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(03.10.2019, 16:12)Elendil a écrit : Pour Númenor, je ne rentrerai pas dans la discussion, c'est un autre débat.
Pourrais-tu dire pourquoi tu exclus cet exemple ? Sinon, la comparaison entre les Vanyar et les Gondoriens présente plusieurs points concordants : proximité et entretien de l'Arbre, refus du mal, fidélité aux Valar (Elendil the Faithful, salut à l'Ouest de Faramir et ses hommes, malgré un déclin du savoir hérité de Numenor). L'essentiel de leurs différences tient à la distance vis-à-vis des dieux et au fait que les Vanyar ne les ont jamais déçus, mais dans leurs actes ils présentent une attitude fort similaire, en tout cas de nature à relativiser l'exception que constitueraient les Vanyar. Le fait même que ceux-ci constituent l'essentiel des troupes des Valar dans la guerre de la Colère est un sérieux argument contre une vision schématique de leur rôle. Or, même si l'on persiste à les rattacher à la 1ère catégorie, il semble moins pertinent de le faire pour les Dunedain, dont le rôle guerrier s'est davantage affirmé contre le Mal qu'au service propre des Valar. Et trier les peuples pour étudier la tripartition en excluant ceux qui n'y correspondent pas, n'est-ce pas fausser une partie du résultat ?
(03.10.2019, 16:12)Elendil a écrit : Pour le reste, ton affirmation comme quoi Ingwë aurait été le premier à poser le pied en Aman ne me paraît soutenue par aucun élément concret. S'il dispose d'une prérogative "naturelle", c'est sans doute du fait d'appartenir à la Première Tribu, les Minyar, ce qui s'apparente à une élection divine, dans le cadre du mythe de l'Eveil des Quendi. Au demeurant, l'appartenance de la royauté à la première ou à la deuxième fonction est une question indo-européenne particulièrement embrouillée. D'ailleurs, le fait qu'on parle bien plus souvent du Haut-Roi des Ñoldor que d'Ingwë, Haut-Roi de tous les Elfes, est un empiétement classique de la deuxième fonction sur la première.
Pour Ingwë, la VF m'a initialement induit en erreur, mais c'est une hypothèse qui se tient, étant donné qu'il est dit le premier à s'être réveillé, le chef de la première tribu, le premier de tous les Elfes, et qu'il est toujours nommé en tête des trois ambassadeurs (ce qui est cohérent avec le fait qu'il soit l'aîné, cf. l'extrait suivant). Qu'il ait mis le premier le pied en Aman me semble donc une hypothèse acceptable, bien qu'en effet pas avérée. De toute façon, c'est un détail, tant c'est d'abord son statut d'aîné et de chef des Vanyar qui lui vaut l'honneur d'être roi des Elfes : car si Tolkien ne présente pas les Vanyar comme des responsables religieux (pas plus que les Dunedain - à mon avis), il souligne leur caractère de chefs de l'ensemble de leur race : "for the Vanyar were regarded, and regarded themselves, as the leaders and principal kindred of the Eldar, as they were the eldest; and they called themselves the Ingwer - in fact their king's proper title was Ingwe lngweron 'chief of the chieftains' " (Peoples of ME). C'est pour moi ce qui explique leur proximité physique et de coeur avec les Valar, et qui nourrit la comparaison avec les Dunedain, puisque ont la légitimité de gouverner ceux qui bénéficient du soutien des Valar. Or, le statut de chef me semble davantage appartenir, selon la tripartition, à la 2e catégorie.
(03.10.2019, 16:12)Elendil a écrit : Par ailleurs, si tous les Elfes sont vraisemblablement invités aux fêtes de Manwë, il est notable que seuls les Vanyar et les Ñoldor semblent s'y rendre, ce qui place une fois de plus les Teleri un degré en-deçà des autres, conformément à la position classique de la troisième fonction.
Pour moi, cela montre aussi que les Vanyar n'ont rien de plus que les Noldor dans un contexte où ils le devraient s'ils appartenaient à une première catégorie.
