05.10.2012, 16:07
(Modification du message : 05.10.2012, 18:03 par shudhakalyan.)
Pour la différence entre "écrivain" et "auteur", je n'y ai jamais réfléchi et je ne sais pas quoi en penser particulièrement. Mais il me semble que l'on peut en dire ceci : l'écrivain renvoie à l'activité de l'écriture et l'auteur à la paternité d'une œuvre. Cela explique que l'on puisse, comme le suggérait Foradan, envisager l'écrivain comme défini par son activité et, du coup, par un métier. En ce sens, l' "écrivain public" n'a en effet rien d'un "auteur". Cependant, du point de vue de la "grande littérature", il me semble qu'un grand auteur sera toujours un grand écrivain. Pourquoi ? Parce que depuis que la notion de littérature est apparue avec le sens qu'elle garde aujourd'hui, en gros fin 18e, début 19e dans le romantisme allemand, elle est éminemment liée à la notion de style, notion clé pour évoquer la puissance verbale d'une production singulière de l'écriture. Je ne dis même pas subjective, et donc liée à un auteur, mais en tout cas singulière. Cette distinction explique aussi pourquoi, pour moi, il est essentiel d'attirer l'attention sur les qualités de Tolkien en tant qu'écrivain. En effet, c'est un critère essentiel pour reconnaitre une grande œuvre littéraire. Or aujourd'hui, il existe un certain nombre de gens prêts à reconnaitre que Tolkien a une œuvre et est un auteur au même sens que Balzac, par exemple, avec l'entreprise colossale de la Comédie humaine. Ou, du moins, beaucoup de gens seraient prêts à le reconnaitre si on les informait de tout ce que comporte le Légendaire tolkienien. En revanche, même parmi ses lecteurs les plus fervents, et au contraire de tous les grands romanciers légitimés par la littérature, beaucoup sont prêts à défendre l'idée que Tolkien n'a pas de style ou, pire, qu'il ne sait pas écrire.
Récemment, sur Jrrvf, Jean a cité un article en anglais de The Independant, dans lequel un abruti quelconque dit :
Voilà le genre de soutien dont Tolkien se passerait bien.
On connait les préjugés selon lesquels le Seigneur des Anneaux serait un roman stéréotypé et manichéen, ce que son anti-psychologisme renforce sans doute auprès des littéraires. Rien n'est plus faux, mais on voit bien de quel type de lecture procède ces préjugés. En revanche, je suis plus choqué par ce "Oui, c'est mal écrit" qui apparait là comme une évidence qu'il n'y a même pas à préciser. Tolkien s'étonnait déjà dans sa correspondance des critiques contre son style. C'est qu'en effet, on peut ne trouver aucun intérêt dans le style, apparemment fort classique, de Tolkien mais le trouver mauvais, c'est autre chose. Et les critiques sur son style de ses détracteurs et, comme on le voit ici, même parfois de ses prétendus défenseurs, sont souvent délivrées avec une superbe indifférence qui ne semble même pas devoir s'expliquer ou illustrer du moins le propos tenu par ne serait-ce que l'ombre d'un exemple. Il n'y a pourtant rien de plus facile que de montrer, même si ça demeure en partie subjectif, pourquoi on considère que telle ou telle phrase serait mal écrite. Mais on n'en trouverait pas dans le grand roman de Tolkien, parce que son anglais est impeccable. Le problème, c'est qu'il semble transparent et absolument pas littéraire, c'est-à-dire qu'il semble sans style, et même sans le style de ceux qui manifestent une écriture intentionnellement "impersonnelle" (Kafka) ou "blanche" (Camus avec L'étranger). Chez Tolkien, le style ne se met jamais en évidence pour lui-même, pas plus qu'il ne mettrait en évidence son absence de style manifeste et, en revanche, il ne se signale que par des effets qui semblent des archaïsmes.
Au mieux, les littéraires ne voient pas ce que style a de spécial, au pire ils le trouvent pesant avec ses archaïsmes et mal écrit à force de ne pas se distinguer, ni même de se faire une fierté d'être indistinct. Même les fans de Tolkien, souvent, adorent son univers, son histoire, mais ne s'intéressent pas spécialement à son écriture et, surtout, parce que c'est cela qui compte, ne s'aperçoivent pas à quel point il y a un style tolkienien très spécial et très puissant sans lequel ces histoires n'auraient pas la même force, ni le même "gout".
