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03.05.2014, 15:52
(Modification du message : 03.05.2014, 15:53 par Faerestel.)
Après avoir relu plusieurs fois les différentes alternatives jusqu'ici envisagées, je donne ma préférence à "Inspirations linguistiques".
Une petite question me traverse l'esprit: le proto-indo-européen est-il une langue véritable dont on peut affirmer qu'elle fut parlée ou un "simple" ensemble d'hypothèses à caractère explicatif mais probablement fictionnel?
EDIT MODÉRATION : fuseau scindé pour cause de déviation de sujet que j'ai honteusement encouragée.
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Dans la mesure où il n'existe évidemment aucun texte physique inscrit en proto-indo-européen, on peut parler d'hypothèse, mais d'hypothèse avec un degré de certitude énorme (un peu comme la théorie de la relativité restreinte : on ne peut pas l'observer directement, mais on peut en observer différents effets). Il est à peu près sûr qu'il a un jour existé une langue unique, parlé par un peuple unique, d'où descendent toutes les langues indo-européennes actuelles et bon nombre de langues disparues : hittite, tokharien, etc. On en a reconstitué nombre de caractéristiques grammaticales, phonétiques et un vocabulaire non négligeable. Par exemple, les mots pour « roi » ou « cheval » sont communs à une énorme partie du domaine indo-européen et il n'y a pas d'autre explication qu'une descendance commune pour expliquer la parenté entre le ri gaélique, le roi français (descendant du rex latin) et le raj sanskrit : tous viennent d'une racine commune *reg, qu'on peut reconstruire au moyen de la linguistique comparative.
Par ailleurs, ce peuple disposait aussi d'une mythologie et d'un système de représentation du monde complexe : c'est les fragments subsistants de cette mythologie que Georges Dumézil s'est attaché à redécouvrir en analysant les similitudes entre les différentes mythologies des peuples parlant une langue indo-européenne. Même si les spécialistes débattent toujours de la forme exacte que pouvait avoir cette mythologie, aujourd'hui il n'est plus guère mis en doute que les proto-indo-européens avait une représentation du monde particulièrement complexe et élaborée. Là encore, certaines parentés ne peuvent s'expliquer que par filiation commune, comme la présence d'une triade de divinités Jupiter-Mars-Quirinus à Rome et Óðinn-Thor-Freyr à Upsal, avec exactement les mêmes valeurs pour les deux panthéons, alors même qu'aucun nom n'est apparenté à l'autre. Idem pour la mythologie de l'Aurore, qui présente des similitudes extraordinaires entre la Rome archaïque et l'Inde védique, avec de vieux rites romains qui n'étaient même plus compris du temps de Cicéron, mais ont des équivalents exacts dans la mythologie védique.
Toutefois, nombre d'incertitudes subsistent : cette langue primitive comportait-elle des dialectes, ce qui pourrait expliquer pourquoi elle s'est d'abord scindée en grandes branches (proto-italique, proto-germanique, proto-indo-iranien, etc.) ? Où fut-elle parlée ? De quel rameau encore plus ancien dérive-t-elle ? Divers savants ont essayé de reconstituer des textes en proto-indo-européen. Inutile de dire que toutes ces reconstitutions sont remises en question dès lors que de nouveaux faits sont mis au jour ou sont réinterprétés. C'est un peu comme le quenya : on sait que Tolkien en avait une idée a peu près claire dans sa tête à n'importe quel époque de sa vie contemporaine ou postérieure aux Contes Perdus, mais il est difficile d'affirmer qu'une reconstitution spécifique d'un texte complexe serait reconnue comme du quenya par Tolkien s'il était possible de l'interroger.
