06.10.2012, 14:07
Par Zeus, Odin, Crom et Ulmo, dans la catégorie "tartine", j'en conviens bien volontiers : là, je suis battu !
De fait, il n'est pas aisé de répondre à tout ce qui a été écrit, mais je vais tout de même essayer, en procédant par ordre chronologique des interventions.
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Merci d'avoir relevé ce point, Shudhakalyan, car il me parait être d'autant plus important que l'on a parfois un peu trop tendance à l'oublier : quelle que soit l'admiration que l'on peut avoir pour Tolkien, celui-ci n'est pas un individu isolé dans l'histoire de la littérature, ou alors s'il était, on pourrait arguer qu'il y a eu plus isolé que lui, y compris en matière de littérature de fantasy - je pense en particulier à Mervyn Peake, lequel, à la différence de Tolkien, n'a pas eu de postérité en tant qu'écrivain. J'en viens parfois à penser que vouloir faire de Tolkien autre chose qu'un écrivain, c'est vouloir l'isoler volontairement pour en faire un "phénomène à part", peut-être dans le but de se définir vis-à-vis de son œuvre comme "initié" à quelque-chose que le commun ne pourrait pas comprendre : du moins, est-ce l'impression que j'ai par moments, et on aura compris qu'elle n'est pas positive. Je n'approuve pas les attitudes élitistes vis-à-vis de Tolkien, quelles qu'elles soient : s'il est évident que comprendre l'œuvre de Tolkien nécessite un certain effort intellectuel, cette compréhension ne nécessite pas pour autant un sacerdoce. Les écrivains écrivent pour être lu, et pas simplement par une petite élite de "sachants" : en cela, Tolkien ne me parait pas faire exception.
***
Précisons tout de même ici que Tolkien n'est pas l'inventeur de la fantasy. Avant lui, il y a eu William Morris, Lord Dunsany, E.R. Eddison, etc. À l'époque où Tolkien a écrit ses premières versions du "Silmarillion" (cf. HoME IV et V) ainsi que Le Hobbit, il y avait notamment H.P. Lovecraft (pour une partie de son œuvre, onirique, influencée par Dunsany) et Robert E. Howard, le créateur du barbare Conan le Cimmérien (personnage - évoluant lui aussi dans un monde secondaire - méritant mieux que d'être systématiquement résumé à une caricature de culturiste à cervelle de moineau et slip de fourrure - l'œuvre de Howard, rappelons-le, est bien plus profonde que cela, fut-elle publiée à l'époque dans des pulp magazines !). Et à l'époque où Tolkien a écrit Le Seigneur des Anneaux, il y avait C.S. Lewis, Mervyn Peake, etc. C'est seulement après, sur un plan chronologique, que l'on peut parler d'un "après-Tolkien" dans l'histoire de la fantasy, même si Tolkien n'est pas le seul responsable du regain de popularité du genre survenu dans les années 1960. Bref, s'il ne faut pas minorer le rôle majeur que Tolkien a eu dans le développement de la fantasy moderne, il ne faut pas pour autant tout ramener à lui. Du moins est-ce mon point de vue.
On parle beaucoup, ici ou là, de "légitimation" de Tolkien, de cette nécessité d'en faire un écrivain "reconnu". Mais reconnu par qui, par quoi ? L'Académie suédoise décernant le Prix Nobel de littérature ? Les éditions de la Pléiade ? Ce qui me parait important pour un écrivain, c'est qu'il soit reconnu par un lectorat qui ne soit pas éphémère, et qu'il fasse l'objet de recherches et d'études au même titre que n'importe quel artiste ayant une place dans l'histoire de l'art. Et au fond, qu'est-ce que cela peut faire que les films de Peter Jackson donnent éventuellement l'impression, à un moment donné, que Tolkien est à mettre au même niveau que Dan Brown ou J.K. Rowling en tant que vendeurs de best-sellers contemporains ? Les phénomènes médiatiques passent, comme les modes qui y sont associées, et seules les œuvres restent. Le seul vrai blocage qu'il me parait y avoir relève du champ de la recherche... Et là, en ces temps de tyrannie de l'urgence et des apparences, il convient, à mon avis, de continuer à être patient...
