Chapitre 8 : Au travail
Le lendemain, le vent était tombé, mais le temps restait encore couvert. Un épais brouillard couvrait les cimes qui encerclaient la vallée. Malgré le froid glacial qui avait fixé des stalactites aux bords des tentes, la tranquille vallée se mit à résonner d’appels et de tintements d’outils. L’inactivité forcée de la nuit, alors qu’ils venaient d’arriver, avait assombri bien des visages durant la soirée; mais chacun semblait s’être juré de rattraper ce retard en travaillant de tout son cœur à la première occasion.
Durant une bonne heure, les troupes déblayèrent autour des tentes la neige accumulée pendant la nuit, puis s’attaquèrent aux buissons de genêts et de bruyère qui couvraient le plateau. Lindir mena une vingtaine d’Elfes à la carrière naturelle, d’où ils se mirent à extraire de gros blocs d’une solide pierre beige. D’autres commencèrent à abattre des arbres, d’autres encore à creuser les fondations de leur future demeure, suivant les plans de Gildor. Ils reçurent les précieux conseils de l’un des rescapés du siège de l’Eregion, nommé Celeborn, un Elfe de haut rang et lointain parent d’Elrond: il avait longtemps été enseigné par Celebrimbor lui-même, et savait beaucoup de choses sur la taille des pierres et la forge d’outils. Quant à Limtal et Sadorhen, ils se chargèrent d’organiser le guet le long de la falaise, car on disait que les montagnes abondaient de loups, de trolls et d’autres créatures malveillantes auxquelles les on-dit ne donnaient pas de nom.
Elrond allait d’un groupe à l’autre, creusant, taillant et sciant avec la même ardeur que ses hommes. Des chants éclataient ça et là, scandés par les respirations essoufflées des travailleurs. Le vent avait chassé les nuages; le ciel gris de la veille s’était changé en une voûte d’un bleu très pur, d’où le soleil faisait étinceler la neige de mille éclats. Malgré le froid qui transformait leur haleine en nuages blancs, les travailleurs retirèrent bientôt leurs épais manteaux de fourrure pour œuvrer plus à leur aise.
En fin de matinée, ils se rassemblèrent près du grand foyer, à présent encerclé de fossés délimitant les contours de la salle, et mangèrent un peu. Puis Elrond les conduisit jusqu’à l’entrée de la vallée fertile, car tous voulaient voir ce lieu visité par Yavanna. Munis de flambeaux de résine, ils traversèrent la grotte sombre, faisant s’envoler des dizaines de chauves-souris affolées par la lumière. Le plafond était haut, si bien que, par endroits, la lumière de leurs torches ne l’atteignait pas. Ils débouchèrent enfin sur le grand espace en forme de cirque. Ils restèrent quelques instants sans bouger, laissant le soleil les réchauffer après le passage du tunnel glacé et parcourant la plaine du regard avec un étonnement joyeux. Elle était piquetée de taches d’un blanc si éclatant que la neige semblait grise: ici, malgré le froid encore vif, les nieninqë* avaient déjà déroulé leurs pétales immaculés. Un des soldats déblaya la neige du pied, puis, se penchant, il gratta le sol gelé pour en détacher des mottes de terre brune qu’il écrasa entre ses doigts.
-La terre est bonne, dit-il en se relevant, bien aérée et sans pierres. Elle est parfaite pour accueillir toutes sortes de plantes.
-Et le sol est bien exposé au soleil, ajouta un autre Elfe. Si, par surcroît, ce lieu est béni par Yavanna, alors la récolte sera belle dès l’année prochaine !
Elrond les remercia pour leurs paroles, puis son regard se remit à errer sur la vaste plaine enneigée. Malgré lui, ses yeux cherchaient la gracieuse silhouette qui ne laissait aucune trace de pas dans la neige, Yavanna et sa danse magnifique. Il en était certain : du temps où les Valar parcouraient encore la Terre du Milieu, chacun l’embellissant selon ses dons et ses désirs, la Reine de la Terre était venue ici, semant son pouvoir de vie et de fertilité. Depuis, la cime des montagnes avait été usée par les intempéries, les torrents avaient modifié leur cours, mais la vallée demeurait encore, visible souvenir du passage de Yavanna Kementari.
L’armée des Aiglons oeuvra sans répit, nuit et jour, durant des semaines. Malgré la détermination des soldats, le travail était considérable : la priorité était la construction d’une solide muraille autour du plateau herbeux qu’ils allaient habiter. Ils envisageaient également de construire un pont de pierres, assez étroit pour limiter le passage d’une importante force ennemie, en prévision du dégel futur. Des équipes extrayaient des blocs de pierre et montaient les murs, tandis que d’autres débitaient le bois en longues planches et allaient se jucher sur les édifices pour fixer la charpente. Certains s’occupaient de la chasse ; ils conservaient le gibier dans la rivière gelée grâce à un trou pratiqué dans la glace. Les Orques étaient toujours attentivement surveillés, et les précautions furent redoublées à cause des loups qui les accompagnaient. Mais ils ne se déplaçaient pas, attendant le printemps en fourbissant leurs armes et en se disputant en permanence à la manière de leur détestable race.
* perce-neiges (littéralement « larmes blanches »)
Chapitre 9 : Une aide inattendue
Vers la fin du mois de février, alors que les nuits commençaient à être moins rudes et que la neige fondait aux heures les plus chaudes, le grand Súlion, fils de Thorondor, se rendit à la cité cachée.
L’une des sentinelles qui, situées sur les falaises environnantes, surveillaient les environs, vit à l’est une silhouette sombre fendre l’air en remontant la vallée. Après quelques instants, elle devint plus distincte : c’était un aigle gigantesque, dont le plumage brun prenait des reflets roux dans le soleil.
Le guetteur saisit le cor accroché à sa ceinture, le porta à ses lèvres et lança une sonnerie claire qui résonna dans toute la vallée. L’entendant, Elrond quitta son travail et sortit dans la cour. Pendant ce temps, le majestueux oiseau s’était rapproché ; brassant puissamment l’air froid, il fit une fois le tour de Fondcombe, puis se laissa soudain tomber comme une pierre et atterrit juste devant Elrond dans un grand bruissement d’aile.
-Bienvenue, seigneur du vent, dit le Semi-Elfe en s’inclinant. Que Manwë protège ton aire et fortifie tes ailes pour te mener vers lui.
-C’est à moi de t’accueillir ici, répondit Súlion en le fixant de ses yeux perçants. Mon peuple règne sur ces montagnes depuis des années, et chaque vallon, chaque bois et chaque sommet lui appartiennent.
Il était si imposant que, dressé sur le gravier, il n’avait pas besoin de lever la tête pour regarder son interlocuteur.
-Mais je te cèderai volontiers cette vallée, reprit-il, car je sais que les Elfes ont toujours combattu Sauron, et que par votre présence les Orques se feront rares dans les Monts Brumeux. Nous ne les aimons pas ; nombre d’entre nous ont été capturés jadis par ces viles créatures, et conduits devant Morgoth qui voulait leur arracher les incantations qui le feraient voler. Mais, devant leur refus, et sur les conseils de Sauron, il leur trancha les ailes, tenta vainement de s’en façonner une paire à son usage et prit notre peuple en haine. Désormais, nous traquons férocement les serviteurs de l’Ombre qui osent s’aventurer dans les montagnes, craignant pour nos vies et pour la liberté de nos petits qui ne volent pas encore.
-Nous serons heureux de participer à la protection des tiens, répondit Elrond. Nous nous apprêtons justement à résister à une armée d’Orques qui campe vers l’ouest.
Un éclair flamboyant passa dans le regard de l’oiseau, et un frisson de colère ébouriffa son plumage.
-Quel est leur nombre ? demanda-t-il d’une voix tranchante.
-Environ deux mille. Nous pourrons les combattre, mais sans vivres, nous ne survivrons pas à un siège de la vallée.
Les yeux de Súlion se plissèrent jusqu’à n’être plus que deux fentes brillantes.
-Vous n’aurez pas besoin de vous battre, dit-il. Nous sommes assez nombreux pour les anéantir. Et Sauron comprendra que ces montagnes demeurent encore le royaume invaincu du peuple de l’air !
-Que nos deux races soient unies, pour résister à l’Ennemi avec plus de forces ! dit Elrond. Vous pourrez compter sur nous pour vous apporter tout le soutien dont vous pourrez avoir besoin.
-Qu’il en soit désormais ainsi, et que Manwë en soit le témoin ! répondit Súlion.
En disant cela, il se rapprocha du Semi-Elfe en le fixant de ses yeux étincelants. Leurs fronts se frôlèrent, scellant leur alliance à la manière des Aigles.
A quelques centimètres du bec terrible, les yeux dans les yeux du puissant oiseau, Elrond restait silencieux, fasciné, osant à peine respirer. Il revoyait en Súlion l’image de son père, celui qui avait jadis protégé les rescapés de Gondolin en flammes, et permis aux Elfes d’enterrer dignement Glorfindel aux cheveux d’or.
Puis le grand rapace s’écarta et tourna la tête vers le soleil, qu’il regardait sans sourciller. Il se ramassa sur lui-même, prit son essor et s’éleva dans les airs sous les yeux de tous ceux qui étaient sortis pour recevoir l’étrange visiteur.
Il monta de plus en plus haut avant de se diriger vers l’est, le cœur des montagnes, où l’attendait son peuple rassemblé. Alors qu’il s’éloignait, le vent porta aux oreilles des Elfes l’ancestral chant de ralliement des Aigles, datant du règne de Morgoth quand le monde était plus jeune :
-O vous, les miens, entendez mon appel !
Vous qui volez plus haut que tout autre
et nichez à la cime des orgueilleuses montagnes, écoutez-moi !
Notre peuple est en danger ce soir.
L’ennemi s’approche, déjà il est chez nous ;
Leurs jets féroces transperceront nos nichées
et ils proclameront les montagnes soumises à leur volonté.
Cela sera-t-il, ô mon peuple ?
Laisserons-nous les Orques prendre possession de nos aires,
nous faire périr jusqu’au dernier ?
Demain les sources se teindront d’écarlate,
Le sang coulera dans les vallées ;
Nous vengerons les dépouilles de nos frères.
Entendez ma voix ! Venez combattre !
Il est venu, le temps où notre haine se montrera en plein jour !
Chapitre 10 : Construction
Les jours suivants, les Elfes continuèrent leur travail acharné. Le beau temps leur permettait d’œuvrer quasiment sans relâche, nuit et jour. Les Elfes travaillaient par roulement : quand un soldat, épuisé, allait prendre un peu de repos, un autre quittait sa couche pour aller le remplacer.
A la demande d’Elrond, ils bâtirent une salle en sous-sol, sombre et fraîche ; il ne voulut pas en expliquer la fonction, mais il l’appela la Salle du Feu, et disait que Gil-Galad lui donnerait tout son sens. Il y installa en personne un grand piédestal en bronze, où il disposa du bois, mais refusa que quiconque l’allumât.
Les Aigles revinrent souvent à Fondcombe pour transmettre des nouvelles : Súlion avait rassemblé son peuple et ils avaient fondu sur les Orques au milieu de la nuit. Laissant enfin leur haine dévorante se déchaîner, ils n’en laissèrent aucun leur échapper.
Quelquefois, le messager amenait sur son dos l’un des siens qui avait besoin du savoir elfique : dans la rudesse de l’hiver tout juste déclinant, de nombreux petits affaiblis étaient tombés malades, ou des oiseaux malmenés par la furie du vent s’étaient blessés en percutant des rochers. Une étrange amitié s’était donc créée entre ces deux races pourtant si orgueilleuses et si lentes à demander de l’aide.
