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L'Art selon Tolkien
#1
Toute la problématique est dans le titre : « L’Art selon Tolkien ».

Et toute de suite une première question : « qu’est-ce que l’Art ? »

Platon se méfiait de l’art parce qu’il copiait la réalité et nous en détournait. Kant affirmait que l’art n’était pas la représentation d’une belle chose, mais la belle représentation d’une chose. Et le peintre Klee de comprendre que « l’art ne reproduit pas le visible, il le rend visible ».

Une question qui a donc occupé les philosophes et les artistes eux-mêmes depuis plus de 6 siècles. Or notez : quand d’autres s’intéressent à l’art, Tolkien lui parle de l’Art. En voici quelques citations tirées de l’essai sur le Conte de Fées :

« La faculté mentale de créer des images est une chose, ou un aspect, et c’est elle qui doit être appelée imagination à proprement parler. […] La réalisation de l’expression, qui donne (ou semble donner) « la consistance profonde de la réalité » –à savoir qui commande ou suscite la Croyance Secondaire-, est tout autre chose, ou un autre aspect, qui requiert un autre nom : l’Art, le lien à l’œuvre entre l’imagination et le résultat final qu’est la sub-création. »

« L’art est le procédé humain qui fait naître au passage la Croyance Secondaire (ce n’est pas son seul et ultime objet). Les elfes peuvent aussi recourir à un art du même genre, bien que plus habile et plus aisé […] ; j’appellerai Enchantement cet art plus puissant et plus particulièrement elfique. »

« C’est à l’art elfique, l’Enchantement, qu’aspire la Fantasy, et lorsqu’elle est réussie, c’est elle qui s’en approche le plus, de toutes les formes d’art humain. »

Une autre citation encore de la lettre 131 : « Les Elfes sont là (dans mes récits) pour marquer la différence : leur « magie » est l’Art, délivré de beaucoup de ses limites humaines : plus aisé, plus rapide, plus achevé (la vision et la réalisation en correspondance parfaite). Et son objet est l’Art, non le Pouvoir, la Subcréation, non la domination et la déformation tyrannique de la Création. »

Qu’est-ce que l’Art ? Déjà la lecture de ces extraits nous montre que l’Art ne peut se comprendre seul, ni même avec les notions que nous avons l’habitude de côtoyer. L’Art chez Tolkien est un miroir à multiples facettes. Les unes reflétant l’Enchantement ou la Fantasy, les autres la Subcréation ou la Croyance. Définir l’Art selon Tolkien revient donc à découvrir toutes ces facettes et à définir le lien qu’il entretient avec chacune d’elles. C’est le but que je me suis fixé, la question que je me suis posée, et que je souhaiterais vous faire partager.



Concrètement, en sortant de cette introduction un peu trop scolaire, pourquoi ai-je posé cette question ? Parce qu’elle m’intéresse bien sûr, parce que je dirige une section art sans savoir ce que c’est que l’art réellement, parce que je m’y essaie un peu sans réellement comprendre… Mais surtout parce qu’il s’agit d’un débat aux allures philosophiques, chose peu évoquée lorsque l’on parle de Tolkien (sinon dans des sujets comme ceux de la Mort), et d’un sujet qui jusqu’à ce jour n’a pas été sérieusement étudié dans le monde francophone. Aussi l’ai-je lancé sur ce forum, avec ceci comme bénéfice cherché pour l’association : la conception d’un « essai à plusieurs mains » et le commencement de la rédaction du « lexique tolkienien »* (certains termes qu’il contient auront besoin d’être définis pour traiter de l’Art, c’est inévitable).

Comment y participer ? Tout simplement en répondant aux questions et avis posés sur ce forum.

Comment y répondre ? Avec la plus grande méthode possible. On cherche à construire là un édifice logique, indéboulonnable, ce qui suppose de vérifier chaque pierre avant de poser la suivante.

La rédaction finale de l’essai ?
Je m’engage à faire la synthèse de tout ce qui aura été apporté sur le forum, à la mettre en forme, laquelle sera ensuite soumise à vos commentaires et avis.

Qu’est-ce que l’Art selon Tolkien ? Le débat est ouvert ! Very Happy


* Le lexique tolkienien est en fait un projet en cours, un dictionnaire qui comportera tous les mots inventés par Tolkien, ou auxquels il donna un sens nouveau.
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#2
J'avais un projet d'essai sur Tolkien et l'art, quoique orienté plus histoire de l'art que philosophie. Mais pour te dire la vérité, tu prends le problème par le bout le plus ardu qui soit...
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#3
On peut le prendre plus simplement si tu souhaites. Smile
Comment l'envisageais-tu?
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#4
Une études sur le contexte artistique fin dix neuvième, début vingtième et ses influences iconographiques sur l'oeuvre de Tolkien, en tant qu'écrivain et illustrateur.


Très en gros.

Mais il faut déjà que je trouve quelques bouquins sur le contexte en question...
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#5
Dans le dernier bouquin du CNRS, "Tolkien et ses Légendes", l'auteure évoque cette notion du contexte artistique, se demandant s'il avait eu une influence sur Tolkien (la réponse risque d'ailleurs de te surprendre.)
EDIT : Je ne l'ai pas sous la main, mais je peux te copier l'extrait si ça t'intéresse et le poster demain Wink
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#6
Pourquoi pas. Mici d'avance.
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#7
Comme il faut bien s’attaquer au problème par n’importe quel bout qui se trouve à notre portée, assez aléatoirement je commence par la première phrase de Tolkien que j’ai cité : « La faculté mentale de créer des images est une chose, ou un aspect, et c’est elle qui doit être appelée imagination à proprement parler. […] La réalisation de l’expression, qui donne (ou semble donner) « la consistance profonde de la réalité » –à savoir qui commande ou suscite la Croyance Secondaire-, est tout autre chose, ou un autre aspect, qui requiert un autre nom : l’Art, le lien à l’œuvre entre l’imagination et le résultat final qu’est la sub-création. »
En plus court : l’Art suscite la Croyance Secondaire et aboutit à la Sub-Création. Qu’est-ce que la Croyance Secondaire ? (A) Qu’est-ce que la Subcréation ? (B)


A. La Croyance Secondaire

Dans Du Conte de Fées, Tolkien évoque la notion de « croyance » tout d’abord dans le cas des enfants :

Citation :« Il semble assez clair que Lang [dans les Fairy Books] utilise croyance dans son sens ordinaire : croyance qu’une chose existe ou peut se produire dans le monde réel (primaire). […]
Les enfants sont bien entendus capables de croyance littéraire, lorsque l’art de l’auteur est assez bon pour l’engendrer. Cet état d’esprit est appelé « suspension volontaire de l’incrédulité ». Mais ce ne me semble pas être une bonne description de ce qui passe. Ce qui se passe en vérité est que l’auteur du conte s’avère un « sub-créateur » qui parvient à ses fins. Il crée un Monde Secondaire dans lequel votre esprit peut pénétrer. À l’intérieur, ce qu’il raconte est « vrai », c’est-à-dire correspond aux lois de ce monde. Par conséquent, vous y croyez, aussi longtemps que vous vous trouvez à l’intérieur en quelque sorte. Au moment où surgit l’incrédulité, le charme est rompu ; la magie, ou plutôt l’art, a échoué. Vous êtes alors de nouveau dans le Monde Primaire, à regarder de l’extérieur le petit Monde Secondaire avorté. »

Puis il l’évoque plus loin lorsqu’il traite de la Fantasy :

Citation :« La création d’un Monde Secondaire dans lequel le soleil vert serait crédible, et qui commande la Croyance Secondaire, requiert probablement du labeur et de la réflexion, et exige certainement un talent particulier, une sorte d’art elfique. »

Enfin il répète :
Citation :« L’art est le procédé qui fait naître au passage la Croyance Secondaire ».


Si on résume la pensée de Tolkien, elle est a priori assez claire. On différencie tout d’abord la Croyance Primaire de la Croyance Secondaire. La Croyance Primaire « est la croyance qu’une chose existe ou peut se produire dans le monde réel ». La Croyance Secondaire est la croyance qu’une chose existe ou peut se produire dans le monde secondaire (créé par l’artiste). En fait ce qui permet la croyance est la conformité de la chose avec les règles qui régissent le monde dans lequel elle apparaît. Il faut également noter que cette croyance est subjective, c’est-à-dire que la personne juge cette conformité en fonction des règles qu’il croit être celles qui régissent le monde donné. Ainsi, l’ignorance ou l’erreur peut conduire en la croyance de choses qui de manière objectives ne sont pas conformes aux règles, et pour donner un exemple, un enfant ignorant croira plus facilement à l’existence des trolls ou des vampires dans notre monde réel. Il s’agit là, il faut le noter, d’une théorie où les règles du monde primaire demeurent inchangées.

