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Tolkien écrivain ?
#17
Vorna, tes questions m'enchantent et je vais donc m'efforcer d'y répondre bien qu'elles soient vastes et complexes ! Évidemment, ce ne sont que mes réponses avec ma conception de ces phénomènes...

— au passage, je suggère, si tu le veux bien, que nous nous tutoyions.

Je souligne d'abord que l'image de l'écrivain démiurge, créateur de mondes ou "architecte" est une image qui correspond bien à l'écrivain, celui qui manie avec art la puissance du langage et des mots. En ce sens, un grand architecte du langage est, à plus forte raison, un grand écrivain.

Je comprends néanmoins l'opposition que tu suggères. Je la comprends d'autant mieux que c'est exactement le sentiment que j'ai eu lors de ma découverte du Seigneur des Anneaux, en français. Ça me semblait être du "néobalzac" un peu lourd, et je m'étais dit : je n'aime pas son écriture, j'aime le monde qu'il a créé. Ce que tu rends plus finement encore avec ton opposition écrivain/architecte. Or effectivement ma conception a pleinement changé quand j'ai découvert Tolkien en anglais.

Si l'opposition "écrivain"/"architecte" qui peut faire sens, sans doute, face à certains auteurs, ne correspond pas à Tolkien et à son œuvre, c'est au moins pour deux raisons. (1) Plus que toute autre peut-être, l'architecture de la Terre du Milieu est composée avec un matériau langagier. Tolkien s'est présenté plusieurs fois comme un philologue (on évoquerait aujourd'hui le linguiste) avant d'être quelqu'un qui raconte des histoires. Il a affirmé à plusieurs reprises qu'il avait créé ses histoires pour donner un arrière-fond historique et socioculturel à ses langues inventées. L'invention de langues, si marquée chez Tolkien, n'est pas spécialement un travail d'écrivain. Mais Tolkien cisèle ses langues en étant fasciné par le rapport entre le son et le sens, à la façon d'un très grand écrivain. Puis surtout, précisément, et quoi qu'il en dise, il se distingue d'autres passionnés des langues inventées par le fait qu'il a, lui, pleinement associé l'invention des langues à la création d'un univers et à la narration de récits. Dans une de ses lettres, Tolkien rapporte une anecdote qui lui parait particulièrement signifiante quant à ses rapports entre langue et récit :

Citation :I first tried to write a story when I was about seven. It was about a dragon. I remember nothing
about it except a philological fact. My mother said nothing about the dragon, but pointed out that
one could not say 'a green great dragon', but had to say 'a great green dragon'. I wondered why, and still do. The fact that I remember this is possibly significant, as I do not think I ever tried to write a story again for many years, and was taken up with language.

J'ai d'abord essayé d'écrire une histoire quand j'avais environ sept ans. C'était l'histoire d'un dragon. J'ai tout oublié de celle-ci excepté un fait philologique. Ma mère ne dit rien à propos du dragon, mais elle souligna qu'on ne pouvait pas dire "un grand vert dragon", mais qu'on devait dire "un grand dragon vert". Je me suis demandé pourquoi, et je me le demande toujours. Le fait que je m'en souvienne est peut-être significatif, puisque je ne pense pas avoir jamais essayé à nouveau d'écrire une histoire pendant de nombreuses années, tandis que je me mis à fréquenter le langage.

Letters, J.R.R. Tolkien (L163 à Auden, 1955)

On voit par cet exemple qu'on dépasse largement le cas spécifique de l'invention des langues, ou même l'ancienne discipline de la philologie qui caractérise tellement l'esthétique des œuvres de Tolkien (comme Shippey l'a montré ou Gergely Nagy dans un article des Tolkien Studies sur le Silmarillion), pour atteindre à l'art verbal en général et au soin accordé à chaque mot, avec l'ensemble de ses résonances (comme l'a montré Marguerite Mouton à Cerisy en s'attachant au mot "song"). Or Tolkien s'est bien expliqué sur le rapport entre l'art verbal, dont la magie consiste à pouvoir créer une réalité par sa simple évocation (ex. un "ciel vert"), et l'art elfique de la création d'un monde secondaire (la subcréation) dans l'admirable petit essai Du conte de fées.

