05.04.2018, 02:03
J'ai déjà plus que suffisamment parlé et il est bien tard... Il s'agira donc pour moi d'essayer simplement de répondre, un peu en vrac, à certains propos disséminés dans cette discussion.
Robert Howard joue constamment sur l'ambiguïté du rapport avec le surnaturel dans ses histoires : il met en scène un passé dont est censé provenir l'ensemble des cultures historiques et mythiques que nous connaissons. Et il incite d'ailleurs finalement le lecteur à se poser la question : qu'est-ce au juste qu'une divinité ?
Deux histoires de Conan de Howard que j'ai déjà citées précédemment mettent notamment en scène le personnage face à des êtres surnaturels en lien avec le divin : La Fille du Géant du Gel (The Frost-Giant's Daughter), La Tour de l'Éléphant (The Tower of the Elephant). Dans le premier récit, très imprégné de mythologie nordique, Conan est confronté aux cruels enfants du géant Ymir, dont sa fille nommée Atali, et si le lecteur est amené à se demander si l'aventure que vit le guerrier cimmérien n'est pas un rêve de celui-ci, la conclusion de Howard incite in fine à douter que cela n'ait été qu'un rêve et à penser que Conan s'est véritablement hissé à la hauteur d'un mythe... Dans le deuxième récit, Conan rencontre Yag-kosha, un être surnaturel ressemblant à Ganesh, dont on note à la fois qu'il a été divinisé mais qu'il a aussi une origine extra-terrestre, un peu comme les Grands Anciens de H. P. Lovecraft, Grands Anciens que Robert Howard, qui fut un contributeur au "Mythe de Cthulhu" de son collègue Lovecraft, connaissait évidemment très bien.
Par ailleurs, je rappelle que dans ces histoires de Kull, Howard intègre volontiers une profonde dimension métaphysique, notamment dans la nouvelle Le Coup de gong (The Striking of the Gong). Les Miroirs de Tuzun Thune (The Mirrors of Tuzun Thune) est une autre histoire du roi Kull intéressante concernant le rapport entre réalité et illusion, ainsi que sur la question du pouvoir, caractéristique des questionnements de Howard.
À noter que Howard, pour sa part, a intégré dans son œuvre (au delà des seuls récits de Conan) cet aspect de "petit peuple" mais dans un sens évolutionniste, en étant notamment influencé par Arthur Machen, ce qui témoigne d'un souci de ne jamais trop détacher le mythe de l'histoire... mais c'est là un sujet très vaste, non réductible évidemment à ce que Tolkien a voulu faire des Elfes, du reste...
Conan est un révélateur au sein d'un univers, un témoin des errements des peuples de l'Âge Hyborien, et il n'est jamais au centre des récits où Howard le met en scène, pas même présent dans le titre original des récits. Certaines histoires de Conan relèvent effectivement plutôt du registre de l'aventure, mais il y a aussi un registre clairement épique, que l'on retrouvera par exemple dans la nouvelle La Citadelle Écarlate (The Scarlet Citadel), qui figure notamment dans le deuxième volume (reprenant justement le titre de cette nouvelle) de l'anthologie "l'épopée fantastique" du Livre d'or de la science-fiction (chez Pocket) que tu évoques. On retrouvera aussi un registre épique howardien dans le roman L'Heure du dragon (The Hour of the Dragon), seule histoire de Conan relevant de la quête. Ce sont là, entre autres, deux récits de Howard où l'on peut notamment sentir une inspiration médiévale (inspiration que l'on peut retrouver plus explicitement encore, du reste, dans les récits d'aventure historiques de Howard situés à l'époque des croisades), mais qui n'est pas exclusive. Alors évidemment, le fait que l'inspiration howardienne ne soit pas "que" médiévale gêne peut-être ceux qui voudraient (par commodité ?) enfermer la fantasy dans le médiévalisme, mais la fantasy n'est précisément pas réductible à un "retour au Moyen Âge", et s'agissant du registre épique, n'oublions pas tout de même qu'il y a eu Homère avant Beowulf (Howard a lu les deux, cela tombe bien, et il a aussi beaucoup lu Shakespeare).