Súlion revint une ou deux fois en personne ; il informa les Elfes de l’arrivée prochaine d’une armée orque bien plus importante que la précédente, ayant pour ordre de faire disparaître les restes de l’armée elfique. Mais, menés par un aigle messager de Súlion, Gil-Galad et les forces númenoréennes traversaient l’Eregion en grande hâte pour porter secours à la Cité-Refuge. Malgré tout, les Orques avaient une sérieuse avance sur l’armée des Hommes, contrainte à se frayer un passage dans le pays envahi par les forces de l’Ombre.
Les Aiglons se préparèrent donc à accueillir les soldats ennemis : parallèlement à la construction, certains furent affectés à la forge sommaire rapidement mise en place afin d’augmenter le nombre des armes déjà disponibles. Celeborn, qui excellait dans ce domaine, fut chargé d’ordonner leurs tâches, et les Aiglons s’enrichirent de tout son vaste savoir.
Et les murs s’élevaient, des salles apparaissaient, et une muraille les ceignit bientôt de ses puissants contreforts ; les Elfes purent rouler leurs tentes et dormir sous un vrai toit. Cela leur apporta un grand soulagement, non seulement pour le confort, mais aussi pour le sentiment de protection que donnaient les murs autour d’eux.
Et les jours rallongèrent, la rivière fit enfin entendre son doux gazouillis, et l’armée de Gil-Galad se fit ardemment désirer.
Chapitre 11 : La forteresse assiégée
Un soir, les Orques se décidèrent enfin à attaquer. Cela faisait plusieurs jours déjà qu’ils se rapprochaient dangereusement de Fondcombe. Ils ignoraient la position exacte de la cité, mais savaient où la précédente armée avait été décimée par les Aigles ; partant de là, ils avaient fait des cercles de plus en plus grands, sous la surveillance vigilante et discrète de Lindir et de ses hommes.
Quand les sentinelles estimèrent que les Orques arriveraient à Fondcombe sous quelques heures, elles revinrent à la cité.
Une cloche solitaire retentit dans la vallée ; l’entendant, chacun abandonna son activité et se rendit dans la salle où les armes avaient été entreposées. Il n’y avait aucune précipitation ni aucune panique ; malgré les longues années où ils étaient devenus bâtisseurs ou agriculteurs, ils étaient restés des soldats aguerris, rompus au combat, et ils ne craignaient pas d’affronter les Orques. Ils s’armèrent en hâte, s’aidant l’un l’autre à revêtir leurs cuirasses, légères mais solides. Suivant l’usage, chacun l’avait forgée lui-même, pour connaître ainsi parfaitement son poids, sa forme et ses points vulnérables, et faire corps avec elle.
Munis de leurs sabres effilés ou de leurs arcs, ils se répartirent sur les murailles selon une disposition longuement pesée et mûrie, et, silencieux et calmes, ils attendirent l’Ennemi.
Ils savaient que les Aigles ne viendraient pas cette fois-ci : de l’autre côté des montagnes, ils combattaient pour eux-mêmes face à des trolls qui désiraient s’installer sur les falaises abruptes et les grottes où nichaient les puissants oiseaux.
Situé assez en hauteur, à un endroit où il pouvait voir toute son armée et lui donner ses ordres, Elrond aussi était prêt au combat. Il regardait avec fierté les rangées d’armures et de boucliers que la pénombre commençait à cacher à ses yeux. Quel que fût leur destin, il était fier de ses hommes ; courageux et obstinés, ils n’avaient jamais reculé devant les tâches les plus rudes, sans cesser de s’entraider comme des frères. A l’approche d’une mort probable, il aurait voulu les remercier et exprimer la profonde affection qu’il ressentait pour eux ; mais, sachant tout discours inutile, il se contenta de les bénir silencieusement, demandant à Elbereth de veiller sur chacun de ces soldats qu’il avait appris à connaître et à apprécier.
Soudain, il vit d’innombrables silhouettes sombres sur la cime qui lui faisait face. Des cris et des hurlements de loup résonnèrent dans la vallée : l’armée des Orques approchait, bien plus nombreuse que la troupe qui avait poursuivi les Elfes dans les montagnes avant d’être décimée par les Aigles.
Hors de portée des arcs elfiques, les soldats ennemis descendirent la falaise sans se presser. Malgré leurs torches, le chemin était difficile, car les Aiglons l’avaient recouvert d’une épaisse couche glissante, à base de plantes bouillies, utilisée ordinairement pour graisser les roues des charrettes. Plus d’un Orque trébucha et bascula dans le vide, sous les huées moqueuses de ses camarades.
Mais les ennemis étaient nombreux, plus nombreux que les Elfes qui, impassibles, les attendaient. Certains restaient en arrière et installaient de grandes catapultes qu’ils avaient traînées jusqu’à la vallée. D’autres atteignirent le pont ; couverts de leurs boucliers, les plus belliqueux s’élancèrent pour le franchir, sans attendre l’ordre de leurs chefs.
Sur un cri d’Elrond, une nuée de flèches traversa l’air en sifflant. Les Elfes visaient juste malgré l’obscurité de la nuit sans lune, et chaque trait avait une précision mortelle.
Des dizaines de fois, le sifflement meurtrier se fit entendre. Mais les Orques, en trop grand nombre, progressaient toujours sur le pont et s’approchaient de la porte. Ils se mirent à riposter ; des Elfes tombèrent malgré la protection du parapet, vite remplacés par d’autres combattants.
Pendant ce temps, les dernières catapultes avaient été installées, et une pluie de projectiles enflammés fendit le ciel noir comme une traînée d’étoiles filantes. Ils atterrirent au milieu de la cour, éclaboussant d’une lueur rouge les murs des maisons. Bientôt, les arbres qui encerclaient les constructions de pierre se mirent à flamber, et de nombreux Elfes durent s’éloigner de la bataille pour éradiquer l’incendie.
La bataille dura longtemps. Les Elfes étaient courageux et adroits, mais les Orques prenaient peu à peu le dessus, possédés par une folie sanguinaire qui leur faisait perdre jusqu’à la peur de la souffrance et de la mort. Ils commencèrent à lancer des échelles d’assaut, mais ce n’était qu’une diversion : plus loin, des soldats martelaient la porte d’un lourd tronc mal équarri, scandant leurs efforts de grands cris guerriers.
Vers la fin de la nuit, les soldats ennemis réussirent enfin à fracasser la porte ; et les loups entrèrent dans la bataille. Jusqu’alors, ils s’étaient contentés de pousser leurs cris sauvages, à distance respectueuse des Elfes, laissant les Orques épuiser leurs flèches et se faire tuer en tentant d’arriver à la porte. A présent, l’ardeur de la bataille et l’odeur du sang versé répandaient en leurs veines une sorte de folie irrépressible. En quelques foulées puissantes, une meute hurlante traversa le pont, sautant par-dessus les corps des Orques tués. Elle atteignit la muraille et, jaillissant à travers l’ouverture de la porte défoncée, se jeta sur les Elfes avec une fureur terrible.
Les Aiglons se battaient désespérément, emplis d’une rage froide. Ils savaient qu’ils allaient mourir, mais ils tenaient à emporter de nombreux ennemis avec eux.
Le ciel pâlissait à l’est, faisant disparaître les étoiles une par une, quand une clameur vibrante déchira l’air froid :
-Elenna ! Vers les étoiles !
Chapitre 12 : Les secours
Le cœur d’Elrond fit un bond dans sa poitrine. Ce cri de ralliement, c’était son frère qui l’avait poussé pour la première fois, il y avait bien longtemps… Malgré les nombreux loups qui l’assaillaient de toutes parts, le Semi-Elfe prit le temps de jeter un coup d’œil sur le haut de la falaise voisine. Une grande silhouette se détachait du ciel ; surmontée d’un casque à haut cimier, elle brillait de mille feux comme le soleil se levait au-dessus des montagnes. Au-dessus de lui se profila un rapace qui survola la bataille et se dirigea vers l’est à vive allure après un glatissement puissant. C’était l’aigle qui avait guidé Gil-Galad jusqu’à Fondcombe, et à présent il partait en hâte aider les siens de l’autre côté des montagnes.
Porté par le vent frais du matin, l’appel clair arriva aux oreilles des soldats assiégés, qui reprirent courage : les renforts arrivaient.
-Hardi, Aiglons ! rugit Elrond, soudain galvanisé par la nouvelle situation. Le vent tourne ! Tenez bon !
Fortifiés par cette aide qu’ils n’espéraient plus, les Elfes retrouvèrent alors assez de force pour se débarrasser des loups qui avaient pénétré à l’intérieur des murailles. Leurs ennemis étaient à présent remplis de crainte, voyant la puissance des nouveaux arrivants. Peu désireux de continuer à se battre, ils préféraient chercher le moyen d’échapper aux centaines de petites formes sombres qui descendaient la falaise.
Une fois la cité nettoyée de ses assiégeants, Elrond rassembla son armée pour une sortie. Ils passèrent à travers les débris de la porte enfoncée et se battirent au corps à corps avec les Orques. Ils avaient abandonné leurs arcs et leurs javelots pour leurs sabres et leurs dagues aiguisées.
Cependant, après un moment de stupeur et de panique générales, l’armée des Orques commença à riposter. Mais, coincée dans des passages étroits où il était difficile de manœuvrer, criblée de flèches du haut de la falaise, elle s’éparpilla bientôt comme elle le pouvait. Les Orques qui réussirent à s’enfuir, descendant jusqu’au torrent et suivant son lit pour sortir de la mortelle vallée, ne furent pas nombreux, mais ils gardèrent le souvenir du lieu de leur défaite et une haine dévorante envers ceux de la Cité-Refuge, ce que Celebrían devrait payer de sa vie.
Une fois la bataille achevée, Gil-Galad entra dans la cour de Fondcombe. Les Aiglons étaient en train de transporter les blessés et de brûler les cadavres des ennemis avec l’aide des Hommes; mais, apercevant le Roi, ils se figèrent dans une attitude respectueuse. Gil-Galad les balaya d’un regard bienveillant, puis il leva les yeux vers les bâtiments construits ; il sentit des dizaines de prunelles brillantes de fatigue suivre chacun de ses mouvements, tentant de deviner le jugement du Roi sur leur travail. Son examen fini, il se tourna vers son héraut. Figé dans un impeccable garde-à-vous, aussi couvert de boue et de sang que ses troupes, Elrond le regardait d’un œil malicieux ; connaissant Gil-Galad depuis fort longtemps, il avait déjà compris que la Cité lui plaisait. Le Roi eut un petit rire amusé, se retourna vers les soldats et cria :
« Rompez ! »
Les visages se détendirent soudain, et les Elfes se remirent à leurs tâches. Gil-Galad se dirigea vers Elrond. Ils se donnèrent l’accolade, Elrond posant son front sur l’épaule de son roi en signe d’allégeance, puis, cheminant à travers le champ de bataille, ils évaluèrent rapidement leurs pertes et celles de l’Ennemi.
La Salle Commune fut utilisée pour installer les blessés. Gil-Galad lui-même vint mettre ses compétences à leur service, ce qui suscita l’étonnement et l’admiration chez ceux qui le connaissaient mal, car il n’hésitait pas à rendre les plus humbles services comme un simple soldat. Malgré le prestige dont il était entouré, encore ravivé par les histoires que se racontaient les blessés d’une couche à l’autre, il eut assez de sagesse et de volonté pour laisser Elrond diriger Fondcombe à sa guise.