Les considérations qui s'y trouvent amènent un deuxième élément de réponse essentiel. Ainsi, comme je l'ai suggéré, on peut d'abord dire que chez Tolkien l'architecte ne s'oppose pas à l'écrivain parce que Tolkien ne surévalue pas, comme beaucoup tendent à le faire, l'histoire par rapport au langage... Ce serait même plutôt l'inverse. Cela me parait une caractéristique particulièrement littéraire. En outre, (2) pour Tolkien, tout l'art de la subcréation, et donc tout l'art de l'architecte d'une histoire, tient d'abord au travail du langage. Si l'architecture de la Terre du Milieu est si forte, si puissante, c'est précisément parce que Tolkien est un grand écrivain en plus d'être un grand architecte.

Si l'on revient à l'idée que les récits tolkieniens sont là pour donner un arrière-fond crédible aux langues qu'il a inventé, on s'aperçoit que, sans qu'on doive pour autant y supposer une mystification de Tolkien (comme le suggérait Marguerite à Cerisy), cela ne peut tout au mieux avoir été qu'un moteur de la création — ce qui est de toute façon énorme et est précisément ce que Tolkien veut faire voir. En effet, c'est un fonctionnement surprenant et inattendu parce que ce n'est pas ce que l'œuvre écrite et les récits racontés montrent. L'attention prioritaire aux langues elfiques n'est qu'un champ spécifique de l'œuvre tolkienienne et implique, surtout, le recours aux textes et documents qui sont hors de ses grands récits. Si cette exceptionnelle inventivité linguistique de Tolkien importe avant tout du point de vue du récit, et ainsi de l'architecture de la Terre du Milieu, ce n'est pas d'abord à cause des quelques phrases en elfique qui y apparaissent ici ou là. Ce n'est pas non plus du fait de l'idée de ces langues en arrière-fond (le rapport élément central et arrière-fond étant inversé dans l'œuvre littéraire par rapport à la motivation profonde que rapporte Tolkien) qui pourrait exister sans l'existence de ces langues (mais alors de façon beaucoup moins forte). C'est d'abord et avant tout grâce à ce qui manquait pour Tolkien dans la plupart des histoires de mondes inventés : une nomenclature complexe et cohérente. L'importance, par exemple, des deux langues elfiques largement développées par Tolkien, c'est l'ensemble des noms propres (Fingolfin, Elrond, Aragorn/Elessar, Mithrandir), des noms de lieux (Imladris, Mordor, Moria...), des noms d'évènements (la bataille des Nirnaeth Arnoediad, les "Larmes innombrables") qui parsèment le récit et surtout qui en constituent la structure de fond et comme l'architecture.

En discutant de l'art de la Fantasy à partir d'une définition toute faite dans Du conte de fées, Tolkien rappelle que cet art est celui qui réussit à produire "la cohérence/consistance (consistency) interne de la réalité". Or cet exactement cet effet puissant que produit la nomenclature créée par Tolkien à partir de ses langues inventées, avec un sens artistique évident, et sans lesquelles ses chronologies historiques, ses cartes géographiques et ses généalogies familiales ne vaudraient pas grand chose... Si l'on devait indiquer les deux éléments que Tolkien a apporté, presque techniquement, à l'art de la Fantasy et qui ont été continuellement repris après lui, le plus souvent avec beaucoup moins de brio et dans des œuvres littérairement beaucoup moins importantes, mais cependant en produisant une nette amélioration de la production de Fantasy en général, ce serait : (1) une nomenclature détaillée appuyée sur un travail de création linguistique très développé et associée à l'architecture historique et géographique de l'univers créé ; (2) une puissante description réaliste d'un monde merveilleux et de ses différents milieux. Or ce deuxième point renvoie à tout l'art littéraire depuis la modernité romanesque. Tolkien s'inspire de nombreuses sources anciennes qui constituent pour lui une stimulation créatrice. Mais, et c'était tout l'objet de mon intervention à Cerisy, c'est par la puissance littéraire moderne du réalisme au sens large qu'il parvient à donner à la romance ancienne une force et une puissance renouvelée et, du même coup, au roman très descriptif de type réaliste un charme et une magie qu'il avait perdu.