Concernant Edgar Rice Burroughs, également évoqué dans le fuseau de la section des sondages, il peut fort bien être glissé dans la fantasy selon les points de vue, concernant notamment son univers de Pellucidar, mais encore une fois, c'est comme pour Lovecraft : les auteurs américains populaires du premier XXe siècle n'ont pas vocation à intégrer tels quels des "cases" de genre développées a posteriori, car ils ont fait un peu de tout au rayon imaginaire (comme je l'ai dit l'autre jour dans le fuseau du sondage). L'œuvre de Howard s'inscrit bien sûr pour partie dans le sillage de l'œuvre de Burroughs, mais il serait très réducteur d'enfermer la fiction howardienne dans un tel sillage, tant elle a plusieurs visages, et sachant bien qu'elle ne se limite pas à la fantasy.
Le romantisme et la fantasy sont, à mon avis, des mouvements culturels aux dimensions très vastes - tout comme le symbolisme par exemple - n'ayant pas forcément vocation à désigner une "école" très précise, avec une définition collée dessus qui serait "canonique" comme si les créateurs plus ou moins concernés avaient tous adhéré formellement à un club ou à ce que fut par exemple le groupe surréaliste de Breton. J'ai dit que le romantisme était à la source simplement pour expliciter une large part du contexte d'apparition d'un genre, la fantasy au XIXe siècle, mais l'histoire littéraire et l'histoire de l'art en général ne se résument pas à une succession de mouvements et genres dans lesquels on pourrait commodément enfermer les créateurs. La fantasy n'a ainsi pas à être "dégagée" du romantisme : ce ne sont là que quelques points de repère dans le temps et dans l'espace, qui n'ont pas vocation en soi à clarifier tous les "problèmes" que l'on peut noter concernant les différences entre telle ou telle œuvre de tel ou tel auteur. Quel serait l'intérêt de vouloir percevoir des mouvements différenciés si le but in fine est d'enfermer les créateurs dans des cases, et de leur coller des étiquettes comme à des produits de supermarché (les sous-genres en fantasy relève assez largement, selon moi, de cette logique pauvrement consumériste) ?
Si je puis me permettre cette recommandation à qui voudra bien l'entendre, n'essayez pas de vouloir toujours "maîtriser" les choses comme certains prétendent "maîtriser" le quenya ou la généalogie des rois du Gondor... Nous avons affaire là à des œuvres d'art, pas à des précipités de chimie ou à des analyses d'ADN (et quand bien même)... Passer à côté de l'essentiel, c'est vouloir enfermer les choses dans des cases sous prétexte de vouloir résoudre un problème, du moins est-ce mon avis...
Ce que tu appelles, Hofnarr, "touiller un peu large", c'est simplement essayer de faire preuve d'équilibre, entre l'excès de dissection et d'étiquetage (critiqué du reste par Tolkien dans On Fairy-Stories), et la volonté légitime d'appréhender, entre autres, des tendances et des mouvements si l'on peut en identifier. Pour ma part, je n'amalgame pas : je refuse simplement de segmenter par réflexe et de me focaliser d'emblée essentiellement sur les différences comme le font notamment, depuis des années, les spécialistes et lecteurs respectifs de Tolkien et Howard, pour citer les deux auteurs que j'étudie le plus. Bien sûr qu'il y a des différences... d'intentions immédiates, de moyens de diffusion, de réceptions, de styles d'écriture, d'inspirations, etc, et chacun peut toujours passer son temps à seulement les lister (y compris pour mieux justifier son intérêt plus ou moins exclusif pour tel ou tel auteur). Mais il me parait plus facile de se contenter de noter les différences entre une couverture de Weird Tales par Margaret Brundage illustrant une histoire de Conan et une illustration de Tolkien pour le Hobbit, et entre le lectorat visé par l'un et l'autre auteur à l'origine, que d'essayer d'aller voir au-delà de cela en ayant un point de vue différent, plus large, comme j'essaye modestement de le faire, en estimant notamment nécessaire de savoir prendre du recul par rapport à certaines habitudes consistant notamment à coller des étiquettes partout et à ne pas chercher à voir au-delà de ce qui est censé sauter aux yeux (apprendre à voir : une nécessité pour nous tous). Et entendons-nous bien : il ne s'agit pas de planer dans le vague non plus, mais de rechercher simplement l'équilibre (au risque, une fois de plus, de me répéter) entre excès de spécialisation et souci légitime de connaissance.
