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Réflexion commune - Tolkien et la fantasy
#54
(05.04.2018, 09:58)Hofnarr Felder a écrit : Fais attention Hyarion à ne pas faire preuve, avec nos opinions, de la même tendance à l'étiquetage que tu nous reproches de faire preuve vis-à-vis des œuvres... Ce n'est pas parce que nous discutons du genre de la fantasy, une approche qui relève forcément, partiellement au moins, de la taxinomie littéraire, que nous étiquetons les livres comme des bocaux de cornichons. Et quand bien même nous nous amuserions à multiplier les sous-catégories, par jeu ou par intérêt, cela ne rendrait pas caduque la discussion ; la classification est un trait culturel commun à tous les peuples et toutes les cultures ; en faire le monopole exclusif de la société consumériste, c'est lui vouer plus qu'elle ne possède. De même, ta distinction hiérarchique entre une réflexion "facile" qui consisterait à remarquer des contrastes forts, et une réflexion "qui prend du recul" visant à embrasser l'équilibre de la Force, ne me paraît pas nécessairement habile ; il n'y a rien de facile ou de difficile, tout dépend de ce qu'on en fait, et de si on a, ou non, des choses intéressantes à en dire.

De grâce, évitons de mettre du Star Wars dans ce que j'appelle la recherche d'équilibre : la prévention des anciens Grecs contre l'hybris ne date pas des films de George Lucas... Et aussi bien si j'ai pu donner l'impression (fausse) de donner des leçons, je m'en excuse.

Il y a effectivement quelque-chose de "facile" à se contenter de noter ce que tu appelles des contrastes forts : combien de spécialistes et lecteurs ont pris prétexte de cela pour justifier leurs passions exclusives et leurs petites spécialités reflétant volontiers, du reste, leurs seuls (centres d')intérêts... Selon moi, cela ne peut pas suffire à appréhender les choses, et c'était là tout le sens de mon propos, sans chercher à avoir raison, ni à paraître "supérieur" dans ma réflexion. Des contrastes, des différences, des frontières, il s'en trouvera toujours. C'est quelque-chose d'incontournable. Comme le disent Michel Agier et Régis Debray, dont j'ai lu quelques propos récemment, la frontière est bonne à penser, car elle aide à mettre un peu d'ordre sur un plan symbolique au milieu d'un réel chaotique, à travers un jeu d'oppositions (ying/yang, chaud/froid, féminin/masculin, appolinien/dyonysiaque, gauche/droite...), et elle permet d'éviter l'ennui d'une identité sans altérité, car la frontière est en fait une porte supposant un passage, et non un mur. Ce que j'aimerai que l'on évite, personnellement, ce sont donc les murs, plus faciles à construire que les portes.
Or, on n'évite pas toujours la constructions de murs lorsque l'on se pique de classifications, et c'est un effet pervers que j'ai pu constater dans le domaine de la fantasy, en naviguant notamment entre la planète Tolkien et la planète Howard. Ce n'est que mon point de vue, mais je constate que les catégorisations en fantasy sont largement un fait éditorial et commercial, avec parfois de bonnes intuitions, mais aussi souvent une obsession de l'étiquetage avec des clientèles en ligne de mire... Je ne suis d'ailleurs pas sûr que la constitution de communautés de "fans" autour de tel ou tel auteur soit complètement étrangère à ce phénomène socio-économique : diffuseurs et publics ont de toute façon partie liée au sein de ce que Howard Becker appelle les mondes de l'art.

Je trouve en tout cas l'excès de catégorisation et de classification très nuisible à une appréhension équilibrée des écrivains (et des artistes en général) comme de leurs œuvres. Tolkien n'a pas à être enfermé dans une case "high fantasy" et Howard n'a pas à être enfermé dans une case "heroic fantasy" ou "sword and sorcery", surtout si cette compartimentation implique implicitement une hiérarchisation (le label "high fantasy" valant titre de noblesse pour les Elfes de Tolkien, tandis que les aventuriers barbares de Howard devraient se contenter de la basse-cour "heroic fantasy"/"sword and sorcery" : pour moi, c'est injuste et ridicule, mais c'est cependant comme ça que les choses ont longtemps été conçues et vues par beaucoup, et parfois encore aujourd'hui !). Plus largement, Tolkien et Howard, en tant qu'auteurs, ne sont pas réductibles à la fantasy, et la fantasy n'est pas réductible à tel ou tel modèle qu'un auteur serait censé incarner. Il faut abattre les murs, et ouvrir un peu plus les portes et les fenêtres. Concevoir cela, c'est déjà prendre du recul, et tant mieux si je ne suis pas le seul dans ce cas. Smile