Au demeurant, même si le proto-indo-européen fut jadis parlé par un peuple unique, cela ne veut pas dire que tous les peuples qui parlent aujourd'hui une langue fille descendent nécessairement de ce peuple disparu. Pour ne prendre que deux exemples évidents et modernes, certains Africains qui parlent français ou anglais, ou certains Sud-Américains qui parlent espagnol ou portugais n'ont absolument aucun ancêtre indo-européen. À l'époque ancienne, beaucoup de peuples ont vu leurs langues natives remplacées par le latin. Je pourrais multiplier les exemples et aussi donner des exemples en sens contraire, bien sûr. C'est évidemment pour cela que toute tentative d'identifier les Indo-Européens et de mieux comprendre ou et comment ils vivaient fait nécessairement appel à l'archéologie et à la génétique. Croiser les résultats pour arriver à une vue fiable est évidemment un travail complexe, loin d'être terminé aujourd'hui.
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03.05.2014, 17:03
(Modification du message : 03.05.2014, 17:04 par Faerestel.)
Merci pour ces passionnantes explications!
Je suis tout à fait d'accord avec le dernier paragraphe quant au fait qu'une langue est aussi un objet culturel que l'on peut s'approprier ou que l'on peut se voir imposer (le latin avant-hier, ou l'anglais aujourd'hui, le français, l'espagnol ou le néerlandais hier) et qu'il est abusif de vouloir amalgamer "peuple dans un sens physico-génétique" (je préfère mettre des guillemets à tout cela ) et langue.
D'un autre côté, j'ai un peu l'impression d'assister à une recherche aussi vaine que la course au chainon manquant en matière d'évolution en comprenant entre tes lignes que des chercheurs tentent d'aller au-delà des hypothèses de travail du proto-indo-européen.
Bon j'ai le cerveau qui bout de plaisir et fourmille d'idées et de questions
Quel ouvrage pourrais-tu me conseiller qui retrace cette quête et qui ne soit trop technique en terme de linguistique pure? Ou en tout cas dont la lecture ne soit pas pour un profane considérablement ralentie par une foule de termes hyper-spécialisés.
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(03.05.2014, 17:03)faerestel a écrit : D'un autre côté, j'ai un peu l'impression d'assister à une recherche aussi vaine que la course au chainon manquant en matière d'évolution en comprenant entre tes lignes que des chercheurs tentent d'aller au-delà des hypothèses de travail du proto-indo-européen.
Vain dans le sens où nous n'atteindrons vraisemblablement jamais aucune certitude parfaite ? Certainement. Vain parce qu'inutile ? Je ne pense pas. Après tout, cela ne fait guère que depuis le XVIIe siècle qu'on a commencé à reconnaître le lien entre les langues indiennes et certaines langues européennes, depuis le XVIIIe que la parenté des principales langues indo-européennes a été démontrée et depuis le XIXe que la linguistique comparative a permis de bâtir une théorie robuste de l'évolution des langues. Et au XXe, la redécouverte du hittite et des langues tokhariennes (qu'on devrait plutôt appeler Arśi-Kuči, au demeurant), qui constituaient deux familles indo-européennes entièrement éteintes, a complètement bouleversé la discipline. Bref, c'est une science jeune, dans laquelle il reste beaucoup à découvrir.
(03.05.2014, 17:03)faerestel a écrit : Quel ouvrage pourrais-tu me conseiller qui retrace cette quête et qui ne soit trop technique en terme de linguistique pure? Ou en tout cas dont la lecture ne soit pas pour un profane considérablement ralentie par une foule de termes hyper-spécialisés.
Sur les langues indo-européennes spécifiquement, je ne connais que des ouvrages assez techniques. Sur les Indo-Européens en général, Corchalad, qui est très bien renseigné, m'a dit que l'ouvrage de Bernard Sergent Les Indo-Européens : Histoire, langue, mythes constituait une excellente introduction au sujet. J'ai déjà lu des articles de Bernard Sergent et c'est un auteur tout à fait recommandable. Pour ma part, sur la question de la mythologie des Indo-Européens, je conseillerais très volontiers un compendium de trois œuvres de Georges Dumézil intitulé Mythes et dieux des Indo-européens, qui fournit une excellente introduction et présente plusieurs aspects de la méthode et des recherches de Dumézil. Du même auteur, le vaste ouvrage Mythe et épopée est passionnant et très accessible, mais beaucoup plus long (1463 pages) ; toutefois, c'est l'ouvrage qui m'a fait découvrir le Mahâbhârata, véritable choc culturel pour moi, et je ne peux donc que le conseiller chaudement.