Or, Vorna, tu demandes très justement si ce n'est pas "la finalité de tout roman (au sens large d'histoire fictive)", son "but principal" que de "divertir" ? C'est un point essentiel de la recherche prioritaire que je mène sur l'apprentissage de la lecture littéraire.
La finalité de toute roman au sens large d'histoire fictive est certainement de divertir. Celle de la littérature, certainement pas. Pour une raison simple, notamment, c'est que les littéraires, comme le prouve le type de l'Independant, à la fois dans sa conception et dans celle qu'il attribue à ses collègues raffinés qui lisent Sartre ou Pynchon, pensent qu'on peut avoir un roman mal écrit, manichéen et stéréotypé qui soit pourtant une histoire très divertissante — et l'on se doute que La mort dans l'âme, titre sartrien que j'entends pour la première fois et qui a été choisi à dessein, n'est pas censé être follement divertissant...
Évidemment, tout cela est beaucoup plus complexe dans les faits. Qu'est-ce que le divertissement ? Tolkien parle souvent du SdA comme d'une œuvre sombre et grave, nettement plus ténébreuse que ses précédents récits pour enfants, et qui a certainement été imprégnée par l'époque sur laquelle planait l'ombre de la Seconde Guerre mondiale. En réalité, comme le montrent à l'envi les grands récits du "Silmarillion", tous plus tragiques les uns que les autres, cette gravité ne doit pas grand chose aux années 1940, même si elles ont pu y être propice... Soit Tolkien écrivait légèrement, uniquement pour divertir (ces "histoires pour enfants" des années 1920-1930), soit il écrivait "avec son sang" et là, c'était pour des matières d'une toute autre importance, même si cela reste "to amuse in the highest sense". Mais de "highest sense" est fondamental et c'est ce qui fait, je pense, que la littérature aurait intérêt à mieux comprendre Tolkien qui est clairement un grand auteur et un grand écrivain. Le problème, c'est que la littérature se pense traditionnellement comme l'opposé des histoires et du divertissement, car elle n'est pas un simple amusement qui tiendrait aux idées de l'histoire, elle est "de l'art", ce qui dépend de sa finition formelle, de ce qui fait qu'un travail devient une "œuvre" au sens fort... Mais quand Tolkien associe l'amusement à l'inspiration des muses... les pistes sont brouillées, et les littéraires ne savent plus très bien à quoi ils ont à faire, alors, dans le doute, ils font comme le chien qui a peur de devoir céder une partie de son territoire : ils aboient.
Néanmoins la résistance de la littérature au divertissement importe. Les histoires sont essentielles, et non seulement elles divertissent, mais elles apportent aussi des éléments fondamentaux à l'expérience humaine. Mais pour cela, elles n'ont pas vraiment besoin d'être bien faites, d'être le résultat d'un important travail, d'être des "œuvres" et, du même coup, d'apporter une autre dimension : celle de l'expérience esthétique, qui renvoie l'homme à sa condition par la puissance d'une expérience langagière. Non seulement, une expression comme Nirnaeth Arnoediad me plait, mais en outre elle me bouleverse profondément, et enfin elle me laisse en contemplation devant l'acte même de sa création, fasciné par l'art elfique de la Fantasy comme pourrait dire "Le Professeur" (clin d'œil à Hyarion pour qu'il ne m'oublie pas
).
Comme le disait Mallarmé au peintre Degas confiant qu'il ne parvenait pas à écrire un bon poème alors qu'il ne manquait pas d'idées : "Mais Degas, ce n'est pas avec des idées qu'on fait un poème, c'est avec des mots."
Heureusement, Tolkien vient remettre en cause cet excès inverse, cette superbe du formalisme par laquelle la littérature tâche de préserver ses précieuses œuvres du flux incessant et innombrable des histoires qui pullulent de tous côtés.