Or Tolkien semble avoir omis ou exclu le cas où l’artiste change lui-même les règles du monde primaire. Pour donner un exemple ultra populaire : celui d’Harry Potter, avec des magiciens, des dragons et des araignées géantes dans notre monde réel. Impossible et incroyable a priori. Mais rendus crédibles par la modification des règles du monde primaire qu’opère Rowling. Par conséquent la définition de la croyance pourrait être ainsi complétée : croyance qu’une chose existe ou peut se produire dans le monde donné, conformément aux règles régissant ce monde qu’aura fixées l’artiste ; soit l’artiste crée de nouvelles règles, soit il reprend les règles préexistantes, soit il modifie les règles préexistantes.

Ou bien l’on considère que les histoires d’Harry Potter ne se passent pas dans le monde primaire, mais dans un monde secondaire qui s’inspire du monde primaire. D’ailleurs on peut en dire tout autant d’Arda qui matériellement s’inspire de notre monde réel et en reprend la plupart des lois physiques. L’on retombe alors dans la théorie de Tolkien où finalement les règles du monde primaire demeurent inchangées.

Bref la question se pose de savoir si, selon Tolkien, l’art –et donc l’artiste- a le pouvoir de modifier les règles d’un monde qu’il n’a pas créé, qu’il s’agisse notamment du monde primaire (que Dieu a créé) ou bien du monde secondaire d’un autre artiste (l’auteur qui rédige ses fan-fictions dans le monde de Tolkien par exemple).


De plus, si l’on veut pousser plus loin cette notion de croyance, une autre question peut se poser : « L’art est le procédé qui fait naître au passage la Croyance Secondaire », et nous l’avons vu cette Croyance Secondaire va de pair avec un Monde Secondaire. Mais qu’en est-il de la musique ? Car celle-ci ne produit pas de Monde Secondaire (à moins que je ne me trompe). Dès lors que conclure : que la musique n’est pas un art au sens où Tolkien l’entend ? Ou bien que l’art ne produit pas nécessairement la Croyance Secondaire et peut donc se comprendre indépendamment d’elle ?
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#8
(05.11.2009, 13:25)ManThanoMénos a écrit : Or Tolkien semble avoir omis ou exclu le cas où l’artiste change lui-même les règles du monde primaire. Pour donner un exemple ultra populaire : celui d’Harry Potter, avec des magiciens, des dragons et des araignées géantes dans notre monde réel. Impossible et incroyable a priori. Mais rendus crédibles par la modification des règles du monde primaire qu’opère Rowling. Par conséquent la définition de la croyance pourrait être ainsi complétée : croyance qu’une chose existe ou peut se produire dans le monde donné, conformément aux règles régissant ce monde qu’aura fixées l’artiste ; soit l’artiste crée de nouvelles règles, soit il reprend les règles préexistantes, soit il modifie les règles préexistantes.

Ou bien l’on considère que les histoires d’Harry Potter ne se passent pas dans le monde primaire, mais dans un monde secondaire qui s’inspire du monde primaire. D’ailleurs on peut en dire tout autant d’Arda qui matériellement s’inspire de notre monde réel et en reprend la plupart des lois physiques. L’on retombe alors dans la théorie de Tolkien où finalement les règles du monde primaire demeurent inchangées.

Tolkien me paraît être très clair là dessus : toute modification imaginaire du Monde primaire équivaut à la création d'un monde secondaire. Ainsi d'Arda, dont le Conte se place dans un « passé imaginaire » de notre propre Terre, ainsi d'Harry Potter, qui se place dans une version alternative de la réalité, supposée correspondre globalement à la période contemporaine.

L'artiste ne pourrait changer les règles du monde primaire que s'il avait réellement un pouvoir semblable à celui des Valar et pouvait modifier les règles physiques qui régissent notre existence. Ce qui, jusqu'à preuve du contraire, n'est pas le cas. On pourrait arguer que les évolutions sociales qui peuvent découler d'une création artistique reviennent à modifier lesdites règles, mais il n'en n'est rien. Les phénomènes sociaux (même violents ou précipités) obéissent à des règles quasi-constantes, fort bien étudiées par ailleurs.

Quant à la dernière question posée, il faudrait étudier ça en détail, mais j'ai quand même le sentiment que Tolkien parlait essentiellement de l'Art pictural, celui qui nous permet de créer une image mentale de quelque chose qui diffère subtilement de la réalité. Le fait que Tolkien ait été un dessinateur amateur n'est sans doute pas pour rien dans la formulation qu'il a adopté.

Enfin, pour ouvrir la question un peu plus, je recommande fort de lire l'essai de Michaël Devaux : « Leibnitz et Tolkien : Monde possible et subcréation », publié aux éditions Bragelonne dans le recueil des Actes du Colloque du CRELID, essai qui sera peut-être bientôt en ligne sur Tolkiendil, si tout se passe bien.
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
La Chanson de Roland
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#9
Elendil a écrit :Tolkien me paraît être très clair là dessus : toute modification imaginaire du Monde primaire équivaut à la création d'un monde secondaire.
Cela semble en effet assez logique.

Quant à la Musique en tant qu'art, en ouvrant le gros Harrap's, une surprise. le mot français arts qui concerne de manière très élargie aussi bien ce qui est écrit et représenté, que ce qui est musical et autres, est traduit pas arts en anglais.
Pour autant le mot anglais art lorsqu'il n'est pas considéré comme une technique, un procédé, concerne soit les arts écrits soit les arts picturaux. Mais il n'est pas question de musique. Et plus siginifiant le fait que le Master of Arts est la version britannique du diplôme à un haut niveau en lettres et langues.
Je ne suis pas philologue, mais peut-être y'a-t-il une clé de réponse dans ces différentes conceptions françaises et britanniques de l'art...


Cependant, on était tenté au début d'exclure de l'art la musique, parce que d'après mes dires elle ne créait pas de monde. Mais en y réfléchissant bien, il n'y a pas plus érroné que cette déclaration!
J'ai dis que la musique ne créait pas de monde, parce que dans mon idée on ne pouvait se la représenter visuellement : un son sans image. Elle était incomplète. Mais n'est-ce pas justement l'inverse de l'art écrit et figuratif : une image sans son! Tout aussi incomplète donc que la musique.
D'où j'en conclus qu'on ne peut disqualifier un art au motif que le monde qu'il produit est incomplet. La musique produit un monde essentiellement sonore : c'est un art!

Et c'est d'ailleurs un Art qui dans la bouche de Dieu peut produire un monde parfaitement complet. Pensez à l'Aïnulindalë! Au mot Eä!
Ce qui correspond tout à fait à la logique de Tolkien qui fait des distinctions de niveau, notamment entre l'art humain imparfait, et l'art elfique plus abouti, et probablement sur un plan supérieur l'art divin synonyme même de la perfection . Ainsi s'explique le fait que la musique des humains ne produise qu'un monde sonore puisqu'elle n'est qu'essentiellement imparfaite, quand l'art divin produit un monde sonore, visuel, odorant, sensible parfait!


ManThanoMénos a écrit :Dès lors que conclure : que la musique n’est pas un art au sens où Tolkien l’entend ? Ou bien que l’art ne produit pas nécessairement la Croyance Secondaire et peut donc se comprendre indépendamment d’elle ?
La réponse à la première question est donnée : la musique est un art.
Mais qu'en est-il de la seconde question? Car si la musique produit un monde secondaire, nécessite-telle une Croyance Secondaire, c'est-à-dire le sentiment de conformité à des règles propres à ce monde sonore? À mon avis, la musique dispose de ses propres règles (je ne suis cependant pas musicien pour en juger) et tout ce qui déroge à ces règles aboutit nécessairement à ... une cacophonie! Par conséquent la correspondance aux règles musicales produit... l'harmonie!
Or cette notion d'harmonie peut très bien être comprise en dehors de la musique. pourquoi l'art littéraire ou figuratif parvient-il à susciter la croyance secondaire? Parce les choses énoncées dans ce monde secondaire sont en harmonie avec les règles de ce même monde.