(05.04.2018, 09:58)Hofnarr Felder a écrit : La destination d'Anne Besson me paraît à certains égards, trop générale, à d'autres trop respective. Par exemple : "la fantasy est à destination d'un large publique" ; qu'est-ce que cela signifie ? Cela veut-il dire que la fantasy est suffisamment diverse pour que, dans le jeu de ses différences internes, il y est de quoi satisfaire tous les publics ? Ou s'agit-il de souligner une quelconque filiation "populaire" ? Au contraire, et en tout cas en France, la fantasy me paraît être un genre plutôt intimiste, de niche, et il n'apparaît en-dehors que certains produits qui, la plupart pour de bonnes raisons et de façon entièrement méritée, rencontrent un plus large succès (la première adaptation cinématographique de Conan, la trilogie de Peter Jackson, la série Games of Thrones, la saga Harry Potter). Après ça, des grands noms comme Terry Pratchett, David Eddings, Tad Williams, sont tous à peu près inconnus au bataillon.
Or, aux yeux de beaucoup, il y a une continuité manifeste entre la fantasy tolkienienne, howardienne, et la fantasy d'Arcanum ou d'autres univers fictionnels ; la question, c'est de savoir sur quoi se fonde cette sensation de communauté. Justement, tout en "prenant le contre-pied de la modernité industrielle" (dans une veine romantique si l'on veut), ces auteurs ont inventé des formes fictionnelles qui ont leur logique propre, indépendamment de leur filiation initiale ; reste à mieux appréhender cette logique. En quoi est-ce que cela se distingue de ton propre questionnement et de ta propre mise à distance, je me le demande... A ceci près qu'il n'y a rien de modeste dans l'approche que je revendique, et pas de prise de recul non plus ; c'est ambitieux, et à bras-le-corps.

Attention au saut de l'ange, quand même... je ne garantie pas la destination ! Mr. Green

Je ne suis pas sûr que la sensation de communauté puisse être cernée autant que tu le souhaiterais peut-être. Si la définition d'Anne Besson te parait à la fois trop générale et trop restrictive, c'est parce qu'elle renvoie à un phénomène protéiforme que l'on ne peut peut-être pas appréhender précisément ni comme une "école" artistique qui vaudrait pour tout mode d'expression, ni comme un phénomène de société dont la réception serait la même partout. Quand Anne parle d'un large public, elle fait référence à un contexte mondial, essentiellement occidental, mais en tout cas pas seulement français, et surtout, elle souligne par là la dimension populaire du genre. L'impression de genre plutôt intimiste et de niche dont tu fais état me parait surtout renvoyer à la dimension littéraire de la fantasy. Or, ce genre a de nombreux visages, loin de se limiter à la littérature, puisqu'il s'épanouit aussi notamment dans les très vastes domaines des arts visuels, dont on s'accordera pour dire qu'ils sont aujourd'hui des vecteurs forts de diffusion culturelle, surtout quand le contenu de la culture populaire finit par être récupéré par la culture de masses. Bien sûr, le rapport texte/image a toujours été important en fantasy (le merveilleux l'encourage par nature), mais n'oublions pas, en tout cas, que la fantasy n'est pas qu'une affaire de livres, illustrés ou non, mais aussi, de plus en plus, une affaire de films et de séries TV... avec des publics constituant un vaste ensemble mais sans pour autant être homogène (les "fans" de la série GoT, par exemple, ne sont pas forcément des "fans" des livres de George Martin dont est issue la série TV, et vice versa).

C'est ce qui me fait envisager le fait que la fantasy est, en quelque sorte, plus un moyen qu'une fin : c'est une forme contemporaine de merveilleux, dont on peut identifier une apparition au XIXe siècle, en réaction à l'industrialisme ou industriation, mais qui reprend tout un rapport au surnaturel que l'on peut retrouver dans les mythes anciens, les contes et les légendes des siècles précédents. C'est une grille de lecture possible pour appréhender un certain nombre d'artistes, comme le fantastique ou la science-fiction, mais cette grille peut être conçue de façon suffisamment souple pour ne pas enfermer les œuvres dans des cases si on ne le souhaite pas, comme c'est mon cas.