(03.10.2019, 16:12)Elendil a écrit : Pour revenir à tes remarques, le simple fait que les Vanyar s'établissent en Valinor ou sur les pentes du Taniquetil là où les autres Calaquendi vivent seulement en Aman dénote un lien plus fort entre les Vanyar et les Valar qu'avec les autres tribus. Ingwë en particulier réside "aux pieds de Manwë", position éminemment religieuse s'il en est dans le cadre du Légendaire, d'autant que Manwë est lui-même le seul interlocuteur direct d'Eru en Arda.
Un lien plus fort avec les Valar... mais est-il réciproque ? Tu dis toi-même, ce lien existe entre les Vanyar et Manwë et Varda, non pas avec tous. Les Vanyar ont certes un amour pour tous les Valar ("having the golden hair of the Vanyar, their noble and gentle temper, and their love of the Valar." (Peoples of ME) mais ils sont présentés comme les préférés de Manwë et Varda seuls, et donc implicitement pas le reste des Valar. On pourrait y voir un aspect "religieux", mais comme on ne leur reconnaît aucune fonction d'intermédiaire ou de représentants, ce pour quoi, comme tu le dis, ils ne remplissent aucun office proprement religieux, un mot semble convenir davantage : la piété. Mais la piété est-elle suffisante pour faire appartenir à la première catégorie ?
(03.10.2019, 16:12)Elendil a écrit : Il est vrai que les Vanyar ne remplissent aucun office proprement religieux, mais comme les Calaquendi vivent directement au contact des Valar, je ne vois pas exactement en quoi consisterait une telle activité, hormis peut-être l'entretien des Deux Arbres, mais celui-ci semble avoir été l'apanage des Maiar.
Il resterait un office religieux en l'honneur d'Eru : mais il est accompli par Manwë.
Ce que ces éléments me disent, c'est donc que les Vanyar ont une proximité avec les Valar qui leur donne en effet la légitimité d'être la première tribu des Eldar. Mais cette préséance est essentiellement honorifique, comme (il me semble) la royauté d'Ingwë sur l'ensemble des Elfes (ce pour quoi elle n'est pas comparable à celle du Haut Roi des Noldor) et en tout cas se borne à un aspect politique (la gouvernance, au moins en titre) sans affecter en aucun cas la moindre fonction religieuse.
C'est pourquoi la comparaison avec les Numenoréens ou les Gondoriens/Arnoriens me semble appropriée : eux-aussi représentent, chez les Hommes, le peuple le plus proche des Valar, dont ils ont reçu un mandat pour gouverner, et qui accomplissent plusieurs rites en l'honneur des dieux. Mais à nouveau leur attitude n'est pas exclusivement religieuse, puisqu'ils ne sont détenteurs d'aucun office religieux vis-à-vis des autres peuples (sauf si l'on considère le fait de coloniser comme un office religieux), et qu'ils sont surtout détenteurs d'un pouvoir politique issu de ce rapport privilégié avec les Valar. On ne peut donc pas dire que les Dunedain représentent exclusivement l'un ou l'autre des aspects de la tripartition : certes, on pourrait arguer que les Numenoréens sont passés de la première à la seconde fonction, délaissant le Meneltarma pour les colonies en Terre du Milieu ; mais c'est oublier qu'Elessar, qui rétablit l'ancienne foi dans les Valar, faisait aussi bien la guerre à l'Est qu'au Sud, et portait aussi bien sur la 1ère que la 2e fonction ; et aussi que les Numenoréens antiques n'avaient pas de "fonction religieuse", à part le roi qui se rendait sur le Meneltarma.
Chez ces peuples, il n'y a pas vraiment de "prêtres" pour accomplir une fonction religieuse. Mais tous ceux qui détiennent le pouvoir même à un degré subalterne (les Surintendants, mais aussi les lieutenants des palantiri) disposent d'un savoir et d'une légitimité transférée par le premier titulaire (le roi, mais originellement Manwë) qui pourrait faire d'eux les responsables pour l'accomplissement de certains rites en son absence (comme le fait que la tour d'Orthanc se prêterait à des rites semblables à ceux réalisés sur le Meneltarma), ce qui soulignerait la relation intime existant entre religion et politique, plutôt qu'une distinction entre les deux, que l'on observe tant pour les Vanyar que pour les Numenoréens.
