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L'Art selon Tolkien
#16
Histoire de s'échauffer un peu avant la soirée chat de ce soir, j'en termine avec la dernière question :
Arrow Pourquoi le subcréateur ne doit-il pas se sentir propriétaire de sa subcréation?

Jusqu'ici j'ai beaucoup utilisé les Lettres et Du Conte de Fées, des écrits théoriques. Mais pour répondre à cette question, m'est avis que la réponse se trouve dans les récits et les poèmes du maître, notamment Mythopoeia, l'Aïnulindalë ou bien encore Feuille, de Niggle. Je commencerai par ce dernier. D'une manière métaphorique (on va éviter le terme d'allégorie), Tolkien y décrit non pas ce qu'est l'Art, mais plutôt disons sa fonction et y formule un sorte de code de bonne conduite de l'artiste.

Un ouvrage anglophone a déjà étudié le sujet : Leaf, by Niggle : The Worth of The Work par D. Manganiello. Mais comme je n'en dispose pas, je vais essayer de reconstruire une analyse potable, en lien avec notre sujet. Pour comprendre ce qui va suivre, il est cependant nécessaire de connaître l'histoire en général. Pour ceux donc qui ne l'ont pas encore lu, je les invite à lire le résumé proposé par le site.

J'ai dégagé trois axes d'études, ou plutôt de leçons que ce conte fait ressortir de manière symbolique. Tout d'abord la place du Divin dans la subcréation humaine. Ensuite l'opposition entre l'Art et les Nécessités de la Vie, cet Art, ce "désir créatif (ou devrais-je dire, subcréatif) qui semble n’avoir aucune fonction biologique et se distinguer des satisfactions de la vie biologique simple et ordinaire avec laquelle, dans notre monde, il est généralement en conflit" précise Tolkien dans ses Lettres. Enfin le partage par l'artiste de son oeuvre. À l'issue, on en comprend d'autant mieux pourquoi le subcréateur ne doit pas se sentir propriétaire de ce qu'il crée.


I. "C'est un don!"


Je commence ici par la place du Divin dans l'art, avec cet extrait : Niggle, mort, après avoir fait son temps à "l'Asile" (le Purgatoire), s'en va dans une nouvelle contrée et y découvre quelquechose d'absolument merveilleux:

Feuille, de Niggle a écrit :Devant lui se dressait l'Arbre, son Arbre, achevé. Si l'on pouvait dire cela d'un Arbre vivant, dont les feuilles s'ouvraient, dont les branches croissantes se courbaient dans le vent que Niggle avait si souvent senti ou deviné et qu'il avait si souvent échoué à rendre. Contemplant l'Arbre, il leva les bras et les ouvrit tout grand.
-C'est un don! dit-il.
Il pensait à son art et aussi au résultat; mais il se servait de ce mot au sens tout à fait litéral.

Ainsi l'art est-il un don. Un don de qui? Dans l'esprit de Tolkien, il paraît clair qu'il s'agit de Dieu. Ainsi Niggle Lui doit-il son talent artistique. Ainsi Lui doit-il également la réalisation parfaite de son oeuvre. Rappellez-vous : l'art est le processus de réalisation de ce qui est imaginé. Or il existe des degrés dans l'art. L'art humain est imparfait, inachevé comme celui de Niggle. L'art elfique est déjà plus élevé. Enfin celui de Dieu est parfait, la réalisation parfaite.

ManThanoMénos a écrit :Et c'est d'ailleurs un Art qui dans la bouche de Dieu peut produire un monde parfaitement complet. Pensez à l'Aïnulindalë! Au mot Eä!
Ce qui correspond tout à fait à la logique de Tolkien qui fait des distinctions de niveau, notamment entre l'art humain imparfait, et l'art elfique plus abouti, et probablement sur un plan supérieur l'art divin synonyme même de la perfection . Ainsi s'explique le fait que la musique des humains ne produise qu'un monde sonore puisqu'elle n'est qu'essentiellement imparfaite, quand l'art divin produit un monde sonore, visuel, odorant, sensible parfait!

De plus Dieu intervient lui-même dans le récit de Niggle : il est le "Berger" (une image catholique):

Feuille, de Niggle a écrit :Ils virent un homme, qui semblait être un berger; il descendait vers eux par les pentes verdoyantes qui montaient dans les Montagnes.

