05.10.2012, 22:16
(05.10.2012, 17:43)ISENGAR a écrit : # Bzzzip !
Votre quota de bande passante a été dépassé
Bzip !
la limite autorisée est de 3300 mots et 16000 caractères (sans espaces)
Bzip ! #
I.
Et dire que pendant des heures, tout en essayant de me concentrer, je me demandais ce qu'était ce bzip lancinant et obstiné... Si j'avais su... Désolé... J'espère que je n'ai pas endommagé le système parallactique de barrière magnétique du site.
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1. La notion de littérature
(05.10.2012, 19:07)Elendil a écrit : Tu es sûrement plus calé que moi dans ce domaine, mais j'ai le sentiment que ce sens est attesté bien avant. En matière de style littéraire, on peut remonter jusqu'à Boileau et son Art poétique (novateur, pour l'époque). Quant à « littérature » dans le sens ou tu l'entends, le Trésor cite un ouvrage de F. Granet, en 1736-1740.
Mille mercis pour les deux références qui sont appréciables : cette définition du TLFi, que je n'avais jamais pris la peine de parcourir tranquillement, et la référence à Granet.
Je commence néanmoins par Boileau. Si l'on voulait remonter à l'importance du style dans l'art d'écrire et à son effet "littéraire" au sens large, mais lié à l'usage que nous en avons, indépendamment du terme lui-même, on en retrouverait sans peine de très belles occurrences, comme ça m'est arrivé, dans les évocations d'Homère par Platon.
Toute la difficulté réside dans le fait qu'il y a bien quelque chose de commun, par exemple entre ce que les Anciens appelaient la "poésie" ou la "poétique" (cf. la Poétique d'Aristote qui est toujours, à bien des égards, un ouvrage de référence pour les études littéraires) et ce que nous nommons la littérature, mais parallèlement, la notion de "littérature" que nous utilisons aujourd'hui, a aussi des implications très différentes qui rendent des choses possibles et d'autres impossibles par rapport aux époques précédentes, et ce depuis une époque récente, à savoir environ celle que j'ai dite.
Sur ce point, Jacques Rancière décrit la littérature comme un "mode de visibilité historique des œuvres de l'art d'écrire" qui rend à la fois possible son absolutisation (la littérature est toute puissante, elle est capable de changer l'homme et le monde) et sa relativisation radicale (la littérature n'est rien ; cf. Verlaine : "Et tout le reste est littérature").
Le petit ouvrage de Jacques Rancière, La parole muette, que je recommande à ceux qui sont intéressés par cette question (en sachant que c'est un très beau texte mais assez dense) pose très clairement la différence entre le système de la poétique ancienne et celui de la nouvelle.
On est passé (bien sûr très progressivement), selon la proposition de Rancière, d'une "poétique restreinte de la représentation" à une "poétique généralisée de l'expression" (pp. 17-30). L'ancienne poétique peut être comprise en référence à 4 principes, selon cette conception : le principe de fiction ; de généricité ; de convenance ; et d'actualité ("primat de la parole comme acte"). Ces principes fonctionnent ensemble dans l'ancienne poétique : le genre choisi s'adapte au type de fiction en fonction de ce qui est représenté, en suivant, pour ce faire, le principe de convenance qui dit comment il convient que ce soit représenté, avec une finalité qui est toujours associée à l'art de l'éloquence. Ces principes correspondent fort bien, je pense, tant à La Poétique d'Aristote (au IVe acn) qu'à L'art poétique de Boileau (fin 17e).
L'importance du principe de convenance est particulièrement manifeste et fascinante. Voici ce qu'en dit Rancière :
Citation :Le principe de convenance définit un rapport de l'auteur à son sujet dont le spectateur — un certain type de spectateur — est seul apte à mesurer le succès. La convenance se sent. Les "littérateurs" de l'Académie ou des journaux ne la sentent pas. Corneille et Racine, eux, la sentent. Non par connaissance des règles de l'art, mais par la parenté qu'ils ont avec leurs personnages — ou plus exactement avec ce que ceux-ci doivent être. En quoi consiste cette parenté ? En ce qu'ils sont comme eux, à l'encontre des littérateurs, des hommes de gloire, des hommes de la parole belle et agissante. Cela suppose aussi que leurs spectateurs naturels ne sont pas des hommes qui regardent, mais des hommes qui agissent et agissent par la parole. Les premiers spectateurs de Corneille, nous dit Voltaire, étaient Condé ou Retz, Molé ou Lamoignon ; c'était des généraux, des prédicateurs et des magistrats qui venaient s'instruire à parler dignement et non point ce public de spectateurs d'aujourd'hui, simplement composé d' "un certain nombre de jeunes gens et de jeunes femmes".