Et pourtant, Tolkien a aussi poli son œuvre, comme je l'évoquais la dernière fois (c'est moi qui mets en gras) :
J'ai laissé le contexte de la lettre, parce que je trouve ça intéressant que, comme à son habitude, Tolkien ne présente pas son effort comme une garantie esthétique et artistique. Tolkien refusait la rupture entre l'art et l'artisanat, et l'on peut dire qu'ici, il se présente précisément comme un écrivain, au sens du travail que représente l'écriture (il n'est pas nécessaire d'avoir un statut et d'être rémunéré pour que ce soit un travail). Or, de ce point de vue, Tolkien est l'un des rares à être doublement un écrivain, tant au sens artisanal du terme (l'homme de métier) qu'au sens artistique. Cependant, ce sens, ce n'est pas Tolkien qui le revendique, pour une raison qu'explique très bien Tom Shippey : il sait bien que les "littéraires" d'aujourd'hui sont ceux qui ont fait triompher la littérature d'après le 16e siècle en renvoyant tout ce qui précède dans les limbes d'une production verbale pré-esthétique et pré-artistique... Or si Tolkien a bien un rapport artistique avec la littérature, d'abord comme lecteur ému et inspiré, c'est précisément par toute cette littérature médiévale que tend à exclure la littérature aujourd'hui. Tolkien n'est jamais aussi militant sur un plan artistique que quand il parle de Beowulf ou du Conte de fées.
Enfin, l'œuvre de Tolkien ne nous intéresserait pas si elle était juste "polie" et "finalisée" mais, comme je l'avais suggéré, Tolkien a mis son "cœur" et son "sang" dans ce travail, et c'est aussi ce qui en fait une œuvre...
Du coup, je présente ici les extraits des lettres concernées dont Vincent m'a récemment communiqué les références (qu'il en soit remercié) :
"Life-blood" (que j'ai finalement rendu par "souffle vital"), heart exposed to be shot at, cela me rappelle, au paroxysme de l'articulation entre art et artisanat au sein de l'œuvre tolkienienne, Fëanor qui ne peut accéder à la demande des dieux en leur abandonnant les Silmarils pour qu'ils récupèrent la lumière des arbres :
Je m'avise, en m'échinant à traduire ce passage, de la distinction établie par Tolkien, justement à propos d'œuvre, de travail ou d'ouvrage, entre "work" et "deed" dans le passage des paroles de Yavanna à leur reprise par Fëanor... Ce qui pourrait n'être qu'une variante pour l'agrément chez un autre auteur est ici forcément doté d'une dimension esthétique certaine, parce que Tolkien fait attention à chacun des mots qu'il emploie et a écrit et réécrit tous les textes du Silmarillion un grand nombre de fois.
La création fait partie de la tâche des Valar qui sont précisément ces créateurs en Arda. Et en même temps "work" n'est pas "Maker" qui caractérise "Aulë" et le terme de "create" est réservé à Ilúvatar. Pour un Elfe, la création est un héritage d'Ilúvatar autant que pour les Valar, mais, chez lui, ça devient une conquête, un acte posé, là où il aurait pu se contenter d'admirer les œuvres de ceux qui sont plus grands que lui. Mais, le danger, est d'avoir ainsi exposé son cœur et de ne plus pouvoir reconnaitre alors ce que disait Tolkien dans une de ses lettres : le créateur a aussi peu de part à son œuvre que les parents aux enfants issus de leur chair... mais bien sûr, cette petite part, ce n'est pas rien !
S.
Récemment, sur Jrrvf, Jean a cité un article en anglais de The Independant, dans lequel un abruti quelconque dit :
Citation :I will now put myself further to shame among my sophisticated neighbours by confessing that my all-time most enjoyable novel is not Sartre's Iron in the Soul, or Pynchon's V, but Tolkien's The Lord of the Rings. Yes, it is badly written. I agree that the characters are paper-thin and the women sexist stereotypes. But what a plot! What a spectacle! What simple, innocent, Boy's Own excitement!
Je vais à présent encore me couvrir davantage de honte parmi mes raffinés voisins en confessant que le roman qui m'a le plus diverti toutes époques confondues n'est pas La mort dans l'âme de Sartre ou V de Pynchon, mais Le Seigneur des Anneaux de Tolkien. Oui, c'est mal écrit. Je conviens que les personnages ont une consistance de papier et que les femmes sont des stéréotypes sexistes. Mais quelle intrigue ! Quel spectacle ! Quelle pure excitation de gamin, simple et innocente !