À la fin de son compte-rendu de lecture de The History of the Lord of the Rings (HoME VI, VII, VIII et IX) publié dans la revue suédoise Arda 1988-1991 (et reproduit dans La Feuille de la Compagnie N°2, parue en 2003), Douglas Anderson, l'auteur des notes du Hobbit annoté, écrivait ceci : "l'horizon n'est pas complètement dégagé. Un de mes amis, professeur d'Université, est convaincu que l'âge d'or des études tolkieniennes ne reviendra pas avant vingt ou trente ans, le temps que L'histoire de la Terre du Milieu et les autres publications posthumes puissent être digérées, le temps aussi, et cette condition est peut-être la plus importante, que les critiques universitaires de la génération actuelle, le plus souvent hostiles à Tolkien, aient quitté la scène.
Je ne peux, hélas, que souscrire à cette opinion."
Les propos d'Anderson, sauf erreur de ma part, datent a priori du début des années 1990...
***
Que voila une déclaration suscitant bien des interrogations... Tolkien, "l'unique représentant" ? Mais de quoi, au juste ? De quel genre particulier de "fantastique" ? En quoi une création de monde secondaire associée à des langues inventées serait-elle un genre à elle toute seule sous prétexte que Tolkien a créé la Terre du Milieu ? Tolkien est-il le seul à avoir créé un univers imaginaire ? Tolkien est-il le seul à avoir inventé des langues dans la perspective de les intégrer dans des récits de fiction ? N'y avait-il donc absolument rien avant Tolkien ? N'y a-t-il rien eu après lui ? Il me parait un brin imprudent de reconstruire excessivement les faits rétrospectivement parce que Tolkien est aujourd'hui mondialement connu et vendu à toutes les sauces. Franchement, quel intérêt y-aurait-t-il à mythifier cet écrivain ? Tu as toi-même reconnu, Shudhakalyan, que Tolkien n'était pas un surhomme. À force de vouloir - parce que ce n'est qu'une question de volonté, et non plus de constatation objective, passé un certain stade - faire de Tolkien une sorte de phénomène unique - voire paranormal ? - dans l'histoire de la littérature, je crains que l'on ne finisse par perdre complètement de vue ce pourquoi nous tous, venus d'horizons divers, nous nous intéressons à Tolkien : parce que c'est un écrivain, et que son œuvre est a priori aussi accessible que n'importe quelle autre œuvre littéraire. Tolkien ne sort pas de nulle part, et surtout, il n'est pas indépassable.
À lire parfois certains discours de "fans" ou de "spécialistes", on a l'impression que toute leur vie tourne autour de Tolkien : je dois dire que c'est assez... effrayant. Que d'ennui en perspective, à mes yeux, quand on entend limiter son horizon imaginaire à Tolkien sous prétexte qu'il aurait créé un monde fictif complet (ce qui ne me parait pas exact, au demeurant, car ce monde fictif reste largement inachevé, ce qui est à la fois logique et heureux) ! Tolkien est loin d'être un créateur indépassable, lui-même n'ayant pas réussi à s'atteler suffisamment à la tâche pour achever son Silmarillion vers la fin de sa vie - du moins s'il on en croit Humphrey Carpenter.