(05.04.2018, 09:58)Hofnarr Felder a écrit : "elle fait régner le merveilleux dans des cadres imaginaires, passés ou actuels" ; il faut donc qu'il y ait merveilleux d'une part (avec tout le flou que cette définition comporte ; mais je pense qu'avec l'insistance portée sur la magie, cela répond à une sensation éprouvée par la plupart, et que cela fait sens), cadre imaginaire de l'autre. C'est effectivement un bon début et nous l'avons tous admis, je crois. Mais il y a difficulté à aller au-delà des impressions vagues et premières, et de saisir vraiment ce que nous entendons par tous ces mots (merveilleux ? imaginaire ? Cambrai est déjà un cadre imaginaire, et pourtant...). C'est là encore un des enjeux de la discussion.

Mais on a déjà mis sur la table une définition du merveilleux, non ? En tout cas, personnellement je l'ai fait : peut relever du merveilleux, selon moi, tout ce qui relève du surnaturel perçu comme tel par le lecteur et qui est accepté comme réalité sans explication scientifique ou technique dans le récit. C'est assez clair, non ? Pour une fois que j'essaie d'éviter le flou... LaughingWink
Il y a du merveilleux chez Homère et l'Arioste, comme chez Tolkien et Howard. Mais seuls les deux derniers s'inscrivent dans un phénomène contemporain nommé fantasy, né au XIXe siècle et au sein duquel l'usage de mondes secondaires dans un passé alternatif, et d'une dose plus ou moins importante de surnaturel, fait sens.

Pour le reste, on pourra noter toutes les correspondances que l'on voudra, comme par exemple la récurrence de la question du pouvoir : mais celle-ci est-elle plus présente en fantasy que dans le reste de la littérature, à commencer par les autres littératures de l'imaginaire ? Façonner des mondes secondaires amène en fait assez naturellement à se poser, entre autres, la question du pouvoir : cela fait partie de la charrette subcréative, si j'ose dire.

Ah, oui, je suppose qu'il faudrait aussi une définition des littératures de l'imaginaire (fantasy, fantastique, science-fiction)... Si je dis qu'une littérature de l'imaginaire est une littérature non-mimétique par rapport au réel, ça vous irait ? ^^

(06.04.2018, 19:22)Widor a écrit : J'avais lu dans l'avant propos de la réédition des histoires de Conan que ce personnage était né de l'inspiration des gaillards Texans (je crois qu'Howard lui même était costaud), Tolkien pour sa part s'est inspiré des sagas en particulier celle de Beowulf. Le genre est né en intégrant la violence dans ses codes d'écriture.

Robert Howard a longtemps été décrit comme un colosse : en réalité, il mesurait un mètre quatre-vingt, étant donc légèrement plus grand que la moyenne, mais s'il fut un temps un homme sportif entre la fin de l'adolescence et le début de la vingtaine, c'était aussi un assez gros mangeur qui dû par la suite lutter régulièrement contre les kilos. Concernant l'origine de Conan, Howard a effectivement raconté (à Clark Ashton Smith) que ce personnage serait la somme de rencontres diverses que l'auteur a (ou aurait) pu faire au quotidien dans sa région, Howard parlant de "chasseurs de primes, bandits armés, contrebandiers, durs à cuire des champs de pétrole, joueurs, et honnêtes travailleurs", mais Patrice Louinet rappelle souvent, et à raison, qu'il ne faut pas toujours prendre ce que dit Howard au pied de la lettre, d'autres facteurs étant du reste vraisemblablement intervenus dans le façonnement du personnage, notamment le fort intérêt de son créateur pour l'histoire et la civilisation des peuples celtes. Entre autres lectures d'œuvres épiques, on sait que Howard a également lu Beowulf (même s'il ne l'a sans doute pas étudié aussi doctement que Tolkien).

Concernant le rapport entre violence et fantasy, je ne sais pas s'il y a là une vraie spécificité : là encore, comme la question du pouvoir, cela me semble faire partie de la charrette subcréative, mais cela ne caractérise pas forcément la fantasy, moins en tout cas a priori que le genre policier, par exemple, dont la mise en scène de la violence (à travers le crime) est, pour ainsi dire, la raison d'être.

Amicalement, ^^

Hyarion.
All night long they spake and all night said these words only : "Dirty Chu-bu," "Dirty Sheemish." "Dirty Chu-bu," "Dirty Sheemish," all night long.
(Lord Dunsany, Chu-Bu and Sheemish)
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