Aussi suis-je tenté de comprendre ainsi cette notion tolkienne de la Croyance : un sentiment d'harmonie.
Par conséquent la notion de Croyance ne peut être détachée de celle de l'Art.
Mais si l'on va plus loin, tout en restant fidèle à la pensée de Tolkien, peut-on dire que cette définition de la croyance -que l'on a considéré dans un cadre artistique- peut être étendue au cadre religieux? D'après Tolkien, la croyance au sens religieux du terme est-elle produite par ce sentiment d'harmonie?
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#10
Nous venons de traiter la notion de Croyance Secondaire dans un cadre artistique large. Comme le suggérait Elendil la question de la Croyance Secondaire pourrait être plus profondément étudié à la lecture d’essais tels que celui de Michaël Devaux : « Leibnitz et Tolkien : Monde possible et subcréation », mais les bibliothèques stéphanoises ne disposent malheureusement pas de ce genre d’ouvrage, et il faudra attendre mon prochain séjour à Lyon pour (avec de la chance) pouvoir en disposer… Je n'approfondirai pas non plus la question de la croyance religieuse, qui si elle est intéressante, est hors-sujet, et que je ne rappellerai donc qu'en toute fin, lorsque le sujet sera sur le point d'être clos et nécessitera annexes et ouvertures Wink

Aussi, passons donc sans attendre à la Subcréation.


Généralement, les britanniques (je parle en fait des rédacteurs du Tolkien Gateway ou du wikipedia brit') semblent considérer le terme de subcréation comme un synonyme de monde secondaire. C'est incomplet. Car Tolkien aurait pu alors choisir de l'appeler tout simplement Secondary World. Alors pourquoi ce terme de Subcréation?

Réponse : pour sa richesse.

Arrow Tout d'abord le terme de création définit à la fois le résultat, la chose créée et l’acte, le fait de créer. Une double sémantique qui existe aussi bien en français qu’en anglais. Alors que le seul terme de monde secondaire n’évoque que le résultat. Mais Tolkien ne disait-il pas plus tôt que « L’art est le procédé », le processus qui réalise l’imagination ? Qu’en conclure ?

Nous savons d’une part que (sub)Création = acte + résultat et d’autre part Art = acte. Aussi disposons-nous de deux solutions :
- soit (sub)création = Art (acte) + Monde (résultat). Mais dans ce cas, restons-nous fidèles à Tolkien disant : « l’Art, le lien à l’œuvre entre l’imagination et le résultat final qu’est la sub-création » ?
- soit (sub)création = résultat seul (comme l’entendent les britanniques). Mais dans ce cas, on perd toute la richesse d’une double sémantique du mot…

Arrow À moins que sa richesse ne vienne du préfixe latin "sub". En latin, celui-ci ne signifie qu’en de très rares cas "ce qui vient après", mais plutôt "ce qui vient en dessous". Il faut de plus savoir que Tolkien ne réserve le terme de Création qu'à Dieu seul, l'Auteur du Monde primaire, et celui de Subcréation aux créatures de Dieu. Par conséquent ses commentateurs pensent que Tolkien utilisait ce terme de sub-création pour une raison religieuse… Ainsi Dieu est-il un artiste, l’Artiste parfait, et l’on voit l’homme imiter Dieu par ses productions nécessairement imparfaites. À cette occasion je me demande : Tolkien ne serait-il pas un brin platonicien ? Avec cette idée d’imitation humaine (donc physique) et de perfection divine (donc métaphysique)…

Notons aussi que chez Tolkien, le terme de "sub" ne qualifie pas seulement un degré d’infériorité, comme l’échellon inférieur d’une échelle, mais contient également en lui-même une notion de soumission, comme le niveau inférieur d’une pyramide hiérarchique. Je m’explique.
Dans une de ses lettres, Tolkien dit :
Citation : « De toute façon, toute cette affaire se préoccupe surtout de Chute, de Mortalité, et de la Machine. De Chute inévitablement, et ce thème survient de plusieurs manières. De Mortalité, spécialement puisqu’elle affecte l’art et le désir créatif (ou comme je le dirais, sub-créatif)… Il a diverses possibilités de « Chute ». Il peut devenir possessif, s’accrochant aux choses faites par « lui-même », le sub-créateur veut être le Seigneur et le Dieu de sa création privée. Il se rebellera contre les lois du Créateur, particulièrement contre la mortalité. Ces deux choses (seules ou ensembles) conduiront au désir de Pouvoir, de rendre la volonté plus effective, et ainsi jusqu’à la Machine (ou la Magie) ».

Ainsi, Tolkien énonce que le subcréateur ne doit pas se sentir propriétaire de sa subcréation (Tolkien propriétaire de son monde d’elfes et de dragons). Etrange n’est-ce pas ? Je rédige un poème, dessine une aquarelle, n’ai-je pas le droit de m’en sentir le propriétaire. La société actuelle, le droit actuel répond par l’affirmative. Tolkien par la négative. Pourquoi ?

Il s’agit là d’une conception qu’explique le catholicisme.
À qui le subcréateur doit-il de pouvoir produire des mondes secondaires ? À Dieu qui lui a fait don de l’art. (En effet, puisque Dieu est artiste, s’il a créé l’homme à son image, il est naturel que tout homme soit à son tour artiste). Mais en même temps le catholique doit être comme cet homme à qui le seigneur donne 5 talents, les fait fructifier et rapporte 10 talents à son seigneur. Ainsi est-il criminel de ne pas faire fructifier les dons que Dieu nous donne (dans la parabole, l’homme à qui le seigneur n’a donné qu’1 talent, l’a enterré dans la terre, puis l’a déterré pour le rendre au retour de son seigneur est d’ailleurs sévèrement puni). Ainsi Dieu nous apprend-il non pas à posséder, mais à produire et donner non pas à proportion de ce qui nous a été donné, mais plus que ce qui nous a été donné. Toujours cette idée d’imitation de Dieu, aussi bien dans l’action créatrice, que dans celle d’un don total.


En même temps (et je méloigne encore un peu du sujet), on nous apprend en philo d’une part que l’homme est un éternel insatisfait, et que chaque fois qu’il parvient à posséder l’objet de son désir, il n’est pas heureux et sent le besoin de désirer encore et toujours plus. En gros le moyen de parvenir au bonheur est de parvenir à la satisfaction pure, sans borne, éternelle. D’autre part certains nous apprennent que le bonheur réside dans la satisfaction d’avoir seulement ce que l’on a dans l’instant présent (carpe diem), sans se projeter dans l’avenir puisque forcément le désir ne peut exister sans l’avenir.

Tolkien pour sa part semble d’accord sur le fait que posséder ne rend pas heureux (puisqu’elle mène au pouvoir, à la rébellion contre le Créateur, en désirant toujours plus, notamment l’immortalité). Par conséquent il semble penser que le bonheur de l’homme réside dans le désir créatif, dans l’acte de créer, et le don de sa création.

Car au final qu’est-ce qui produit le plus de satisfaction : le fait de dessiner ou de contempler son œuvre achevée ? La contemplation finit par lasser, fait ressortir toujours plus les défauts de l’œuvre qui demeurent somme toute irrémédiables. À l’inverse lorsqu’on dessine ou écrit, on peut toujours évoluer, toujours s’améliorer.
Qu’est-ce qui produit le plus de satisfaction : le fait de posséder sa création ou de la donner à d’autres? La possession est égoïste et finit toujours par susciter l’envie des autres, quand l’acte de création est forcément tournée vers les autres ; on ne crée pas pour soi, mais pour les autres. Car qu’est-ce qu’un artiste sans public, sans personne à qui faire apprécier, profiter sa création ? Et puis donner, ça fait toujours plaisir aux autres, donc à soi-même !


Par conséquent, et pour revenir au sujet, je suis tenté d’affirmer que la particularité de Tolkien, par rapport à tous les autres philosophes qui se sont posés la question de l’art, est d’en avoir une conception particulière : une conception religieuse de l'art et plus précisément catholique.

