier tressaillir et chercher autour de lui. Mais une grande femme blonde déposait son ouvrage et rejoignait Frodon pour le congratuler, en compagnie de quelques seigneurs elfes. Comme Frodon s’adressait à elle avec ardeur, elle se redressa, l’ombre d’un froncement sur son front altier, se tourna et leva son regard pénétrant vers Sam.
Alors le grave visage de Dame Galadriel s’éclaira d’un sourire de connivence, qui traversa les lieues par-delà les gouffres de la mer effondrée, pour répandre son baume de rédemption dans le cœur de Sam. Le vieux hobbit étouffa un soupir – il avait encore oublié comme la Dame était belle. Maître Elrond se joignit à eux, et tous trois quittèrent le sous-bois pour s’avancer sur une plage de galets blancs, parsemée de gemmes brillantes.
Frodon, entouré des deux Seigneurs elfes, saluait Sam de la main, lui adressant un message ému de compassion et d’espoir. Puis, pris d’une inspiration subite, l’ancien maître de Cul-de-Sac prit une petite pierre blanche qui pendait à son cou, au bout d’une chaine. Ayant déposé un baiser sur la pierre, il la lança dans les vagues qui baignaient la grève devant lui, sous le regard approbateur d’Elrond et Galadriel.
.oOo.
Doucement, de larges mains gantées de cuir recueillirent Sam, l’enveloppant avec sollicitude dans un manteau de cavalier usé par les intempéries. Le grand guerrier en mailles brillantes sonda brièvement la pierre d’un regard sage et fier. Dans le Palantir, il vit, baignée de vaguelettes limpides, une petite gemme blanche sertie d’argent – toute semblable à celle qu’il avait trouvée cet après-midi, se promenant sur la berge de la Lhûn. Il embrassa le hobbit sur le front et accrocha la pierre à la chaînette du vieux hobbit avec sa bénédiction. Puis il referma la porte du sanctuaire elfique et descendit le corps assoupi.
Lorsqu’ils sortirent de la tour à la lueur des étoiles, Fastred s’empressa auprès de son beau-père :
-« Comment va-t-il, Majesté ?
- N’ayez crainte ! Il dort du sommeil du juste, après avoir longuement hésité à la croisée des souvenirs et des destinées. Vous avez bien fait de m’avertir. Mais il faut à présent qu’il se repose. Samsagace Gamegie sera bientôt prêt pour un dernier voyage, qu’il ne faudra pas entraver. Puis-je compter sur votre diligence, Gardien de la Marche de l’Ouest ?
- Il sera fait suivant vos désirs, O Roi Elessar ! », s’inclina Fastred, qui ajouta pourtant en marmonnant dans sa barbe :
- « … pour peu que je puisse convaincre ma chère Elanor d’y consentir! »
.oOo.
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#2
Bonjour Chiara Cadrich,

Très chouette texte qui peut constituer un prélude à celui que j'ai écris et il y a plusieurs années et que je n'ai jamais partagé.

Je pense que c'est l'occasion! Je l'ai très légèrement modifié pour qu'il s'accorde mieux avec le tien.

Derniers préparatifs

Il quitta le beau cimetière aux multiples ondulations vertes, semblables à de petits habitats, à pas lents et pris le chemin du retour. Il n'y avait pas long à marcher, quelques furlongs à peine, mais il se sentait tellement las, le poids des ans lui pesait si lourdement, qu'il dû s'asseoir un moment sur une grosse pierre plate. A travers ses larmes une campagne bien ordonnée et verdoyante déroulait ses formes douces aux couleurs des champs maraîchers ou des pâtures. Son regard glissa sur la gauche, vers chez lui, et se posa sur une arbre aux hautes formes, au tronc gris et aux petites feuilles d'un vert profond où brillait quelque argent. Il était si grand qu'il dominait aisément le paysage bien que plusieurs buttes fussent encore à franchir avant de voir ses longues racines. Nombreux étaient ceux qui, venant de l'Est, distinguaient sa forme à près d'une lieue de distance. Sa résolution, née du souvenir et de la destinée, don de la Pierre, se raffermit à cette vue et il se redressa pour prendre le chemin en pente légère et tracé en une succession de courbes autour de la colline.

Il poussa la porte et une sensation de froid le saisit. C'était pourtant l'été.