Hommes et Elfes, ils avaient été nombreux à tomber dans l’ardeur de l’assaut, en particulier lors de l’attaque des loups. Mais si l’Histoire n’a pas retenu leur nom, chacun fut pleuré et présenté devant Mandos lors des chants du deuil.
Morts aussi, Limtal l’Ardent et Sadorhen le Poète, compagnons fidèles et sûrs de l’armée de Mithlond. Ils furent enterrés avec maintes lamentations au pied de l’une des falaises qui bordait la vallée fertile, tout près de l’endroit où Yavanna avait effleuré la terre. Ce lieu accueillit plus tard la dépouille des Dúnedain qui avaient souhaité y reposer, comme Arathorn, le père d’Aragorn Elessar. Là où Elrond l’avait vue danser, les Elfes plantèrent un pêcher, l’arbre préféré de la Reine de la Terre. Il croissa rapidement et porta de beaux fruits ; et ses fleurs, en tombant, blanchirent les tombeaux qui l’entouraient.
Grâce aux nombreux bras supplémentaires, la réparation des bâtiments et la fin de l’installation furent rapides. Les Aiglons comprirent enfin le rôle de la Salle du Feu quand Gil-Galad s’y rendit un matin. Murmurant une chanson lente et profonde, il alluma lui-même le haut foyer, qui flamba bientôt en crépitant joyeusement.
Le Roi se releva et parcourut du regard les visages qui l’entouraient. Seul Elrond souriait, conscient de l’importance de l’acte accompli.
-Le pouvoir du feu, dit enfin Gil-Galad, est de redonner courage et lucidité à ceux qui le désirent. Ici demeurera un peu du pouvoir de Narya, l’anneau du feu que je porte, afin qu’Imladris soit endurante dans l’épreuve.
Il passa soudain la main sur son visage, comme si une force l’avait quitté, puis quitta la salle.
En juillet, malgré des semailles tardives, il y eut la première moisson, issue du blé emporté dans les provisions des Númenoréens. Ce fut l’occasion de grandes festivités en l’honneur de Yavanna ; et ce le fut dorénavant à chaque récolte, pour perpétrer le souvenir de la Reine de la Terre rendant fertile tout ce que son pied si léger effleurait durant sa danse.
Chapitre 13 : Réflexions
Elrond referma le vieux livre avec un sourire de satisfaction. Ils avaient bien œuvré, ses Aiglons, abandonnant leur vie de soldats pour devenir maçons, menuisiers, agriculteurs ! Au début, la bruyante cité d’Eglarest leur avait manqué ; et puis, à mesure que passaient les mois, ils avaient appris à aimer la montagne et sa rude beauté, l'austérité de ses roches brunes et l’éclat coloré des fleurs qui s’y accrochaient dans un sursaut de vie. Mais ils regrettaient encore tous une chose : la Mer. Dans cette profonde vallée où le regard était immédiatement stoppé par les montagnes, il leur restait au cœur un âpre désir de laisser leurs yeux scruter l’horizon lointain et contempler les douces couleurs de l’océan. Alors, quand la nostalgie était trop forte, quelques-uns des soldats repartaient vers l’ouest ; ils demeuraient quelques semaines, faisaient leur rapport au Roi et passaient quelques jours à Mithlond. Puis ils revenaient à Imladris, où était leur place, chargés de cadeaux de la part de Gil-Galad et de leurs amis. Aucun, cependant, ne prenait le bateau pour Valinor, car ils savaient avoir encore un rôle en Terre du Milieu.
Elrond se leva et s’approcha de la fenêtre. Un léger courant d’air lui effleura le visage. La température diminuait progressivement, annonçant l’arrivée du soir. Le plateau où avait commencé l’établissement de leur cité s’était rapidement révélé trop petit, et il avait fallu s’adapter au terrain pentu pour agrandir leur demeure. En cela, Lindir avait fait des merveilles, et Fondcombe était désormais un lieu paisible et agréable, où il faisait bon se promener le soir à travers les jardins parfumés. Une partie du cours d’eau avait été habilement détournée pour venir alimenter un petit moulin, où on amenait le grain venant de Faëltum*. La première bouchée de pain doré fut pour Elrond, tremblant de joie et de fierté ; à ses yeux, c’était le signe que la Cité-Refuge était à l’abri de la famine, ne dépendait plus de Mithlond pour la nourriture, et pourrait résister à un siège !
L’attaque d’Imladris n’avait pas scellé l’arrêt de la guerre contre l’Ombre ; les Elfes et les Hommes s’étaient encore battus pendant deux ans avant de remporter la victoire. Acculé par la puissante armée de Númenor, Sauron s’était réfugié au Mordor avec les débris de son armée, où il était demeuré de nombreuses années, trop affaibli encore pour inquiéter les peuples libres de la Terre du Milieu. Après la défaite de l’Ombre, des Elfes avaient fait venir à Fondcombe leurs femmes et leurs enfants ; certains même, comme Inglor, s’étaient mariés dans la grande pièce claire qui servait aux cérémonies et aux festivités.
La Cité-Refuge avait également accueilli Galadriel, l’épouse de Celeborn, et sa fille Celebrían. Elles étaient demeurées en Lorinand en attendant la fin des troubles de l’autre côté des montagnes, puis étaient parties à la recherche de Celeborn. Et bien qu’il n’en soufflât mot à personne, il se prit à aimer la gracieuse demoiselle.
A cette époque avait eu lieu le Premier Conseil, en présence de Gil-Galad et de tous les Elfes vivant à Imladris. Il fut alors connu que Galadriel détenait Nenya, le troisième anneau des Elfes. Le Roi remit Vilya à Elrond pour l’aider à maintenir la place forte que représentait Fondcombe, et l’institua son vice-régent en Eriador. Puis il repartit à Eglarest avec ceux qui le désiraient ; mais beaucoup voulurent rester, car ils considéraient désormais comme leur demeure la cité qu’ils avaient construite de leurs propres mains.
Imladris devint alors un puissant îlot de résistance face au mal qui croissait à nouveau, et un lieu d’aide pour tous ceux qui combattaient l’Ombre du Mordor. Et celle-ci grandissait de jour en jour : on racontait que d’étranges spectres, portant chacun une bague au doigt, parcouraient la Terre du Milieu pour le compte de leur maître Sauron. Celui-ci avait corrompu les hommes de Númenor qui, dans leur fol orgueil, avaient été anéantis par Eru lui-même dans un grand cataclysme engloutissant à jamais la belle île d’Andor.
Elrond soupira : il savait que la vie heureuse de Fondcombe ne pourrait durer plus longtemps. Le mal qui grondait devait être contenu ; en compagnie de Gil-Galad, le Semi-Elfe allait reformer une armée et marcher sur le Mordor. Le Grand Roi avait reçu l’aide des hommes d’Arnor, menés par Elendil, dans une Ultime Alliance entre les deux races. Le prince Isildur s’était enfui au nord après la prise de Minas Ithil par Sauron, tandis que son frère Anárion défendait tant bien que mal Minas Anor et la ville d’Osgiliath. Il fallait agir très vite pour empêcher Sauron de détruire les peuples libres les uns après les autres.
Elendil demeurait Imladris depuis trois mois déjà ; et, après bien des jours d’errance et de danger, son fils Isildur avait fini par le rejoindre, accompagné de sa femme et de ses quatre fils.
Elrond parcourut la salle du regard. De nombreuses années s’étaient écoulées depuis la fondation de Fondcombe, mais ses Elfes avaient gardé intacts leur force et leur valeur au combat, traquant les Orques qui habitaient encore les montagnes ou luttant entre eux par simple plaisir. Ils avaient passé plusieurs jours à préparer leurs affaires, fourbir leurs armes et vérifier la solidité de leurs armures ; ils avaient par surcroît renforcé les murs de la Cité-Refuge durant leur réparation annuelle. A présent, ils profitaient du calme de la brûlante journée d’été pour être en famille ou se divertir.
Ils allaient repartir avec leur chef, mais pas tous : le regard d’Elrond se posa sur Erestor qui, penché sur un bois de lit, sculptait adroitement son dossier en un grillage de fines tiges au bout desquelles s’épanouissaient des fleurs délicates. Pour tout son travail, il ne se fiait plus qu’à ses mains ; durant le siège d’Imladris, un projectile enflammé était passé trop près de son visage, le privant de l’usage de ses yeux, et tout l’art de la médecine elfique n’avait pas été suffisant pour lui rendre la vue. Au début, il avait peiné à accepter son infirmité ; ses amis s’étaient discrètement relayés dans la Salle du Feu, implorant les Valar de lui accorder la paix. Puis, un matin, sans signe avant-coureur, il retrouva d’un coup la joie et la bonne humeur qui le caractérisaient auparavant. Personne ne put expliquer ce brusque changement, et il resta silencieux là-dessus ; mais quelquefois, quand la nuit était belle ou le jour particulièrement réjouissant, on le voyait suivre des yeux, une joie ineffable illuminant son visage, quelque chose d’invisible qui se déplaçait dans le jardin. Quand la chose passait près de lui, il s’inclinait respectueusement, puis retournait à ses occupations, tout empreint d’une sérénité contagieuse. On le soupçonnait de voir les « dieux d’au-delà de la Mer »- les Valar, qui se rendaient discrètement à Imladris.
Il avait conservé sa passion pour le travail du bois, qu’il effectuait toujours avec une habileté merveilleuse. Durant la guerre au Mordor, il allait demeurer à Fondcombe ; son excellente connaissance des lieux et sa mémoire étonnante lui permettrait de remplacer Elrond jusqu’à son retour, car Celeborn, qui ne partait pas non plus, refusait de tenir ce rôle malgré son haut rang et sa sagesse.
Elrond en était là dans sa réflexion quand Erestor releva soudain la tête et dit joyeusement :
« Gil-Galad arrive ! »
Au bout de quelques instants, en effet, tous purent entendre le galop d’un cheval résonnant sur le sol rocheux. Ils se levèrent et descendirent en hâte jusqu’à la cour rougie par les premiers rayons du crépuscule, heureux de voir leur roi et impatients d’entendre ce qu’il avait à leur dire.
Gil-Galad traversa le pont étroit puis entra dans la cour en passant sous un large porche. « Gloire à notre roi ! Qu’Elbereth te garde ! » Au milieu des cris de bienvenue, il descendit de cheval et salua le maître des lieux et ses nobles hôtes. Il était très grand, revêtu de son armure étincelante marquetée d’étoiles d’argent, et de son manteau bleu, couleur de Manwë, symbole de son autorité. Il était empli de vigueur et de sagesse, mais la bonté se lisait dans ses yeux, et il restait accessible à tous ceux qui désiraient venir à lui.
Il tint à saluer tous ceux qui habitaient la Cité-Refuge, puis il se plaça sur le seuil de la maison aux côtés de son hôte :
-Je suis heureux de vous retrouver tous ! La route est longue jusqu’ici, mais son souvenir s’efface déjà à revoir enfin tous vos visages. Je n’apporte pas de bonnes nouvelles : l’Ennemi est puissant à nouveau, et la bataille sera rude. Bien des nôtres tomberont avant la destruction de l’Ombre. Mais nous parlerons de ceci demain ; ce soir, nous fêtons le Mitan de l’année, en l’honneur d’Elbereth qui plaça au ciel ses précieux joyaux pour notre joie !