Je précise "catholique", et non pas "chrétienne" parce que le protestantisme est chrétien, mais qu'il considère l'art d'une façon différente de celle du catholicisme à en croire cet essai qui compare les opinions de Lewis (le protestant) et Tolkien (le catholique):
Citation :One wonders if the differing emphases of Tolkien and Lewis on this matter are related to their different church backgrounds, Roman Catholic and Anglican respectively. Since the Reformation, Protestant aesthetic theorists have tended to discuss art in more functional terms. From early theorists like Pierre Ramee and Jonathan Edwards to a 20th century popular prophet like Frances Schaeffer, Protestants have generally viewed art in terms of the values it communicates (whether good or bad), as an expression of the artist's world-view. From the Counter-Reformation's deliberate flaunting of ornament to the work of contemporary writers such as Jacques Maritain and Hans KÃng, Roman Catholics have been more willing to see the creative act as an end in itself, if not art-for-art's-sake, then perhaps more precisely art-for-God's-sake.
Trad' rapide : "On se demande si les accents différents de Tolkien et Lewis sur cette question sont liées à leurs différentes origines écclésiales, catholique et anglicane, respectivement. Depuis la Réforme, les théoriciens esthétiques protestants ont eu tendance à parler de l'art en termes plus fonctionnels. Des premiers théoriciens comme Pierre Ramée et Jonathan Edwards jusqu'aux prophètes populaires du 20ème siècle comme Frances Schaeffer, les protestants ont généralement considéré l'art en fonction des valeurs qu'il communique (bonnes ou mauvaises), en tant qu'expression de la vision du monde de l'artiste. Depuis l'ornementation délibérément affichée de la Contre-Réforme [ce qu'en France on appelle le style baroque] jusqu'aux œuvres d'écrivains contemporains tels que Jacques Maritain et Hans KÃ ¼ ng, les catholiques romains ont été plus enclins à voir l'acte créateur comme une fin en soi, sinon de l'art pour l'art, alors peut-être plus précisément de l'art pour Dieu.
Où l'on voit donc Tolkien s'inscrire dans la droite lignée des catholiques romains en ce qui concerne l'art...

Je n'en ai pas encore fini avec la Subcréation, mais pour un seul message, je crois que cela demeure suffisant si je ne veux pas risquer l'indigestion des lecteurs! Mr. Green
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#11
Parce qu’avec du recul, je me suis aperçu que dans mon précédent message j’avais débité une masse folle d’idées désorganisées, rapidement évoquées et ce sans véritable méthode logique et rigoureuse, il me semble nécessaire de revenir dessus.


I. Pour Tolkien, la Subcréation s’entend-elle à la fois comme le résultat (la chose créée) et l’acte (le fait de créer), ou bien seulement comme le résultat (c’est-à-dire le Monde Secondaire) laissant l’acte à l’Art ?

Je n’ai pas de réponse… Neutral


II. Quelle(s) relation(s) entre la Création et la Subcréation ?

- Tolkien attribue le terme de Création à Dieu seul, et laisse à Ses créatures celui de Subcréation.

- Pour Tolkien, le subcréateur imite le Créateur :
Tolkien, Du Conte de Fée a écrit :Nous créons à notre mesure et selon le mode dont nous dérivons, parce que nous avons été créés, mais créés à l’image et à la ressemblance d’un Créateur.
Le subcréateur imite le Créateur aussi bien dans son acte de création, mais il ne doit pas vouloir « être le Seigneur et le Dieu de sa création privée », au risque de se rebeller « contre les lois du Créateur ».
C’est là qu’il nous faut être particulièrement méthodiques et prudents. Réétudions un instant l’extrait à l’origine de notre questionnement :
Tolkien, Lettre 131 a écrit :De toute façon tout cela se rapporte essentiellement à la Chute, à la Mortalité et à la Machine. À la Chute forcément, et ce motif apparaît sous divers aspects. À la Mortalité, surtout en ce qu’elle affecte l’art et le désir créatif (ou devrais-je dire, subcréatif) qui semble n’avoir aucune fonction biologique et se distinguer des satisfactions de la vie biologique simple et ordinaire avec laquelle, dans notre monde, il est généralement en conflit. Ce désir est à la fois uni à un amour passionné du monde réel et primaire – et de ce fait il est pénétré du sentiment de la mortalité –, et pourtant il n’est pas comblé par lui. Il a de multiples occasions de « Chute ». Il peut devenir possessif, s’accrochant aux choses qu’il a faites et les réclamant comme « siennes » ; le subcréateur souhaite être le Seigneur et dieu de sa création personnelle. Il est enclin à se rebeller contre les lois du Créateur – en particulier contre la mortalité. Ces deux traits (seuls ou conjugués) mènent au désir de posséder le Pouvoir, de rendre plus rapidement efficace la volonté – et donc mènent à la Machine (ou Magie).

o En quoi la mortalité affecte-t-elle l’art ?
o Pourquoi l’art subcréatif est-il en conflit avec le Monde Primaire ?
o Pourquoi ne peut-il être comblé par lui ?
o Pourquoi le subcréateur ne doit-il pas se sentir propriétaire de sa subcréation ?

Autant de questions que la lecture de cet extrait me pose, que j’ai éludées dans le message précédant - Comme quoi j'étais vraiment parti en vrille Rolling Eyes-, mais auxquelles il nous faut apporter des réponses… que pour l’instant j’ignore (dans le sens où, si j’en ai l’intuition, je n’ai pas trouvé ou compris les propos de Tolkien qui les confirment).
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#12
Citation :I. Pour Tolkien, la Subcréation s’entend-elle à la fois comme le résultat (la chose créée) et l’acte (le fait de créer), ou bien seulement comme le résultat (c’est-à-dire le Monde Secondaire) laissant l’acte à l’Art ?

Sur ce point, je peux peut être éclairer ta lanterne.

De ma formation universitaire ou l'on m'a pas mal bourré le mou avec des sottises, j'ai gardé quelques notions intelligentes qui flottaient ça et là, dans l'attente qu'on en fasse quelque chose.

Et notamment cette idée : "ce sont les regardeurs qui font le tableau." Cette citation est d'un artiste de la première moitié du vingtième siècle adulé de tout le fatras contemporain qui ne l'a peut être pas tout à fait bien compris. A savoir le philosophe/peintre/farceur/joueur d'échec Marcel Duchamp. Je ne pense pas que Tolkien le connaissait car en vérité, leurs univers sont diaméttralement opposé. Mais ils ont peut être eu une intuition semblable sans le savoir.

En effet l'idée est celle ci : n'est achevée et considérée comme une oeuvre d'art que l'oeuvre exposée. Il n'existe pas de chef d'oeuvre inconnu puisqu'un chef d'oeuvre ne se perçoit que par rapport au rapport qu'il entretient avec son public.

Traduction dans le vocabulaire qui nous intéresse : Si le (sub)créateur a seul le pouvoir de mettre en oeuvre sa (sub)création, celle ci demeure dépendante d'autrui pour exister pleinement.

Tolkien, perfectionniste, ne devait pas considérer les essais avorté comme es oeuvres finies. Il ne les faisait pas publier. Si le fait même de bosser dessus était déjà subcréation et donnait lieu à un monde secondaire, ce serait les traiter avec une certaine légéreté que de les laisser inachevés... Et je ne le vois pas céder à cette légèreté.

Par ailleurs, le simple fait d'affirmer que l'oeuvre d'art doit induire une croyance n'est elle pas une traduction du besoin qu'elle a d'être perçue par quelqu'un d'autre que son (sub)créateur ? Il lui faut un spectateur.

Du coup, être trop jaloux par rapport à son oeuvre, la cacher alors qu'elle a été déjà vue par autrui (ce que fit Fëanor) et ainsi achevée en tant qu'oeuvre d'art, n'est ce pas, quelque part, aller à l'encontre de sa nature et la condamner à l'oubli ? N'est ce pas aller à l'encontre de la raison d'être de l'art : être partagé ?
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#13
Telles sont les énigmes : incroyablement inextricables de prime abord, mais insolemment évidentes une fois résolues !

Ces quatre petites questions que je me posais (En quoi la mortalité affecte-t-elle l’art ? Pourquoi l’art subcréatif est-il en conflit avec le Monde Primaire ? Pourquoi ne peut-il être comblé par lui ? Pourquoi le subcréateur ne doit-il pas se sentir propriétaire de sa subcréation ?) m’ont pas mal défoncé le crâne pendant cette semaine, et s’avèrent au final –pour celles résolues- disposer de réponses évidentes ! Very Happy


Arrow En quoi la mortalité affecte-t-elle l’art et le désir subcréatif ?