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03.05.2014, 21:31
(Modification du message : 03.05.2014, 21:42 par Faerestel.)
Toute recherche est bien sûr intéressante et d'autant plus si l'on accepte qu'elle nous dévoile autre chose que l'objet premier.
Je pense que l'on trouvera toujours un chaînon manquant entre deux ex-chaînons manquants. J'ai pris cet exemple pour illustrer que la quête du Graal est sans fin... ce qui ne signifie pas, en ce qui concerne par exemple la paléontologie, qu'il faille arrêter de creuser.
J'avais moi-même été frappé, il y a bien longtemps déjà puisque j'étais un jeune ado, par la ressemblance entre sari, sarrau et sare-well. Une ressemblance qui va jusqu'au mot sarong utilisé au Viet-Nâm dans une langue, si je ne m'abuse, non indo-européenne. Et voilà un exemple de barrière non-imperméable entre langues de groupes différents. Ce phénomène a dû se produire un nombre incalculable de fois au cours des millénaires, brouillant certainement les pistes. L'homme est un nomade en visite chez d'autres nomades.
Je m'interroge ainsi depuis que je m'intéresse, ayant déjà de bonnes connaissances du monde romain, à la période qui a suivi les grandes invasions. L'extrême difficulté qu'il y à définir un peuple dans un temps un peu large, un phénomène que j'avais déjà pressenti au fil de mon parcours, me parait aujourd'hui exacerbée. De manière factuelle et ponctuelle on n'y arrive toujours mais quand on élargit le spectre temporel, les choses deviennent bien moins claires.
J'ai donc simplement le sentiment que le proto-indo-européen est un modèle, comme l'atome de Rutherford ou celui de Bohr, et qui porte en ce sens non pas une vérité intrinsèque mais une capacité explicative.
Je reconnais toutefois que c'est en "tirant" sur le modèle que l'on mesure au mieux sa pertinence. Et, les découvrant, je souscris donc à l'utilité et aussi à la beauté des entreprises qui explorent l'amont du proto-indo-européen.
En tout cas je vais m'empresser d'acquérir les deux ouvrages que tu m'as recommandés! Merci à toi!
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(03.05.2014, 21:31)faerestel a écrit : J'avais moi-même été frappé, il y a bien longtemps déjà puisque j'étais un jeune ado, par la ressemblance entre sari, sarrau et sare-well. Une ressemblance qui va jusqu'au mot sarong utilisé au Viet-Nâm dans une langue, si je ne m'abuse, non indo-européenne. Et voilà un exemple de barrière non-imperméable entre langues de groupes différents. Ce phénomène a dû se produire un nombre incalculable de fois au cours des millénaires, brouillant certainement les pistes. L'homme est un nomade en visite chez d'autres nomades.
Pour sare-well, je ne connais pas. Par contre sarrau vient du moyen haut-allemand sarroc, un type de vêtement militaire, tandis que sari vient du prakrit śāḍī, lui-même dérivé du sanskrit sati. Après, je ne maîtrise pas suffisamment les changements consonantiques germaniques et indo-iraniens pour garantir que les deux mots aient une origine commune, mais c'est possible. Il faudrait que je fouille plus que je n'en ai le temps aujourd'hui. Chose amusante, le malais sarung viendrait du sanskrit saranga « bariolé, multicolore ». L'étymologie est donc bien indo-européenne, mais avec une signification et vraisemblablement une racine différente.
(03.05.2014, 21:31)faerestel a écrit : Je m'interroge ainsi depuis que je m'intéresse, ayant déjà de bonnes connaissances du monde romain, à la période qui a suivi les grandes invasions. L'extrême difficulté qu'il y à définir un peuple dans un temps un peu large, un phénomène que j'avais déjà pressenti au fil de mon parcours, me parait aujourd'hui exacerbée. De manière factuelle et ponctuelle on n'y arrive toujours mais quand on élargit le spectre temporel, les choses deviennent bien moins claires.