Il semble que Tolkien place toujours Dieu dans les hauteurs, les Montagnes, comme le Meneltarma des Numénoréens, comme le Sinaï des juifs d'ailleurs, et on pourrait tout aussi bien se demander (mais pas dans ce sujet Wink ) si cette obsession du Mal (saroumane, Sauron) pour les grandes tours n'est pas une caricature des Montagnes divines...

Enfin, parlant du Pays de Niggle (celui réalisé à partir de son tableau), le Berger dira: "de plus, pour beaucoup, c'est la meilleure introduction aux Montagnes". Où l'on voit et reverra plus loin ce lien entre la subcréation fantastique de l'homme et le Paradis que sont ces "Montagnes".


II. L'Arbre et le Jardin


Feuille, de Niggle a écrit :Certains visiteurs laissèrent entendre que son jardin était assez négligé et qu'il pourrait recevoir la visite d'un inspecteur.[...]
C'était son voisin, Parish [...] Il ne l'aimait guère [...] parce qu'il ne s'intéressait aucunement à la peinture, mais se montrait très critique en matière de jardinage. Quand Parish regardait le jardin de Niggle (ce qui était très fréquent), il voyait surtout les mauvaises herbes.

Dans ce conte s'opposent l'Arbre et le Jardin. L'arbre est l'oeuvre qu'est en train de peindre Niggle. Mais à force d'y passer trop de temps, il finit par en négliger son Jardin, qui symbolise probablement de manière païenne ses affaires courantes ou ces nécessités de la vie biologique soumises au contrôle de l'"Inspecteur". Ce peut-être aussi, et plus que cela le Jardin intérieur de son âme, soumis au contrôle de Parish, symbole du confesseur. En effet, l'image du jardin pour l'âme, des bonnes et des mauvaises herbes est assez récurrente dans la tradition catholique, et en ce qui concerne ce récit, je ne croie pas que Tolkien ait appelé "parish" [la Paroise] pour rien.

Ce qu'il en ressort, c'est que le monde extérieur accorde très peu d'importance à l'ouvre de Niggle, à l'art en général. D'ailleurs, ses toiles peintes finissent par être utilisées pour réparer le toit de son voisin:

Feuille, de Niggle a écrit :-Mon tableau! s'écria Niggle.
- Sans doute, répliqua l'Inspecteur. Mais les maisons passent en premier. C'est la loi.

Àla fin du conte, on a de plus une discussion assez amusante de Tompkins et Atkins, deux hommes jugeant Niggle après sa mort:

Feuille, de Niggle a écrit :-Aucune utilité pratique ou économique, répondit Tompkins. [...]
-Ainsi, vous ne pensez pas que la peinture ait aucune valeur, qu'il y ait intérêt à la préserver, à l'améliorer ni même à en faire son usage?
-Si, la peinture a son utilité, répondit Tompkins. Mais on ne pourrait se servir de la sienne. Il y a un grand champ pour les jeunes gens hardis qui ne craignent pas les idées et les méthodes nouvelles. Mais il n'y en a aucune pour cette camelote surannée. C'est de la rêverie privée. il n'aurait pu se composer une affiche efficace, sa vie en dpendit-elle. il fignolait toujours des feuilles et des fleurs. je lui ai un jour demandé pourquoi. il m'a répondu qu'il les trouvaient jolies. Le croiriez-vous? Il a dit jolies! "Quoi, les organes digestifs et génitaux des plantes?" lui ai-je rétorqué; et il n'a rien trouvé à me répondre ce stupide bricoleur.

Ainsi l'art est-il accepté que s'il est "pratique ou économique" (comme des affiches!), et mieux encore s'il fait place net du passé et n'est qu'originalité. Je fais ici place à une citation de Jérôme Bouron issue de son essai Feuille, de Niggle, image dans le tapis de la Faërie?:

Jérôme Bouron a écrit :Tolkien, philologue et grand connaisseur de la matière faërique, décompose en lui-même les feuilles de l'Arbre des Contes, qui forment alors une épaisse couche d'humus fertile, et y plonge les racines de son propre récit.