Voilà le genre de soutien dont Tolkien se passerait bien.
On connait les préjugés selon lesquels le Seigneur des Anneaux serait un roman stéréotypé et manichéen, ce que son anti-psychologisme renforce sans doute auprès des littéraires. Rien n'est plus faux, mais on voit bien de quel type de lecture procède ces préjugés. En revanche, je suis plus choqué par ce "Oui, c'est mal écrit" qui apparait là comme une évidence qu'il n'y a même pas à préciser. Tolkien s'étonnait déjà dans sa correspondance des critiques contre son style. C'est qu'en effet, on peut ne trouver aucun intérêt dans le style, apparemment fort classique, de Tolkien mais le trouver mauvais, c'est autre chose. Et les critiques sur son style de ses détracteurs et, comme on le voit ici, même parfois de ses prétendus défenseurs, sont souvent délivrées avec une superbe indifférence qui ne semble même pas devoir s'expliquer ou illustrer du moins le propos tenu par ne serait-ce que l'ombre d'un exemple. Il n'y a pourtant rien de plus facile que de montrer, même si ça demeure en partie subjectif, pourquoi on considère que telle ou telle phrase serait mal écrite. Mais on n'en trouverait pas dans le grand roman de Tolkien, parce que son anglais est impeccable. Le problème, c'est qu'il semble transparent et absolument pas littéraire, c'est-à-dire qu'il semble sans style, et même sans le style de ceux qui manifestent une écriture intentionnellement "impersonnelle" (Kafka) ou "blanche" (Camus avec L'étranger). Chez Tolkien, le style ne se met jamais en évidence pour lui-même, pas plus qu'il ne mettrait en évidence son absence de style manifeste et, en revanche, il ne se signale que par des effets qui semblent des archaïsmes.
Au mieux, les littéraires ne voient pas ce que style a de spécial, au pire ils le trouvent pesant avec ses archaïsmes et mal écrit à force de ne pas se distinguer, ni même de se faire une fierté d'être indistinct. Même les fans de Tolkien, souvent, adorent son univers, son histoire, mais ne s'intéressent pas spécialement à son écriture et, surtout, parce que c'est cela qui compte, ne s'aperçoivent pas à quel point il y a un style tolkienien très spécial et très puissant sans lequel ces histoires n'auraient pas la même force, ni le même "gout".
Or, Vorna, tu demandes très justement si ce n'est pas "la finalité de tout roman (au sens large d'histoire fictive)", son "but principal" que de "divertir" ? C'est un point essentiel de la recherche prioritaire que je mène sur l'apprentissage de la lecture littéraire.
La finalité de toute roman au sens large d'histoire fictive est certainement de divertir. Celle de la littérature, certainement pas. Pour une raison simple, notamment, c'est que les littéraires, comme le prouve le type de l'Independant, à la fois dans sa conception et dans celle qu'il attribue à ses collègues raffinés qui lisent Sartre ou Pynchon, pensent qu'on peut avoir un roman mal écrit, manichéen et stéréotypé qui soit pourtant une histoire très divertissante — et l'on se doute que La mort dans l'âme, titre sartrien que j'entends pour la première fois et qui a été choisi à dessein, n'est pas censé être follement divertissant...
Évidemment, tout cela est beaucoup plus complexe dans les faits. Qu'est-ce que le divertissement ? Tolkien parle souvent du SdA comme d'une œuvre sombre et grave, nettement plus ténébreuse que ses précédents récits pour enfants, et qui a certainement été imprégnée par l'époque sur laquelle planait l'ombre de la Seconde Guerre mondiale. En réalité, comme le montrent à l'envi les grands récits du "Silmarillion", tous plus tragiques les uns que les autres, cette gravité ne doit pas grand chose aux années 1940, même si elles ont pu y être propice... Soit Tolkien écrivait légèrement, uniquement pour divertir (ces "histoires pour enfants" des années 1920-1930), soit il écrivait "avec son sang" et là, c'était pour des matières d'une toute autre importance, même si cela reste "to amuse in the highest sense". Mais de "highest sense" est fondamental et c'est ce qui fait, je pense, que la littérature aurait intérêt à mieux comprendre Tolkien qui est clairement un grand auteur et un grand écrivain. Le problème, c'est que la littérature se pense traditionnellement comme l'opposé des histoires et du divertissement, car elle n'est pas un simple amusement qui tiendrait aux idées de l'histoire, elle est "de l'art", ce qui dépend de sa finition formelle, de ce qui fait qu'un travail devient une "œuvre" au sens fort... Mais quand Tolkien associe l'amusement à l'inspiration des muses... les pistes sont brouillées, et les littéraires ne savent plus très bien à quoi ils ont à faire, alors, dans le doute, ils font comme le chien qui a peur de devoir céder une partie de son territoire : ils aboient.