Il entra alors dans la maison, toute illuminée pour la fête. Elrond le conduisit à sa chambre, une belle pièce calme que le Roi affectionnait particulièrement.
-As-tu fait un bon voyage, mon Seigneur ? demanda une servante en lui apportant une bassine d’eau fraîche.
-J’ai voyagé surtout de nuit à cause de la chaleur, répondit Gil-Galad. Mais aujourd’hui, j’étais si impatient d’arriver que je n’ai pas attendu la fraîcheur du soir. Sois mille fois bénie ! Je rêve depuis ce matin de me rafraîchir le visage.
Ce qu’il fit aussitôt, avec un soupir de satisfaction, sous le regard amusé de la servante.
Elrond et Gil-Galad se retrouvèrent seuls un moment ; le Semi-Elfe semblait anxieux. Le Roi lui posa la main sur l’épaule.
-Voici mon seul et unique ordre de la journée. Tu vas tâcher d’oublier tes soucis pour profiter pleinement de cette soirée. Nous parlerons sérieusement plus tard. D’accord ?
-Oui, mon Roi. Je ferai de mon mieux, répondit Elrond en essayant de sourire.
Gil-Galad lui tapota l’épaule.
-Bien. Allons dîner.
Il y eut un grand repas et de nombreux chants s’élevèrent. Quand ils le désiraient, les Elfes avaient la capacité de goûter l’instant présent en oubliant l’obscur avenir; le festin fut donc long, agréable et sans arrière-pensées.
Par son ascendance humaine, Elrond peina au début à partager la joie ambiante ; mais il sourit bientôt aux plaisanteries d’Erestor, qui faiait tout son possible à dissiper l’idée du départ prochain.
Gil-Galad raconta ses errances à travers l’Eriador, à la recherche des Elfes qui vivaient disséminés dans le pays. Il déclencha de nombreux rires en relatant sa rencontre avec Tom Bombadil, l’étrange et gai luron qui gambadait dans la forêt à longueur de journée, et de sa belle femme Baie d’Or, dont la voix se mêlait au bruissement des sources quand elle chantait.
Des rires et des chants résonnèrent jusque fort tard dans la nuit, puis les Elfes se dispersèrent, qui vers sa chambre en quête d’un peu de repos avant le retour du soleil, qui dans la salle du Feu. Certains restèrent un peu partout à discuter par petits groupes. Gil-galad partit dans les jardins en compagnie d’Elrond.
*Faeltum : vallée généreuse, fertile
Chapitre 14 : La paix du soir
C’était l’heure très douce où le jour cède le pas à la nuit, quand les premières étoiles commencent à tapisser la voûte de saphir et les fleurs à exhaler leurs fragrances les plus délicates. La rivière faisait bruire les roseaux qui la bordaient ; les chouettes encore mal réveillées s’élançaient de leur vol feutré. Après l’écrasante chaleur de la journée, le calme du soir donnait envie de courir à travers les jardins parfumés et de s’enivrer de l’air frais et pur des montagnes.
Ils cheminèrent un instant en silence, jusqu’au moment où ils n’entendirent plus les échos de la fête ; la quiétude de la nuit les entoura alors, dans l’heure propice aux confidences et à la réflexion. Ils étaient arrivés sur une terrasse surplombant les rives du torrent. Une partie du cours d’eau avait été détournée pour alimenter une fontaine sculptée sous la forme d’un cygne prenant son essor.
Gil-Galad semblait étrangement changé. Elrond aperçut soudain ses traits tirés de fatigue et la poussière qui couvrait son manteau. Le prestige de son arrivée l’avait quitté ; il était redevenu un simple Elfe, avec ses soucis et ses limites, et n’était plus le grand roi inébranlable que son peuple imaginait.
Il s’assit au bord de la fontaine, se mouilla le visage et but une gorgée d’eau claire au creux de sa main. Une fois rafraîchi, il regarda le Semi-Elfe d’un air grave :
-Combien de soldats peux-tu emmener avec toi ? lui demanda-t-il.
-Nous sommes 300 ici, répondit Elrond, et des Elfes rescapés de la Moria sont arrivés la semaine dernière, après une longue errance dans les montagnes : 200 bons archers. Et le roi Oropher de la Forêt Noire en promet 5000 qui nous rejoindront à Carrock.
-1500 Nains des Montagnes de Fer nous attendrons à Dagorlad, ajouta le roi. Une armée est partie d’Annuminas il y a 2 jours, formée d’Elfes et d’Hommes, et menée par Círdan. Les Hommes ont beaucoup contribué à grossir les rangs, car ils sont nombreux et bien armés. Quand serez-vous prêts à partir ?
-En deux heures, nous pouvons charger les chevaux et te suivre. Tout a été préparé depuis longtemps.
-Nous nous accorderons encore trois jours de répit, puis nous rejoindrons l’armée d’Annuminas au col de Rubicorne.
Un rire clair comme un grelot s’éleva soudain dans l’air parfumé. En contrebas, près du torrent, Celebrían jouait avec Valandil fils d’Isildur, et Gildor, l’aîné d’Inglor et de sa femme Mirka. Ils la pourchassaient avec de grands cris d’amusement, et, alors qu’ils tendaient la main pour saisir le pan de son habit, elle se dérobait à eux et courait, svelte et légère, à travers les arbres en fleurs, répandant partout son rire argentin. Sa splendide chevelure dorée scintillait dans la lumière de la lune. Elle laissa finalement les enfants la rejoindre et se cramponner à sa robe dans une cascade de rires. Ils partirent en courant, la laissant marcher en arrière. Elle leva les yeux vers Gil-Galad et Elrond, eut un signe de tête pour le premier et s’attarda avec un sourire sur le deuxième, puis continua son chemin, souple et silencieuse comme une ombre.
Elrond s’accouda à la barrière qui bordait la terrasse et ne put s’empêcher de soupirer. Trois jours ! Dans trois jours, il lui faudrait quitter ce havre de paix et de bonheur, où il avait élaboré tant de projets ! Mais il lui fallait y renoncer, au moins momentanément, car le destin de la Terre du Milieu allait être scellé aux portes du Mordor.
Tout en songeant, il suivit d’un regard brillant la gracieuse silhouette qui disparaissait dans la pénombre. Comme pour lui-même, il murmura :
-Ma place est au Pays Noir. Je me battrai aux côtés des peuples libres ; mais plût aux Valar que je revienne ici !
Gil-Galad l’avait observé sans rien dire. Il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour comprendre le lien qui unissait les deux Elfes. Il pressentait que beaucoup allaient mourir à la guerre, et que bien des familles entonneraient le chant du deuil. Il était en son pouvoir de laisser son peuple dans la quiétude heureuse où il l’avait trouvé; mais il fallait tout faire pour éradiquer le mal qui s’étendait, et chaque soldat était nécessaire dans cette lutte.
Il laissa son regard errer dans le firmament d’un bleu profond, puis dit soudain d’une voix étrange :
-Vois, Elrond ! L’ombre n’est que temporaire. Elbereth elle-même a placé dans le ciel le signe de la victoire de la lumière !
Etonné, le Semi-Elfe suivit son regard : devant eux brillait la faucille des Valar, le symbole de défi qu’ils avaient donné à Morgoth quand la Terre était jeune.
Sa vue les apaisa ; quel que fût leur destin, ils savaient qui gagnerait le combat final !
Ils restèrent longtemps silencieux, l’un à côté de l’autre, se laissant emplir d’espérance par la forme scintillante qui ornait le ciel ; puis ils se détournèrent et retournèrent vers la maison.
Chapitre 15 : Adieux à la Cité cachée
Le temps s’écoula trop vite. Peu à peu, l’atmosphère changea, comme si chacun était anxieux de profiter de tous les instants, mais déjà angoissé d’ignorer s’il les revivrait jamais. Le dernier soir, après la traditionnelle veillée durant laquelle les Elfes implorèrent les Valar (et en particulier Tulkas), chacun alla rassembler ses affaires pour partir dès l’aube.
Elrond, qui avait déjà fait ses préparatifs, s’échappa dans les jardins ; il traversa une allée de bouleaux, descendit un petit sentier pavé et se retrouva à l’entrée d’une vaste pelouse. La pleine lune déposait des gouttes argentées sur les feuilles de rosiers entourant l’espace sans arbres. Un cerisier poussait à son centre, projetant sur le sol son ombre étrange. C’est là que Celebrían et Elrond se rencontrèrent pour se dire adieu. Peu de paroles furent prononcées, car ce qu’ils portaient en eux dépassait tous les mots ; mais ils restèrent longtemps l’un devant l’autre, se tenant les mains et se contemplant l’un l’autre.
Ils s’échangèrent un anneau doré, qu’ils mirent à l’index droit, promesse de leur prochaine union par le mariage, dès le retour du Semi-Elfe.
Le lendemain, alors que les premiers rayons du soleil commençaient juste à dorer les beaux bâtiments de Fondcombe, l’armée de Gil-galad se rassembla dans la cour. Elendil et Isildur, déjà en selle, semblaient impatients de rejoindre leur armée.
Les adieux furent rapides, car ils avaient déjà été faits la veille ou dans la nuit, puis les soldats s’engagèrent l’un après l’autre sur le pont et le chemin qui menaient hors de la vallée. Ils avaient fière allure : leurs cuirasses étincelaient dans les feux de l’aurore, leurs fougueux étalons piaffaient d’impatience, et il semblait qu’aucune ombre ne pourrait les vaincre. Pourtant, leurs visages étaient sombres et empreints de cette étrange résignation des soldats qui partent à la guerre sans savoir s’ils reverraient un jour leur maison et leur famille.
Le Roi et son héraut sortirent en dernier de la maison, après un long entretien avec le Seigneur et la Dame. Malgré l’émotion du départ, ceux qui les virent arriver ne purent s’empêcher de sourire, car, en bons militaires, ils réglaient inconsciemment leur allure pour marcher au même pas.
A la suite de son souverain, Elrond salua tous ceux qui restaient ; il se contenta de s’incliner devant Celebrían en la regardant intensément, comme pour graver en sa mémoire ce visage tant aimé. Emplie d’émoi, elle demeura silencieuse, mais ses yeux brillants lui criaient : « Reviens ! »
Arrivé à Erestor, ils se donnèrent l’accolade, puis l’Elfe aveugle le fixa de ses deux prunelles sans vie - Elrond se demandait toujours comment il faisait cela- et lui dit :
« Tu reviendras, car tu ne vis plus seulement pour toi-même. »
Et, à tâtons, sa main effleura l’anneau d’or qu’Elrond portait au doigt.
Puis le Semi-Elfe monta sur son cheval, vint se placer aux côtés de Gil-Galad en queue de cortège et brandit l’étendard royal, trois étoiles brillant dans un ciel d’azur.
Tandis qu’ils s’éloignaient de leur demeure, les soldats entonnèrent un chant de marche pour masquer leur tristesse ; mais beaucoup se retournèrent encore pour un dernier adieu à leur cité.
Celebrían les regarda partir, se demandant si sa vie aurait encore un sens si Elrond ne revenait pas. Et près d’elle se serra Nyamar, la jeune épouse d’Isildur, assaillie par les mêmes pensées.
Les deux femmes restèrent dehors jusqu’à ce que les chants s’éteignent au loin ; puis, soudainement étreintes par un vent froid, elles rentrèrent dans la maison, la fragile humaine appuyée contre l’Elfe élancée. Il leur fallait désormais vivre avec leurs occupations quotidiennes, tourner leurs pensées vers des soucis plus matériels ; mais jamais l’anneau que chacune portait à son doigt n’eut autant de valeur pour elles.