Nous savons que « L’art est le procédé » aboutissant notamment à la subcréation, c’est-à-dire à la création d’un monde secondaire, avec ce but : passer du monde primaire à cet autre monde nouveau-né. Ce que Tolkien dans Du Conte de Fées appelle « l’Evasion ». Mais il y parle également de « la Grande Evasion » :

Citation :Et pour finir, il y a le plus ancien et le plus profond désir, la Grande Evasion : l’Evasion de la Mort. Les contes de fées en fournissent de nombreux exemples et de nombreux modes, ce que l’on pourrait qualifier d’authentique esprit d’évasion ou de fuite, dirais-je. Mais d’autres récits font de même (surtout ceux d’inspiration scientifique), ainsi que d’autres études. Les contes de fées sont l’œuvre des hommes non des fées.

Hors là surgit le lien. Car, dans cette vision catholique qui est celle de Tolkien, qu’est-ce que la Mort sinon la porte de passage (de sortie en fait) d’un monde à l’autre ? Cela est vrai de nous autres mortels du monde primaire ; cela l’est également des Second Enfants d’Illuvatar, les humains d’Arda, qui par ce don de la mort peuvent du fait de leur éternité sortir hors même des limites d’Arda, quand les Premiers-Nés demeurent prisonniers d’Arda et mourront définitivement avec lui.

Passage d’un monde à l’autre, la subcréation l’est tout autant, elle qui nous fait expérimenter si je puis dire la Mort ! Car le voilà le lien entre la Mort et la Subcréation : notre désir de mourir, de passer de ce monde à l’autre !
Mais attention, il ne s’agit pas là d’une volonté suicidaire. Nous ne souhaitons pas mourir par dépit, par dégoût du monde primaire, car chez Tolkien un profond amour du monde primaire anime l’homme. Ceci est résumé par cette Lettre n°186 :

Citation : Mon véritable thème tourne autour de quelque chose de permanent et difficile : la mort et l’immortalité, c’est-à-dire la mystère de l’amour du monde dans les cœurs de ceux ‘destinés’ à le quitter et apparemment à le perdre, et l’angoisse dans les cœurs de la race ‘destinée’ à ne pas la quitter.

Pour ma part, si j’adhère tout à fait à la notion d’Évasion de la Mort, j’avoue cependant ne pas tout à fait comprendre celle d’Amour pour le monde primaire… (Peut-être Tolkien non plus d’ailleurs, lui qui utilise le terme de « mystère » ^^). Pourquoi souhaiter s’évader si nous aimons ce monde ? o0 Tolkien énonce d’ailleurs clairement ce paradoxe (Lettre n°131) : « Ce désir [subcréatif] est à la fois uni à un amour passionné du monde réel et primaire – et de ce fait il est pénétré du sentiment de la mortalité –, et pourtant il n’est pas comblé par lui. »


Arrow Pourquoi l’art subcréatif est-il en conflit avec le Monde Primaire ?

D’une part parce qu’il se « distingue des satisfactions de la vie biologique simple et ordinaire avec laquelle, dans notre monde, il est généralement en conflit », d’autre part parce qu’ « il n’est pas comblé par lui ».
La première énonciation est évidente : l’art est inutile (même s’il est nécessaire) en ce sens qu’il ne répond à aucun besoin de la vie matérielle, aucun impératif de survie. En philosophie on dit d’ailleurs que le jeu, les loisirs, l’art sont nés chez l’homme du fait qu’il disposait de temps libre, c’est-à-dire de moments où la survie ne se faisait pas sentir. Et même aujourd’hui, l’art est bien souvent encore considéré comme inutile (notamment par mes parents qui pensent que me consacrer à mes poèmes et histoires délirantes ne me fera pas réussir mes examens de droit ! Mr. Green )

Ensuite pour savoir en quoi le monde primaire ne peut combler le désir subcréatif, il suffit d’aller voir ce que l’artiste et le lecteur vont chercher dans les mondes secondaires : « la Fantasy, le Recouvrement, l’Evasion et la Consolation » énumère Tolkien.

J’expliquerai ces notions plus loin, chacune d’elle méritant je pense d’amples développements, mais en attendant il est assez aisé de comprendre que le monde primaire ne peut répondre à tous nos désirs (par exemple, et tout simplement : le bonheur) voire même produit devant nos yeux ce que nous souhaiterions n’avoir jamais vu (pour Tolkien, ce pourra être aussi bien les guerres mondiales, la perte tragique de proches, ou bien encore l’avènement des machines…).

Et pourtant nous l’aimons, nous l’aimons malgré son imperfection. Or je n’ai pas trouvé d’écrits de Tolkien développant ce mystérieux paradoxe. Cependant je dois avouer que je l’éprouve depuis longtemps. Je le mets parfois même dans la bouche de mes personnages (le Guérisseur par exemple dans ma fanfic’ sur les Mirdains, chapitre 2), pensant qu’en fait malgré l’imperfection de notre monde (qui en fait d’ailleurs à mon sens tout son charme), c’est cette notion de temporalité qui me fait tant l’aimer, cette idée que tout peut changer, évoluer, en mal ou en pire, la rédemption comme la damnation, du fait de notre liberté. Et je serais certes malheureux si dans l’après-vie le Temps n’existait plus. Finalement, je rejoins Tolkien affirmant que la Mortalité, autrement dit la Temporalité, affectait l’artiste et son désir… Mais vous l’avez compris, ce n’est qu’une impression personnelle Wink


Arrow Pourquoi le subcréateur ne doit-il pas se sentir propriétaire de sa subcréation ?

Pas encore de réponse précise pour cette question. Mais j’attends vos avis (voire sur d’autres points d’ailleurs si vous souhaitez les aborder) ! Very Happy
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#14
(25.11.2009, 16:55)ManThanoMénos a écrit : Arrow En quoi la mortalité affecte-t-elle l’art et le désir subcréatif ?

D'accord en partie avec l'influence qu'a la mortalité sur le désir créatif. Néanmoins, cette analyse ne prend pas en compte le fait que les artistes par excellence de la Subcréation de Tolkien sont des Immortels (ou presque) : les Elfes.

Et il faut se souvenir d'une phrase que Tolkien a dite dans son essai sur le conte de fées :

Tolkien a écrit :The road to fairyland is not the road to Heaven

Sans oublier le poème qu'il cite immédiatement après :

Citation :
O see ye not yon narrow road

So thick beset wi' thorns and briers ?
That is the path of Righteousness,

Though after it but few inquires.

And see ye not yon braid, braid road

That lies across the lily leven ?
That is the path of Wickedness,

Though some call it the Road to Heaven.

And see ye not yon bonny road

That winds about yon fernie brae ?
That is the road to fair Elfland,

Where thou and I this night maun gae.

Par conséquent, je ne suis pas sûr que le désir de Subcréation soit directement à mettre en rapport avec le passage vers l'autre monde qu'est la mort. Au contraire, la Subcréation chez Tolkien reste intimement liée au monde réel (et c'est une piste pour l'interrogation que tu poses à la fin de ta question).

(25.11.2009, 16:55)ManThanoMénos a écrit : Arrow Pourquoi le subcréateur ne doit-il pas se sentir propriétaire de sa subcréation ?

Je pense que la réponse est à la fois simple et compliquée : voir Melkor dans l'Ainulindalë ; voir Fëanor et ses Silmarils. Comparer avec l'histoire d'Enerdhil et de l'Elessar.
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
La Chanson de Roland
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#15
Note : Toutes les citations issues de l’essai Du conte de Fées seront signalées par un astérisque.


Citation :D'accord en partie avec l'influence qu'a la mortalité sur le désir créatif. Néanmoins, cette analyse ne prend pas en compte le fait que les artistes par excellence de la Subcréation de Tolkien sont des Immortels (ou presque) : les Elfes.[…] Par conséquent, je ne suis pas sûr que le désir de Subcréation soit directement à mettre en rapport avec le passage vers l'autre monde qu'est la mort. Au contraire, la Subcréation chez Tolkien reste intimement liée au monde réel.

Il est utile et intéressant que tu me remettes ainsi sur le droit chemin! Razz
J'ai en effet faux quand je parle de lien entre l'art et la mortalité. La vérité est en effet de dire que la Mort, et donc le désir du passage de ce monde à l’autre, n’influe non pas sur l’art en général, mais sur cet art humain en particulier qui aboutit à l’élaboration de mondes secondaires : la fantasy. Qui diffère dailleurs de l’art elfique : l’Enchantement. Ce qui m’amène pour le coup à (re)préciser plusieurs notions.