Néanmoins la résistance de la littérature au divertissement importe. Les histoires sont essentielles, et non seulement elles divertissent, mais elles apportent aussi des éléments fondamentaux à l'expérience humaine. Mais pour cela, elles n'ont pas vraiment besoin d'être bien faites, d'être le résultat d'un important travail, d'être des "œuvres" et, du même coup, d'apporter une autre dimension : celle de l'expérience esthétique, qui renvoie l'homme à sa condition par la puissance d'une expérience langagière. Non seulement, une expression comme Nirnaeth Arnoediad me plait, mais en outre elle me bouleverse profondément, et enfin elle me laisse en contemplation devant l'acte même de sa création, fasciné par l'art elfique de la Fantasy comme pourrait dire "Le Professeur" (clin d'œil à Hyarion pour qu'il ne m'oublie pas

Comme le disait Mallarmé au peintre Degas confiant qu'il ne parvenait pas à écrire un bon poème alors qu'il ne manquait pas d'idées : "Mais Degas, ce n'est pas avec des idées qu'on fait un poème, c'est avec des mots."
Heureusement, Tolkien vient remettre en cause cet excès inverse, cette superbe du formalisme par laquelle la littérature tâche de préserver ses précieuses œuvres du flux incessant et innombrable des histoires qui pullulent de tous côtés.
Et pourtant, Tolkien a aussi poli son œuvre, comme je l'évoquais la dernière fois (c'est moi qui mets en gras) :
Citation :It is not possible even at great length to ‘pot’ The Lord of the Rings in a paragraph or two. …. It was begun in 1936 [Editor's note : As earlier letters in this book show. The Lord of the Rings was in fact begun in December 1937], and every part has been written many times. Hardly a word in its 600,000 or more has been unconsidered. And the placing, size, style, and contribution to the whole of all the features, incidents, and chapters has been laboriously pondered. I do not say this in recommendation. It is, I feel, only too likely that I am deluded, lost in a web of vain imaginings of not much value to others — in spite of the fact that a few readers have found it good, on the whole [...]. What I intend to say is this: I cannot substantially alter the thing. I have finished it, it is ‘off my mind’: the labour has been colossal; and it must stand or fall, practically as it is.
Il est impossible, même en y mettant le temps, de “caser” /Le Seigneur des Anneaux/ en un paragraphe ou deux. [...] Il a été commencé en 1936 [Note de l'éditeur : Comme le montrent les précédentes lettres dans ce livre, /Le Seigneur des Anneaux/ fut en fait commencé en décembre 1937] et chaque partie a été réécrite de nombreuses fois. Il n’est guère un mot sur les 600 000 ou plus qui n’ait été pesé. Et l’emplacement, la longueur, le style et l’apport pour l’ensemble de chaque fait, péripétie ou chapitre ont demandé beaucoup d’efforts de réflexions. Je ne dis pas cela pour le recommander. Il est, je le sens bien, plus que probable que je me fasse des illusions, perdu dans un dédale de vaines imaginations sans grande valeur pour autrui — malgré le fait que quelques lecteurs ont trouvé le livre de qualité, dans l’ensemble [...]. Ce que je veux dire par là, c’est que je ne peux pas substantiellement le modifier. Je l’ai terminé, il a “quitté mon esprit” ; la tâche a été colossale, et il doit maintenant tenir debout ou s’écrouler, à peu près tel quel.
Issu de la célèbre lettre 131 à Milton Waldman (1951). Letters, J.R.R. Tolkien ; Lettres, Bourgois, p. 230, trad. Delphine Martin et Vincent Ferré.