Voila pourquoi la définition de la fantasy d'Anne Besson que j'ai rappelé dans mon premier message, ainsi que la notion de "cœur de genre" que je lui emprunte également, me conviennent personnellement, en l'état des connaissances actuelles et sachant bien que rien n'est figé, car la fantasy a beaucoup évolué depuis une quinzaine d'années, dans un sens toujours plus protéiforme, semble-t-il...
Lorsque je lis de la fantasy, je m'attend plutôt à trouver un rapport au surnaturel relevant de l'acceptation de celui-ci dans le contexte du récit, généralement sans explication scientifique et/ou technique, et je m'attend aussi souvent à trouver la mise en scène de personnages au sein d'un monde secondaire et/ou dans un passé alternatif. Mais c'est juste là une tendance très générale, tant la variété possible de récits de ce genre semble infinie, y compris au prix de frontières poreuses avec le fantastique, la science-fiction, le récit historique ou le récit policier... ce qui, sur le principe, n'est pas un problème pour moi ! Ce sont les œuvres en elles-mêmes, indépendamment de catégorisations, qui comptent avant tout. ^^
En espérant avoir été utile à cette réflexion commune, je vous souhaite une bonne nuit.
Amicalement,
Hyarion.
(03.04.2018, 22:18)Elendil a écrit : Sauf erreur de ma part, les récits de Howard laissent une place assez conséquente à la magie (même si, comme l'explique plus haut Hyarion, les principaux protagonistes ont tendance à s'en méfier), mais malgré l'existence de nombreux cultes et temples, il n'y a aucune intervention divine. Dans mon souvenir, Howard laisse planer un doute assez fort comme quoi tous ces cultes ne seraient que des superstitions, occasionnellement renforcées par un clergé porté sur les arts occultes.
(03.04.2018, 22:25)Agmar a écrit : Je n’ai pas lu conan depuis longtemps mais il me semble qu’il défie quelques divinités.
Robert Howard joue constamment sur l'ambiguïté du rapport avec le surnaturel dans ses histoires : il met en scène un passé dont est censé provenir l'ensemble des cultures historiques et mythiques que nous connaissons. Et il incite d'ailleurs finalement le lecteur à se poser la question : qu'est-ce au juste qu'une divinité ?
Deux histoires de Conan de Howard que j'ai déjà citées précédemment mettent notamment en scène le personnage face à des êtres surnaturels en lien avec le divin : La Fille du Géant du Gel (The Frost-Giant's Daughter), La Tour de l'Éléphant (The Tower of the Elephant). Dans le premier récit, très imprégné de mythologie nordique, Conan est confronté aux cruels enfants du géant Ymir, dont sa fille nommée Atali, et si le lecteur est amené à se demander si l'aventure que vit le guerrier cimmérien n'est pas un rêve de celui-ci, la conclusion de Howard incite in fine à douter que cela n'ait été qu'un rêve et à penser que Conan s'est véritablement hissé à la hauteur d'un mythe... Dans le deuxième récit, Conan rencontre Yag-kosha, un être surnaturel ressemblant à Ganesh, dont on note à la fois qu'il a été divinisé mais qu'il a aussi une origine extra-terrestre, un peu comme les Grands Anciens de H. P. Lovecraft, Grands Anciens que Robert Howard, qui fut un contributeur au "Mythe de Cthulhu" de son collègue Lovecraft, connaissait évidemment très bien.
Par ailleurs, je rappelle que dans ces histoires de Kull, Howard intègre volontiers une profonde dimension métaphysique, notamment dans la nouvelle Le Coup de gong (The Striking of the Gong). Les Miroirs de Tuzun Thune (The Mirrors of Tuzun Thune) est une autre histoire du roi Kull intéressante concernant le rapport entre réalité et illusion, ainsi que sur la question du pouvoir, caractéristique des questionnements de Howard.
(03.04.2018, 17:16)Elendil a écrit :(31.03.2018, 16:22)Dwayn a écrit : Quant à la place de Tolkien dans la fantasy… je ne pourrai mentionner qu'un détail : c'est que son travail a énormément contribué, je le remarque, à changer l'image des Elfes, faisant avant cela partie du petit peuple (cf. les Ñoldor, originellement des Gnomes), devenus des créatures gracieuses, élancées, féminines et spirituelles, symbolisant ce qu'il y a de plus élevé chez l'homme (opposées au nain, petit, lourd, hyper-virilisé, vil durant le Moyen-Âge, etc.).