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(05.10.2019, 15:20)Tikidiki a écrit : Pourrais-tu dire pourquoi tu exclus cet exemple ? [...] Et trier les peuples pour étudier la tripartition en excluant ceux qui n'y correspondent pas, n'est-ce pas fausser une partie du résultat ?
À un moment, si tu veux parler de tripartition, il faudrait que tu connaisses la théorie dumézilienne, et tes remarques me font douter que tu aies jamais lu un de ses livres. Selon Dumézil, la tripartition doit s'observer au sein d'un ensemble homogène et les traits caractéristiques des fonctions sont moins des caractéristiques de nature que des distinctions différentielles : Dumézil est un précurseur du structuralisme. À ce compte, il est dénué de sens d'invoquer un peuple humain dans une question qui ne concerne que les Elfes.
Par ailleurs, rien ne sert de parler des Dúnedain comme remplissant à eux seuls une fonction. Il est nécessaire de trouver un système d'oppositions dans lequel ils s'insèrent, ce qui nécessite de les comparer à d'autres peuples humains. Il te faudrait donc commencer par trouver une formulation où l'on trouve trois peuples (mythiques ou réels) ou trois divisions au sein d'un même peuple énumérés de manière à représenter une totalité. Je n'en vois que deux possibles : les trois Maisons des Edain, d'une part, et la division entre Hauts Hommes (Hommes de l'Ouest), Hommes du Crépuscule et Hommes de l'Obscurité que fait Faramir. Cette dernière division est la seule où figurent les Númenóriens, mais elle ne me semble pas un meilleur support pour une division tripartie que celle des Maisons des Edain.
(05.10.2019, 15:20)Tikidiki a écrit : Pour Ingwë, la VF m'a initialement induit en erreur, mais c'est une hypothèse qui se tient, étant donné qu'il est dit le premier à s'être réveillé, le chef de la première tribu, le premier de tous les Elfes, et qu'il est toujours nommé en tête des trois ambassadeurs (ce qui est cohérent avec le fait qu'il soit l'aîné, cf. l'extrait suivant).
Encore une fois, tu extrapoles un peu... Dans la légende, c'est Imin qui s'éveille en premier. Nulle part Tolkien ne dit qu'Imin soit Ingwë, ni Tata Finwë, et il est même impossible qu'Elwë soit Enel, puisqu'Elwë a au moins un frère, Olwë et se marie avec Melian, alors qu'Enel s'éveille uniquement avec sa femme promise, Enelyë. Si la légende recouvre un fait réel (ce que Tolkien se garde bien d'affirmer), il semble que la hiérarchie elfique ait été bouleversée par l'envoi des ambassadeurs. Bref, le seul avantage spécifique à Ingwë est d'être le chef de la Première Tribu, au moins à partir de la Grande Marche.
(05.10.2019, 15:20)Tikidiki a écrit : Or, le statut de chef me semble davantage appartenir, selon la tripartition, à la 2e catégorie.
En fait, Dumézil constate que le roi transcende les fonctions, car il doit toutes les représenter. Il peut être issu de la première ou de la deuxième, exceptionnellement de la troisième quand il s'agit d'une succession mythique déclinant la suite des fonctions, comme dans l'Edda en prose, où Odin, Thor et Freyr sont représentés comme des rois ayant successivement gouverné les Scandinaves.
(05.10.2019, 15:20)Tikidiki a écrit : Pour moi, cela montre aussi que les Vanyar n'ont rien de plus que les Noldor dans un contexte où ils le devraient s'ils appartenaient à une première catégorie.
Pourtant, les occasions de distinguer Vanyar et Ñoldor ne manquent pas, et je les ai citées... Il est parfaitement attesté que la tripartition oppose ponctuellement les première et deuxième fonctions à la troisième, dans des guerres ou dans des cérémonies. Puisque c'est le cas ici, c'est bien un exemple en faveur de la tripartition des Elfes.
(05.10.2019, 15:20)Tikidiki a écrit : Un lien plus fort avec les Valar... mais est-il réciproque ? Tu dis toi-même, ce lien existe entre les Vanyar et Manwë et Varda, non pas avec tous.
Je crois avoir déjà répondu à cette remarque et n'y reviendrai pas.