D'ailleurs Tolkien disait lui-même du Seigneur des Anneaux que "l'on n'écrit pas une telle histoire à partir des feuilles des arbres non encore observées, ni grâce à la botannique ou à l'étude des sols; elle pousse comme une graine dans le terreau de l'esprit". (H. Carpenter, JRR Tolkien, une biographie.)

Mais alors à quoi sert cet autre art de rêveur, celui qui n'est ni original, ni pratique ni économique, la Fantasy en fin de compte? Au recouvrement, à l'évasion et à la consolation répond Tolkien dans Du Conte de Fées. Dans Feuille, de Niggle, il est cependant précisé que "de plus, pour beaucoup, c'est la meilleure introduction aux Montagnes" (les Montagnes étant, nous l'avons déjà dit, l'image de cet autre monde qu'est le Paradis). On en revient à ce que je disais auparavant:

ManThanoMénos a écrit :Passage d’un monde à l’autre, la [fantasy] l’est tout autant, elle qui nous fait expérimenter si je puis dire la Mort ! Car le voilà le lien entre la Mort et la [Fantasy] : notre désir de mourir, de passer de ce monde à l’autre !

La Fantasy a donc son utilité, mais quelle doit être sa place? En fait, Dans Feuille, de Niggle, il apparaît clairement que le "Jardin" a malgré tout priorité sur "l'Arbre". Ainsi à sa mort Niggle est-il condamné pour un temps à rattraper le temps perdu, celui qu'il aurait dû accorder à son "Jardin".

Feuille, de Niggle a écrit :Il devait travailler dur, suivant un horaire déterminé : il devait bêcher, faire de la menuiserie et peindre des planches nues d'une seule couleur unie. [...]Mais il était indéniable qu'il commençait à éprouver un sentiment -eh bien, de satisfaction : du pain plutôt que de la confiture. il pouvait se mettre à une tâche aussitôt qu'une cloche sonnait et l'abandonner promptement dès qu'une autre se faisait entendre, laisant tout en ordre et prêt à être repris le moment venu. Il accomplissait beaucoup de choses dans la journée à présent; il achevait de petits travaux avec soin. il n'avait pas de "temps à lui" (sauf dans la cellule où il couchait), et pourtant il devenait maître de son temps; il commençait à savoir excatement ce qu'il pouvait en faire. Il n'y avait aucun sentiment de précipitation. Il était plus calme intérieurement, à présent: et auxmoments de repos, il pouvait réellement se reposer. Puis brusquement, on modifia tout son horaire; il pouvait à peine se coucher; on lui retira tout le travail,de menuiserie et on le fit simplement bêcher jour après jour."

Enfin vient son jugement, qui finalement tourne en sa faveur, et ce pour deux raisons:

Feuille, de Niggle a écrit :"Il se donnait beaucoup de peine pour les feuilles, par égard à elles seules. Mais il n'a jamais cru que celà lui donnât la moindre importance. Il n'y a aucune consignation au Dossier qu'il ait jamais prétendu, serait-ce en lui-même, que ce fut une excuse pour la négligence des prescriptions de la loi. [...]Et puis il y a ceci qu'il n'attendait jamais rien en retour"
"Il paraît clair que c'était là un authentique sacrifice [lorsqu'il délaissa son tableau pour aider Parish] : Niggle devinait qu'il abandonnait sa dernière chance de terminer son tableau"

Ainsi Niggle est-il récompensé de n'avoir pas placé son art au dessus des obligations de la vie et l'aide à son prochain ("les prescriptions de la loi" étant aussi bien celles de la loi civile que celles de la loi morale), de ne s' être jamais enorgueilli de son art, de n'avoir pas cherché à en tirer avantage (et vlan! un grand coup de pied dans les Tompkins en tout genre qui ont une vision utilitariste de l'art! Mr. Green ).


III. "Il me faut Parish!"


Lorsque Niggle contemple l'Arbre vivant devant lui, et ses feuilles, il se rend compte "que certaines des plus belles -et les plus caractéristiques, les plus parfaits exemples du style de Niggle- avaient été produites en collaboration avec Mr Parish."
Puis après l'Arbre, il visite la Forêt :

Feuille, de Niggle a écrit :Mais il y avait dans la Forêt un certain nombre de régions peu concluantes, qui appelaient encore du travail et de la réflexion. [...] Le tableau nécessitait uen continuation jusqu'à un point déterminé. Niggle voyait, dans chaque coin, ce point avec précision.[...]
-Mais naturellement! dit-il. Il me faut Parish. Il sait sur la terre, les plantes et les rabres des tas de choses que j'ignore. Cet endroit ne peut rester mon parc privé. j'ai besoin d'aide et de conseils : j'aurais dû m'en aviser plus tôt.