J'ai donc simplement le sentiment que le proto-indo-européen est un modèle, comme l'atome de Rutherford ou celui de Bohr, et qui porte en ce sens non pas une vérité intrinsèque mais une capacité explicative.
Je reconnais toutefois que c'est en "tirant" sur le modèle que l'on mesure au mieux sa pertinence. Et, les découvrant, je souscris donc à l'utilité et aussi à la beauté des entreprises qui explorent l'amont du proto-indo-européen.
Assurément, la définition de peuple est une des plus complexes qui soit.
Je suis tout à fait d'accord avec toi sur l'idée du proto-indo-européen comme un modèle, un modèle qu'on peut affiner et éventuellement remplacer par un autre plus exact le cas échéant. Certains savants proposent ainsi de renommer la famille « indo-arménien » pour tenir compte du fait que l'arménien semble à certains égards la branche la plus atypique de la famille (seule langue indo-européenne agglutinante), ce qui laisserait penser qu'elle fut la première à s'en détacher. D'autres groupent l'arménien dans une branche gréco-indo-irano-phrygienne, d'autre dans une branche balkanique comprenant aussi le grec, le phrygien (très mal connu) et l'albanais (atypique aussi). Bref, cela fait partie des débats en cours.
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04.05.2014, 14:36
(Modification du message : 04.05.2014, 15:09 par Faerestel.)
Merci pour toutes ces précisions Elendil.
Il semble bien y avoir une parenté entre sarong et sarung.
Je me demande, et il n'y a pas là un soupçon d'affirmation, si saranga ne peut s'attacher aussi à sati... Quoi de plus bariolé qu'un vêtement? Certains oiseaux bien sûr mais qui sont parfois, comme on le voit notamment chez les Amérindiens, une source d'inspiration pour l'habit.
Je navigue en ce moment sur Wikipedia (une source que je prends avec quelque distance mais qui grâce aux liens hyper-textes offre un panorama intéressant de l'histoire de langues) et je découvre les Veda (que Hegel aurait sûrement appelé des Phénomènes). Y-a-t-il à ta connaissance un rapport entre le Veda Agni (du feu) et notre mot ignifuge (du latin ignis fugere)?
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Ah oui, j'ai sauté une étape, qui me semblait — à tort — aller de soi : sarong est la forme française et anglaise du malais sarung.
En fait, les Védas (ou le Véda, quand on le considère comme une révélation unique) sont des textes mythologiques hindous : le terme signifie « vision » et les textes canoniques sont au nombre de quatre : Rig-Véda, Sama-Véda, Yajur-Véda et Atharva-Véda. On parle généralement de religion védique pour la plus ancienne forme de religion hindoue, telle qu'on peut la déduire par l'intermédiaire de ces textes.
Agni est l'un des dieux védiques, toujours révéré aujourd'hui par les Hindous. Son nom signifie simplement « feu » et il est effectivement apparenté au latin ignis. Les dieux hindous sont nommés des deva, terme dérivé du proto-indo-européen *deiwos, qui a aussi donné l'avestique daeva (démon du mazdéisme), le latin deus, d'où dérive le terme français dieu et le proto-germanique *Tiwaz, qui a donné le nom du dieu Tyr chez les Scandinaves.
Incidemment, Dumézil a démontré que l'équivalent romain d'Agni était Vesta, déesse du foyer, bien connue pour ses prêtresses vestales, dont la plus célèbre fut la légendaire Rhéa Silvia, mère de Romulus, le non moins légendaire fondateur de Rome. (Pour une raison qui m'est inconnue, de nombreux dieux védiques masculins correspondent à des déesses romaines.)
Bon, je retourne à ma lecture de l' Exode.
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04.05.2014, 19:40
(Modification du message : 04.05.2014, 19:56 par Faerestel.)