Je t'invite vraiment à lire Dumézil si tu souhaites te faire une idée valable de ce que sont les trois fonctions, sans quoi tes objections continueront de tomber à plat. A minima, les Dieux souverains des Indo-Européens, Mythes et dieux des Indo-Européens, précédé de Loki, Heur et malheur du guerrier et l'édition intégrale des Esquisses de mythologie. Pour une meilleure compréhension des personnages (plutôt que des peuples) incarnant l'idéologie tripartie, l'édition intégrale de Mythe et Épopée, I, II, III est indispensable. Par ailleurs, tous les textes de Dumézil sur les Nartes devraient t'intéresser, puisque les contes nartes mettent précisément en scène une société mythique de héros — et non de dieux — où les rites religieux sont presque entièrement, sinon complètement absents et où, comme par hasard, la première fonction est excessivement en retrait, encore plus que chez Tolkien.
Au risque de me répéter, l'important pour une identification trifonctionnelle n'est pas que les trois personnages ou les trois peuples remplissent toutes les caractéristiques de chaque fonction, mais que les différences entre les personnages ou les peuples soient orientées d'une manière qui s'interprète de façon fonctionnelle. Avec les Elfes, c'est bien le cas. On peut ensuite noter les déviations qui s'écartent du schéma canonique, et il y en a principalement deux. D'abord le rôle en retrait des Vanyar, lié à une quasi-absence du religieux chez les Elfes, qui s'explique amplement par le fait que les Elfes vivent au contact des dieux et ne me paraît nullement troublant. Ensuite et surtout le rôle d'artisans et de scientifiques des Ñoldor, qui n'a rien à voir avec la deuxième fonction. C'est surtout ici qu'on voit que Tolkien n'avait pas volontairement en tête un modèle trifonctionnel pour ses Elfes. Néanmoins, ce qui est remarquablement intéressant est le fait que les Ñoldor finissent surtout par se distinguer pour leur nature belliqueuse et que les récits du Silmarillion tournent autour d'eux, ce qui est un magnifique cas de schéma mythique s'imposant à la création mythopoétique de Tolkien.
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Citation :À un moment, si tu veux parler de tripartition, il faudrait que tu connaisses la théorie dumézilienne, et tes remarques me font douter que tu aies jamais lu un de ses livres.
Je crois qu'il va falloir prendre un peu de temps pour se poser
Elendil, merci de ne pas faire comprendre aux gens que s'ils connaissent pas un truc ils feraient mieux de se taire, sinon tu vas finir par discuter tout seul avec toi même
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Merci Zelphalya, je ne m'en étais pas formalisé, je pense être arrivé au bout de la patience d'Elendil
Juste une remarque :
(05.10.2019, 17:29)Elendil a écrit : Encore une fois, tu extrapoles un peu... Dans la légende, c'est Imin qui s'éveille en premier. Nulle part Tolkien ne dit qu'Imin soit Ingwë (...) Bref, le seul avantage spécifique à Ingwë est d'être le chef de la Première Tribu, au moins à partir de la Grande Marche.
Référence : "and the chief house among them was the house of Ingwe, high-king of the Eldalie, and the oldest of all Elves, for he first awoke. His house and people are called the Ingwelindar or Ingwi." (Lost Road, V)
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Bien vu, j'avais oublié ce passage. Après, j'avoue que sa présence dans le Lhammas, un texte qui ne représente guère les vues finales de Tolkien en la matière, ne me paraît pas être déterminant au regard de sa conception finale. Les textes qui en découlent, les Tengwesta Qenderinwa 1 et 2 (cf. PE 18, p. 25–26, 74–75), ne font plus mention d'une éventuelle aînesse d'Ingwë.
D'ailleurs, le passage correspondant de la TQ2 me paraît assez révélateur, puisqu'il ne mentionne plus que la primauté, sans mention d'âge, car cette primauté se fonde désormais sur la proximité avec les Valar. Sans rentrer dans la chronologie détaillée des manuscrits, je souligne tout de même que la Première Tribu, qui se nomme encore Lindar dans les Lhammas est désormais désignée sous son nom définitif de Vanyar :
J.R.R. Tolkien a écrit :In the early days the language of the Vanyar became the language of nobler use among all the Eldar, because of the primacy of the Vanyar, and of their king. Also because the Vanyar were closest in friendship with the Valar, and the Valar used their tongue, Quenya, when they would speak with any of the Eldar [...]