J'ai laissé le contexte de la lettre, parce que je trouve ça intéressant que, comme à son habitude, Tolkien ne présente pas son effort comme une garantie esthétique et artistique. Tolkien refusait la rupture entre l'art et l'artisanat, et l'on peut dire qu'ici, il se présente précisément comme un écrivain, au sens du travail que représente l'écriture (il n'est pas nécessaire d'avoir un statut et d'être rémunéré pour que ce soit un travail). Or, de ce point de vue, Tolkien est l'un des rares à être doublement un écrivain, tant au sens artisanal du terme (l'homme de métier) qu'au sens artistique. Cependant, ce sens, ce n'est pas Tolkien qui le revendique, pour une raison qu'explique très bien Tom Shippey : il sait bien que les "littéraires" d'aujourd'hui sont ceux qui ont fait triompher la littérature d'après le 16e siècle en renvoyant tout ce qui précède dans les limbes d'une production verbale pré-esthétique et pré-artistique... Or si Tolkien a bien un rapport artistique avec la littérature, d'abord comme lecteur ému et inspiré, c'est précisément par toute cette littérature médiévale que tend à exclure la littérature aujourd'hui. Tolkien n'est jamais aussi militant sur un plan artistique que quand il parle de Beowulf ou du Conte de fées.
Enfin, l'œuvre de Tolkien ne nous intéresserait pas si elle était juste "polie" et "finalisée" mais, comme je l'avais suggéré, Tolkien a mis son "cœur" et son "sang" dans ce travail, et c'est aussi ce qui en fait une œuvre...
Du coup, je présente ici les extraits des lettres concernées dont Vincent m'a récemment communiqué les références (qu'il en soit remercié) :
Citation :The thing is to finish the thing as devised and then let it be judged. But forgive me! It is written in my life-blood, such as that is, thick or thin; and I can no other. I fear it must stand or fall as it substantially is. It would be idle to pretend that I do not greatly desire publication, since a solitary art is no art; nor that I have not a pleasure in praise, with as little vanity as fallen man can manage (he has not much more share in his writings than in his children of the body, but it is something to have a function); yet the chief thing is to complete one’s work, as far as completion has any real sense.
Ce qui compte, c'est de finir l'objet tel qu'il a été conçu et puis de le soumettre au jugement. Mais pardon ! Il est écrit avec mon souffle vital, tel qu'il est, long ou court ; et je n'en ai pas d'autre. Je crains qu'il ne doive tenir ou tomber tel qu'il est en substance. Il serait vain de prétendre que je n'ai pas un grand désir de publication, puisqu'un art solitaire n'est pas de l'art ; ni que je ne trouve pas de plaisir dans les louanges, avec aussi peu de vanité qu'un homme déchu puisse atteindre (il n'a pas beaucoup plus de part dans ses écrits que dans les enfants de sa chair, mais ce n'est pas rien d'avoir une fonction) ; et néanmoins le principal c'est d'achever son travail, pour autant que l'achèvement ait un quelconque sens.
L109
Citation :I am afraid it is only too likely to be true: what you say about the critics and the public. I am dreading the publication, for it will be impossible not to mind what is said. I have exposed my heart to be shot at. I think the publishers are very anxious too; and they are very keen that as many people as possible should read advance copies, and form a sort of opinion before the hack critics get busy.
Je crains que cela ne semble si juste que parce que c'est vrai, ce que tu dis à propos du public et des critiques. Je redoute la publication parce qu'il sera impossible d'être indifférent à ce qui se dira. J'ai exposé mon cœur pour qu'il serve de cible. Je pense que les éditeurs sont aussi très anxieux ; et ils sont très attachés à ce qu'autant de gens que possible puisse lire des exemplaires préliminaires, et constituer ainsi une sorte d'opinion avant le tir fourni des critiques.
L142
"Life-blood" (que j'ai finalement rendu par "souffle vital"), heart exposed to be shot at, cela me rappelle, au paroxysme de l'articulation entre art et artisanat au sein de l'œuvre tolkienienne, Fëanor qui ne peut accéder à la demande des dieux en leur abandonnant les Silmarils pour qu'ils récupèrent la lumière des arbres :
Citation :Yavanna spoke before the Valar, saying: "The Light of the Trees has passed away, and lives now only in the Silmarils of Fëanor. Foresighted was he! Even for those who are mightiest under Ilúvatar there is some work that they may accomplish once, and once only. The Light of the Trees I brought into being, and within Eä I can do so never again. Yet had I but a little of that light I could recall life to the Trees, ere their roots decay; and then our hurt should be healed, and the malice of Melkor be confounded.'