(04.05.2014, 18:19)Elendil a écrit : Ah oui, j'ai sauté une étape, qui me semblait — à tort — aller de soi : sarong est la forme française et anglaise du malais sarung.
D'accord, il s'agit donc du même mot à la prononciation près.
(04.05.2014, 18:19)Elendil a écrit : Bon, je retourne à ma lecture de l'Exode.
Et je retourne sur Wikipedia où certains articles s'appuient sur Les Indo-Européens - Histoire, langues, mythes, de Bernard Sergent
Et à part ça, as-tu arrêté ton choix pour le nom de la page?
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(04.05.2014, 19:40)faerestel a écrit : Et à part ça, as-tu arrêté ton choix pour le nom de la page?
Pas encore, mais je ne suis pas pressé. Je préfère laisser le temps de la réflexion.
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En ce qui concerne la thèse, assez minoritaire aujourd'hui, selon laquelle il n'y aurait pas eu de peuple indo-européen, Vincent me signale une interview intéressante de l'archéologue Jean-Paul Demoule (professeur à la Sorbonne), intitulée Le mythe indo-européen, qui a eu lieu à l'occasion de la publication de son dernier livre, Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d'origine de l'Occident.
Je dois dire que j'ai été assez irrité dès le début par une utilisation franchement inappropriée de l'expression "argument circulaire", que Demoule emploie d'abord au sujet de la comparaison entre la diffusion des langues romanes à partir du latin et la question de la diffusion des langues indo-européennes, dont les linguistes ont rapidement conclu qu'elles devaient dériver d'un indo-européen commun. Ce n'est pas un argument circulaire, c'est une analogie (bien ou mal fondée, c'est une autre question). Il répète ce terme pour signaler que Leibniz avait déjà évoqué l'idée que la majorité des peuples européens devait trouver son origine dans les steppes au Nord de la Mer Noire, longtemps avant que les archéologues l'envisagent sur des bases scientifiques, ce qui est la thèse majoritaire aujourd'hui. Là aussi, aucun argument circulaire, vu que les archéologues qui valident l'hypothèse indo-européenne ne se basent évidemment pas sur les théories philosophiques de Leibniz pour élaborer leurs conclusions.
Demoule évoque ensuite la grande difficulté d'identifier les traces matérielles de diffusion d'une culture indo-européenne commune aux différentes régions d'Eurasie où vivent aujourd'hui des peuples parlant des langues indo-européennes, ce qui constitue son principal argument pour justifier du fait qu'il est vain de chercher une telle origine commune. Il compare ce manque de trace avec la situation romaine, où on devinerait l'existence d'une civilisation bien identifiée même en l'absence de traces écrites. Personnellement, l'argument ne me convainc pas, déjà parce que le trait est nettement trop gros (comparer les plus grands bâtisseurs de l'Antiquité européenne avec un peuple préhistorique, autant s'étonner que les Navajos ne nous aient pas légué un équivalent aux œuvres d'Homère). Ensuite, Demoule me semble promouvoir une vision de l'archéologie beaucoup trop positiviste : je mets au défi n'importe quel archéologue d'arriver à distinguer les éléments matériels laissés par les Ossètes de ceux de n'importe quel autre peuple caucasique en l'absence des indices linguistiques. L'ensemble des peuples du Caucase ont un mode de vie remarquablement identique, mais on sait que les Ossètes sont d'origine exogène, justement parce qu'ils parlent une langue indo-européenne, alors que tous leurs voisins parlent des langues qu'il est actuellement impossible de rattacher à des familles linguistiques non-caucasiques. Enfin, Demoule se garde bien de parler des quelques grandes constantes qui sont assez universellement reconnues, notamment le fait que le char de guerre s'est diffusé à un rythme remarquablement proche de la diffusion des langues indo-européennes.