Si l'on prend le Moyen Âge scandinave comme référence, les Nains n'étaient certainement pas petits, ni particulièrement virilisés. Quant aux Elfes, difficiles de dire comment ils étaient vus, mais Tolkien s'est efforcé de les dépeindre de la façon dont il considérait que les Scandinaves médiévaux les imaginaient. Avec l'avènement du christianisme, puis des Lumières, il est vrai que les Scandinaves ont eu tendance à réduire leurs personnages mythologiques pour leur donner finalement une apparence de "petit peuple", comme l'ont fait les autres peuples européens. C'est seulement ce dernier avatar "folklorisé" que Tolkien a battu en brèche.
À noter que Howard, pour sa part, a intégré dans son œuvre (au delà des seuls récits de Conan) cet aspect de "petit peuple" mais dans un sens évolutionniste, en étant notamment influencé par Arthur Machen, ce qui témoigne d'un souci de ne jamais trop détacher le mythe de l'histoire... mais c'est là un sujet très vaste, non réductible évidemment à ce que Tolkien a voulu faire des Elfes, du reste...
(03.04.2018, 09:09)Hofnarr Felder a écrit : Certes, le romantisme exalte, de manière fantasmée, un passé révolu ; et on peut voir en cela une caractéristique fondamentale de la fantasy, en ce qu'elle correspond à un retour sur l'épopée médiévale, comme l'a dit Tikidiki (même si je ne suis pas certain de voir en quoi cela est vrai pour Howard, qui pour moi se rapprocherait plus d'Edgar Rice Burroughs, par exemple, que personne ne glisse jamais dans la fantasy).
(04.04.2018, 08:59)Hofnarr Felder a écrit : Tikidiki mentionnait quant à lui l'épopée médiévale, ce qui me fait penser à "l'épopée fantastique" de l'anthologie en quatre volumes du livre d'or de la science-fiction. Ce sens de l'épopée est cette fois-ci, il me semble, un héritage direct du romantisme, comme vous étiez plusieurs à le remarquer.
Mais les aventures à la Conan (qui décidément me paraît plus atypique qu'on ne le croit) n'ont pas forcément grand-chose d'épique, parfois même on pourrait presque lire quelque chose ayant trait à une "anti-épopée" : un héros vagabond, qui fuit les événements qui le dépassent et essaie simplement de tracer son chemin comme il peut dans un monde déroutant. Là, on est plus volontiers dans le registre de l'aventure.
Conan est un révélateur au sein d'un univers, un témoin des errements des peuples de l'Âge Hyborien, et il n'est jamais au centre des récits où Howard le met en scène, pas même présent dans le titre original des récits. Certaines histoires de Conan relèvent effectivement plutôt du registre de l'aventure, mais il y a aussi un registre clairement épique, que l'on retrouvera par exemple dans la nouvelle La Citadelle Écarlate (The Scarlet Citadel), qui figure notamment dans le deuxième volume (reprenant justement le titre de cette nouvelle) de l'anthologie "l'épopée fantastique" du Livre d'or de la science-fiction (chez Pocket) que tu évoques. On retrouvera aussi un registre épique howardien dans le roman L'Heure du dragon (The Hour of the Dragon), seule histoire de Conan relevant de la quête. Ce sont là, entre autres, deux récits de Howard où l'on peut notamment sentir une inspiration médiévale (inspiration que l'on peut retrouver plus explicitement encore, du reste, dans les récits d'aventure historiques de Howard situés à l'époque des croisades), mais qui n'est pas exclusive. Alors évidemment, le fait que l'inspiration howardienne ne soit pas "que" médiévale gêne peut-être ceux qui voudraient (par commodité ?) enfermer la fantasy dans le médiévalisme, mais la fantasy n'est précisément pas réductible à un "retour au Moyen Âge", et s'agissant du registre épique, n'oublions pas tout de même qu'il y a eu Homère avant Beowulf (Howard a lu les deux, cela tombe bien, et il a aussi beaucoup lu Shakespeare).