Dans les jours anciens la langue des Vanyar devint la langue d'usage noble par excellence parmi tous les Eldar, à cause de la primauté des Vanyar et de leur roi. Et aussi parce que les Vanyar étaient les plus en amitié avec les Valar et que les Valar employaient leur langue, le quenya, lorsqu'ils voulaient parler avec n'importe lequel des Eldar [...]
Par conséquent, je pense que le « Conte de l'Éveil des Quendi » constitue le point final de cette distanciation légendaire de l'éveil des Elfes. Tolkien ne voulait manifestement plus représenter leur éveil sous une forme historique, rompant tout lien explicite entre les dirigeants des Elfes à Valinor et la hiérarchie légendaire de l'Éveil. En revanche, je te concède volontiers que le Lhammas indique clairement que dans les années 1930, Tolkien considérait Ingwë comme le plus ancien des Elfes, ce qui était une raison supplémentaire à sa royauté.
Les éléments que j'ai donnés en faveur d'une division tripartie des Elfes correspondent uniquement à la version définitive du « Silmarillion » et pas nécessairement aux brouillons antérieurs, dont l'analyse détaillée serait à faire dans cette optique. Cela permettrait d'ailleurs de voir plus clairement si le schéma trifonctionnel était présent dès le départ (cas de réminiscence mythique claire, dont la source d'inspiration devrait être identifiable) ou s'est progressivement imposé au fil des réécritures (cas que je qualifierais plutôt de résurgence archétypique).
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Entendu, merci pour ton avis
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J'aurais souhaité apporter ma petite touche à la conversation en attirant votre attention sur l'existence possible d'une quatrième fonction, "en charge du non-Ordre, de l’ambiguïté, de la transformation, de la marginalité, de l’altérité", proposée par deux messieurs dans un ouvrage paru aux prestigieuses éditions des Belles Lettres.
En suivant cette théorie, j'écarterai volontiers les Ents et les Trolls et assimilerai les Hobbits aux Hommes pour proposer la quadripartition suivante :
- Elfes
- Hommes
- Nains
- Orques.
Bien sûr, se pose le problème des Nains, qui, non contents d'être peu nombreux, sont même, jusqu'assez tard dans les écrits de Tolkien (jusqu'à la rédaction du Hobbit, en fait, qui a forcé Tolkien à reconsidérer le statut de ce peuple), tout bonnement stériles. Mais n'observe-t-on pas là un magnifique exemple d'inversion structurale, suivant la polarité fertilité/stérilité, qui tendrait à confirmer la pertinence de cette quadripartition ?
Pardonnez-moi si je joue au plaisantin, alors que votre discussion était très intéressante, mais les deux auteurs de cet ouvrage sur la "quatrième fonction" se sont amusés à traquer la tripartition (ou la quadripartition) dans tous les recoins de la culture Geek : les factions dans Starcraft (les Zergs étant les représentants de la troisième fonction, parce qu'ils prolifèrent), la structure de la société Protoss dans Starcraft, les quatre maisons de Harry Potter (je vous laisse deviner quelle maison occupe laquelle des quatre fonctions !), ou même, les Compagnons de l'Anneau.
On y retrouve une analyse similaire à celle de MrBathory : les Elfes pour la première fonction, les Hommes pour la seconde, les Hobbits et les Nains se partageant la troisième, dédoublée pour l'occasion. Mais quid alors de la quatrième fonction ? Serait-elle sans représentant ? C'est qu'il faut chercher dans les marges de la Communauté : le représentant de la quatrième fonction c'est, bien sûr, Gollum !
Croyez-moi, je trouve ce genre de tentative très amusante, j'en suis extrêmement friand et je suis heureux de vous entendre en débattre et de vous faire partager ce que j'ai trouvé. Mais je ne peux pas m'empêcher de me poser la question si, au-delà de la pure dimension ludique, cela éclaire l’œuvre en quoi que ce soit. Il me semble (et Elendil me corrigera si besoin est) que l'intérêt du schéma trifonctionnel, c'est de proposer une clef qui permet, d'une part, d'élucider certains points obscurs des mythes, d'autre part, de comprendre certaines transformations qui s'opèrent dans le renouvellement de ces mythes. Ce genre de théorie permet finalement d'avoir une grille de lecture qui permet en quelque sorte d'extrapoler le donné des sources, au sens d'une extrapolation mathématique (e.g. extrapolation de points de données en une parabole, pour comprendre "où vont" les données lorsqu'on n'y a plus accès).