Sur la question linguistique, Demoule signale le problème (réel) du petit nombre de racines communes à toutes les familles de langues indo-européennes. Toutefois, Demoule évoque d'abord quatorze familles, sans préciser dans cette interview desquelles il s'agit. Personnellement, je n'arrive pas à ce total. J'en compte une douzaine, en acceptant de scinder les grandes macro-familles suivant leur découpage classique, soit les branches balto-balkanique (i.e. langues thraco-illyriennes, baltes et slaves), germanique, italo-celtique (i.e. langues italiques et celtiques), arménienne, helléno-phrygienne (i.e. langues helléniques et phrygiennes), agno-koutchéenne, indo-iranienne et anatolienne. Pour arriver à quatorze, il faudrait vraisemblablement y additionner certaines langues dont l'appartenance au groupe indo-européen fait toujours ardemment débat, comme les langues préceltiques que sont le ligure ancien, le lusitanien, etc. qui sont de toute manière horriblement mal attestées.
Même en se restreignant aux langues couramment admises, il suffit de jeter un œil aux familles en question pour s'apercevoir que deux d'entre elles sont intégralement éteinte depuis plus d'un millénaire (branches agno-koutchéenne et anatolienne). Une bonne partie des autres ne comporte que quelques rares représentants correctement attestés parmi une foison de langues disparues : branches thraco-illyrienne (seul l'albanais perdure, si tant est qu'il appartienne vraiment à cette famille, ce qui reste discuté), balte (ne restent que le letton et le lituanien), celte (ne survivent que les langues celtiques insulaires, auxquelles appartient le breton), italique (le latin et ses descendants directs sont les seuls bien connus), helléno-phrygienne (ne sont plus parlé que le grec et le tsakonien, même si d'autres langues grecques sont bien attestées), sans parler des branches à problème, comme la branche arménienne, dont on ne connaît qu'une seule langue, aussi haut qu'on sache remonter dans le temps. Bref, c'est déjà un petit miracle que certaines racines soient attestées dans la totalité des branches linguistiques connues, sachant que pour certaines le corpus attesté est vraiment très réduit. Incidemment, la situation linguistique de la famille des langues elfiques, telle qu'elle est exposée dans "Quendi and Eldar" semble être un clin d'œil assez net à cette situation, puisque Tolkien ne cite qu'un unique mot primitif (* kwendī) pour illustrer les variations phonologiques des langues avarines par rapport aux langues des Eldar.
En fin de compte, Demoule semble surtout s'intéresser aux questions sociologiques contemporaines et notamment à l'intérêt (indéniable) qu'une frange de théoriciens d'extrême droite porte à la question de l'origine indo-européenne. Mais il me semble néanmoins que Demoule prend le problème à l'envers quand il affirme que le "mythe indo-européen" est venu s'instaurer comme supplétif au mythe de fondation judéo-chrétien quand celui-ci a commencé à être considéré comme étranger. Tout d'abord, l'origine romaine et judéo-chrétienne de la civilisation européenne n'a globalement posé aucun souci aux érudits entre le triomphe de Constantin et la Révolution française, comme en témoigne par exemple le mélange euphorique des mythes chrétiens et des mythes celtes dans le Lebor Gabala Erenn irlandais. De plus, la philologie comparative, à l'origine de la réflexion sur l'origine commune des peuples indo-européen, ne naît pas dans la France post-révolutionnaire en voie rapide de laïcisation, mais bien dans une Allemagne encore profondément ancrée dans le christianisme au XVIII-XIXe siècles, même si je conviens volontiers que la question linguistique y bénéficiait d'une faveur particulière dans la mesure où c'était l'un des autres facteurs d'unité possible à une époque où l'unité politique allemande semblait difficilement atteignable.