Le premier point (langue>nomenclature>monde subcréé) correspond à tout le travail littéraire de Tolkien depuis ses premiers textes, de 1914 (le poème à Earendel) aux années 1960 environ, avec, essentiellement "Le Silmarillion" au sens large, développé dans les 12 volumes des HoME. Le Seigneur des Anneaux hérite de ce vaste travail qui le précède et le dépasse.

Mais si Le Seigneur des Anneaux peut être désigné par Tolkien comme son "magnum opus", c'est parce que celui-ci apporte à la Faërie évoquée par l'art de la Fantasy toutes les ressources du roman moderne. Or, ainsi, on passe à nouveau d'un travail linguistique très spécifique et qui fait l'originalité de Tolkien (la nomenclature) à l'art verbal en général qui en fait, du même coup, un très grand écrivain. La cohérence et la consistance que donne la nomenclature au monde créé est ici puissamment amplifiée par la consistance, au sens le plus fort du terme, que donnent les descriptions réalistes et la centration sur les perceptions multiples des personnages (le point de vue des hobbits vs d'un magicien vs des Elfes, etc.) : la cohérence interne et la consistance du réel.

Malgré tous ces éléments qui font, à mes yeux, assurément de Tolkien un grand écrivain, ce n'est pas quelque chose d'évident pour les "spécialistes" de la littérature. Non seulement Tolkien s'inscrit dans un genre le plus souvent considéré comme "paralittéraire", mais en plus, et surtout, il ne cherche nullement à mettre en avant sa littérarité, comme le font généralement les écrivains consacrés, parce qu'il s'intéresse (1) à une littérature que la grande littérature déconsidère, à savoir la littérature qui précède le 16e siècle ; (2) au travail linguistique pour lui-même ; (3) à l'histoire et à la puissance de la subcréation pour eux-mêmes, toutes choses que rejettent le dogme littéraire dominant. Seule l'œuvre d'art peut valoir pour elle-même, le reste vaut pour l'expérience esthétique de type supérieur à laquelle l'œuvre d'art donne accès. En ce sens, comme le pointait l'article d'Isabelle Pantin (dans Tolkien aujourd'hui), Tolkien est atypique et sa légitimité n'est pas reconnue, or il faut travailler, comme le rappelait Hyarion en citant Pantin, à faire reconnaitre les qualités esthétiques de cette œuvre en elle-même, dans sa poétique, son style, et dans ses modalités de représentation de l'espace et du temps.

Kafka, au contraire de Tolkien, correspond fortement aux tendances littéraires, même si son œuvre était complètement innovante. On sent, par exemple, que ce n'est pas l'histoire qui domine dans ses nouvelles ou ses romans inachevés.

Poe me semble un cas légèrement à part, dans la mesure où c'est la réception baudelairienne qui lui a donné une forte légitimité en France qu'il n'a pas nécessairement dans le domaine anglosaxon. Beaucoup disent que la traduction de Baudelaire est supérieure au texte de Poe lui-même, ce qui est un grossier mensonge, et une marque superbe de mépris de Poe comme écrivain. Or ce mensonge a beaucoup de succès en France, mais les anglophones sont aussi les premiers à le croire, et on peut se demander s'ils n'ont pas contribué à le répandre. Il y a sur internet, en libre accès, le superbe texte The Raven de Poe en libre accès, traduit à la fois par Baudelaire et Mallarmé. On ne peut rêver mieux, deux des plus grands géants de la modernité littéraire française pour le même texte court d'un auteur encore obscur à l'époque ! Et bien, pourtant, si je suggère, par image, que ce texte difficile, en vers très sonores et très rythmés, n'est traduisible qu'à 60%, Baudelaire et Mallarmé ne l'auraient traduit qu'à 40% au mieux et n'importe quel apprenti traducteur qui comprend suffisamment l'anglais et manie bien sa propre langue peut faire aujourd'hui mieux qu'eux ! J'ai bien sûr fait l'expérience, et ce n'est pas que je me prenne pour un meilleur traducteur que ces deux géants littéraires, mais c'est à mon avis à cause d'un fait très simple : le mélange surprenant d'oralité, d'archaïsmes et de style élevé qu'utilise Edgar Allan Poe dans la plupart de ses textes ne pouvait pas être rendu par les ressources littéraires du 19e en France, en tout cas pas par Baudelaire et Mallarmé, pour qui cette oralité était simplement impossible en littérature. Depuis, Céline, notamment, est passé par là, et c'est aujourd'hui à mon sens un jeu d'enfant de s'élever au-dessus de ces géants quitte à le faire à la façon d'un nain qui se hausse sur leurs épaules...