La parole muette, Jacques Rancière, 1998, Hachette Littératures coll. "Pluriel", p. 24.
Au 19e siècle, une toute autre poétique se met en place, que Rancière appelle de l'expression (vs de la représentation). Ses 4 principes correspondent aux précédents et les remplacent : le primat du langage ; le principe antigénérique de l'égalité de tous les sujets représentés ; l'indifférence du style à l'égard du sujet représenté ; le modèle de l'écriture.
Indiqué de cette façon, cela demeure assurément assez obscur et technique, mais on peut sentir une différence radicale et, au moins vaguement, le sens de cette différence. Ce changement a en tout cas, selon Rancière, cette implication majeure :
Citation :Le style n'est plus alors ce qu'il était jusque-là : le choix des modes d'expression convenant aux différents personnages dans telle ou telle situation et des ornements propres au genre. Il devient le principe même de l'art.
La parole muette, p. 29.
Voilà qui répond en partie à Elendil, et qui souligne la différence radicale entre le sens et le rôle du style aujourd'hui (et depuis le 19e) et, par exemple, chez Boileau.
Il reste la référence au Trésor de la langue française et à Granet, à la moitié du 19e. Le TLF est un outil extraordinaire et je te remercie, Elendil, de m'y renvoyer. En outre, au passage, comme je l'utilisais sur une adresse et avec une mise en page beaucoup plus rébarbative, j'apprécie doublement ton lien.
Le sens de la littérature auquel je me réfère est évidemment, dans la définition du TLF, le II.A., à savoir l' "usage esthétique du langage écrit", bien que cela reste, heureusement en un sens, très ouvert et très vague. Mais on voit toutes les implications que l'on peut en tirer dans une approche comme celle de Rancière.
Le sens ancien, du terme "littérature", et non pas des œuvres du passé que nous incorporons aujourd'hui dans la littérature au sens où nous l'entendons (et qui serait lié au "poétique" chez Aristote et Boileau), est plutôt le IA., caractérisé de façon euphémique par le TLF comme "vieilli", à savoir : "connaissance des lettres, culture générale". Les lettres renvoient en réalité aux "Belles-Lettres" qui est une notion assez différente de la "Littérature". Ce ne sont pas les mêmes découpages, et la notion est a priori plus large. Le tout est de savoir ce qu'il en est pour Granet. Je ne connaissais pas non plus cette référence, que je trouve fort intéressante, et qui m'est fort utile, ce dont je te suis une nouvelle fois redevable, cher Elendil. J'ai dû faire des recherches, mais je suis finalement tombé sur l'indice décisif que je recherchais.
Les Réflexions sur les ouvrages de littérature forment une série de 17 volumes dont l'abbé Granet (décidément, les abbés étaient actifs en matière littéraire à l'époque, cf. l'abbé Huet au 17e sur le roman, et l'abbé Batteux dont je reparlerai) aurait été le principal rédacteur, en tout cas après le premier volume.
Si l'on regarde la liste des "principaux auteurs étudiés" dans cette série, on aurait effectivement tendance à penser, en tout cas, et c'est sans doute là que le bât blesse, pour les noms qui sont les plus célèbres et les plus familiers aujourd'hui, que le sens de "littérature" est effectivement le nôtre :
Citation :Voltaire, Marivaux, J.B. Rousseau, Le Sage, Rollin, Gresset, Néricault Destouches, Boileau, Lenglet Dufrenoy, Pope, Racine, Corneille, Molière, abbé de Saint-Pierre, abbé Trublet, Desfontaines.
http://dictionnaire-journaux.gazettes18e...itterature
Cependant, si l'on y regarde d'un peu plus près, on s'aperçoit qu'il n'en est rien, et que cette série de Granet porte bien sur la "littérature" au sens des "Belles-Lettres" et, a priori, avec les principes de la poétique restreinte de la représentation décrits par Rancière :
Citation :L'objet de ses «réflexions» n'est guère différent de celui du Nouvelliste du Parnasse (1730-1732), auquel il collabora avec Desfontaines: «ces feuilles, écrit Granet, sont principalement destinées aux ouvrages de littérature, c'est-à-dire, à l'histoire, à la poésie, à l'éloquence, à la philologie et à tout ce qui est compris sous le nom de belles-lettres» (t. XII, p. 190).