Toutefois, on ne peut guère affirmer que les recherches scientifiques indo-européennes aient fait le lit du racisme : au contraire cela reste surtout un sujet d'érudits, d'autant que l'inclusion des familles anatoliennes, slaves, indo-iraniennes, etc. ne vient pas franchement renforcer l'idéologie hyperboréenne des nazis, pas plus d'ailleurs que les actuelles études génétiques sur les populations préhistoriques. Voulant affermir l'amalgame selon lequel les études indo-européennes seraient idéologiquement suspectes, Demoule affirme même que la période 1950-1975 aurait correspondu à une baisse de popularité scientifique du "mythe indo-européen", par suite de la guerre et de la défaite du nazisme. C'est clairement faux, au moins en ce qui concerne la France, puisque c'est certainement la période la plus féconde de Dumézil, une époque où il est épaulé par le grand linguiste Émile Benveniste, qui publie notamment son Vocabulaire des institutions indo-européennes en 1969. Pour le peu que j'en sache, on observe la même fécondité dans les recherches des autres pays européens (Stig Wikander en Suède, Jan de Vries aux Pays-Bas, etc.), y compris de la part de savants d'origine juive, qui ne font nullement d'amalgame entre les recherches indo-européennes et l'idéologie nazie. En réalité, c'est bien plutôt la période postérieure aux années 1970 qui voit émerger une nouvelle génération de critiques des recherches indo-européennes, non plus pour des motifs scientifiques, mais principalement pour des raisons d'ordre idéologique. C'est typiquement ce que Didier Eribon (peu suspect de dérive droitière) a démontré de manière remarquable dans son livre Faut-il brûler Dumézil ?, où il épinglait déjà Demoule pour mauvaise foi patentée (cf. p. 51) :
Didier Eribon a écrit :L'archéologue Demoule reprend la polémique qu'il mène depuis longtemps contre l'idée qu'auraient existé une langue et une civilisation indo-européenne archaïque. C'est son droit. Mais dans le cadre de sa démonstration, il ne cesse de faire jouer le soupçon politique pour renforcer ses arguments scientifiques. Pour triompher de l'hypothèse indo-européenne, Demoule essaye de la discréditer politiquement [...] Jean-Paul Demoule croit-il sérieusement qu'il aura raison de l'ensemble des linguistes préhistoriens, archéologues et mythologues qui rejettent son point de vue ?
En dépit de ces objections, tout n'est pas forcément à jeter dans cette présentation. L'idée de Demoule selon laquelle les langues indo-européennes composeraient en réalité plusieurs rameaux parallèles plutôt que d'émerger d'un tronc commun est tout à fait envisageable, pour autant que je sache, même si la comparaison avec le créole me semble franchement tirée par les cheveux. La question archéologique reste tout à fait pertinente pour déterminer si ces langues se sont propagées plus par diffusion culturelle ou par expansion géographique de leurs locuteurs. La réalité est sûrement plus complexe que ce que propose les modèles classiques. Mais j'ai quand même le sentiment que ce qui motive cette démarche, c'est bien plutôt une question idéologique (qui occupe la majeure partie de l'interview) que les questions scientifiques sous-jacentes. Je trouve cela dommage, parce que ce n'est pas la question et qu'il me paraît dangereux de mêler la recherche historique et la politique, quelles que soient les options retenues.
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(Modification du message : 29.01.2015, 00:09 par Alkar.)
Je ne posterai pas un message aussi long qu'Elendil, mais pour suivre une formation en linguistique indo-européenne depuis trois ans, je suis parfaitement d'accord avec ce qu'il vient d'écrire.
J'ajouterai un petit quelque chose à propos de l'indo-européen et du nazisme : ce qui est frappant, c'est que cette idéologie revendiquée est fondée sur une science créée par des Juifs (Bréal était juif, Benvéniste l'était également).
La linguistique indo-européenne suppose des similitudes entre les civilisations que nous connaissons, ce qu'une personne comme Jean Haudry, fin linguiste, a pourtant mal compris, en disant noir sur blanc que les indo-européens étaient blonds aux yeux bleus, nous rappelant ici des thèses du XXe siècle peu reluisantes.
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En parlant de liens entre archéologie et linguistique, je suis tombé aujourd'hui sur un article rédigé par un archéologue et un linguiste, qui parviennent à des conclusions diamétralement opposées à celles de Demoule. Ils estiment qu'il est raisonnablement possible de dater et de localiser la région d'origine des langues indo-européennes (steppes situées entre la Mer Noire et la Caspienne, vers 4000 ans avant notre ère) et proposent un schéma de diffusion de ces langues concordant avec les données archéologiques.