Then Manwë spoke and said: 'Hearest thou, Fëanor son of Finwë, the words of Yavanna? Wilt thou grant what she would ask?'
There was long silence, but Fëanor answered no word. Then Tulkas cried: 'Speak, O Noldo, yea or nay! But who shall deny Yavanna? And did not the light of the Silmarils come from her work in the beginning?'
But Aulë the Maker said: 'Be not hasty! We ask a greater thing than thou knowest. Let him have peace yet awhile.'
But Fëanor spoke then, and cried bitterly: 'For the less even as for the greater there is some deed that he may accomplish but once only; and in that deed his heart shall rest. It may be that I can unlock my jewels, but never again shall I make their like; and if I must break them, I shall break my heart, and I shall be slain; first of all the Eldar in Aman.'
Yavanna prit la parole devant les Valar, en disant : "La Lumière des Arbres s'en est allée, elle ne vit plus maintenant que dans les Silmarils de Fëanor. Quelle prévoyance fut la sienne ! Même pour les plus puissants de ceux qui viennent après Ilúvatar, il existe certains ouvrages qu'il ne peuvent accomplir qu'une et une seule fois. J'ai donné la vie à la Lumière des Arbres, et dans Eä, je ne pourrai plus jamais en faire autant. Aurais-je ne fût-ce qu'une petite part de cette lumière, je pourrais ramener les Arbres à la vie, avant que leurs racines ne pourrissent ; et ainsi notre blessure serait guérie, et la malice de Melkor serait contrée."
Alors Manwë prit la parole et dit : "As-tu prêté l'oreille, Fëanor fils de Finwë, aux paroles de Yavanna ? Vas-tu accéder à sa requête ?"
"Il y eut un long silence, mais Fëanor ne répondit rien. Alors Tulkas cria : "Parle, O Noldo, dis oui ou non ! Mais qui s'opposera à Yavanna ? Et la lumière des Silmarils ne vient-elle pas de son ouvrage au commencement ?"
Mais Aulë le Constructeur dit : "Ne sois pas pressé ! Ce que nous demandons est plus grand que tu ne l'imagines. Laisse-le en paix encore un instant."
Mais Fëanor prit alors la parole, criant amèrement : "Pour le plus petit comme pour le plus grand, il existe certains actes qu'il ne peuvent accomplir qu'une seule fois ; et dans cet acte son cœur repose alors. Il se peut que je puisse démanteler mes joyaux, mais jamais plus je ne pourrai en faire de semblables ; et si je dois les briser, je briserai mon cœur, et j'en mourrai — premier de tous les Eldar en Aman.
Silmarillion, C. 9, "Of the Flight of the Noldor"
Je m'avise, en m'échinant à traduire ce passage, de la distinction établie par Tolkien, justement à propos d'œuvre, de travail ou d'ouvrage, entre "work" et "deed" dans le passage des paroles de Yavanna à leur reprise par Fëanor... Ce qui pourrait n'être qu'une variante pour l'agrément chez un autre auteur est ici forcément doté d'une dimension esthétique certaine, parce que Tolkien fait attention à chacun des mots qu'il emploie et a écrit et réécrit tous les textes du Silmarillion un grand nombre de fois.
La création fait partie de la tâche des Valar qui sont précisément ces créateurs en Arda. Et en même temps "work" n'est pas "Maker" qui caractérise "Aulë" et le terme de "create" est réservé à Ilúvatar. Pour un Elfe, la création est un héritage d'Ilúvatar autant que pour les Valar, mais, chez lui, ça devient une conquête, un acte posé, là où il aurait pu se contenter d'admirer les œuvres de ceux qui sont plus grands que lui. Mais, le danger, est d'avoir ainsi exposé son cœur et de ne plus pouvoir reconnaitre alors ce que disait Tolkien dans une de ses lettres : le créateur a aussi peu de part à son œuvre que les parents aux enfants issus de leur chair... mais bien sûr, cette petite part, ce n'est pas rien !
S.