Certes, la résurgence de ces schémas dans le légendaire tolkienien, si elle ne tient pas de la coïncidence ou de la lecture forcée, éclaire quant à la compréhension très fine qu'avait Tolkien de la matière mythique ; en ce sens c'est intéressant. Mais pour moi la question est surtout : est-ce que, chez Tolkien, ce genre de schéma, qu'on peut se plaire à retrouver, éclaire quoi que ce soit et nous permet d'aller un peu au-delà dans la compréhension de l’œuvre que ce que l’œuvre seule nous permet ? Je suis à peu près convaincu du contraire, mais j'aimerais beaucoup que ce soit le cas.
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(07.10.2019, 10:30)Hofnarr Felder a écrit : J'aurais souhaité apporter ma petite touche à la conversation en attirant votre attention sur l'existence possible d'une quatrième fonction, "en charge du non-Ordre, de l’ambiguïté, de la transformation, de la marginalité, de l’altérité", proposée par deux messieurs dans un ouvrage paru aux prestigieuses éditions des Belles Lettres.
Je n'ai pas lu ce livre, mais j'avais connaissance de cette théorie de la quadripartition, telle que déjà présentée par Nick Allen. De fait, Dumézil ne reconnaît jamais une quatrième fonction au sens plein, car il pose précisément que les trois fonctions s'insèrent dans un ordre du monde, mais il reconnaît qu'elles s'opposent généralement à un extérieur qui regroupe toutes les forces visant à déstabiliser la société. La difficulté de caractériser une quatrième fonction est que ces forces de désordre peuvent aussi intervenir à l'intérieur de la société, notamment pour susciter une hostilité récurrente entre deuxième et troisième fonction. A noter que d'autres auteurs ont postulé une quatrième fonction qui regrouperait tous les membres soumis à la société qui ne sont pas considérés en faire pleinement partie : esclaves et métèques en Grèce, Shudra en Inde, etc., ce qui pourrait partiellement recouper la proposition d'André et Pierre Sauzeau.
Certains des exemples cités dans la critique de leur livre me paraissent particulièrement intéressants, comme la théorie des couleurs fonctionnelles en Grèce ou le récit des régates en l'honneur de la mort d'Anchise. D'autres me paraissent moins évidents : faire de Pâris un représentant de la quatrième fonction face aux déesses, pourquoi pas, mais il appartient à une réalité différente de celles des dieux. Il faudrait trouver d'autres cas où les trois fonctions se remettent à la quatrième pour arbitrer entre elles, ce dont je n'ai pas vraiment de souvenir, sauf peut-être concernant le personnage de Loki chez les Scandinaves et de Syrdon chez les Ossètes, qui ne sont pas de simples humains. Certains exemples me paraissent franchement farfelus, comme l'assimilation de Janus à la quatrième fonction, alors que Dumézil a amplement montré son rôle de dieu-cadre hors des fonctions, homologue en cela à Heimdall ou à Dyaus Pitar. De la même manière, les divinités du temps comme Chronos me paraissent faire de très mauvais candidats à la quatrième fonction, car leur rôle n'est en rien fonctionnel. Quant à Ullr, il faudrait déjà commencer par rejeter l'idée très intéressante de Bernard Sergent selon laquelle il s'agirait du même dieu que Týr, qui appartient à la première fonction. Bref, la quadrifonctionnalité reste une idée à creuser, mais dont il faudrait discuter du détail. Il me faudrait lire ce livre pour me faire une idée plus précise. J'ai quand même peur que ces auteurs soient moins rigoureux dans leur approche que Dumézil ; voir plus bas.
(07.10.2019, 10:30)Hofnarr Felder a écrit : En suivant cette théorie, j'écarterai volontiers les Ents et les Trolls et assimilerai les Hobbits aux Hommes pour proposer la quadripartition suivante :
- Elfes
- Hommes
- Nains
- Orques.