I. La Fantasy

« La Fantasy est une activité humaine naturelle »*, « la Fantasy cet art-subcréatif »* Forme d’art humain, elle aboutit sur la création d’un monde secondaire.

Mais la Fantasy désigne aussi chez Tolkien l’imagination, qu’il nomme parfois fancy, «fancy étant la forme réduite et péjorative du terme plus ancien de Fantasy »*. Or il énonce plus loin : « l’Art, le lien à l’œuvre entre l’imagination et le résultat final qu’est la sub-création »*, d’où il ressort que l’Art et l’imagination ne peuvent être la même chose. Ce qu’infirme la notion de Fantasy, à la fois art et imagination ! Incohérence de l’auteur ? Subtilité plutôt.

Tolkien déplorait qu’en son temps on fasse une fausse distinction entre the imagination et the fancy (=fantasy). « Ces derniers temps, […] l’imagination a souvent été tenue pour quelque chose de plus élevé que […] la fancy »*. L’imagination étant alors vue comme le « pouvoir de donner à des créations idéales la consistance profonde de la réalité »*, et la fancy comme le « simple fait de créer des images »*. La différence est dans la notion de réalisation.

Tolkien redéfinit ces deux termes. L’imagination devient la « faculté mentale de créer des images »*, l’Art « la réalisation de l’expression, qui donne la consistance profonde de la réalité »*, et la Fantasy une forme particulière d’Art, un art humain à caractère fantastique aboutissant sur la création d’un monde secondaire. Il réaffirme en même temps que l’Art et l’Imagination ne peuvent être la même chose. L’Imagination est « une chose, ou un aspect »*, l’Art « toute autre chose, ou un autre aspect »*. Alors la Fantasy, art ou imagination ?

Ce qu’il faut comprendre c’est que la Fantasy est la réalisation humaine de l’imagination fantastique qui aboutit sur un Monde Secondaire. Or ce Monde Secondaire ne peut faire partie du Monde Primaire que nous appréhendons avec nos sens, il ne peut être réalisé dans ce monde sensible sans quoi il ne serait plus Monde Secondaire. Ainsi le Monde Secondaire ne peut être mis en scène au théâtre. « La dissolution ou la dégradation sont le sort probable de la Fantasy lorsqu’un dramaturge tente d’y recourir, fût-il Shakespeare »* ; c’est parce « qu’au théâtre, les personnages et même les scènes ne sont pas imaginés mais réellement vus, que le théâtre est un art fondamentalement différent de l’art narratif ».* Imaginés. Voici le mot clé pour comprendre la Fantasy. Cet art a pour but de réaliser le Monde Secondaire dans l’imagination d’autrui. Le subcréateur qui a imaginé dans son esprit un Monde Secondaire, par le biais de la Fantasy (ce peut-être par exemple l’art narratif) va le réaliser, c’est-à-dire permettre à d’autres esprits d’imaginer à leur tour ce monde subcréé. Ainsi la Fantasy, bien qu’elle soit art, demeure enfermée dans le champ clos de l’imagination humaine. Elle n’est pas à la fois Art et Imagination, mais Art dans Imagination.


II. L’Enchantement

« J’appellerai Enchantement cet art plus puissant et plus particulièrement elfique. L’enchantement produit un Monde Secondaire… »*. Forme d’art elfique, il aboutit lui aussi sur la création d’un monde secondaire. Mais à la différence de la Fantasy, il ne demeure pas enfermé dans le champ clos de l’imagination. « L’Enchantement produit un Monde Secondaire dans lequel auteur et spectateur peuvent tous deux pénétrer, [non pas avec leur seule imagination, mais] à la grande satisfaction de leurs sens aussi longtemps qu’ils s’y trouvent ». C’est par exemple le cas du « théâtre faërien ». « Si vous assistez à du théâtre faërien, vous êtes vous-même (ou pensez être) physiquement présent dans le Monde Secondaire […], vous êtes dans un rêve que trame l’esprit d’un autre »*. Il s’agit là d’une illusion sensible si je puis dire. Le submonde produit par l’Enchantement est sensible, tandis que celui produit par la Fantasy est simplement imaginaire.


III. L’Art

C’est le processus de réalisation de ce qui est imaginé par l’artiste. « l’Art, le lien à l’œuvre entre l’imagination et le résultat final qu’est la sub-création »*.


IV. La Subcréation

« ce résultat final qu’est la subcréation ».
ManThanoMénos a écrit :Aussi disposons-nous de deux solutions :
- soit (sub)création = Art (acte) + Monde (résultat). Mais dans ce cas, restons-nous fidèles à Tolkien disant : « l’Art, le lien à l’œuvre entre l’imagination et le résultat final qu’est la sub-création » ?
- soit (sub)création = résultat seul (comme l’entendent les britanniques).

À mon avis, je crois que pour Tolkien la subcréation était bien le résultat seul. Cependant il faut préciser une chose. Pour les britanniques le terme de subcréation est synonyme de monde secondaire. C’est trop restrictif. Car cela signifierait que l’art a pour seul but d’aboutir à la réalisation d’un monde secondaire. Ce qui n’est pas le cas du théâtre par exemple, ou de la sculpture qui réalisent les choses crées dans le monde primaire. Or Tolkien énonce : « le théâtre est un art fondamentalement différent de l’art narratif »*. C’est un art qui dans la logique de Tolkien aboutit bien à une subcréation : « l’Art, le lien à l’œuvre entre l’imagination et le résultat final qu’est la sub-création »*. Ainsi subcréation n’est pas un synonyme de monde secondaire, tandis que le monde secondaire est une forme de subcréation.

La seule chose qui finalement motive l’ajout du préfixe « sub » est l’opposition d’ordre religieux que souhaite établir Tolkien entre les créations du Créateur et les (sub)créations des créatures-créatrices.


Si ces définitions vous paraissent incomplètes, ou erronées, n'hésitez pas à le dire Wink
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#16
Histoire de s'échauffer un peu avant la soirée chat de ce soir, j'en termine avec la dernière question :
Arrow Pourquoi le subcréateur ne doit-il pas se sentir propriétaire de sa subcréation?

Jusqu'ici j'ai beaucoup utilisé les Lettres et Du Conte de Fées, des écrits théoriques. Mais pour répondre à cette question, m'est avis que la réponse se trouve dans les récits et les poèmes du maître, notamment Mythopoeia, l'Aïnulindalë ou bien encore Feuille, de Niggle. Je commencerai par ce dernier. D'une manière métaphorique (on va éviter le terme d'allégorie), Tolkien y décrit non pas ce qu'est l'Art, mais plutôt disons sa fonction et y formule un sorte de code de bonne conduite de l'artiste.

Un ouvrage anglophone a déjà étudié le sujet : Leaf, by Niggle : The Worth of The Work par D. Manganiello. Mais comme je n'en dispose pas, je vais essayer de reconstruire une analyse potable, en lien avec notre sujet. Pour comprendre ce qui va suivre, il est cependant nécessaire de connaître l'histoire en général. Pour ceux donc qui ne l'ont pas encore lu, je les invite à lire le résumé proposé par le site.

J'ai dégagé trois axes d'études, ou plutôt de leçons que ce conte fait ressortir de manière symbolique. Tout d'abord la place du Divin dans la subcréation humaine. Ensuite l'opposition entre l'Art et les Nécessités de la Vie, cet Art, ce "désir créatif (ou devrais-je dire, subcréatif) qui semble n’avoir aucune fonction biologique et se distinguer des satisfactions de la vie biologique simple et ordinaire avec laquelle, dans notre monde, il est généralement en conflit" précise Tolkien dans ses Lettres. Enfin le partage par l'artiste de son oeuvre. À l'issue, on en comprend d'autant mieux pourquoi le subcréateur ne doit pas se sentir propriétaire de ce qu'il crée.