http://dictionnaire-journaux.gazettes18e...itterature
Tout porte donc à croire que les premiers auteurs à utiliser la notion de "littérature" dans le sens d'un "usage esthétique du langage écrit", sont donc, comme on le répète souvent dans les études littéraires, des gens comme Mme de Staël en 1801, Sismondi en 1813, Barante en 1814, August Wilhelm Schlegel en 1814, l'abbé Batteux en 1861, La Harpe en 1840, etc. (pour cette liste, cf. Rancière, La parole muette, p. 177). Cependant, comme le note à nouveau Rancière, le mot est tout de même d'abord un équivalent de "Belles-Lettres" (mais de ce point de vue Granet est effectivement plus ancien !) et change de sens progressivement sans que ces auteurs n'éprouvent le besoin de le souligner :
Citation :Ainsi, le passage des Belles-Lettres à la littérature semble se faire par une révolution suffisamment lente pour n'avoir pas besoin même d'être remarquée. Batteux déjà ne jugeait pas utile de commenter l'équivalence qu'il établissait entre un "cours de Belles-Lettres" et un "cours de littérature". Marmontel ou La Harpe ne se soucient pas davantage de justifier l'emploi du mot "littérature" et de préciser son objet. Ce dernier commence en 1787 ses cours au Lycée, il publie son Cours en 1803. (...) Il ne s'occupe, en revanche, à aucun moment de la révolution silencieuse qui s'est accomplie (...) : entre le début et la fin de son Cours de littérature, le sens même du mot a changé. Ceux qui, au temps de Hugo, de Balzac et de Flaubert, rééditeront inlassablement Marmontel et La Harpe ne s'en soucieront pas plus. Mais pas davantage, non plus, ceux dont les livres, dans les premières années du nouveau siècle, dessinent la géographie nouvelle du domaine littéraire. Mme de Staël et Barante, Sismondi et August Schlegel bouleversent, plus encore que les critères d'appréciation des œuvres, les rapports de l'art, du langage et de la société qui circonscrivent l'univers littéraire ; ils expulsent de cet univers des gloires d'hier et y incluent des continents oubliés. Mais aucun d'eux ne juge intéressant de commenter l'évolution même du mot (...). Et pas davantage Hugo dans ses déclarations les plus iconoclastes. La postérité des écrivains comme celle des professeurs de rhétorique ou de littérature les suivront sur ce point.
La parole muette, pp. 11-12.
2. Le style du Hobbit
Là, je serai nettement plus court (ouf ! j'entends déjà le Bzip isengarien ! Bziiiiiiip Bziiiiip Bziiiiip ! je vais finir par avoir la migraine !)
(05.10.2012, 19:07)Elendil a écrit : Je suis d'accord dans l'ensemble, mais j'irais même plus loin : si les archaïsmes sont ce qui se remarque le plus dans le SdA, la maîtrise qu'à Tolkien du discours dialectal des Hobbits est extraordinaire — ce qui n'est absolument pas perceptible en français, on rejoint là ta critique de Baudelaire traduisant Poe. Je ne suis pas un grand spécialiste de la littérature anglaise, mais les seuls auteurs anglo-saxons qui m'ont frappé de la même manière sont Dickens, Lovecraft et Chaucer — ce dernier uniquement parce que j'ai essayé de creuser la question après avoir constaté à quel point Tolkien s'y intéressait. Dans le Hobbit, on trouve des effets stylistiques chez la quasi-totalité des locuteurs, du cockney des Trolls au discours très upper class de Smaug, en passant par les idiotismes de Gollum. Je pourrais encore citer Gilles, qu'on peut considérer comme un long jeu philologique sur le style romanesque.
Mille mercis, Elendil, pour toutes ces précisions stylistiques que je ne soupçonnais même pas, a fortiori dans Le Hobbit ! Je me demande dans quelle mesure Daniel Lauzon a pu tenir compte de tout ça ! Le pauvre :p. J'espère qu'on aura l'occasion d'une bonne discussion où tu pourrais me montrer en détail tout ce que tu évoques là... Peut-être à l'AG... Partant pour une nouvelle soirée studieuse dont nous avons le secret ? (genre entre 2h01 et 2h11...)