Il me semble évident que les Orques (éventuellement, mais pas nécessairement regroupés avec les Trolls dans l'ensemble des forces de l'Ennemi) font une bonne quatrième fonction dans le cadre dont tu parles plus haut. Pour les Nains, je reste moins convaincu par leur place proposée.
A noter que Dumézil éprouvait des réserves considérables quant à l'idée d'inversion structurale proposée par Lévi-Strauss et les successeurs de ce dernier. Plus précisément, quand on lit les analyses de Dumézil sur les peuples caucasiens non-indo-européens, on peut constater qu'il observe que de telles inversions existent, mais sont le fait de peuples étrangers s'appropriant une partie des légendes d'un peuple indo-européen sans avoir la "matrice" idéologique afférente, ce qui aboutit à une déstructuration de la conception globale. Pour Dumézil, c'est précisément lorsqu'on quitte le domaine de l'idéologie tripartie que celle-ci se trouve subvertie par des inversions fonctionnelles.
(07.10.2019, 10:30)Hofnarr Felder a écrit : Pardonnez-moi si je joue au plaisantin, alors que votre discussion était très intéressante, mais les deux auteurs de cet ouvrage sur la "quatrième fonction" se sont amusés à traquer la tripartition (ou la quadripartition) dans tous les recoins de la culture Geek : les factions dans Starcraft (les Zergs étant les représentants de la troisième fonction, parce qu'ils prolifèrent), la structure de la société Protoss dans Starcraft, les quatre maisons de Harry Potter (je vous laisse deviner quelle maison occupe laquelle des quatre fonctions !), ou même, les Compagnons de l'Anneau.
Pour StarCraft, si l'on parle de la société Protoss d'origine (Conclave, Templiers, autres Protoss), c'est vrai que la trifonctionnalité fonctionne pas mal, voire la quadrifonctionnalité avec les Templiers Noirs, comme le veulent les auteurs. J'ai nettement plus de mal avec une division Protoss / Humains / Zergs, déjà du fait qu'il ne s'agit pas d'une société unique, mais en plus parce qu'il y a quasiment autant d'affrontements entre Protoss et Humains qu'avec les Zergs, ce qui va clairement à l'encontre du modèle triparti. Et bien sûr, je doute qu'on puisse réellement classer l'une ou l'autre des races dans l'une des fonctions. Pour les quatre Maisons de Harry Potter, je veux bien que Serpentard fasse office de "quatrième fonction" dans une optique quadrifonctionnelle, mais il faudrait une analyse particulièrement rigoureuse pour que j'admette que les trois autres se partagent les trois fonctions (je n'ai pas pris le temps de lire la démonstration des auteurs). Dans les romans, Serdaigle et Poufsouffle ne sont que des faire-valoir pour Gryffondor.
(07.10.2019, 10:30)Hofnarr Felder a écrit : On y retrouve une analyse similaire à celle de MrBathory : les Elfes pour la première fonction, les Hommes pour la seconde, les Hobbits et les Nains se partageant la troisième, dédoublée pour l'occasion. Mais quid alors de la quatrième fonction ? Serait-elle sans représentant ? C'est qu'il faut chercher dans les marges de la Communauté : le représentant de la quatrième fonction c'est, bien sûr, Gollum !
Alors là... je veux bien qu'on assimile éventuellement les Elfes en général à la première fonction, au moins dans le cadre du SdA, conformément à la citation donnée par les auteurs. Toutefois dans la Communauté, qui fonctionne en vase clos, je ne vois vraiment pas en quoi Legolas serait particulièrement un représentant de la première fonction : il n'en a ni les attributs, ni le rôle, qui est plutôt dévolu à Gandalf (comme finissent par en convenir les auteurs). Que les Hobbits en général relèvent de la troisième fonction me paraît logique et leur grand nombre dans la Communauté va aussi dans ce sens : pas de souci de ce côté-là.