Voila pourquoi, je souhaite qu'il y ait davantage d'études sur Tolkien dans une perspective de littérature comparée - dans un cadre dépassant évidemment celui trop limité du groupe des Inklings - : Tolkien est un écrivain qui a produit des récits de fiction s'appuyant sur un monde imaginaire, des langues inventées, et une certaine philosophie personnelle... et cela n'en fait assurément pas une "vache sacrée" (pour citer à nouveau l'expression de Vincent) à isoler du reste de la littérature. Chaque élément doit être mis en contexte : le monde imaginaire - loin d'être unique en son genre en tant que tel -, les langues inventées - dont la création n'est pas forcément aussi liée à la subcréation qu'on le croit ou que Tolkien l'a dit (cf., encore une fois, l'essai Tolkien, Race and Cultural History de Dimitra Fimi) -, la philosophie personnelle - tout écrivain en a une ! -, etc. Et chacun de ces éléments doit être étudié dans le cadre au sein duquel il est censé faire sens, et sans lequel nous ne serions pas ici pour parler de Tolkien : son œuvre littéraire.
Si j'ai effectivement rappelé ce qu'à écrit Isabelle Pantin dans son article publié dans Tolkien aujourd'hui - "Tolkien fait partie de ces auteurs qui requièrent d'être abordés selon une approche interne et avec des outils faits pour eux" -, c'est parce que cela me parait essentiel... mais sans être exclusif pour autant. Étudier Tolkien à la lumière de ce qu'il a écrit dans sa propre théorie littéraire sur la fantasy est, par exemple, essentiel, mais il ne faut pas pour autant se limiter à cette approche - sous peine de finir par tourner en rond, quoi que l'on en dise -, ni surtout faire comme si l'œuvre de Tolkien était complètement isolée au sein du champ littéraire mondial. Étudier Tolkien ne me parait avoir du sens que si cela se fait non seulement en le considérant simplement comme un écrivain, mais aussi en tissant des liens entre lui et d'autres artistes au sein de l'histoire de l'art, y compris par le biais de théories et de méthodes qui ne sont pas forcément ni celles de Tolkien lui-même, ni celles auxquelles on n'est censé s'attendre dans le cadre de l'étude d'une œuvre littéraire.
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Tout dépends, je suppose, de ce que tu entends par "architecte" et "artiste"... J'avoue que, pour ma part, je ne comprends pas la distinction générale que l'on fait parfois, ici comme ailleurs, entre écrivain et artiste. Sur quoi faudrait-il se baser pour faire une telle distinction ? La littérature est un art, le cinquième parait-il, selon une classification traditionnelle aujourd'hui stabilisée à neuf disciplines (plus ou moins).
De mon point de vue, Tolkien est un artiste, en littérature, comme Ingres l'est en peinture, et comme Mozart l'est en musique.
Pour ce qui est du terme d'"architecte", comme je l'ai déjà écrit, on peut employer ce terme, à mon sens, comme métaphore, ni plus, ni moins : je précise bien qu'à mes yeux considérer Tolkien comme un "architecte" (et pourquoi pas aussi comme un "peintre" ou un "musicien" ? Ce serait, au fond, aussi pertinent à certains égards... ) ne le fait pas sortir du champ du littéraire, car ce qu'il a construit reste circonscrit à une histoire de mots mis au service d'idées... et j'entends bien en cela l'allusion à Mallarmé s'adressant à Degas qu'a fait Shudhakalyan, soit dit en passant.
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C'est curieux... Je ne suis pas un spécialiste de la fameuse Querelle des Anciens et des Modernes de la fin du XVIIe siècle, mais il me semble qu'au sein de cette querelle, Nicolas Boileau se situait du côté des Anciens, les Modernes étant censés être représentés notamment par Charles Perrault. L'Art poétique de Boileau que tu cites, novateur pour l'époque il est vrai, doit cependant beaucoup à Horace et à Aristote. Mais comme je l'ai écrit, je ne suis pas un spécialiste de la question.
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Voila, voila... J'espère, après avoir écrit tout cela, avoir bien mérité mes anneaux...
Amicalement,
Hyarion.
De fait, il n'est pas aisé de répondre à tout ce qui a été écrit, mais je vais tout de même essayer, en procédant par ordre chronologique des interventions.