Le lendemain, le vent était tombé, mais le temps restait encore couvert. Un épais brouillard couvrait les cimes qui encerclaient la vallée. Malgré le froid glacial qui avait fixé des stalactites aux bords des tentes, la tranquille vallée se mit à résonner d’appels et de tintements d’outils. L’inactivité forcée de la nuit, alors qu’ils venaient d’arriver, avait assombri bien des visages durant la soirée; mais chacun semblait s’être juré de rattraper ce retard en travaillant de tout son cœur à la première occasion.
Durant une bonne heure, les troupes déblayèrent autour des tentes la neige accumulée pendant la nuit, puis s’attaquèrent aux buissons de genêts et de bruyère qui couvraient le plateau. Lindir mena une vingtaine d’Elfes à la carrière naturelle, d’où ils se mirent à extraire de gros blocs d’une solide pierre beige. D’autres commencèrent à abattre des arbres, d’autres encore à creuser les fondations de leur future demeure, suivant les plans de Gildor. Ils reçurent les précieux conseils de l’un des rescapés du siège de l’Eregion, nommé Celeborn, un Elfe de haut rang et lointain parent d’Elrond: il avait longtemps été enseigné par Celebrimbor lui-même, et savait beaucoup de choses sur la taille des pierres et la forge d’outils. Quant à Limtal et Sadorhen, ils se chargèrent d’organiser le guet le long de la falaise, car on disait que les montagnes abondaient de loups, de trolls et d’autres créatures malveillantes auxquelles les on-dit ne donnaient pas de nom.
Elrond allait d’un groupe à l’autre, creusant, taillant et sciant avec la même ardeur que ses hommes. Des chants éclataient ça et là, scandés par les respirations essoufflées des travailleurs. Le vent avait chassé les nuages; le ciel gris de la veille s’était changé en une voûte d’un bleu très pur, d’où le soleil faisait étinceler la neige de mille éclats. Malgré le froid qui transformait leur haleine en nuages blancs, les travailleurs retirèrent bientôt leurs épais manteaux de fourrure pour œuvrer plus à leur aise.
En fin de matinée, ils se rassemblèrent près du grand foyer, à présent encerclé de fossés délimitant les contours de la salle, et mangèrent un peu. Puis Elrond les conduisit jusqu’à l’entrée de la vallée fertile, car tous voulaient voir ce lieu visité par Yavanna. Munis de flambeaux de résine, ils traversèrent la grotte sombre, faisant s’envoler des dizaines de chauves-souris affolées par la lumière. Le plafond était haut, si bien que, par endroits, la lumière de leurs torches ne l’atteignait pas. Ils débouchèrent enfin sur le grand espace en forme de cirque. Ils restèrent quelques instants sans bouger, laissant le soleil les réchauffer après le passage du tunnel glacé et parcourant la plaine du regard avec un étonnement joyeux. Elle était piquetée de taches d’un blanc si éclatant que la neige semblait grise: ici, malgré le froid encore vif, les nieninqë* avaient déjà déroulé leurs pétales immaculés. Un des soldats déblaya la neige du pied, puis, se penchant, il gratta le sol gelé pour en détacher des mottes de terre brune qu’il écrasa entre ses doigts.
-La terre est bonne, dit-il en se relevant, bien aérée et sans pierres. Elle est parfaite pour accueillir toutes sortes de plantes.
-Et le sol est bien exposé au soleil, ajouta un autre Elfe. Si, par surcroît, ce lieu est béni par Yavanna, alors la récolte sera belle dès l’année prochaine !
Elrond les remercia pour leurs paroles, puis son regard se remit à errer sur la vaste plaine enneigée. Malgré lui, ses yeux cherchaient la gracieuse silhouette qui ne laissait aucune trace de pas dans la neige, Yavanna et sa danse magnifique. Il en était certain : du temps où les Valar parcouraient encore la Terre du Milieu, chacun l’embellissant selon ses dons et ses désirs, la Reine de la Terre était venue ici, semant son pouvoir de vie et de fertilité. Depuis, la cime des montagnes avait été usée par les intempéries, les torrents avaient modifié leur cours, mais la vallée demeurait encore, visible souvenir du passage de Yavanna Kementari.
L’armée des Aiglons oeuvra sans répit, nuit et jour, durant des semaines. Malgré la détermination des soldats, le travail était considérable : la priorité était la construction d’une solide muraille autour du plateau herbeux qu’ils allaient habiter. Ils envisageaient également de construire un pont de pierres, assez étroit pour limiter le passage d’une importante force ennemie, en prévision du dégel futur. Des équipes extrayaient des blocs de pierre et montaient les murs, tandis que d’autres débitaient le bois en longues planches et allaient se jucher sur les édifices pour fixer la charpente. Certains s’occupaient de la chasse ; ils conservaient le gibier dans la rivière gelée grâce à un trou pratiqué dans la glace. Les Orques étaient toujours attentivement surveillés, et les précautions furent redoublées à cause des loups qui les accompagnaient. Mais ils ne se déplaçaient pas, attendant le printemps en fourbissant leurs armes et en se disputant en permanence à la manière de leur détestable race.
* perce-neiges (littéralement « larmes blanches »)
Chapitre 9 : Une aide inattendue
Vers la fin du mois de février, alors que les nuits commençaient à être moins rudes et que la neige fondait aux heures les plus chaudes, le grand Súlion, fils de Thorondor, se rendit à la cité cachée.
L’une des sentinelles qui, situées sur les falaises environnantes, surveillaient les environs, vit à l’est une silhouette sombre fendre l’air en remontant la vallée. Après quelques instants, elle devint plus distincte : c’était un aigle gigantesque, dont le plumage brun prenait des reflets roux dans le soleil.
Le guetteur saisit le cor accroché à sa ceinture, le porta à ses lèvres et lança une sonnerie claire qui résonna dans toute la vallée. L’entendant, Elrond quitta son travail et sortit dans la cour. Pendant ce temps, le majestueux oiseau s’était rapproché ; brassant puissamment l’air froid, il fit une fois le tour de Fondcombe, puis se laissa soudain tomber comme une pierre et atterrit juste devant Elrond dans un grand bruissement d’aile.
-Bienvenue, seigneur du vent, dit le Semi-Elfe en s’inclinant. Que Manwë protège ton aire et fortifie tes ailes pour te mener vers lui.
-C’est à moi de t’accueillir ici, répondit Súlion en le fixant de ses yeux perçants. Mon peuple règne sur ces montagnes depuis des années, et chaque vallon, chaque bois et chaque sommet lui appartiennent.
Il était si imposant que, dressé sur le gravier, il n’avait pas besoin de lever la tête pour regarder son interlocuteur.
-Mais je te cèderai volontiers cette vallée, reprit-il, car je sais que les Elfes ont toujours combattu Sauron, et que par votre présence les Orques se feront rares dans les Monts Brumeux. Nous ne les aimons pas ; nombre d’entre nous ont été capturés jadis par ces viles créatures, et conduits devant Morgoth qui voulait leur arracher les incantations qui le feraient voler. Mais, devant leur refus, et sur les conseils de Sauron, il leur trancha les ailes, tenta vainement de s’en façonner une paire à son usage et prit notre peuple en haine. Désormais, nous traquons férocement les serviteurs de l’Ombre qui osent s’aventurer dans les montagnes, craignant pour nos vies et pour la liberté de nos petits qui ne volent pas encore.
-Nous serons heureux de participer à la protection des tiens, répondit Elrond. Nous nous apprêtons justement à résister à une armée d’Orques qui campe vers l’ouest.
Un éclair flamboyant passa dans le regard de l’oiseau, et un frisson de colère ébouriffa son plumage.
-Quel est leur nombre ? demanda-t-il d’une voix tranchante.
-Environ deux mille. Nous pourrons les combattre, mais sans vivres, nous ne survivrons pas à un siège de la vallée.
Les yeux de Súlion se plissèrent jusqu’à n’être plus que deux fentes brillantes.
-Vous n’aurez pas besoin de vous battre, dit-il. Nous sommes assez nombreux pour les anéantir. Et Sauron comprendra que ces montagnes demeurent encore le royaume invaincu du peuple de l’air !
-Que nos deux races soient unies, pour résister à l’Ennemi avec plus de forces ! dit Elrond. Vous pourrez compter sur nous pour vous apporter tout le soutien dont vous pourrez avoir besoin.
-Qu’il en soit désormais ainsi, et que Manwë en soit le témoin ! répondit Súlion.
En disant cela, il se rapprocha du Semi-Elfe en le fixant de ses yeux étincelants. Leurs fronts se frôlèrent, scellant leur alliance à la manière des Aigles.
A quelques centimètres du bec terrible, les yeux dans les yeux du puissant oiseau, Elrond restait silencieux, fasciné, osant à peine respirer. Il revoyait en Súlion l’image de son père, celui qui avait jadis protégé les rescapés de Gondolin en flammes, et permis aux Elfes d’enterrer dignement Glorfindel aux cheveux d’or.
Puis le grand rapace s’écarta et tourna la tête vers le soleil, qu’il regardait sans sourciller. Il se ramassa sur lui-même, prit son essor et s’éleva dans les airs sous les yeux de tous ceux qui étaient sortis pour recevoir l’étrange visiteur.
Il monta de plus en plus haut avant de se diriger vers l’est, le cœur des montagnes, où l’attendait son peuple rassemblé. Alors qu’il s’éloignait, le vent porta aux oreilles des Elfes l’ancestral chant de ralliement des Aigles, datant du règne de Morgoth quand le monde était plus jeune :
-O vous, les miens, entendez mon appel !
Vous qui volez plus haut que tout autre
et nichez à la cime des orgueilleuses montagnes, écoutez-moi !
Notre peuple est en danger ce soir.
L’ennemi s’approche, déjà il est chez nous ;
Leurs jets féroces transperceront nos nichées
et ils proclameront les montagnes soumises à leur volonté.
Cela sera-t-il, ô mon peuple ?
Laisserons-nous les Orques prendre possession de nos aires,
nous faire périr jusqu’au dernier ?
Demain les sources se teindront d’écarlate,
Le sang coulera dans les vallées ;
Nous vengerons les dépouilles de nos frères.
Entendez ma voix ! Venez combattre !
Il est venu, le temps où notre haine se montrera en plein jour !
Chapitre 10 : Construction
Les jours suivants, les Elfes continuèrent leur travail acharné. Le beau temps leur permettait d’œuvrer quasiment sans relâche, nuit et jour. Les Elfes travaillaient par roulement : quand un soldat, épuisé, allait prendre un peu de repos, un autre quittait sa couche pour aller le remplacer.
A la demande d’Elrond, ils bâtirent une salle en sous-sol, sombre et fraîche ; il ne voulut pas en expliquer la fonction, mais il l’appela la Salle du Feu, et disait que Gil-Galad lui donnerait tout son sens. Il y installa en personne un grand piédestal en bronze, où il disposa du bois, mais refusa que quiconque l’allumât.
Les Aigles revinrent souvent à Fondcombe pour transmettre des nouvelles : Súlion avait rassemblé son peuple et ils avaient fondu sur les Orques au milieu de la nuit. Laissant enfin leur haine dévorante se déchaîner, ils n’en laissèrent aucun leur échapper.
Quelquefois, le messager amenait sur son dos l’un des siens qui avait besoin du savoir elfique : dans la rudesse de l’hiver tout juste déclinant, de nombreux petits affaiblis étaient tombés malades, ou des oiseaux malmenés par la furie du vent s’étaient blessés en percutant des rochers. Une étrange amitié s’était donc créée entre ces deux races pourtant si orgueilleuses et si lentes à demander de l’aide.