I. "C'est un don!"


Je commence ici par la place du Divin dans l'art, avec cet extrait : Niggle, mort, après avoir fait son temps à "l'Asile" (le Purgatoire), s'en va dans une nouvelle contrée et y découvre quelquechose d'absolument merveilleux:

Feuille, de Niggle a écrit :Devant lui se dressait l'Arbre, son Arbre, achevé. Si l'on pouvait dire cela d'un Arbre vivant, dont les feuilles s'ouvraient, dont les branches croissantes se courbaient dans le vent que Niggle avait si souvent senti ou deviné et qu'il avait si souvent échoué à rendre. Contemplant l'Arbre, il leva les bras et les ouvrit tout grand.
-C'est un don! dit-il.
Il pensait à son art et aussi au résultat; mais il se servait de ce mot au sens tout à fait litéral.

Ainsi l'art est-il un don. Un don de qui? Dans l'esprit de Tolkien, il paraît clair qu'il s'agit de Dieu. Ainsi Niggle Lui doit-il son talent artistique. Ainsi Lui doit-il également la réalisation parfaite de son oeuvre. Rappellez-vous : l'art est le processus de réalisation de ce qui est imaginé. Or il existe des degrés dans l'art. L'art humain est imparfait, inachevé comme celui de Niggle. L'art elfique est déjà plus élevé. Enfin celui de Dieu est parfait, la réalisation parfaite.

ManThanoMénos a écrit :Et c'est d'ailleurs un Art qui dans la bouche de Dieu peut produire un monde parfaitement complet. Pensez à l'Aïnulindalë! Au mot Eä!
Ce qui correspond tout à fait à la logique de Tolkien qui fait des distinctions de niveau, notamment entre l'art humain imparfait, et l'art elfique plus abouti, et probablement sur un plan supérieur l'art divin synonyme même de la perfection . Ainsi s'explique le fait que la musique des humains ne produise qu'un monde sonore puisqu'elle n'est qu'essentiellement imparfaite, quand l'art divin produit un monde sonore, visuel, odorant, sensible parfait!

De plus Dieu intervient lui-même dans le récit de Niggle : il est le "Berger" (une image catholique):

Feuille, de Niggle a écrit :Ils virent un homme, qui semblait être un berger; il descendait vers eux par les pentes verdoyantes qui montaient dans les Montagnes.

Il semble que Tolkien place toujours Dieu dans les hauteurs, les Montagnes, comme le Meneltarma des Numénoréens, comme le Sinaï des juifs d'ailleurs, et on pourrait tout aussi bien se demander (mais pas dans ce sujet Wink ) si cette obsession du Mal (saroumane, Sauron) pour les grandes tours n'est pas une caricature des Montagnes divines...

Enfin, parlant du Pays de Niggle (celui réalisé à partir de son tableau), le Berger dira: "de plus, pour beaucoup, c'est la meilleure introduction aux Montagnes". Où l'on voit et reverra plus loin ce lien entre la subcréation fantastique de l'homme et le Paradis que sont ces "Montagnes".


II. L'Arbre et le Jardin


Feuille, de Niggle a écrit :Certains visiteurs laissèrent entendre que son jardin était assez négligé et qu'il pourrait recevoir la visite d'un inspecteur.[...]
C'était son voisin, Parish [...] Il ne l'aimait guère [...] parce qu'il ne s'intéressait aucunement à la peinture, mais se montrait très critique en matière de jardinage. Quand Parish regardait le jardin de Niggle (ce qui était très fréquent), il voyait surtout les mauvaises herbes.

Dans ce conte s'opposent l'Arbre et le Jardin. L'arbre est l'oeuvre qu'est en train de peindre Niggle. Mais à force d'y passer trop de temps, il finit par en négliger son Jardin, qui symbolise probablement de manière païenne ses affaires courantes ou ces nécessités de la vie biologique soumises au contrôle de l'"Inspecteur". Ce peut-être aussi, et plus que cela le Jardin intérieur de son âme, soumis au contrôle de Parish, symbole du confesseur. En effet, l'image du jardin pour l'âme, des bonnes et des mauvaises herbes est assez récurrente dans la tradition catholique, et en ce qui concerne ce récit, je ne croie pas que Tolkien ait appelé "parish" [la Paroise] pour rien.

Ce qu'il en ressort, c'est que le monde extérieur accorde très peu d'importance à l'ouvre de Niggle, à l'art en général. D'ailleurs, ses toiles peintes finissent par être utilisées pour réparer le toit de son voisin:

Feuille, de Niggle a écrit :-Mon tableau! s'écria Niggle.
- Sans doute, répliqua l'Inspecteur. Mais les maisons passent en premier. C'est la loi.

Àla fin du conte, on a de plus une discussion assez amusante de Tompkins et Atkins, deux hommes jugeant Niggle après sa mort:

Feuille, de Niggle a écrit :-Aucune utilité pratique ou économique, répondit Tompkins. [...]
-Ainsi, vous ne pensez pas que la peinture ait aucune valeur, qu'il y ait intérêt à la préserver, à l'améliorer ni même à en faire son usage?
-Si, la peinture a son utilité, répondit Tompkins. Mais on ne pourrait se servir de la sienne. Il y a un grand champ pour les jeunes gens hardis qui ne craignent pas les idées et les méthodes nouvelles. Mais il n'y en a aucune pour cette camelote surannée. C'est de la rêverie privée. il n'aurait pu se composer une affiche efficace, sa vie en dpendit-elle. il fignolait toujours des feuilles et des fleurs. je lui ai un jour demandé pourquoi. il m'a répondu qu'il les trouvaient jolies. Le croiriez-vous? Il a dit jolies! "Quoi, les organes digestifs et génitaux des plantes?" lui ai-je rétorqué; et il n'a rien trouvé à me répondre ce stupide bricoleur.

Ainsi l'art est-il accepté que s'il est "pratique ou économique" (comme des affiches!), et mieux encore s'il fait place net du passé et n'est qu'originalité. Je fais ici place à une citation de Jérôme Bouron issue de son essai Feuille, de Niggle, image dans le tapis de la Faërie?:

Jérôme Bouron a écrit :Tolkien, philologue et grand connaisseur de la matière faërique, décompose en lui-même les feuilles de l'Arbre des Contes, qui forment alors une épaisse couche d'humus fertile, et y plonge les racines de son propre récit.

D'ailleurs Tolkien disait lui-même du Seigneur des Anneaux que "l'on n'écrit pas une telle histoire à partir des feuilles des arbres non encore observées, ni grâce à la botannique ou à l'étude des sols; elle pousse comme une graine dans le terreau de l'esprit". (H. Carpenter, JRR Tolkien, une biographie.)

Mais alors à quoi sert cet autre art de rêveur, celui qui n'est ni original, ni pratique ni économique, la Fantasy en fin de compte? Au recouvrement, à l'évasion et à la consolation répond Tolkien dans Du Conte de Fées. Dans Feuille, de Niggle, il est cependant précisé que "de plus, pour beaucoup, c'est la meilleure introduction aux Montagnes" (les Montagnes étant, nous l'avons déjà dit, l'image de cet autre monde qu'est le Paradis). On en revient à ce que je disais auparavant:

ManThanoMénos a écrit :Passage d’un monde à l’autre, la [fantasy] l’est tout autant, elle qui nous fait expérimenter si je puis dire la Mort ! Car le voilà le lien entre la Mort et la [Fantasy] : notre désir de mourir, de passer de ce monde à l’autre !

La Fantasy a donc son utilité, mais quelle doit être sa place? En fait, Dans Feuille, de Niggle, il apparaît clairement que le "Jardin" a malgré tout priorité sur "l'Arbre". Ainsi à sa mort Niggle est-il condamné pour un temps à rattraper le temps perdu, celui qu'il aurait dû accorder à son "Jardin".

Feuille, de Niggle a écrit :Il devait travailler dur, suivant un horaire déterminé : il devait bêcher, faire de la menuiserie et peindre des planches nues d'une seule couleur unie. [...]Mais il était indéniable qu'il commençait à éprouver un sentiment -eh bien, de satisfaction : du pain plutôt que de la confiture. il pouvait se mettre à une tâche aussitôt qu'une cloche sonnait et l'abandonner promptement dès qu'une autre se faisait entendre, laisant tout en ordre et prêt à être repris le moment venu. Il accomplissait beaucoup de choses dans la journée à présent; il achevait de petits travaux avec soin. il n'avait pas de "temps à lui" (sauf dans la cellule où il couchait), et pourtant il devenait maître de son temps; il commençait à savoir excatement ce qu'il pouvait en faire. Il n'y avait aucun sentiment de précipitation. Il était plus calme intérieurement, à présent: et auxmoments de repos, il pouvait réellement se reposer. Puis brusquement, on modifia tout son horaire; il pouvait à peine se coucher; on lui retira tout le travail,de menuiserie et on le fit simplement bêcher jour après jour."