Toutefois, pour les Hommes et les Nains, c'est nettement moins clair. Et le personnage de Gimli renforce l'ambiguïté, car il n'a clairement pas les attributs de la troisième fonction. Par ailleurs, Legolas fonctionnant en diptyque avec Gimli sur le plan narratif, ils devraient logiquement appartenir à la même fonction (ou éventuellement aux deuxième et troisième fonctions). La compétition qu'ils mènent à Helm les orienteraient d'ailleurs tous deux vers la deuxième fonction, dans laquelle je verrais bien une dualité de type Bhima et Arjuna.
Le problème, c'est évidemment que Boromir semble aussi appartenir à la deuxième fonction et qu'Aragorn ne rentre vraiment dans aucune case, car il a des traits qui relèvent de toutes les fonctions, ce qui est logique vu son statut royal. Les auteurs se fourvoient d'ailleurs en affirmant que le roi indo-européen est toujours choisi au sein de la deuxième fonction, car les contre-exemples mythiques ou légendaires sont très nombreux. Bref, il me paraît impossible d'arriver à une division fonctionnelle correcte de la Communauté, ce qui montre une fois de plus que dans le SdA, la logique du récit prime sur les réminiscences mythiques, contrairement au Silm. ou aux CP.
NB : Par contre, je pense qu'on pourrait subdiviser les Hobbits sur le plan fonctionnel : à Frodo la première fonction, à Merry et Pippin la deuxième, à Sam la troisième. Tous les paramètres correspondent, hormis l'hostilité entre deuxième et troisième fonction (et encore, la jalousie de Pippin envers Sam après le Conseil d'Elrond va dans ce sens, bien que le motif ne soit pas exploité plus avant). Mais on en arrive à la question suivante : est-ce que cette analyse ajoute quoi que ce soit au récit de Tolkien ?
(07.10.2019, 10:30)Hofnarr Felder a écrit : Certes, la résurgence de ces schémas dans le légendaire tolkienien, si elle ne tient pas de la coïncidence ou de la lecture forcée, éclaire quant à la compréhension très fine qu'avait Tolkien de la matière mythique ; en ce sens c'est intéressant. Mais pour moi la question est surtout : est-ce que, chez Tolkien, ce genre de schéma, qu'on peut se plaire à retrouver, éclaire quoi que ce soit et nous permet d'aller un peu au-delà dans la compréhension de l’œuvre que ce que l’œuvre seule nous permet ? Je suis à peu près convaincu du contraire, mais j'aimerais beaucoup que ce soit le cas.
C'est une bonne question, qui mériterait une discussion à part entière. J'en débattrais volontiers, mais pour l'instant, j'ai malheureusement plus urgent à traiter.
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Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
— La Chanson de Roland
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Je viens de relire (un peu par hasard) l'article d'Elendil paru dans la revue Europe (n°1044, 2016) sur les parallèles entre Dumézil et Tolkien.
J'ai trouvé dans l'article un élément que je n'avais jamais pleinement réalisé (p. 130-133), et qui me manquait, c'est la manière dont Tolkien démarre son "projet de mythologie pour l'Angleterre". Elendil a explicité la démarche de Tolkien : celui-ci n'est pas satisfait de certaines légendes scandinaves ou anglo-saxonnes (par le manque de cohérence notamment) et donc il les réécrit, en comblant les trous, en donnant de la cohérence. Au fur et à mesure de ces réécritures, et réinventions, le Legendarium s'autonomise. Tout cela est bien connu, mais quand c'est dit clairement, c'est encore mieux
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C'est un constat je pense assez évident, mais à nuancer, bien sûr : par exemple, c'est très notable en ce qui concerne l'histoire d'Earendel / Earendil ou celles de Kullervo & Sigurd / Túrin Turambar, sans parler de tout le schéma des Contes perdus autour de l'histoire et des récits mythiques relatifs aux colonisations successives de la Grande-Bretagne. Pour moi, je dirais que le Légendaire naît vraiment lorsque Tolkien relie ces récits entre eux et avec d'autres histoires entièrement de son invention (Beren et Lúthien, la Chute de Gondolin, etc.)
En parallèle, une fois le Légendaire vraiment autonome, Tolkien revient aux mythes qui lui plaisent vraiment (Arthur, Sigurd) et les réécrit à nouveau dans le même esprit, mais cette fois hors du corpus principal d'un Légendaire qui a été transporté bien plus loin dans le passé.
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
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