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Shudhakalyan a écrit :Hyarion touche alors un autre point, d'une façon qui me plait bien et à la fois me fait réagir. Tolkien est "juste" un écrivain, ça n'en fait pas une sorte de surhomme ou quelque chose du genre. J'aime bien ce rappel et cette relativisation, mais en même temps, je ne vois pas ce qui empêche à la fois d'être en admiration devant de grands auteurs, de grandes œuvres et de grands hommes, et de savoir pourtant que ce ne sont que des hommes.
Merci d'avoir relevé ce point, Shudhakalyan, car il me parait être d'autant plus important que l'on a parfois un peu trop tendance à l'oublier : quelle que soit l'admiration que l'on peut avoir pour Tolkien, celui-ci n'est pas un individu isolé dans l'histoire de la littérature, ou alors s'il était, on pourrait arguer qu'il y a eu plus isolé que lui, y compris en matière de littérature de fantasy - je pense en particulier à Mervyn Peake, lequel, à la différence de Tolkien, n'a pas eu de postérité en tant qu'écrivain. J'en viens parfois à penser que vouloir faire de Tolkien autre chose qu'un écrivain, c'est vouloir l'isoler volontairement pour en faire un "phénomène à part", peut-être dans le but de se définir vis-à-vis de son œuvre comme "initié" à quelque-chose que le commun ne pourrait pas comprendre : du moins, est-ce l'impression que j'ai par moments, et on aura compris qu'elle n'est pas positive. Je n'approuve pas les attitudes élitistes vis-à-vis de Tolkien, quelles qu'elles soient : s'il est évident que comprendre l'œuvre de Tolkien nécessite un certain effort intellectuel, cette compréhension ne nécessite pas pour autant un sacerdoce. Les écrivains écrivent pour être lu, et pas simplement par une petite élite de "sachants" : en cela, Tolkien ne me parait pas faire exception.
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Vorna a écrit :Question un peu à part, en parlant du succès de Tolkien. Je me demande pourquoi Tolkien n'est pas reconnu comme un écrivain majeur, comme Kafka ou Poe, qui relèvent du merveilleux. Est-ce que c'est à cause de tout ce qui se développe en parallèle ? Est-ce parce que Tolkien fait partie d'une culture de masse avec les films et les produits dérivés ? A votre avis, est-ce même un écrivain majeur ? Selon moi, c'est le cas puisqu'il a tout de même à son actif (ou presque) un nouveau genre : la fantasy, quand bien même ce genre fasse plus partie d'une culture populaire que d'une culture cultivée.
Précisons tout de même ici que Tolkien n'est pas l'inventeur de la fantasy. Avant lui, il y a eu William Morris, Lord Dunsany, E.R. Eddison, etc. À l'époque où Tolkien a écrit ses premières versions du "Silmarillion" (cf. HoME IV et V) ainsi que Le Hobbit, il y avait notamment H.P. Lovecraft (pour une partie de son œuvre, onirique, influencée par Dunsany) et Robert E. Howard, le créateur du barbare Conan le Cimmérien (personnage - évoluant lui aussi dans un monde secondaire - méritant mieux que d'être systématiquement résumé à une caricature de culturiste à cervelle de moineau et slip de fourrure - l'œuvre de Howard, rappelons-le, est bien plus profonde que cela, fut-elle publiée à l'époque dans des pulp magazines !). Et à l'époque où Tolkien a écrit Le Seigneur des Anneaux, il y avait C.S. Lewis, Mervyn Peake, etc. C'est seulement après, sur un plan chronologique, que l'on peut parler d'un "après-Tolkien" dans l'histoire de la fantasy, même si Tolkien n'est pas le seul responsable du regain de popularité du genre survenu dans les années 1960. Bref, s'il ne faut pas minorer le rôle majeur que Tolkien a eu dans le développement de la fantasy moderne, il ne faut pas pour autant tout ramener à lui. Du moins est-ce mon point de vue.