Personnellement, je ne saurais me prononcer sur la question des migrations néolithiques qu'ils évoquent, mais j'apprécie la clarté de leur démonstration, renforcée par des explications sur la méthodologie employée.
On peut lire l'article (en anglais) sur Academia.edu : David Anthony & Don Ringe, « The Indo-European Homeland from Linguistic and Archeological Perspectives » ( Annual Review of Linguistics 2015 n° 1, p. 199–209).
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Je reviens sur ce fuseau à l'occasion de ma lecture de Tolkien and Sanskrit: The Silmarillion in the Cradle of Proto-Indo-European, de Mark Hooker (officiellement : Llyfawr, 2016, mais en fait c'est de l'autoédition par le biais de la plate-forme d'Amazon). J'ignore si quelqu'un d'autre que moi a lu ce bouquin, mais je peux d'ores et déjà dire que j'ai rarement vu un tel tissu d'absurdités. L'auteur tient absolument à faire du sanskrit et de l'Inde l'inspiration majeure de Tolkien pour le Silmarillion, nonobstant les affirmations explicites de Tolkien.
Suffit de préciser qu'il se base sur des interprétations extrêmement fantaisistes des étymologies elfiques, qu'il confond allègrement le fonctionnement du quenya et du sindarin quand ça l'arrange et qu'il se garde bien de signaler les racines elfiques qui vont dans le sens contraire de ses élucubrations. Il justifie ce genre de passe-passe par le fait (réel) que Tolkien commençait souvent par sélectionner un nom et lui trouvait ensuite une étymologie convenable, mais poursuit en supposant de toutes pièces qu'il s'agirait d'une sorte de rébus linguistique destiné à cacher l'origine sanskrite de certains noms, oubliant au passage que de nombreux noms avaient aussi été élaborés par déduction étymologique à partir de racines elfiques existantes et que si Tolkien inventait un nom de toutes pièces, c'est surtout l'euphonie du nom nouvellement forgé qui motivait son invention.
Le plus amusant dans l'affaire est que Hooker cite les passages des Lettres où Tolkien se plaint des interprétations abusives de ses noms inventés, sans se rendre compte qu'il fait exactement la même chose. Il faut dire qu'il est visiblement doté d'un ego surdimensionné et pense manifestement être le seul à avoir compris les intentions de Tolkien. Ce qui explique au passage pourquoi il ne cite a peut près aucune étude linguistique récente sur l'univers de Tolkien. On trouvera ici une analyse critique factuelle de ce livre.
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
— La Chanson de Roland
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J'avais eu vent que ce livre n'était pas bon, aussi me suis-je gardé de me le procurer. Rien que par le titre et le postulat de départ de l'auteur, je n'étais pas convaincu. Il est bien évidemment dommage que Hooker ait accumulé autant d'erreurs, alors que sur Tolkien et l'indo-europeéen (pas exclusivement le sanskrit), il y aurait des tas de choses intéressantes à dire, comme tu le sais.
ᛘᛅᛚᚱᚢᚾᛅᚱ ᛋᚴᛅᛚᛏᚢ ᚴᚢᚾᛅ᛬
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Je l'avais acheté par curiosité il y a un moment, mais comme je commence à réfléchir plus sérieusement à la question, je me suis plongé dedans.
Tout n'est pas entièrement faux, même si les trois-quarts dépassent le cadre de la spéculation pour tordre sérieusement les interprétations dans un sens qui n'est manifestement pas celui voulu par Tolkien. De plus, l'auteur répète fréquemment être le seul à comprendre Tolkien, ce qui est passablement agaçant, d'autant qu'il ne fait que plaquer sur l'image qu'il se fait de Tolkien sa propre méthode éclectique, qui rappelle nettement plus la façon de faire de Lewis...
Je compte aussi lire les autres livres de Hooker qui traitent en partie des inspirations indo-européennes supposées de Tolkien, mais je doute y trouver grand-chose de valable.
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