Concernant Edgar Rice Burroughs, également évoqué dans le fuseau de la section des sondages, il peut fort bien être glissé dans la fantasy selon les points de vue, concernant notamment son univers de Pellucidar, mais encore une fois, c'est comme pour Lovecraft : les auteurs américains populaires du premier XXe siècle n'ont pas vocation à intégrer tels quels des "cases" de genre développées a posteriori, car ils ont fait un peu de tout au rayon imaginaire (comme je l'ai dit l'autre jour dans le fuseau du sondage). L'œuvre de Howard s'inscrit bien sûr pour partie dans le sillage de l'œuvre de Burroughs, mais il serait très réducteur d'enfermer la fiction howardienne dans un tel sillage, tant elle a plusieurs visages, et sachant bien qu'elle ne se limite pas à la fantasy.
(03.04.2018, 09:09)Hofnarr Felder a écrit : Je veux bien que le romantisme soit "à la source" de la fantasy, et je te fais tout à fait confiance pour le rapport entre romantisme et littérature pulp, tu connais tout cela bien mieux que moi ; mais j'ai tout de même l'impression que dire cela, c'est presque ne rien dire, et passer en même temps à côté de l'essentiel.
[...]
Mais dégager ce lien génétique entre certains aspects, qui resteraient largement à dégager, du romantisme, et la fantasy, ne nous aide pas beaucoup à comprendre la spécificité de cette dernière, et ses mécaniques d'invention propres. Il me semble précisément que la fantasy s'affranchit du romantisme et ne peut exister que de la sorte. C'est particulièrement évident chez Tolkien où on voit s'opérer cet affranchissement. Les Contes Perdus sont pour moi dans une veine romantique assez nette ; le Seigneur des Anneaux l'est déjà beaucoup moins. Enfin, Tolkien a donné lieu à un héritage assez vaste, qui rompt les liens avec le romantisme, et perpétue pourtant la fantasy. J'ai pris Tolkien comme exemple, mais on pourrait songer à d'autres.
Aussi, sur le fait qu'il y a au moins deux courants distincts ayant donné naissance à la fantasy à travers leur convergence, évidemment, les auteurs américains et européens communiquaient ; mais là encore, dire cela, c'est noyer la fantasy, les auteurs qui l'ont façonnée, dans un cadre et un ensemble d'affirmations beaucoup trop généraux. On finira par voir toute la littérature comme une vaste communauté d'auteurs, sans percevoir des mouvements différenciés dans ce fleuve immense. Je ne suis pas sûr que Tolkien lisait la littérature des fleuves ; et si Howard et Lovecraft se sont peut-être nourris de Morris et Dunsany, comme Tolkien, il n'en demeure pas moins que leur rapport à l'écriture, et le rapport même du lectorat à leurs publications, était radicalement différent. Ce n'est pas la même chose d'écrire pour des magazines avec des illustrations un peu tapageuses et aguichantes comme Weird Tales, qu'écrire des petits Contes sur un joli carnet avec une calligraphie soignée qu'on envoie ensuite traditionnellement à un éditeur qui va publier ça dans un livre relié, etc. Amalgamer l'un et l'autre de ces courants au nom d'influences culturelles entre Europe et Amérique, c'est à mon avis touiller un peu large.
Le romantisme et la fantasy sont, à mon avis, des mouvements culturels aux dimensions très vastes - tout comme le symbolisme par exemple - n'ayant pas forcément vocation à désigner une "école" très précise, avec une définition collée dessus qui serait "canonique" comme si les créateurs plus ou moins concernés avaient tous adhéré formellement à un club ou à ce que fut par exemple le groupe surréaliste de Breton. J'ai dit que le romantisme était à la source simplement pour expliciter une large part du contexte d'apparition d'un genre, la fantasy au XIXe siècle, mais l'histoire littéraire et l'histoire de l'art en général ne se résument pas à une succession de mouvements et genres dans lesquels on pourrait commodément enfermer les créateurs. La fantasy n'a ainsi pas à être "dégagée" du romantisme : ce ne sont là que quelques points de repère dans le temps et dans l'espace, qui n'ont pas vocation en soi à clarifier tous les "problèmes" que l'on peut noter concernant les différences entre telle ou telle œuvre de tel ou tel auteur. Quel serait l'intérêt de vouloir percevoir des mouvements différenciés si le but in fine est d'enfermer les créateurs dans des cases, et de leur coller des étiquettes comme à des produits de supermarché (les sous-genres en fantasy relève assez largement, selon moi, de cette logique pauvrement consumériste) ?