Alors Parish, mort lui aussi, rejoint Niggle, et ensemble ils travaillent à l'achèvement de l'oeuvre.

Tolkien était particulièrement conscient du rôle de l'autre dans la subcréation de l'artiste. Il pensait que toute oeuvre devait être partagé, ce qu'énonçait Elsie plus haut:
Elsie a écrit :Par ailleurs, le simple fait d'affirmer que l'oeuvre d'art doit induire une croyance n'est elle pas une traduction du besoin qu'elle a d'être perçue par quelqu'un d'autre que son (sub)créateur ? Il lui faut un spectateur.

Du coup, être trop jaloux par rapport à son oeuvre, la cacher alors qu'elle a été déjà vue par autrui (ce que fit Fëanor) et ainsi achevée en tant qu'oeuvre d'art, n'est ce pas, quelque part, aller à l'encontre de sa nature et la condamner à l'oubli ? N'est ce pas aller à l'encontre de la raison d'être de l'art : être partagé ?
Mais en fait plus que spectateur, l'autre doit en être acteur! Ce n'est pas le produit fini que l'artiste doit partager, mais son travail de création, son oeuvre inachevée.

Ainsi comprend-on mieux pourquoi l'artiste ne doit pas se sentir propriétaire jaloux de son oeuvre : parce qu'il n'en est pas l'auteur unique. Dieu intervient. L'autre intervient. Et l'oeuvre est commune.

Je conclue cette analyse avec ce dialogue final entre Parish, Niggle, et le Berger qui les invite à le suivre dans les Montagnes, qui reprend tour à tour tous les points étudiés, et en fait une meilleure synthèse encore que tout ce que je pourrais écrire à ce sujet:

Citation :-Je dois attendre ma femme, dit Parish à Niggle. Elle serait trop seule. j'ai plus ou moins compris qu'ils l'enverraient après moi, à un moment ou à un autre, quand elle serait prête et quand j'aurais tout préparé pour elle. La maison est achevée à présent, aussi bien que nous ayons pu la construire; mais j'aimerais la lui montrer. Elle sera capable de l'améliorer, je pense: la rendre plus confortable. J'espère qu'elle aimera cette région aussi. Il se tourna vers le berger. Etes-vous guide? demanda-t-il. Pouvez-vous me dire comment s'appele ce pays?
-Vous ne le savez donc pas? répondit l'homme. C'est le Pays de Niggle; c'est le Tableau de NIggle ou sa majeure partie : une parcelle est maintenant le Jardin de Parish.
-Le Tableau de Niggle! s'écria Parish, tout étonné. C'est vous qui avez imaginé tout ceci, Niggle? Je ne vous avais jamais su si habile. Pourquoi ne l'avez-vous jamais dit?
-Il a essayé, il y a longtemps, dit l'homme; mais vous ne vouliez pas regarder. il n'avait que de la toile et des couleurs à cette époque, et vous vouliez vous en servir pour réparer votre toit. C'est là ce que vous et votre femme appeliez les Inepties de Niggle, ou le Barbouillage.
-Mais ça n'avait pas cet aspect alors, ce n'était pas réel, dit Parish.
-Non, ce n'était qu'un aperçu à ce moment là, répondit l'homme; mais vous auriez pu l'avoir, si seulement vous aviez jamais trouvé qu'il valait la peine d'essayer.
-Je ne vous ai jamais laissé l'occasion, dit Niggle. Je n'ai jamais essayé d'expliquer. Je vous appelais le Vieux Défricheur. Mais qu'importe? Nous avons vécu et travaillé ensemble, à présent."

PS : Que l'on me pardonne mes trops longs messages. On dira que c'est pour la bonne cause! Mr. Green
Et à ce soir pour ceux qui viendront sur le chat! Very Happy
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L'Art selon Tolkien - par Juliεη - 03.11.2009, 16:10

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