Súlion revint une ou deux fois en personne ; il informa les Elfes de l’arrivée prochaine d’une armée orque bien plus importante que la précédente, ayant pour ordre de faire disparaître les restes de l’armée elfique. Mais, menés par un aigle messager de Súlion, Gil-Galad et les forces númenoréennes traversaient l’Eregion en grande hâte pour porter secours à la Cité-Refuge. Malgré tout, les Orques avaient une sérieuse avance sur l’armée des Hommes, contrainte à se frayer un passage dans le pays envahi par les forces de l’Ombre.
Les Aiglons se préparèrent donc à accueillir les soldats ennemis : parallèlement à la construction, certains furent affectés à la forge sommaire rapidement mise en place afin d’augmenter le nombre des armes déjà disponibles. Celeborn, qui excellait dans ce domaine, fut chargé d’ordonner leurs tâches, et les Aiglons s’enrichirent de tout son vaste savoir.
Et les murs s’élevaient, des salles apparaissaient, et une muraille les ceignit bientôt de ses puissants contreforts ; les Elfes purent rouler leurs tentes et dormir sous un vrai toit. Cela leur apporta un grand soulagement, non seulement pour le confort, mais aussi pour le sentiment de protection que donnaient les murs autour d’eux.
Et les jours rallongèrent, la rivière fit enfin entendre son doux gazouillis, et l’armée de Gil-Galad se fit ardemment désirer.
Chapitre 11 : La forteresse assiégée
Un soir, les Orques se décidèrent enfin à attaquer. Cela faisait plusieurs jours déjà qu’ils se rapprochaient dangereusement de Fondcombe. Ils ignoraient la position exacte de la cité, mais savaient où la précédente armée avait été décimée par les Aigles ; partant de là, ils avaient fait des cercles de plus en plus grands, sous la surveillance vigilante et discrète de Lindir et de ses hommes.
Quand les sentinelles estimèrent que les Orques arriveraient à Fondcombe sous quelques heures, elles revinrent à la cité.
Une cloche solitaire retentit dans la vallée ; l’entendant, chacun abandonna son activité et se rendit dans la salle où les armes avaient été entreposées. Il n’y avait aucune précipitation ni aucune panique ; malgré les longues années où ils étaient devenus bâtisseurs ou agriculteurs, ils étaient restés des soldats aguerris, rompus au combat, et ils ne craignaient pas d’affronter les Orques. Ils s’armèrent en hâte, s’aidant l’un l’autre à revêtir leurs cuirasses, légères mais solides. Suivant l’usage, chacun l’avait forgée lui-même, pour connaître ainsi parfaitement son poids, sa forme et ses points vulnérables, et faire corps avec elle.
Munis de leurs sabres effilés ou de leurs arcs, ils se répartirent sur les murailles selon une disposition longuement pesée et mûrie, et, silencieux et calmes, ils attendirent l’Ennemi.
Ils savaient que les Aigles ne viendraient pas cette fois-ci : de l’autre côté des montagnes, ils combattaient pour eux-mêmes face à des trolls qui désiraient s’installer sur les falaises abruptes et les grottes où nichaient les puissants oiseaux.
Situé assez en hauteur, à un endroit où il pouvait voir toute son armée et lui donner ses ordres, Elrond aussi était prêt au combat. Il regardait avec fierté les rangées d’armures et de boucliers que la pénombre commençait à cacher à ses yeux. Quel que fût leur destin, il était fier de ses hommes ; courageux et obstinés, ils n’avaient jamais reculé devant les tâches les plus rudes, sans cesser de s’entraider comme des frères. A l’approche d’une mort probable, il aurait voulu les remercier et exprimer la profonde affection qu’il ressentait pour eux ; mais, sachant tout discours inutile, il se contenta de les bénir silencieusement, demandant à Elbereth de veiller sur chacun de ces soldats qu’il avait appris à connaître et à apprécier.
Soudain, il vit d’innombrables silhouettes sombres sur la cime qui lui faisait face. Des cris et des hurlements de loup résonnèrent dans la vallée : l’armée des Orques approchait, bien plus nombreuse que la troupe qui avait poursuivi les Elfes dans les montagnes avant d’être décimée par les Aigles.
Hors de portée des arcs elfiques, les soldats ennemis descendirent la falaise sans se presser. Malgré leurs torches, le chemin était difficile, car les Aiglons l’avaient recouvert d’une épaisse couche glissante, à base de plantes bouillies, utilisée ordinairement pour graisser les roues des charrettes. Plus d’un Orque trébucha et bascula dans le vide, sous les huées moqueuses de ses camarades.
Mais les ennemis étaient nombreux, plus nombreux que les Elfes qui, impassibles, les attendaient. Certains restaient en arrière et installaient de grandes catapultes qu’ils avaient traînées jusqu’à la vallée. D’autres atteignirent le pont ; couverts de leurs boucliers, les plus belliqueux s’élancèrent pour le franchir, sans attendre l’ordre de leurs chefs.
Sur un cri d’Elrond, une nuée de flèches traversa l’air en sifflant. Les Elfes visaient juste malgré l’obscurité de la nuit sans lune, et chaque trait avait une précision mortelle.
Des dizaines de fois, le sifflement meurtrier se fit entendre. Mais les Orques, en trop grand nombre, progressaient toujours sur le pont et s’approchaient de la porte. Ils se mirent à riposter ; des Elfes tombèrent malgré la protection du parapet, vite remplacés par d’autres combattants.
Pendant ce temps, les dernières catapultes avaient été installées, et une pluie de projectiles enflammés fendit le ciel noir comme une traînée d’étoiles filantes. Ils atterrirent au milieu de la cour, éclaboussant d’une lueur rouge les murs des maisons. Bientôt, les arbres qui encerclaient les constructions de pierre se mirent à flamber, et de nombreux Elfes durent s’éloigner de la bataille pour éradiquer l’incendie.
La bataille dura longtemps. Les Elfes étaient courageux et adroits, mais les Orques prenaient peu à peu le dessus, possédés par une folie sanguinaire qui leur faisait perdre jusqu’à la peur de la souffrance et de la mort. Ils commencèrent à lancer des échelles d’assaut, mais ce n’était qu’une diversion : plus loin, des soldats martelaient la porte d’un lourd tronc mal équarri, scandant leurs efforts de grands cris guerriers.
Vers la fin de la nuit, les soldats ennemis réussirent enfin à fracasser la porte ; et les loups entrèrent dans la bataille. Jusqu’alors, ils s’étaient contentés de pousser leurs cris sauvages, à distance respectueuse des Elfes, laissant les Orques épuiser leurs flèches et se faire tuer en tentant d’arriver à la porte. A présent, l’ardeur de la bataille et l’odeur du sang versé répandaient en leurs veines une sorte de folie irrépressible. En quelques foulées puissantes, une meute hurlante traversa le pont, sautant par-dessus les corps des Orques tués. Elle atteignit la muraille et, jaillissant à travers l’ouverture de la porte défoncée, se jeta sur les Elfes avec une fureur terrible.
Les Aiglons se battaient désespérément, emplis d’une rage froide. Ils savaient qu’ils allaient mourir, mais ils tenaient à emporter de nombreux ennemis avec eux.
Le ciel pâlissait à l’est, faisant disparaître les étoiles une par une, quand une clameur vibrante déchira l’air froid :
-Elenna ! Vers les étoiles !
Chapitre 12 : Les secours
Le cœur d’Elrond fit un bond dans sa poitrine. Ce cri de ralliement, c’était son frère qui l’avait poussé pour la première fois, il y avait bien longtemps… Malgré les nombreux loups qui l’assaillaient de toutes parts, le Semi-Elfe prit le temps de jeter un coup d’œil sur le haut de la falaise voisine. Une grande silhouette se détachait du ciel ; surmontée d’un casque à haut cimier, elle brillait de mille feux comme le soleil se levait au-dessus des montagnes. Au-dessus de lui se profila un rapace qui survola la bataille et se dirigea vers l’est à vive allure après un glatissement puissant. C’était l’aigle qui avait guidé Gil-Galad jusqu’à Fondcombe, et à présent il partait en hâte aider les siens de l’autre côté des montagnes.
Porté par le vent frais du matin, l’appel clair arriva aux oreilles des soldats assiégés, qui reprirent courage : les renforts arrivaient.
-Hardi, Aiglons ! rugit Elrond, soudain galvanisé par la nouvelle situation. Le vent tourne ! Tenez bon !
Fortifiés par cette aide qu’ils n’espéraient plus, les Elfes retrouvèrent alors assez de force pour se débarrasser des loups qui avaient pénétré à l’intérieur des murailles. Leurs ennemis étaient à présent remplis de crainte, voyant la puissance des nouveaux arrivants. Peu désireux de continuer à se battre, ils préféraient chercher le moyen d’échapper aux centaines de petites formes sombres qui descendaient la falaise.
Une fois la cité nettoyée de ses assiégeants, Elrond rassembla son armée pour une sortie. Ils passèrent à travers les débris de la porte enfoncée et se battirent au corps à corps avec les Orques. Ils avaient abandonné leurs arcs et leurs javelots pour leurs sabres et leurs dagues aiguisées.
Cependant, après un moment de stupeur et de panique générales, l’armée des Orques commença à riposter. Mais, coincée dans des passages étroits où il était difficile de manœuvrer, criblée de flèches du haut de la falaise, elle s’éparpilla bientôt comme elle le pouvait. Les Orques qui réussirent à s’enfuir, descendant jusqu’au torrent et suivant son lit pour sortir de la mortelle vallée, ne furent pas nombreux, mais ils gardèrent le souvenir du lieu de leur défaite et une haine dévorante envers ceux de la Cité-Refuge, ce que Celebrían devrait payer de sa vie.
Une fois la bataille achevée, Gil-Galad entra dans la cour de Fondcombe. Les Aiglons étaient en train de transporter les blessés et de brûler les cadavres des ennemis avec l’aide des Hommes; mais, apercevant le Roi, ils se figèrent dans une attitude respectueuse. Gil-Galad les balaya d’un regard bienveillant, puis il leva les yeux vers les bâtiments construits ; il sentit des dizaines de prunelles brillantes de fatigue suivre chacun de ses mouvements, tentant de deviner le jugement du Roi sur leur travail. Son examen fini, il se tourna vers son héraut. Figé dans un impeccable garde-à-vous, aussi couvert de boue et de sang que ses troupes, Elrond le regardait d’un œil malicieux ; connaissant Gil-Galad depuis fort longtemps, il avait déjà compris que la Cité lui plaisait. Le Roi eut un petit rire amusé, se retourna vers les soldats et cria :
« Rompez ! »
Les visages se détendirent soudain, et les Elfes se remirent à leurs tâches. Gil-Galad se dirigea vers Elrond. Ils se donnèrent l’accolade, Elrond posant son front sur l’épaule de son roi en signe d’allégeance, puis, cheminant à travers le champ de bataille, ils évaluèrent rapidement leurs pertes et celles de l’Ennemi.
La Salle Commune fut utilisée pour installer les blessés. Gil-Galad lui-même vint mettre ses compétences à leur service, ce qui suscita l’étonnement et l’admiration chez ceux qui le connaissaient mal, car il n’hésitait pas à rendre les plus humbles services comme un simple soldat. Malgré le prestige dont il était entouré, encore ravivé par les histoires que se racontaient les blessés d’une couche à l’autre, il eut assez de sagesse et de volonté pour laisser Elrond diriger Fondcombe à sa guise.