Si je puis me permettre cette recommandation à qui voudra bien l'entendre, n'essayez pas de vouloir toujours "maîtriser" les choses comme certains prétendent "maîtriser" le quenya ou la généalogie des rois du Gondor... Nous avons affaire là à des œuvres d'art, pas à des précipités de chimie ou à des analyses d'ADN (et quand bien même)... Passer à côté de l'essentiel, c'est vouloir enfermer les choses dans des cases sous prétexte de vouloir résoudre un problème, du moins est-ce mon avis...
Ce que tu appelles, Hofnarr, "touiller un peu large", c'est simplement essayer de faire preuve d'équilibre, entre l'excès de dissection et d'étiquetage (critiqué du reste par Tolkien dans On Fairy-Stories), et la volonté légitime d'appréhender, entre autres, des tendances et des mouvements si l'on peut en identifier. Pour ma part, je n'amalgame pas : je refuse simplement de segmenter par réflexe et de me focaliser d'emblée essentiellement sur les différences comme le font notamment, depuis des années, les spécialistes et lecteurs respectifs de Tolkien et Howard, pour citer les deux auteurs que j'étudie le plus. Bien sûr qu'il y a des différences... d'intentions immédiates, de moyens de diffusion, de réceptions, de styles d'écriture, d'inspirations, etc, et chacun peut toujours passer son temps à seulement les lister (y compris pour mieux justifier son intérêt plus ou moins exclusif pour tel ou tel auteur). Mais il me parait plus facile de se contenter de noter les différences entre une couverture de Weird Tales par Margaret Brundage illustrant une histoire de Conan et une illustration de Tolkien pour le Hobbit, et entre le lectorat visé par l'un et l'autre auteur à l'origine, que d'essayer d'aller voir au-delà de cela en ayant un point de vue différent, plus large, comme j'essaye modestement de le faire, en estimant notamment nécessaire de savoir prendre du recul par rapport à certaines habitudes consistant notamment à coller des étiquettes partout et à ne pas chercher à voir au-delà de ce qui est censé sauter aux yeux (apprendre à voir : une nécessité pour nous tous). Et entendons-nous bien : il ne s'agit pas de planer dans le vague non plus, mais de rechercher simplement l'équilibre (au risque, une fois de plus, de me répéter) entre excès de spécialisation et souci légitime de connaissance.
Voila pourquoi la définition de la fantasy d'Anne Besson que j'ai rappelé dans mon premier message, ainsi que la notion de "cœur de genre" que je lui emprunte également, me conviennent personnellement, en l'état des connaissances actuelles et sachant bien que rien n'est figé, car la fantasy a beaucoup évolué depuis une quinzaine d'années, dans un sens toujours plus protéiforme, semble-t-il...
(03.04.2018, 09:58)Hofnarr Felder a écrit : Ce que je me demande plus personnellement c'est : pourquoi lire un roman de fantasy ? Qu'attend-on lorsqu'on lit un roman de fantasy ?
[...] En tout cas, je suis curieux de savoir pourquoi vous lisez, vous, de la fantasy, et ce que vous pensez être en droit de vous attendre à y trouver ; c'est-à-dire pour quelles raisons vous pourriez refermer l'ouvrage, déçu ou non, en vous disant : "Mais... Ce n'était pas de la fantasy !"
Lorsque je lis de la fantasy, je m'attend plutôt à trouver un rapport au surnaturel relevant de l'acceptation de celui-ci dans le contexte du récit, généralement sans explication scientifique et/ou technique, et je m'attend aussi souvent à trouver la mise en scène de personnages au sein d'un monde secondaire et/ou dans un passé alternatif. Mais c'est juste là une tendance très générale, tant la variété possible de récits de ce genre semble infinie, y compris au prix de frontières poreuses avec le fantastique, la science-fiction, le récit historique ou le récit policier... ce qui, sur le principe, n'est pas un problème pour moi ! Ce sont les œuvres en elles-mêmes, indépendamment de catégorisations, qui comptent avant tout. ^^
En espérant avoir été utile à cette réflexion commune, je vous souhaite une bonne nuit.
Amicalement,
Hyarion.
All night long they spake and all night said these words only : "Dirty Chu-bu," "Dirty Sheemish." "Dirty Chu-bu," "Dirty Sheemish," all night long.
(Lord Dunsany, Chu-Bu and Sheemish)
(Lord Dunsany, Chu-Bu and Sheemish)