Enfin vient son jugement, qui finalement tourne en sa faveur, et ce pour deux raisons:

Feuille, de Niggle a écrit :"Il se donnait beaucoup de peine pour les feuilles, par égard à elles seules. Mais il n'a jamais cru que celà lui donnât la moindre importance. Il n'y a aucune consignation au Dossier qu'il ait jamais prétendu, serait-ce en lui-même, que ce fut une excuse pour la négligence des prescriptions de la loi. [...]Et puis il y a ceci qu'il n'attendait jamais rien en retour"
"Il paraît clair que c'était là un authentique sacrifice [lorsqu'il délaissa son tableau pour aider Parish] : Niggle devinait qu'il abandonnait sa dernière chance de terminer son tableau"

Ainsi Niggle est-il récompensé de n'avoir pas placé son art au dessus des obligations de la vie et l'aide à son prochain ("les prescriptions de la loi" étant aussi bien celles de la loi civile que celles de la loi morale), de ne s' être jamais enorgueilli de son art, de n'avoir pas cherché à en tirer avantage (et vlan! un grand coup de pied dans les Tompkins en tout genre qui ont une vision utilitariste de l'art! Mr. Green ).


III. "Il me faut Parish!"


Lorsque Niggle contemple l'Arbre vivant devant lui, et ses feuilles, il se rend compte "que certaines des plus belles -et les plus caractéristiques, les plus parfaits exemples du style de Niggle- avaient été produites en collaboration avec Mr Parish."
Puis après l'Arbre, il visite la Forêt :

Feuille, de Niggle a écrit :Mais il y avait dans la Forêt un certain nombre de régions peu concluantes, qui appelaient encore du travail et de la réflexion. [...] Le tableau nécessitait uen continuation jusqu'à un point déterminé. Niggle voyait, dans chaque coin, ce point avec précision.[...]
-Mais naturellement! dit-il. Il me faut Parish. Il sait sur la terre, les plantes et les rabres des tas de choses que j'ignore. Cet endroit ne peut rester mon parc privé. j'ai besoin d'aide et de conseils : j'aurais dû m'en aviser plus tôt.

Alors Parish, mort lui aussi, rejoint Niggle, et ensemble ils travaillent à l'achèvement de l'oeuvre.

Tolkien était particulièrement conscient du rôle de l'autre dans la subcréation de l'artiste. Il pensait que toute oeuvre devait être partagé, ce qu'énonçait Elsie plus haut:
Elsie a écrit :Par ailleurs, le simple fait d'affirmer que l'oeuvre d'art doit induire une croyance n'est elle pas une traduction du besoin qu'elle a d'être perçue par quelqu'un d'autre que son (sub)créateur ? Il lui faut un spectateur.

Du coup, être trop jaloux par rapport à son oeuvre, la cacher alors qu'elle a été déjà vue par autrui (ce que fit Fëanor) et ainsi achevée en tant qu'oeuvre d'art, n'est ce pas, quelque part, aller à l'encontre de sa nature et la condamner à l'oubli ? N'est ce pas aller à l'encontre de la raison d'être de l'art : être partagé ?
Mais en fait plus que spectateur, l'autre doit en être acteur! Ce n'est pas le produit fini que l'artiste doit partager, mais son travail de création, son oeuvre inachevée.

Ainsi comprend-on mieux pourquoi l'artiste ne doit pas se sentir propriétaire jaloux de son oeuvre : parce qu'il n'en est pas l'auteur unique. Dieu intervient. L'autre intervient. Et l'oeuvre est commune.

Je conclue cette analyse avec ce dialogue final entre Parish, Niggle, et le Berger qui les invite à le suivre dans les Montagnes, qui reprend tour à tour tous les points étudiés, et en fait une meilleure synthèse encore que tout ce que je pourrais écrire à ce sujet:

Citation :-Je dois attendre ma femme, dit Parish à Niggle. Elle serait trop seule. j'ai plus ou moins compris qu'ils l'enverraient après moi, à un moment ou à un autre, quand elle serait prête et quand j'aurais tout préparé pour elle. La maison est achevée à présent, aussi bien que nous ayons pu la construire; mais j'aimerais la lui montrer. Elle sera capable de l'améliorer, je pense: la rendre plus confortable. J'espère qu'elle aimera cette région aussi. Il se tourna vers le berger. Etes-vous guide? demanda-t-il. Pouvez-vous me dire comment s'appele ce pays?
-Vous ne le savez donc pas? répondit l'homme. C'est le Pays de Niggle; c'est le Tableau de NIggle ou sa majeure partie : une parcelle est maintenant le Jardin de Parish.
-Le Tableau de Niggle! s'écria Parish, tout étonné. C'est vous qui avez imaginé tout ceci, Niggle? Je ne vous avais jamais su si habile. Pourquoi ne l'avez-vous jamais dit?
-Il a essayé, il y a longtemps, dit l'homme; mais vous ne vouliez pas regarder. il n'avait que de la toile et des couleurs à cette époque, et vous vouliez vous en servir pour réparer votre toit. C'est là ce que vous et votre femme appeliez les Inepties de Niggle, ou le Barbouillage.
-Mais ça n'avait pas cet aspect alors, ce n'était pas réel, dit Parish.
-Non, ce n'était qu'un aperçu à ce moment là, répondit l'homme; mais vous auriez pu l'avoir, si seulement vous aviez jamais trouvé qu'il valait la peine d'essayer.
-Je ne vous ai jamais laissé l'occasion, dit Niggle. Je n'ai jamais essayé d'expliquer. Je vous appelais le Vieux Défricheur. Mais qu'importe? Nous avons vécu et travaillé ensemble, à présent."

PS : Que l'on me pardonne mes trops longs messages. On dira que c'est pour la bonne cause! Mr. Green
Et à ce soir pour ceux qui viendront sur le chat! Very Happy
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#17
Je n'ai pas encore tout lu, mais j'ai vu que tu as acheté le bouquin du CNRS. J'aimerais savoir s'il traite de l'architecture de Tolkien, car je suis moi aussi étudiant en art Wink
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#18
Je n'ai pas pu être là, alors je me rattrape :

(17.12.2009, 18:31)ManThanoMénos a écrit : Je commencerai par ce dernier. D'une manière métaphorique (on va éviter le terme d'allégorie), Tolkien y décrit non pas ce qu'est l'Art, mais plutôt disons sa fonction et y formule un sorte de code de bonne conduite de l'artiste.

Je ne suis pas d'accord, cette nouvelle est bien allégorique du début à la fin. La position de Tolkien sur l'allégorie (comme sur Shakespeare) est plus complexe qu'il n'y paraît. Voir l'analyse de Tom Shippey à ce propos, dans la section "Allegories, Potatoes, Fantasy and Glamour" du premier chapitre de The Road to Middle-earth.

(17.12.2009, 18:31)ManThanoMénos a écrit : La Fantasy a donc son utilité, mais quelle doit être sa place? En fait, Dans Feuille, de Niggle, il apparaît clairement que le "Jardin" a malgré tout priorité sur "l'Arbre". Ainsi à sa mort Niggle est-il condamné pour un temps à rattraper le temps perdu, celui qu'il aurait dû accorder à son "Jardin".

Toujours pas d'accord : après l'arrivée dans le Pays de Niggle, ce n'est pas aux patates mais aux arbres que Niggle et Parish travaillent. Je pense que la position de Tolkien était plutôt qu'il ne fallait pas que le plus important (la fantasy) ne prenne une place exclusive au détriment du travail sérieux (la philologie). Tolkien n'a quasiment plus rien publié dans ce deuxième domaine après la publication du Hobbit. Tolkien devait bien se rendre compte qu'il changeait radicalement d'orientation.

(17.12.2009, 18:31)ManThanoMénos a écrit : Alors Parish, mort lui aussi, rejoint Niggle, et ensemble ils travaillent à l'achèvement de l'oeuvre.

Je partageais cet avis jusqu'à ce que je lise justement l'analyse de Shippey, pour qui Parish est l'aspect pratique de Tolkien lui-même. Par conséquent, il n'est pas certain que cette partie de la nouvelle traite vraiment du partage de l'œuvre sub-créatrice avec les autres.
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
La Chanson de Roland
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