Enfin, par rapport à la Fantasy, je crois que Tolkien a effectivement joué un grand rôle et connu beaucoup d'imitateurs, et que la déconsidération du genre n'aide effectivement pas à reconnaitre sa grandeur littéraire, mais je crois aussi que Tolkien se détache précisément du genre et que c'est ce qu'il faut soutenir pour défendre sa valeur littéraire. Là encore, Du conte de fées offre de grandes perspectives en montrant la Fantasy non pas comme une bizarrerie liée à des besoins de divertissement un peu étranges, mais comme l'art verbal et l'art littéraire par excellence à partir duquel, dans un renversement prodigieux que Tolkien mène avec sa bonhommie coutumière, ce sont toutes les œuvres littéraires qui peuvent être réévaluées comme, exemplairement, le théâtre de Shakespeare (négativement, bien sûr...).

Tolkien a choisi ainsi de réaliser une œuvre majeure dans une conception de la littérature complètement dominée. Il ne faut pas le regretter parce que c'est ce qui fait une bonne part de son charme et de sa force. Il ne faut pas espérer non plus que toute la conception littéraire soit renversée pour adopter la conception tolkienienne. Mais pour ceux qui veulent défendre la valeur littéraire de cette œuvre, précisément aujourd'hui alors qu'elle est pleinement prise dans le flux d'imitations et d'adaptations innombrables et massives, cela vaut le coup d'essayer d'élargir la notion paradigmatique de la "littérature" (au sens des "grandes œuvres" et des "grands écrivains") pour qu'elle puisse accueillir l'œuvre de Tolkien et, du même coup, progresser elle-même d'autant par la remise en cause de ses certitudes dogmatiques et des ses oppositions surannées.

L'une de ces oppositions centrales est l'opposition entre des livres qui ne sont que des "histoires" et d'autres qui sont des "œuvres d'art", c'est-à-dire de la "littérature". Cette opposition est centrale pour que la littérature puisse se défendre contre la popularité des histoires les plus célèbres. Ce qui rend Tolkien très atypique sur ce point, beaucoup plus à mon avis que par le simple fait de faire de la "Fantasy", c'est le fait qu'il fasse beaucoup plus qu'une histoire ("to amuse in the highest sense" dit-il quelque part à propos du SdA (L181)... "pour amuser au sens le plus élevé du terme", ce qui évoque l'inspiration et la joie...), en ne faisant rien d'autre qu'une histoire et sans vouloir rien faire d'autre qu'une histoire ("Je préfère de loin l'histoire, réelle ou fictive, avec son applicabilité variable selon la pensée et à l’expérience des lecteurs", 2e avant-propos de The Lord of the Rings).

C'est à mon avis à la fois ce qui le rend si peu apte à la consécration littéraire, ce qui explique un succès si durable avec de nombreux travaux de grande qualité consacrés à son œuvre, et ce qui fait de Tolkien une respiration immense en littérature, où l'art et l'histoire ne sont plus séparés, comme je peux n'y penser précisément que chez des auteurs comme Poe ou comme Victor Hugo.

Un spécialiste italien de Tolkien dont j'avais entendu une vidéo en ligne sur le net, que je n'ai malheureusement jamais pu retrouver, répondait, à la question de savoir si l'œuvre de Tolkien était du "fantastique" : "oh oui, c'est du fantastique, c'est même un genre tout à fait particulier de fantastique dont Tolkien est le créateur aussi bien que l'unique représentant..."

C'est exactement l'impression que me fait cette œuvre colossale, immense, vibrante et émouvante.



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Messages dans ce sujet
Tolkien écrivain ? - par Vorna - 23.09.2012, 11:45

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