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Langues indo-européennes
#11
En ce qui concerne la thèse, assez minoritaire aujourd'hui, selon laquelle il n'y aurait pas eu de peuple indo-européen, Vincent me signale une interview intéressante de l'archéologue Jean-Paul Demoule (professeur à la Sorbonne), intitulée Le mythe indo-européen, qui a eu lieu à l'occasion de la publication de son dernier livre, Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d'origine de l'Occident.

Je dois dire que j'ai été assez irrité dès le début par une utilisation franchement inappropriée de l'expression "argument circulaire", que Demoule emploie d'abord au sujet de la comparaison entre la diffusion des langues romanes à partir du latin et la question de la diffusion des langues indo-européennes, dont les linguistes ont rapidement conclu qu'elles devaient dériver d'un indo-européen commun. Ce n'est pas un argument circulaire, c'est une analogie (bien ou mal fondée, c'est une autre question). Il répète ce terme pour signaler que Leibniz avait déjà évoqué l'idée que la majorité des peuples européens devait trouver son origine dans les steppes au Nord de la Mer Noire, longtemps avant que les archéologues l'envisagent sur des bases scientifiques, ce qui est la thèse majoritaire aujourd'hui. Là aussi, aucun argument circulaire, vu que les archéologues qui valident l'hypothèse indo-européenne ne se basent évidemment pas sur les théories philosophiques de Leibniz pour élaborer leurs conclusions.

Demoule évoque ensuite la grande difficulté d'identifier les traces matérielles de diffusion d'une culture indo-européenne commune aux différentes régions d'Eurasie où vivent aujourd'hui des peuples parlant des langues indo-européennes, ce qui constitue son principal argument pour justifier du fait qu'il est vain de chercher une telle origine commune. Il compare ce manque de trace avec la situation romaine, où on devinerait l'existence d'une civilisation bien identifiée même en l'absence de traces écrites. Personnellement, l'argument ne me convainc pas, déjà parce que le trait est nettement trop gros (comparer les plus grands bâtisseurs de l'Antiquité européenne avec un peuple préhistorique, autant s'étonner que les Navajos ne nous aient pas légué un équivalent aux œuvres d'Homère). Ensuite, Demoule me semble promouvoir une vision de l'archéologie beaucoup trop positiviste : je mets au défi n'importe quel archéologue d'arriver à distinguer les éléments matériels laissés par les Ossètes de ceux de n'importe quel autre peuple caucasique en l'absence des indices linguistiques. L'ensemble des peuples du Caucase ont un mode de vie remarquablement identique, mais on sait que les Ossètes sont d'origine exogène, justement parce qu'ils parlent une langue indo-européenne, alors que tous leurs voisins parlent des langues qu'il est actuellement impossible de rattacher à des familles linguistiques non-caucasiques. Enfin, Demoule se garde bien de parler des quelques grandes constantes qui sont assez universellement reconnues, notamment le fait que le char de guerre s'est diffusé à un rythme remarquablement proche de la diffusion des langues indo-européennes.

Sur la question linguistique, Demoule signale le problème (réel) du petit nombre de racines communes à toutes les familles de langues indo-européennes. Toutefois, Demoule évoque d'abord quatorze familles, sans préciser dans cette interview desquelles il s'agit. Personnellement, je n'arrive pas à ce total. J'en compte une douzaine, en acceptant de scinder les grandes macro-familles suivant leur découpage classique, soit les branches balto-balkanique (i.e. langues thraco-illyriennes, baltes et slaves), germanique, italo-celtique (i.e. langues italiques et celtiques), arménienne, helléno-phrygienne (i.e. langues helléniques et phrygiennes), agno-koutchéenne, indo-iranienne et anatolienne. Pour arriver à quatorze, il faudrait vraisemblablement y additionner certaines langues dont l'appartenance au groupe indo-européen fait toujours ardemment débat, comme les langues préceltiques que sont le ligure ancien, le lusitanien, etc. qui sont de toute manière horriblement mal attestées.

Même en se restreignant aux langues couramment admises, il suffit de jeter un œil aux familles en question pour s'apercevoir que deux d'entre elles sont intégralement éteinte depuis plus d'un millénaire (branches agno-koutchéenne et anatolienne). Une bonne partie des autres ne comporte que quelques rares représentants correctement attestés parmi une foison de langues disparues : branches thraco-illyrienne (seul l'albanais perdure, si tant est qu'il appartienne vraiment à cette famille, ce qui reste discuté), balte (ne restent que le letton et le lituanien), celte (ne survivent que les langues celtiques insulaires, auxquelles appartient le breton), italique (le latin et ses descendants directs sont les seuls bien connus), helléno-phrygienne (ne sont plus parlé que le grec et le tsakonien, même si d'autres langues grecques sont bien attestées), sans parler des branches à problème, comme la branche arménienne, dont on ne connaît qu'une seule langue, aussi haut qu'on sache remonter dans le temps. Bref, c'est déjà un petit miracle que certaines racines soient attestées dans la totalité des branches linguistiques connues, sachant que pour certaines le corpus attesté est vraiment très réduit. Incidemment, la situation linguistique de la famille des langues elfiques, telle qu'elle est exposée dans "Quendi and Eldar" semble être un clin d'œil assez net à cette situation, puisque Tolkien ne cite qu'un unique mot primitif (*kwendī) pour illustrer les variations phonologiques des langues avarines par rapport aux langues des Eldar.