Les semaines suivantes furent parmi les plus mornes qu'il connut bien que le travail ne manquât pas.
Il y avait de nombreuses lettres à écrire, beaucoup de dispositions à prendre, quelque matériel à rassembler et à plus de 100 ans, toutes ces choses prennent du temps. Et il se sentait seul.

La première quinzaine de septembre fut consacrée à de nombreuses visites où l'on parla beaucoup d'amis à voir au Nord. Bien des adieux furent faits car nul de ses proches n'ignorait qu'il ne reviendrait pas, sans pourtant tous savoir où ses pieds le mèneraient, car il avait gardé certaine réputation de bizarrerie et son récent veuvage en inquiétait d'aucuns. Ces quelques marches à travers le pays lui firent grand bien et si le pas de sa jeunesse était effectivement un souvenir, il constata qu'il savait encore cheminer longuement à défaut de prestement. Cela avait peu d'importance après tout car, il le sentait, si il était attendu, il ne serait pas en retard.

Le 22, il se leva tard, déjeuna et se recoucha pour se relever à midi et faire un repas plus substantiel. Il avait l'intention de partir au coucher du soleil et un peu de repos supplémentaire était bon à prendre. En fin d'après-midi, il repassa à table. Repoussant son assiette, il sut que bientôt tout serait accompli.

Ses mains calleuses se saisirent d'une large besace en vieux cuir soigneusement entretenu où il fourra quelques indispensables ustensiles et, en héritage à la Tour, un gros livre à belle reliure rouge. Il passa un tricot de vieille laine et s'enveloppa dans une cape grise et légère comme le plus doux des crépuscules. Sans un regard en arrière, il ferma la porte, glissa la clé dans la boîte aux lettres et se dirigea vers l'écurie. Un fort poney tourna la tête à son arrivée et souffla un peu, en guise de salut. C'était un animal de bonne race dont tous les ascendants avaient vécu en ce lieu depuis plus de 60 ans. Il le sella et le harnacha. Les fontes rebondies étaient prêtes, contre les bas-flanc de la stalle et le vieux les posa sur la croupe du poney avant de le mener dehors à la bride.

Il était face à l'arbre dont les feuilles avaient pris, en ce début d'automne, une teinte chaude et dorée qui irradiait une merveilleuse lumière dans la caresse des derniers rayons du soleil. Au cours de la saison, cette teinte virerait au rouge et, sans qu'aucune feuille ne soit tombée, le vert et l'argent serait à nouveau sa parure au prochain printemps. Ce printemps qu'il ne verra pas éveiller la Comté.

Namarië Sam Gamegie!
Dorées les feuilles tombent, mais le rêve se poursuit
Là où l'espoir demeure, les eaux chantent sous la nuit
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#3
C'est super, Faerestel !
Ton texte est beau et la mélancolie est très bien rendue.

En effet, cela s'accorde bien.
A un détail près : ton Sam semble quitter Cul-de-sac (référence au Mallorn ?) et emporte le Livre Rouge (pour le remettre à Elanor j'imagine) tandis que le mien, après le décès de son épouse Rose, vit auprès de sa fille Elanor, aux collines de la tour.
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#4
Oui "mon" Sam quitte Cul-de-Sac pour les Havres Gris a)rès la mort de sa femme et transmet à cette occasion le Livre Rouge sa fille. On peut considérer que sa présence à la Tour dans ton texte résulte, de mon point de vue, d'un voyage antérieur mais récent puisque "ton" Sam est assez âgé, même si sa Rose n'est plus.
Dorées les feuilles tombent, mais le rêve se poursuit
Là où l'espoir demeure, les eaux chantent sous la nuit
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#5
merci pour ces deux beaux textes !
Pour pinailler je dirais qu'il manque à mon goût un peu plus de "récompense temporaire-pour guérir et réparer les souffrances..." [L154] et "passer la mer pour être soigné...purgatoire..." [L246] plutôt que le "baume de rédemption" 'envoyé' par Galadriel.
Mais tout dépend aussi du point de vue du narrateur: Fastred gloseur* du Livre rouge ou Tolkien épistoleur*.

* peut être pas tout à fait correct comme vocabulaire !

Continuez !
La lumière n'indique pas le bout du tunnel, c'est la lanterne de celui qui comme toi, cherche à sortir.
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#6
Superbes textes ! Merci pour le partage !
I. M.
For east or west all woods must fail...
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#7
deux textes que j'ai pu savourer avec délectation dans le train au retour de vacances. Merci beaucoup.
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