On parle beaucoup, ici ou là, de "légitimation" de Tolkien, de cette nécessité d'en faire un écrivain "reconnu". Mais reconnu par qui, par quoi ? L'Académie suédoise décernant le Prix Nobel de littérature ? Les éditions de la Pléiade ? Ce qui me parait important pour un écrivain, c'est qu'il soit reconnu par un lectorat qui ne soit pas éphémère, et qu'il fasse l'objet de recherches et d'études au même titre que n'importe quel artiste ayant une place dans l'histoire de l'art. Et au fond, qu'est-ce que cela peut faire que les films de Peter Jackson donnent éventuellement l'impression, à un moment donné, que Tolkien est à mettre au même niveau que Dan Brown ou J.K. Rowling en tant que vendeurs de best-sellers contemporains ? Les phénomènes médiatiques passent, comme les modes qui y sont associées, et seules les œuvres restent. Le seul vrai blocage qu'il me parait y avoir relève du champ de la recherche... Et là, en ces temps de tyrannie de l'urgence et des apparences, il convient, à mon avis, de continuer à être patient...
À la fin de son compte-rendu de lecture de The History of the Lord of the Rings (HoME VI, VII, VIII et IX) publié dans la revue suédoise Arda 1988-1991 (et reproduit dans La Feuille de la Compagnie N°2, parue en 2003), Douglas Anderson, l'auteur des notes du Hobbit annoté, écrivait ceci : "l'horizon n'est pas complètement dégagé. Un de mes amis, professeur d'Université, est convaincu que l'âge d'or des études tolkieniennes ne reviendra pas avant vingt ou trente ans, le temps que L'histoire de la Terre du Milieu et les autres publications posthumes puissent être digérées, le temps aussi, et cette condition est peut-être la plus importante, que les critiques universitaires de la génération actuelle, le plus souvent hostiles à Tolkien, aient quitté la scène.
Je ne peux, hélas, que souscrire à cette opinion."
Les propos d'Anderson, sauf erreur de ma part, datent a priori du début des années 1990...
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Shudhakalyan a écrit :Un spécialiste italien de Tolkien dont j'avais entendu une vidéo en ligne sur le net, que je n'ai malheureusement jamais pu retrouver, répondait, à la question de savoir si l'œuvre de Tolkien était du "fantastique" : "oh oui, c'est du fantastique, c'est même un genre tout à fait particulier de fantastique dont Tolkien est le créateur aussi bien que l'unique représentant..."
Que voila une déclaration suscitant bien des interrogations... Tolkien, "l'unique représentant" ? Mais de quoi, au juste ? De quel genre particulier de "fantastique" ? En quoi une création de monde secondaire associée à des langues inventées serait-elle un genre à elle toute seule sous prétexte que Tolkien a créé la Terre du Milieu ? Tolkien est-il le seul à avoir créé un univers imaginaire ? Tolkien est-il le seul à avoir inventé des langues dans la perspective de les intégrer dans des récits de fiction ? N'y avait-il donc absolument rien avant Tolkien ? N'y a-t-il rien eu après lui ? Il me parait un brin imprudent de reconstruire excessivement les faits rétrospectivement parce que Tolkien est aujourd'hui mondialement connu et vendu à toutes les sauces. Franchement, quel intérêt y-aurait-t-il à mythifier cet écrivain ? Tu as toi-même reconnu, Shudhakalyan, que Tolkien n'était pas un surhomme. À force de vouloir - parce que ce n'est qu'une question de volonté, et non plus de constatation objective, passé un certain stade - faire de Tolkien une sorte de phénomène unique - voire paranormal ? - dans l'histoire de la littérature, je crains que l'on ne finisse par perdre complètement de vue ce pourquoi nous tous, venus d'horizons divers, nous nous intéressons à Tolkien : parce que c'est un écrivain, et que son œuvre est a priori aussi accessible que n'importe quelle autre œuvre littéraire. Tolkien ne sort pas de nulle part, et surtout, il n'est pas indépassable.
