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Ruines
#12
.oOo.
Un bruit !

Encore les mirages de la fièvre ?

Dans les sombres rêves de Baranwë, un carillon lointain égrenait un arpège d’épouvante. Le campanile ?

Le dunadan, grelotant, ouvrit un œil inquiet.

Un rayon de lune, mince et froid, tombait d’une archère.

Il tenta de rameuter ses esprits qui battaient la campagne, poursuivis par des chimères effrayantes.

Une rumeur confuse enflait dans la cour.

Alors Baranwë se leva, péniblement, et hagard, plongea son regard halluciné par la meurtrière.

En bas, la lune baignait de lumière grise les pavés de la petite cour.

Dans l’ombre du porche sourdaient des apartés. Des servantes, les bras chargés de paniers, se pressaient pour entrer dans des frôlements de cotillons. On chuchotait avec véhémence, on discutait préséance. Des valets élevaient des torches blafardes en réclamant le passage pour leur maître.

Bientôt la cour envahie s’anima de tous côtés. Hommes, femmes et enfants gagnaient les dépendances, y allumant cette urgence joyeuse et enfiévrée, qui annonce les grandes fêtes. Les servantes se rendaient à l’office, une œillade aux valets, tout sourires, qui portaient leurs charges en leur tenant la taille. On dressait des tables, on tournait des broches, on mettait en perce. Les petits enfants couraient dans les jambes des adultes qui s’affairaient, les aînés apportaient leur aide ici ou là, contre une friandise.

On fit place aux carrosses dont les ors anciens miroitaient au clair de lune. Dans le tapage étouffé de sabots sur les pavés, un cavalier fit un tour d’honneur, son panache virevoltant sous des vivats lointains. Des chaises à porteur se dandinaient laborieusement dans la foule.

Dans un désordre bon-enfant, on descendait des voitures, on démontait avec brio, on s’extirpait des chaises, on mettait de l’ordre dans sa mise, on battait la poussière de la route avec son chapeau, on houspillait ses gens, on hélait un valet d’écurie.

Toute cette petite noblesse s’embrassait comme de vieilles accointances et gagnait le perron en causant bras-dessus, bras-dessous. On montait les marches en grande pompe, on prenait sa place dans la pavane. On s’attendait en faisant des mines, on se hélait d’un air pincé, on entrait dignement, en compagnie consciente de son rang.

Abasourdi, la tête lourde, Baranwë se traina à l’étage. Mais qui donc s’invitait chez lui, les voisins, la folie ?

En bas du grand escalier, on se saluait chapeau bas, dans un tintement de rapières. On se tirait des révérences d’un autre âge, dans un bruissement soyeux de crinolines. On lançait au portier, avec désinvolture, son grand manteau de cavalier.

Des enfants pâles et fluets récitaient en chuchotant des compliments usés. On donnait congé aux bambins qui s’évaporaient comme une volée de moineaux effarés. Des petits rires précieux sonnaient du timbre d’autrefois, des voix hautes et chevrotantes se faisaient des confidences.

Des chevelures blanches, poudrées de la poussière des siècles, opinaient de concert. Les silhouettes graciles se courbaient un peu guindées, échangeant en aparté les on-dit d’alcôves d’antan. Tous ces gens semblaient chenus, rapetassés dans les fastes d’un âge révolu, drapés dans les ors fanés d’avant la Chute.

Bientôt, la fièvre chaste des fêtes d’autrefois avait embrasé le manoir tout entier. Des laquais empesés allumaient timidement aux lustres, une à une, les bougies qui semblaient égrener les années de tourments depuis la Chute du royaume. Des chandelles tremblotaient aux fenêtres, des candélabres virevoltaient dans les escaliers.

À l’étage, de dignes échassiers se pressaient aux buffets, un peu gênés par leurs longues épées, se disputaient l’honneur de céder les petits pâtés à de grasses gélines, encombrées du large panier de leurs robes.

Un quatuor à cordes juché aux balustrades brisées, murmurait les mesures de menuets désuets. Comme un funambule suivant son propre fil sinueux au milieu des danseurs, le dunadan hébété regardait ces vieilles dames tourner lentement, saluer en rythme d’un air absent, ces vieux gentilshommes marquer les triolets avec une mine martiale et mélancolique.

De lentes pavanes et des saltarelles poussives ravivaient le lustre des salles noircies. Le plancher s’en couvrait presque de tapis de prix. Les lambris calcinés paraissaient fleurir de fresques rafraichies. Les débris du grand miroir au-dessus de la cheminée, semblaient ranimés de reflets lointains, à l’écho de ces airs antiques.

Les yeux de Baranwë lui brûlaient, son cœur battait la chamade. Il luttait en vain contre ce poison qui infectait son esprit des plus folles élucubrations. Hagard, il fendait la foule des convives, qui se promenaient, se dispersaient en causant.

Les marquises, au bras de leurs cavaliers, minaudaient en cachant leurs sourires édentés derrière des éventails de tulles mitées.
À la table de boston, on lançait de bons mots entre deux annonces, on ironisait de scandales surannés, on s’extasiait sur la dernière mode de Fornost.

Du fond de son délire, Baranwë sentait bien que ces extravagances annonçaient sa fin. Il lui semblait s’égarer toujours plus avant, dans les hallucinations fatales d’un moribond. Et tous ces vieux barons en prenaient à leur aise, envahissant les étages de sa demeure, se répandant sur les coussins de son enfance, foulant les tapis de son passé ! Le rôdeur appelait à l’aide, mais aucun petit vieux ne daignait lui répondre, hélant ici un partenaire pour les cartes, happant là une cavalière ! Et pourtant…

Un gaillard efflanqué, les yeux effacés, ses soieries passées, brochées sur un habit modeste, s’approcha de lui d’un air vaillant et d’un pas digne, quoiqu’un peu chancelant, une flûte transparente en main.

Titubant, incrédule, Baranwë se saisit de la main et du verre tendus, et, surpris de la sensation de réalité consistante du cristal, pesant et frais, contempla un instant les reflets dorés du liquide sirupeux qu’on lui versait. Devant l’air avenant du vieillard, il trinqua en lui rendant son salut – n’avait-il pas un vague air de famille ? Mais vers quel au-delà l’invitait donc ce noble chevalier ?
L’instant d’après, le feu liquide répandu dans sa gorge, la douleur ravivée dans son flanc, eurent raison de son esprit enfiévré qui s’envola à tire-d’aile, abandonnant l’espoir, corps et âme !
.oOo.
A suivre...
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Ruines - par Chiara Cadrich - 28.12.2018, 19:26

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