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Conversation de perron *
#1
.oOo.
Un magicien - disons le tout de suite, vous le connaissez fort bien ! - attendait un jeune hobbit à la porte d'une maison d'hôtes.

Comment ça, pourquoi ? Ne vous a-t-on pas dit qu'il n'est pas recommandé de se mêler des affaires des magiciens ?

Mais soit, puisqu'il faut vous le dire, le père du garnement lui avait demandé de remettre le sacripant dans le droit chemin.

Voilà donc Gandalf confortablement assis à la porte d'une honorable maison d'hôtes, tenue par la respectable et considérable Mère Boullard, une commère encore plus curieuse que bavarde.

Après avoir renvoyé son hôtesse à ses fourneaux - la rondouillarde tenancière s'attardait par pure curiosité- notre magicien alluma une bonne pipe, et enfonça sa large carrure dans le fauteuil à bascule, tout en surveillant la grand'route avec une apparente nonchalance...


.oOo.
Le jeune Gerry parut au bout de la route, juché sur un petit poney, chantant une passable grivoiserie sans doute apprise auprès de voyageurs à l’enseigne du Dragon Vert.

Sur une chemise de fine toile écrue agrémentée de dentelles, le jeune hobbit portait un gilet bleu chamarré de fils argentés, dont les boutons dorés jetaient des éclats au loin. Il arborait, sur des boucles blondes désinvoltes, un chapeau d’élégant feutre vert bouteille, dans lequel était fiché un chapelet de plumes.
Sa culotte de cuir brun, d’une coupe ample « à la naine », laissait nues ses demi-jambes et ses pieds, qui frisaient fort dru, malgré le jeune âge – vingt-six ans - du godelureau.
Son poney, richement sellé et pourvu d’amples fontes apparemment pleines, caracolait à bonne allure, entraîné par le rythme endiablé de la chanson.

La mine ronde et réjouie se crispa et le chant s’étrangla lorsque notre hobbit aperçut le magicien assis au perron de la maison d’hôtes de la mère Boullard. Sans lui laisser le temps de se reprendre, Gandalf le héla avec une courtoisie enjouée :
- Maître Touque, puisse le duvet s’étoffer toujours sur votre menton et sur vos pieds ! Joignez-vous donc à moi pour quelque broc bien gagné ! Vous chantez comme un gai pinson !

L’envie d’une bière gratuite le disputa dans l’esprit de Gerry, à l’intuition que ce vieillard affable pouvait dissimuler une intention cachée. Le jeune hobbit s’en faisait l’image d’un pique-assiette d’une fameuse réputation en pyrotechnie, mais aussi de l’un des rares conseillers ayant l’oreille de son père. Mais « Bière n’est bonne que bue », comme on dit à Longoulet, et le garnement eut tôt fait d’attacher son poney et de rejoindre Gandalf devant un pot immérité.

Le hobbit s’assit, rejeta son chapeau en arrière, retenu par une coquette cordelette d’argent très seyante, et sirota sa pinte.

Immédiatement une gêne s’installa dans un silence insistant, seulement ponctué des bruits de lessive d’Isadora dans son échoppe.

Après une bonne lampée de bière, Gerry se mit en peine de rompre cette tranquillité :
- Il fait bien beau aujourd’hui !

Le silence reprit obstinément tandis qu’allumettes et passes des mains du magicien muaient les volutes de fumée en un joli minois féminin bordé de longs cheveux bouclés. Le doux visage de brume laissa bientôt la place à une tête de mulet, coiffé d’un chapeau hérissé de plumes. Gandalf toisa le hobbit :
- Voulez-vous dire qu’il fait beau et que vous en êtes fort aise ? Ou encore qu’il est bien exact que le temps est magnifique, contrairement à ce que vous aviez pu craindre ? Peut-être entendez-vous que le temps se montre infiniment plus clément qu’hier ? Est-ce un constat satisfait ou une déception tempérée d’espérance ? Avez-vous, sur le plan agricole, présentement intérêt à la pluie ou au soleil ? A moins que vous ne craigniez que le temps ne se gâte ? Auriez-vous peur que le soleil ne se lève pas demain ? Mais au fait, pourquoi parlez-vous du temps que tout le monde peut constater ? Est-ce que vous n’auriez rien à dire, Maître Gerry, vous qui chantiez à tue-tête il y a un instant ?

Le hobbit s’était mis à suer à grosses gouttes sous le regard inquisiteur du magicien. Il opta pour le naturel désarmant qui lui réussissait si bien d’ordinaire devant un public féminin :

- Je parle du temps, comme tout le monde, pour engager une conversation avec un hôte qui eut la courtoisie de m’inviter mais pas encore la franchise de me dire pourquoi. Sans prétendre aux subtilités des magiciens, j’espère sous peu, par tâtonnements, trouver un sujet et le développer ensemble d’une façon agréable pour vous et profitable pour moi.
Le tout fut débité avec une aisance croissante et se termina par un hochement distingué de la tête.

Gandalf apprécia la capacité du jeune hobbit à tenir son rang dans une joute oratoire. A l’inquisition agressive, il opposait la candeur, à la surenchère d’hypothèses, l’humilité d’une approche pratique, enfin à la raillerie appuyée, une déférence moqueuse envers les magiciens, non sans glisser un léger reproche d’une exquise politesse.

- Vous y avez réussi, répondit Gandalf plissant les yeux et souriant intérieurement. Parlons de vous ! Quels sont vos projets ?

Gerry sentit ses entrailles se nouer : le vieux renard avait donc bien idée en tête et maille à partir avec le Thain son père. Il avala une longue et dilatoire gorgée de bière, passant mentalement en revue les courses que son père lui avait confiées. Il en sélectionna une qui justifierait sa présence dans les environs et déclara :

- Je recherche un taureau de belle race pour faire un échange dans les saillies de génisses la saison prochaine.
- Je pensais à des projets plus… personnels, même si j’ai cru comprendre votre intérêt pour la saillie.
- Vous savez, les affaires de la famille prennent la majeure partie de mon temps.
- Ne vous moquez pas de moi, Gérontius Touque !…

Le ton autoritaire et cassant du magicien agacé figea le jeune hobbit le boc aux lèvres. Il déglutit bruyamment. Le magicien poursuivit :
-… Vous gaspillez votre temps en occupations inutiles sinon immorales…
- Pardonnez-moi cette interruption, Maître Gandalf ! Petit Galapiat de mon cœur, si tu recherches une solution pour les saillies, susurra une voix mutine dans la cuisine. Hi, hi hi, je peux t’indiquer plusieurs solutions…

Gandalf leva un sourcil incrédule : la mère Boullard, imposante matrone dont il savourait le coq au vin depuis des années, venait au secours du galopin, avec un ton roué, sinon polisson, qu’il ne lui connaissait pas!

Gerry, reprenant contenance, attrapa au vol cette aide inattendue. Il but une forte lampée, se leva, s’excusa avec une courbette et un sourire en coin, et s'esquiva dans la cuisine, au grand dam du magicien ulcéré.
.oOo.
Fin
Extrait du Livre Vert de Bourg de Touque
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#2
Encore un texte qui émerveille les yeux à sa lecture, merci.
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#3
Très jolie texte Chiara ! Tu arrives bien à gérer une production littéraire continue de qualité. C'est très sympa de te lire.
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#4
« Biere n’est bonne que bue » bien joli proverbe Wink
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