3. La critique des littéraires
(05.10.2012, 19:07)Elendil a écrit : Je pense que le problème est plus profond que ça : en règle générale, il semblerait que la majorité des critiques s'attende non seulement à une mise en exergue du style, non seulement à un sérieux assumé, mais même à un message politico-sociologique explicite... voire même à sens unique, ai-je parfois l'impression. N'a-t-on pas vu le tollé qu'a soulevé l'idée de commémorer l'œuvre de Céline, pourtant un des écrivains dont le style a le plus profondément marqué la littérature française ? Qui parle aujourd'hui de Montherlant, dont l'œuvre a pourtant marqué toute une époque et qui reste à mes yeux un des plus grands écrivains du siècle passé ? Ne dénigre-t-on pas Chesterton à chaque fois qu'une étude est publiée à son sujet ? Je n'ai pourtant pas le sentiment d'avoir choisi des écrivains dont l'œuvre serait particulièrement légère. Et pourtant, on se focalise sur une partie des idées qu'ils défendaient pour mieux évacuer l'étude de leur œuvre. La comparaison avec Sartre, justement, est éloquente.
Bien que je te donne en grande partie raison, je ne considère pas que ce soit un problème "plus profond". La grande difficulté, pour laquelle je te remercie de pointer ce problème, est de penser les deux problèmes ensemble.
Ceci dit, quels que soient les grincements de dents des grincheux vis-à-vis de Céline, et je suis ignare quant à cette polémique dont je n'ai eu jusqu'ici que des échos très lointains, la place fondamentale de Céline dans la littérature n'est nullement remise en question, pas plus que celle de Heidegger en philosophie qui suscite pourtant non moins de polémiques ! Il n'est pas sûr, d'ailleurs, que ces grincheux soient ceux qui fassent le plus autorité en matière de littérature (ou de philosophie pour Heidegger). De la même manière, Montherlant et Chesterton me semblent encore avoir une place honorable, eux aussi, dans le patrimoine littéraire. Et si elle ne vaut pas celle de Sartre pour le premier ou celle de Dickens pour le second, par exemple, ce n'est probablement pas, à mon avis (peu informé pour ces auteurs, à ce stade), sans impliquer des considérations esthétiques en même temps que les considérations politiques que tu avances, et dont je reconnais avec toi qu'elles prennent parfois une place trop importante. Je pense aussi, au passage, à T.S. Eliot, associé au fascisme italien, mais qui conserve la place d'un écrivain majeur pour la modernité anglosaxonne... Là aussi, vu son importance stylistique qui peut d'ailleurs être, elle aussi, largement surévaluée en fonction des valeurs qui ont cours dans la "sphère littéraire".
Du coup, pour revenir à notre auteur fétiche, si Tolkien a des difficultés à se faire une place dans la légitimité littéraire, cela ne me semble tout de même pas tant à cause de la dimension sociopolitique, même si celle-ci joue un rôle, que pour des raisons esthétiques. Ou, du moins, l'importance esthétique de Tolkien pourrait largement contrebalancer cette censure idéologique. À moins, et c'est certainement la perspective la plus prometteuse, que les deux ne soient, en un sens, indissociables : l'esthétique de Tolkien paraissant aussi conservatrice que ses positions, mettons, sur la démocratie ou la religion. Mais l'important est, précisément, que Tolkien n'est pas tant conservateur que novateur en esthétique. Le Seigneur des Anneaux, notamment, demeure un ouvrage unique en son genre, d'une ampleur exceptionnelle. Les positions idéologiques de Tolkien, bien qu'elles soient liées à la dimension esthétique, n'y changent rien, pas plus du moins que pour Céline et Heidegger qui restent des auteurs majeurs. Encore faut-il montrer, comme y invitait avec force Isabelle Pantin (in Tolkien aujourd'hui), en quoi consiste cet apport énorme à la littérature... Et ça passe par le style de Tolkien et ses effets.
Je crois que j'ai fait le tour... et je sens que le Bziiip va faire exploser mon crâne, plus certainement que la musique de Bowie sur le fuseau jrrvéfien de certaines promenades illustres...
Séb.
ps : Pas mal, tout de même, le petit coup de pub au passage, non Isengar ? Même si l'on peut douter de l'impact de ce fuseau sur ton inestimable succès... Les Promenades sont-elles d'ailleurs une contribution notable à la défense et l'illustration de la littérarité tolkienienne... Au stade toujours de la première, avec une lenteur exquise, j'aurais tendance à incliner vers l'affirmative...