En fin de compte, Demoule semble surtout s'intéresser aux questions sociologiques contemporaines et notamment à l'intérêt (indéniable) qu'une frange de théoriciens d'extrême droite porte à la question de l'origine indo-européenne. Mais il me semble néanmoins que Demoule prend le problème à l'envers quand il affirme que le "mythe indo-européen" est venu s'instaurer comme supplétif au mythe de fondation judéo-chrétien quand celui-ci a commencé à être considéré comme étranger. Tout d'abord, l'origine romaine et judéo-chrétienne de la civilisation européenne n'a globalement posé aucun souci aux érudits entre le triomphe de Constantin et la Révolution française, comme en témoigne par exemple le mélange euphorique des mythes chrétiens et des mythes celtes dans le Lebor Gabala Erenn irlandais. De plus, la philologie comparative, à l'origine de la réflexion sur l'origine commune des peuples indo-européen, ne naît pas dans la France post-révolutionnaire en voie rapide de laïcisation, mais bien dans une Allemagne encore profondément ancrée dans le christianisme au XVIII-XIXe siècles, même si je conviens volontiers que la question linguistique y bénéficiait d'une faveur particulière dans la mesure où c'était l'un des autres facteurs d'unité possible à une époque où l'unité politique allemande semblait difficilement atteignable.

Toutefois, on ne peut guère affirmer que les recherches scientifiques indo-européennes aient fait le lit du racisme : au contraire cela reste surtout un sujet d'érudits, d'autant que l'inclusion des familles anatoliennes, slaves, indo-iraniennes, etc. ne vient pas franchement renforcer l'idéologie hyperboréenne des nazis, pas plus d'ailleurs que les actuelles études génétiques sur les populations préhistoriques. Voulant affermir l'amalgame selon lequel les études indo-européennes seraient idéologiquement suspectes, Demoule affirme même que la période 1950-1975 aurait correspondu à une baisse de popularité scientifique du "mythe indo-européen", par suite de la guerre et de la défaite du nazisme. C'est clairement faux, au moins en ce qui concerne la France, puisque c'est certainement la période la plus féconde de Dumézil, une époque où il est épaulé par le grand linguiste Émile Benveniste, qui publie notamment son Vocabulaire des institutions indo-européennes en 1969. Pour le peu que j'en sache, on observe la même fécondité dans les recherches des autres pays européens (Stig Wikander en Suède, Jan de Vries aux Pays-Bas, etc.), y compris de la part de savants d'origine juive, qui ne font nullement d'amalgame entre les recherches indo-européennes et l'idéologie nazie. En réalité, c'est bien plutôt la période postérieure aux années 1970 qui voit émerger une nouvelle génération de critiques des recherches indo-européennes, non plus pour des motifs scientifiques, mais principalement pour des raisons d'ordre idéologique. C'est typiquement ce que Didier Eribon (peu suspect de dérive droitière) a démontré de manière remarquable dans son livre Faut-il brûler Dumézil ?, où il épinglait déjà Demoule pour mauvaise foi patentée (cf. p. 51) :

Didier Eribon a écrit :L'archéologue Demoule reprend la polémique qu'il mène depuis longtemps contre l'idée qu'auraient existé une langue et une civilisation indo-européenne archaïque. C'est son droit. Mais dans le cadre de sa démonstration, il ne cesse de faire jouer le soupçon politique pour renforcer ses arguments scientifiques. Pour triompher de l'hypothèse indo-européenne, Demoule essaye de la discréditer politiquement [...] Jean-Paul Demoule croit-il sérieusement qu'il aura raison de l'ensemble des linguistes préhistoriens, archéologues et mythologues qui rejettent son point de vue ?

En dépit de ces objections, tout n'est pas forcément à jeter dans cette présentation. L'idée de Demoule selon laquelle les langues indo-européennes composeraient en réalité plusieurs rameaux parallèles plutôt que d'émerger d'un tronc commun est tout à fait envisageable, pour autant que je sache, même si la comparaison avec le créole me semble franchement tirée par les cheveux. La question archéologique reste tout à fait pertinente pour déterminer si ces langues se sont propagées plus par diffusion culturelle ou par expansion géographique de leurs locuteurs. La réalité est sûrement plus complexe que ce que propose les modèles classiques. Mais j'ai quand même le sentiment que ce qui motive cette démarche, c'est bien plutôt une question idéologique (qui occupe la majeure partie de l'interview) que les questions scientifiques sous-jacentes. Je trouve cela dommage, parce que ce n'est pas la question et qu'il me paraît dangereux de mêler la recherche historique et la politique, quelles que soient les options retenues.
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
La Chanson de Roland
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Langues indo-européennes - par Faerestel - 03.05.2014, 15:52
RE: Langues du Monde Primaire - par Elendil - 03.05.2014, 16:18
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