Hommes et Elfes, ils avaient été nombreux à tomber dans l’ardeur de l’assaut, en particulier lors de l’attaque des loups. Mais si l’Histoire n’a pas retenu leur nom, chacun fut pleuré et présenté devant Mandos lors des chants du deuil.
Morts aussi, Limtal l’Ardent et Sadorhen le Poète, compagnons fidèles et sûrs de l’armée de Mithlond. Ils furent enterrés avec maintes lamentations au pied de l’une des falaises qui bordait la vallée fertile, tout près de l’endroit où Yavanna avait effleuré la terre. Ce lieu accueillit plus tard la dépouille des Dúnedain qui avaient souhaité y reposer, comme Arathorn, le père d’Aragorn Elessar. Là où Elrond l’avait vue danser, les Elfes plantèrent un pêcher, l’arbre préféré de la Reine de la Terre. Il croissa rapidement et porta de beaux fruits ; et ses fleurs, en tombant, blanchirent les tombeaux qui l’entouraient.
Grâce aux nombreux bras supplémentaires, la réparation des bâtiments et la fin de l’installation furent rapides. Les Aiglons comprirent enfin le rôle de la Salle du Feu quand Gil-Galad s’y rendit un matin. Murmurant une chanson lente et profonde, il alluma lui-même le haut foyer, qui flamba bientôt en crépitant joyeusement.
Le Roi se releva et parcourut du regard les visages qui l’entouraient. Seul Elrond souriait, conscient de l’importance de l’acte accompli.
-Le pouvoir du feu, dit enfin Gil-Galad, est de redonner courage et lucidité à ceux qui le désirent. Ici demeurera un peu du pouvoir de Narya, l’anneau du feu que je porte, afin qu’Imladris soit endurante dans l’épreuve.
Il passa soudain la main sur son visage, comme si une force l’avait quitté, puis quitta la salle.
En juillet, malgré des semailles tardives, il y eut la première moisson, issue du blé emporté dans les provisions des Númenoréens. Ce fut l’occasion de grandes festivités en l’honneur de Yavanna ; et ce le fut dorénavant à chaque récolte, pour perpétrer le souvenir de la Reine de la Terre rendant fertile tout ce que son pied si léger effleurait durant sa danse.
Chapitre 13 : Réflexions
Elrond referma le vieux livre avec un sourire de satisfaction. Ils avaient bien œuvré, ses Aiglons, abandonnant leur vie de soldats pour devenir maçons, menuisiers, agriculteurs ! Au début, la bruyante cité d’Eglarest leur avait manqué ; et puis, à mesure que passaient les mois, ils avaient appris à aimer la montagne et sa rude beauté, l'austérité de ses roches brunes et l’éclat coloré des fleurs qui s’y accrochaient dans un sursaut de vie. Mais ils regrettaient encore tous une chose : la Mer. Dans cette profonde vallée où le regard était immédiatement stoppé par les montagnes, il leur restait au cœur un âpre désir de laisser leurs yeux scruter l’horizon lointain et contempler les douces couleurs de l’océan. Alors, quand la nostalgie était trop forte, quelques-uns des soldats repartaient vers l’ouest ; ils demeuraient quelques semaines, faisaient leur rapport au Roi et passaient quelques jours à Mithlond. Puis ils revenaient à Imladris, où était leur place, chargés de cadeaux de la part de Gil-Galad et de leurs amis. Aucun, cependant, ne prenait le bateau pour Valinor, car ils savaient avoir encore un rôle en Terre du Milieu.
Elrond se leva et s’approcha de la fenêtre. Un léger courant d’air lui effleura le visage. La température diminuait progressivement, annonçant l’arrivée du soir. Le plateau où avait commencé l’établissement de leur cité s’était rapidement révélé trop petit, et il avait fallu s’adapter au terrain pentu pour agrandir leur demeure. En cela, Lindir avait fait des merveilles, et Fondcombe était désormais un lieu paisible et agréable, où il faisait bon se promener le soir à travers les jardins parfumés. Une partie du cours d’eau avait été habilement détournée pour venir alimenter un petit moulin, où on amenait le grain venant de Faëltum*. La première bouchée de pain doré fut pour Elrond, tremblant de joie et de fierté ; à ses yeux, c’était le signe que la Cité-Refuge était à l’abri de la famine, ne dépendait plus de Mithlond pour la nourriture, et pourrait résister à un siège !
L’attaque d’Imladris n’avait pas scellé l’arrêt de la guerre contre l’Ombre ; les Elfes et les Hommes s’étaient encore battus pendant deux ans avant de remporter la victoire. Acculé par la puissante armée de Númenor, Sauron s’était réfugié au Mordor avec les débris de son armée, où il était demeuré de nombreuses années, trop affaibli encore pour inquiéter les peuples libres de la Terre du Milieu. Après la défaite de l’Ombre, des Elfes avaient fait venir à Fondcombe leurs femmes et leurs enfants ; certains même, comme Inglor, s’étaient mariés dans la grande pièce claire qui servait aux cérémonies et aux festivités.
La Cité-Refuge avait également accueilli Galadriel, l’épouse de Celeborn, et sa fille Celebrían. Elles étaient demeurées en Lorinand en attendant la fin des troubles de l’autre côté des montagnes, puis étaient parties à la recherche de Celeborn. Et bien qu’il n’en soufflât mot à personne, il se prit à aimer la gracieuse demoiselle.
A cette époque avait eu lieu le Premier Conseil, en présence de Gil-Galad et de tous les Elfes vivant à Imladris. Il fut alors connu que Galadriel détenait Nenya, le troisième anneau des Elfes. Le Roi remit Vilya à Elrond pour l’aider à maintenir la place forte que représentait Fondcombe, et l’institua son vice-régent en Eriador. Puis il repartit à Eglarest avec ceux qui le désiraient ; mais beaucoup voulurent rester, car ils considéraient désormais comme leur demeure la cité qu’ils avaient construite de leurs propres mains.
Imladris devint alors un puissant îlot de résistance face au mal qui croissait à nouveau, et un lieu d’aide pour tous ceux qui combattaient l’Ombre du Mordor. Et celle-ci grandissait de jour en jour : on racontait que d’étranges spectres, portant chacun une bague au doigt, parcouraient la Terre du Milieu pour le compte de leur maître Sauron. Celui-ci avait corrompu les hommes de Númenor qui, dans leur fol orgueil, avaient été anéantis par Eru lui-même dans un grand cataclysme engloutissant à jamais la belle île d’Andor.
Elrond soupira : il savait que la vie heureuse de Fondcombe ne pourrait durer plus longtemps. Le mal qui grondait devait être contenu ; en compagnie de Gil-Galad, le Semi-Elfe allait reformer une armée et marcher sur le Mordor. Le Grand Roi avait reçu l’aide des hommes d’Arnor, menés par Elendil, dans une Ultime Alliance entre les deux races. Le prince Isildur s’était enfui au nord après la prise de Minas Ithil par Sauron, tandis que son frère Anárion défendait tant bien que mal Minas Anor et la ville d’Osgiliath. Il fallait agir très vite pour empêcher Sauron de détruire les peuples libres les uns après les autres.
Elendil demeurait Imladris depuis trois mois déjà ; et, après bien des jours d’errance et de danger, son fils Isildur avait fini par le rejoindre, accompagné de sa femme et de ses quatre fils.
Elrond parcourut la salle du regard. De nombreuses années s’étaient écoulées depuis la fondation de Fondcombe, mais ses Elfes avaient gardé intacts leur force et leur valeur au combat, traquant les Orques qui habitaient encore les montagnes ou luttant entre eux par simple plaisir. Ils avaient passé plusieurs jours à préparer leurs affaires, fourbir leurs armes et vérifier la solidité de leurs armures ; ils avaient par surcroît renforcé les murs de la Cité-Refuge durant leur réparation annuelle. A présent, ils profitaient du calme de la brûlante journée d’été pour être en famille ou se divertir.
Ils allaient repartir avec leur chef, mais pas tous : le regard d’Elrond se posa sur Erestor qui, penché sur un bois de lit, sculptait adroitement son dossier en un grillage de fines tiges au bout desquelles s’épanouissaient des fleurs délicates. Pour tout son travail, il ne se fiait plus qu’à ses mains ; durant le siège d’Imladris, un projectile enflammé était passé trop près de son visage, le privant de l’usage de ses yeux, et tout l’art de la médecine elfique n’avait pas été suffisant pour lui rendre la vue. Au début, il avait peiné à accepter son infirmité ; ses amis s’étaient discrètement relayés dans la Salle du Feu, implorant les Valar de lui accorder la paix. Puis, un matin, sans signe avant-coureur, il retrouva d’un coup la joie et la bonne humeur qui le caractérisaient auparavant. Personne ne put expliquer ce brusque changement, et il resta silencieux là-dessus ; mais quelquefois, quand la nuit était belle ou le jour particulièrement réjouissant, on le voyait suivre des yeux, une joie ineffable illuminant son visage, quelque chose d’invisible qui se déplaçait dans le jardin. Quand la chose passait près de lui, il s’inclinait respectueusement, puis retournait à ses occupations, tout empreint d’une sérénité contagieuse. On le soupçonnait de voir les « dieux d’au-delà de la Mer »- les Valar, qui se rendaient discrètement à Imladris.
Il avait conservé sa passion pour le travail du bois, qu’il effectuait toujours avec une habileté merveilleuse. Durant la guerre au Mordor, il allait demeurer à Fondcombe ; son excellente connaissance des lieux et sa mémoire étonnante lui permettrait de remplacer Elrond jusqu’à son retour, car Celeborn, qui ne partait pas non plus, refusait de tenir ce rôle malgré son haut rang et sa sagesse.
Elrond en était là dans sa réflexion quand Erestor releva soudain la tête et dit joyeusement :
« Gil-Galad arrive ! »
Au bout de quelques instants, en effet, tous purent entendre le galop d’un cheval résonnant sur le sol rocheux. Ils se levèrent et descendirent en hâte jusqu’à la cour rougie par les premiers rayons du crépuscule, heureux de voir leur roi et impatients d’entendre ce qu’il avait à leur dire.
Gil-Galad traversa le pont étroit puis entra dans la cour en passant sous un large porche. « Gloire à notre roi ! Qu’Elbereth te garde ! » Au milieu des cris de bienvenue, il descendit de cheval et salua le maître des lieux et ses nobles hôtes. Il était très grand, revêtu de son armure étincelante marquetée d’étoiles d’argent, et de son manteau bleu, couleur de Manwë, symbole de son autorité. Il était empli de vigueur et de sagesse, mais la bonté se lisait dans ses yeux, et il restait accessible à tous ceux qui désiraient venir à lui.
Il tint à saluer tous ceux qui habitaient la Cité-Refuge, puis il se plaça sur le seuil de la maison aux côtés de son hôte :
-Je suis heureux de vous retrouver tous ! La route est longue jusqu’ici, mais son souvenir s’efface déjà à revoir enfin tous vos visages. Je n’apporte pas de bonnes nouvelles : l’Ennemi est puissant à nouveau, et la bataille sera rude. Bien des nôtres tomberont avant la destruction de l’Ombre. Mais nous parlerons de ceci demain ; ce soir, nous fêtons le Mitan de l’année, en l’honneur d’Elbereth qui plaça au ciel ses précieux joyaux pour notre joie !
Il entra alors dans la maison, toute illuminée pour la fête. Elrond le conduisit à sa chambre, une belle pièce calme que le Roi affectionnait particulièrement.