À lire parfois certains discours de "fans" ou de "spécialistes", on a l'impression que toute leur vie tourne autour de Tolkien : je dois dire que c'est assez... effrayant. Que d'ennui en perspective, à mes yeux, quand on entend limiter son horizon imaginaire à Tolkien sous prétexte qu'il aurait créé un monde fictif complet (ce qui ne me parait pas exact, au demeurant, car ce monde fictif reste largement inachevé, ce qui est à la fois logique et heureux) ! Tolkien est loin d'être un créateur indépassable, lui-même n'ayant pas réussi à s'atteler suffisamment à la tâche pour achever son Silmarillion vers la fin de sa vie - du moins s'il on en croit Humphrey Carpenter.
Voila pourquoi, je souhaite qu'il y ait davantage d'études sur Tolkien dans une perspective de littérature comparée - dans un cadre dépassant évidemment celui trop limité du groupe des Inklings - : Tolkien est un écrivain qui a produit des récits de fiction s'appuyant sur un monde imaginaire, des langues inventées, et une certaine philosophie personnelle... et cela n'en fait assurément pas une "vache sacrée" (pour citer à nouveau l'expression de Vincent) à isoler du reste de la littérature. Chaque élément doit être mis en contexte : le monde imaginaire - loin d'être unique en son genre en tant que tel -, les langues inventées - dont la création n'est pas forcément aussi liée à la subcréation qu'on le croit ou que Tolkien l'a dit (cf., encore une fois, l'essai Tolkien, Race and Cultural History de Dimitra Fimi) -, la philosophie personnelle - tout écrivain en a une ! -, etc. Et chacun de ces éléments doit être étudié dans le cadre au sein duquel il est censé faire sens, et sans lequel nous ne serions pas ici pour parler de Tolkien : son œuvre littéraire.
Shudhakalyan a écrit :Malgré tous ces éléments qui font, à mes yeux, assurément de Tolkien un grand écrivain, ce n'est pas quelque chose d'évident pour les "spécialistes" de la littérature. Non seulement Tolkien s'inscrit dans un genre le plus souvent considéré comme "paralittéraire", mais en plus, et surtout, il ne cherche nullement à mettre en avant sa littérarité, comme le font généralement les écrivains consacrés, parce qu'il s'intéresse (1) à une littérature que la grande littérature déconsidère, à savoir la littérature qui précède le 16e siècle ; (2) au travail linguistique pour lui-même ; (3) à l'histoire et à la puissance de la subcréation pour eux-mêmes, toutes choses que rejettent le dogme littéraire dominant. Seule l'œuvre d'art peut valoir pour elle-même, le reste vaut pour l'expérience esthétique de type supérieur à laquelle l'œuvre d'art donne accès. En ce sens, comme le pointait l'article d'Isabelle Pantin (dans Tolkien aujourd'hui), Tolkien est atypique et sa légitimité n'est pas reconnue, or il faut travailler, comme le rappelait Hyarion en citant Pantin, à faire reconnaitre les qualités esthétiques de cette œuvre en elle-même, dans sa poétique, son style, et dans ses modalités de représentation de l'espace et du temps.
Si j'ai effectivement rappelé ce qu'à écrit Isabelle Pantin dans son article publié dans Tolkien aujourd'hui - "Tolkien fait partie de ces auteurs qui requièrent d'être abordés selon une approche interne et avec des outils faits pour eux" -, c'est parce que cela me parait essentiel... mais sans être exclusif pour autant. Étudier Tolkien à la lumière de ce qu'il a écrit dans sa propre théorie littéraire sur la fantasy est, par exemple, essentiel, mais il ne faut pas pour autant se limiter à cette approche - sous peine de finir par tourner en rond, quoi que l'on en dise -, ni surtout faire comme si l'œuvre de Tolkien était complètement isolée au sein du champ littéraire mondial. Étudier Tolkien ne me parait avoir du sens que si cela se fait non seulement en le considérant simplement comme un écrivain, mais aussi en tissant des liens entre lui et d'autres artistes au sein de l'histoire de l'art, y compris par le biais de théories et de méthodes qui ne sont pas forcément ni celles de Tolkien lui-même, ni celles auxquelles on n'est censé s'attendre dans le cadre de l'étude d'une œuvre littéraire.
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Vorna a écrit :(2) il [Tolkien] est aussi un grand architecte, un artiste même, pour la création complète de son univers, de sa nomenclature ;
Me trompé-je ?
Tout dépends, je suppose, de ce que tu entends par "architecte" et "artiste"... J'avoue que, pour ma part, je ne comprends pas la distinction générale que l'on fait parfois, ici comme ailleurs, entre écrivain et artiste. Sur quoi faudrait-il se baser pour faire une telle distinction ? La littérature est un art, le cinquième parait-il, selon une classification traditionnelle aujourd'hui stabilisée à neuf disciplines (plus ou moins).
De mon point de vue, Tolkien est un artiste, en littérature, comme Ingres l'est en peinture, et comme Mozart l'est en musique.
Pour ce qui est du terme d'"architecte", comme je l'ai déjà écrit, on peut employer ce terme, à mon sens, comme métaphore, ni plus, ni moins : je précise bien qu'à mes yeux considérer Tolkien comme un "architecte" (et pourquoi pas aussi comme un "peintre" ou un "musicien" ? Ce serait, au fond, aussi pertinent à certains égards... ) ne le fait pas sortir du champ du littéraire, car ce qu'il a construit reste circonscrit à une histoire de mots mis au service d'idées... et j'entends bien en cela l'allusion à Mallarmé s'adressant à Degas qu'a fait Shudhakalyan, soit dit en passant.
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Elendil a écrit :Je dois avouer que je n'ai pas cité Boileau tout à fait par hasard. J'ai l'impression qu'avant lui, tous les auteurs se définissent par un rapport très étroits avec l'ensemble de leurs prédécesseurs. C'est le règne incontesté des Anciens. L'auteur se contente de sélectionner les motifs antérieurs qui lui semblent susceptibles de plaire et les réagence à sa convenance, en s'appuyant là encore sur des principes poétiques consacrés par l'usage. Boileau va — le premier, me semble-t-il — dénigrer une bonne partie du style de la littérature antérieure et postuler un ensemble de règles afin d'épurer et d'affiner le style, de le rendre digne du raffinement de son époque. Aujourd'hui, on dirait « l'actualiser ». Certes, il continuera à s'appuyer au moins en partie sur les règles poétiques définies pendant l'antiquité, mais l'application qu'il en fait est radicalement différente.
C'est curieux... Je ne suis pas un spécialiste de la fameuse Querelle des Anciens et des Modernes de la fin du XVIIe siècle, mais il me semble qu'au sein de cette querelle, Nicolas Boileau se situait du côté des Anciens, les Modernes étant censés être représentés notamment par Charles Perrault. L'Art poétique de Boileau que tu cites, novateur pour l'époque il est vrai, doit cependant beaucoup à Horace et à Aristote. Mais comme je l'ai écrit, je ne suis pas un spécialiste de la question.
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Voila, voila... J'espère, après avoir écrit tout cela, avoir bien mérité mes anneaux...
Amicalement,
Hyarion.
All night long they spake and all night said these words only : "Dirty Chu-bu," "Dirty Sheemish." "Dirty Chu-bu," "Dirty Sheemish," all night long.
(Lord Dunsany, Chu-Bu and Sheemish)
(Lord Dunsany, Chu-Bu and Sheemish)