-As-tu fait un bon voyage, mon Seigneur ? demanda une servante en lui apportant une bassine d’eau fraîche.
-J’ai voyagé surtout de nuit à cause de la chaleur, répondit Gil-Galad. Mais aujourd’hui, j’étais si impatient d’arriver que je n’ai pas attendu la fraîcheur du soir. Sois mille fois bénie ! Je rêve depuis ce matin de me rafraîchir le visage.
Ce qu’il fit aussitôt, avec un soupir de satisfaction, sous le regard amusé de la servante.
Elrond et Gil-Galad se retrouvèrent seuls un moment ; le Semi-Elfe semblait anxieux. Le Roi lui posa la main sur l’épaule.
-Voici mon seul et unique ordre de la journée. Tu vas tâcher d’oublier tes soucis pour profiter pleinement de cette soirée. Nous parlerons sérieusement plus tard. D’accord ?
-Oui, mon Roi. Je ferai de mon mieux, répondit Elrond en essayant de sourire.
Gil-Galad lui tapota l’épaule.
-Bien. Allons dîner.
Il y eut un grand repas et de nombreux chants s’élevèrent. Quand ils le désiraient, les Elfes avaient la capacité de goûter l’instant présent en oubliant l’obscur avenir; le festin fut donc long, agréable et sans arrière-pensées.
Par son ascendance humaine, Elrond peina au début à partager la joie ambiante ; mais il sourit bientôt aux plaisanteries d’Erestor, qui faiait tout son possible à dissiper l’idée du départ prochain.
Gil-Galad raconta ses errances à travers l’Eriador, à la recherche des Elfes qui vivaient disséminés dans le pays. Il déclencha de nombreux rires en relatant sa rencontre avec Tom Bombadil, l’étrange et gai luron qui gambadait dans la forêt à longueur de journée, et de sa belle femme Baie d’Or, dont la voix se mêlait au bruissement des sources quand elle chantait.
Des rires et des chants résonnèrent jusque fort tard dans la nuit, puis les Elfes se dispersèrent, qui vers sa chambre en quête d’un peu de repos avant le retour du soleil, qui dans la salle du Feu. Certains restèrent un peu partout à discuter par petits groupes. Gil-galad partit dans les jardins en compagnie d’Elrond.
*Faeltum : vallée généreuse, fertile
Chapitre 14 : La paix du soir
C’était l’heure très douce où le jour cède le pas à la nuit, quand les premières étoiles commencent à tapisser la voûte de saphir et les fleurs à exhaler leurs fragrances les plus délicates. La rivière faisait bruire les roseaux qui la bordaient ; les chouettes encore mal réveillées s’élançaient de leur vol feutré. Après l’écrasante chaleur de la journée, le calme du soir donnait envie de courir à travers les jardins parfumés et de s’enivrer de l’air frais et pur des montagnes.
Ils cheminèrent un instant en silence, jusqu’au moment où ils n’entendirent plus les échos de la fête ; la quiétude de la nuit les entoura alors, dans l’heure propice aux confidences et à la réflexion. Ils étaient arrivés sur une terrasse surplombant les rives du torrent. Une partie du cours d’eau avait été détournée pour alimenter une fontaine sculptée sous la forme d’un cygne prenant son essor.
Gil-Galad semblait étrangement changé. Elrond aperçut soudain ses traits tirés de fatigue et la poussière qui couvrait son manteau. Le prestige de son arrivée l’avait quitté ; il était redevenu un simple Elfe, avec ses soucis et ses limites, et n’était plus le grand roi inébranlable que son peuple imaginait.
Il s’assit au bord de la fontaine, se mouilla le visage et but une gorgée d’eau claire au creux de sa main. Une fois rafraîchi, il regarda le Semi-Elfe d’un air grave :
-Combien de soldats peux-tu emmener avec toi ? lui demanda-t-il.
-Nous sommes 300 ici, répondit Elrond, et des Elfes rescapés de la Moria sont arrivés la semaine dernière, après une longue errance dans les montagnes : 200 bons archers. Et le roi Oropher de la Forêt Noire en promet 5000 qui nous rejoindront à Carrock.
-1500 Nains des Montagnes de Fer nous attendrons à Dagorlad, ajouta le roi. Une armée est partie d’Annuminas il y a 2 jours, formée d’Elfes et d’Hommes, et menée par Círdan. Les Hommes ont beaucoup contribué à grossir les rangs, car ils sont nombreux et bien armés. Quand serez-vous prêts à partir ?
-En deux heures, nous pouvons charger les chevaux et te suivre. Tout a été préparé depuis longtemps.
-Nous nous accorderons encore trois jours de répit, puis nous rejoindrons l’armée d’Annuminas au col de Rubicorne.
Un rire clair comme un grelot s’éleva soudain dans l’air parfumé. En contrebas, près du torrent, Celebrían jouait avec Valandil fils d’Isildur, et Gildor, l’aîné d’Inglor et de sa femme Mirka. Ils la pourchassaient avec de grands cris d’amusement, et, alors qu’ils tendaient la main pour saisir le pan de son habit, elle se dérobait à eux et courait, svelte et légère, à travers les arbres en fleurs, répandant partout son rire argentin. Sa splendide chevelure dorée scintillait dans la lumière de la lune. Elle laissa finalement les enfants la rejoindre et se cramponner à sa robe dans une cascade de rires. Ils partirent en courant, la laissant marcher en arrière. Elle leva les yeux vers Gil-Galad et Elrond, eut un signe de tête pour le premier et s’attarda avec un sourire sur le deuxième, puis continua son chemin, souple et silencieuse comme une ombre.
Elrond s’accouda à la barrière qui bordait la terrasse et ne put s’empêcher de soupirer. Trois jours ! Dans trois jours, il lui faudrait quitter ce havre de paix et de bonheur, où il avait élaboré tant de projets ! Mais il lui fallait y renoncer, au moins momentanément, car le destin de la Terre du Milieu allait être scellé aux portes du Mordor.
Tout en songeant, il suivit d’un regard brillant la gracieuse silhouette qui disparaissait dans la pénombre. Comme pour lui-même, il murmura :
-Ma place est au Pays Noir. Je me battrai aux côtés des peuples libres ; mais plût aux Valar que je revienne ici !
Gil-Galad l’avait observé sans rien dire. Il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour comprendre le lien qui unissait les deux Elfes. Il pressentait que beaucoup allaient mourir à la guerre, et que bien des familles entonneraient le chant du deuil. Il était en son pouvoir de laisser son peuple dans la quiétude heureuse où il l’avait trouvé; mais il fallait tout faire pour éradiquer le mal qui s’étendait, et chaque soldat était nécessaire dans cette lutte.
Il laissa son regard errer dans le firmament d’un bleu profond, puis dit soudain d’une voix étrange :
-Vois, Elrond ! L’ombre n’est que temporaire. Elbereth elle-même a placé dans le ciel le signe de la victoire de la lumière !
Etonné, le Semi-Elfe suivit son regard : devant eux brillait la faucille des Valar, le symbole de défi qu’ils avaient donné à Morgoth quand la Terre était jeune.
Sa vue les apaisa ; quel que fût leur destin, ils savaient qui gagnerait le combat final !
Ils restèrent longtemps silencieux, l’un à côté de l’autre, se laissant emplir d’espérance par la forme scintillante qui ornait le ciel ; puis ils se détournèrent et retournèrent vers la maison.
Chapitre 15 : Adieux à la Cité cachée
Le temps s’écoula trop vite. Peu à peu, l’atmosphère changea, comme si chacun était anxieux de profiter de tous les instants, mais déjà angoissé d’ignorer s’il les revivrait jamais. Le dernier soir, après la traditionnelle veillée durant laquelle les Elfes implorèrent les Valar (et en particulier Tulkas), chacun alla rassembler ses affaires pour partir dès l’aube.
Elrond, qui avait déjà fait ses préparatifs, s’échappa dans les jardins ; il traversa une allée de bouleaux, descendit un petit sentier pavé et se retrouva à l’entrée d’une vaste pelouse. La pleine lune déposait des gouttes argentées sur les feuilles de rosiers entourant l’espace sans arbres. Un cerisier poussait à son centre, projetant sur le sol son ombre étrange. C’est là que Celebrían et Elrond se rencontrèrent pour se dire adieu. Peu de paroles furent prononcées, car ce qu’ils portaient en eux dépassait tous les mots ; mais ils restèrent longtemps l’un devant l’autre, se tenant les mains et se contemplant l’un l’autre.
Ils s’échangèrent un anneau doré, qu’ils mirent à l’index droit, promesse de leur prochaine union par le mariage, dès le retour du Semi-Elfe.
Le lendemain, alors que les premiers rayons du soleil commençaient juste à dorer les beaux bâtiments de Fondcombe, l’armée de Gil-galad se rassembla dans la cour. Elendil et Isildur, déjà en selle, semblaient impatients de rejoindre leur armée.
Les adieux furent rapides, car ils avaient déjà été faits la veille ou dans la nuit, puis les soldats s’engagèrent l’un après l’autre sur le pont et le chemin qui menaient hors de la vallée. Ils avaient fière allure : leurs cuirasses étincelaient dans les feux de l’aurore, leurs fougueux étalons piaffaient d’impatience, et il semblait qu’aucune ombre ne pourrait les vaincre. Pourtant, leurs visages étaient sombres et empreints de cette étrange résignation des soldats qui partent à la guerre sans savoir s’ils reverraient un jour leur maison et leur famille.
Le Roi et son héraut sortirent en dernier de la maison, après un long entretien avec le Seigneur et la Dame. Malgré l’émotion du départ, ceux qui les virent arriver ne purent s’empêcher de sourire, car, en bons militaires, ils réglaient inconsciemment leur allure pour marcher au même pas.
A la suite de son souverain, Elrond salua tous ceux qui restaient ; il se contenta de s’incliner devant Celebrían en la regardant intensément, comme pour graver en sa mémoire ce visage tant aimé. Emplie d’émoi, elle demeura silencieuse, mais ses yeux brillants lui criaient : « Reviens ! »
Arrivé à Erestor, ils se donnèrent l’accolade, puis l’Elfe aveugle le fixa de ses deux prunelles sans vie - Elrond se demandait toujours comment il faisait cela- et lui dit :
« Tu reviendras, car tu ne vis plus seulement pour toi-même. »
Et, à tâtons, sa main effleura l’anneau d’or qu’Elrond portait au doigt.
Puis le Semi-Elfe monta sur son cheval, vint se placer aux côtés de Gil-Galad en queue de cortège et brandit l’étendard royal, trois étoiles brillant dans un ciel d’azur.
Tandis qu’ils s’éloignaient de leur demeure, les soldats entonnèrent un chant de marche pour masquer leur tristesse ; mais beaucoup se retournèrent encore pour un dernier adieu à leur cité.
Celebrían les regarda partir, se demandant si sa vie aurait encore un sens si Elrond ne revenait pas. Et près d’elle se serra Nyamar, la jeune épouse d’Isildur, assaillie par les mêmes pensées.
Les deux femmes restèrent dehors jusqu’à ce que les chants s’éteignent au loin ; puis, soudainement étreintes par un vent froid, elles rentrèrent dans la maison, la fragile humaine appuyée contre l’Elfe élancée. Il leur fallait désormais vivre avec leurs occupations quotidiennes, tourner leurs pensées vers des soucis plus matériels ; mais jamais l’anneau que chacune portait à son doigt n’eut autant de valeur pour elles.