01.10.2012, 19:19
Une seule grande œuvre ou quelques-unes suffisent souvent à faire un grand auteur, qu'il soit philosophe (L'éthique de Spinoza, les trois Critique de Kant) ou "écrivain" (La recherche du temps perdu de Proust, Ulysse de Joyce, etc.)
Pour Tolkien, cette œuvre est Le Seigneur des Anneaux. Ce n'est pas seulement que je sois convaincu que c'est le SdA, c'est surtout que c'est cette œuvre qui fait, depuis le début et jusqu'à aujourd'hui, le cœur de la force de Tolkien pour ses lecteurs. Ce qui n'empêche pas : (1) qu'on puisse aimer autant ou préférer, si l'on veut, ses autres œuvres ; (2) que les publications posthumes ont effectivement complètement changé la réception de l'auteur et de son œuvre ; (3) que le SdA n'existerait de toute façon pas sans les autres œuvres (comme Hyarion le souligne pour Le Hobbit, mais comme c'est aussi clair pour Le Silmarillion comme le montrent les HoME).
Je ne pense pas par ailleurs que ce soit gênant qu'une œuvre masque les autres. C'est la différence entre l'écrivain qu'on ne connait que de loin, puis l'écrivain auquel on s'intéresse et dans l'œuvre duquel on entre. Je pourrais très bien ne connaitre de Kafka, pour reprendre l'exemple d'Elendil, que Le Procès et La métamorphose, si je m'y intéresse, je découvrirai sans faute ses deux autres romans inachevés, ses nouvelles, mais aussi son Journal, sa correspondance, etc.
Pour Tolkien, le problème est, notamment, comme le suggérait aussi Elendil en le comparant à Kafka, qu'il n'est pas reconnu comme un écrivain majeur. Il a un succès populaire énorme, mais ce n'est évidemment pas la même chose. Dans un dictionnaire Larousse du début du XXe que j'ai à la maison, Anatole France est présenté comme un écrivain majeur alors que Rimbaud et Mallarmé sont des espèces d'écrivaillons obscurs... Le succès des foules se dissipent comme les foules elles-mêmes, et la vague qui vous avait soulevé vous ramène aussi vite sur le sable humide et froid de la grève.
Bien sûr, Tolkien est un cas particulier, parce qu'il n'a pas seulement un succès populaire. Il y a aussi une part de son public qui produit des études sérieuses sur son œuvre. Hammond & Scull, Flieger, Shippey dans le domaine anglosaxon depuis déjà plus de vingt ans, et depuis une dizaine d'années plusieurs travaux francophones, notamment avec l'impulsion de Vincent du côté universitaire et de sites de fans exigeants comme Jrrvf puis Tolkiendil par ailleurs.
Toutefois, cette "reconnaissance" de l'œuvre et de l'auteur dépassent à peine le cercle des convaincus.
Certes, la question de savoir si Tolkien est ou pas un écrivain, sous-entendu un "bon" écrivain reste subjective comme le souligne Hyarion. Hyarion montre aussi à juste titre que Tolkien est de toute façon un écrivain. Mais ce genre de question est toujours une question de valeur. Quand on se demande si tel récit est de la littérature ou tel tableau de l'art, ça veut toujours dire : est-ce suffisamment bon pour en être ?
La question reste néanmoins subjective, mais il y a tout autre chose qui est en jeu : la reconnaissance, la participation à un patrimoine des grands auteurs et des grandes œuvres. De ce point de vue-là, ça vaut toujours la peine de défendre un auteur qu'on croit important pour qu'il ait la reconnaissance qu'il mérite. C'est exactement le sujet de l'intervention d'Isabelle Pantin qu'évoque Hyarion.
Hyarion touche alors un autre point, d'une façon qui me plait bien et à la fois me fait réagir. Tolkien est "juste" un écrivain, ça n'en fait pas une sorte de surhomme ou quelque chose du genre. J'aime bien ce rappel et cette relativisation, mais en même temps, je ne vois pas ce qui empêche à la fois d'être en admiration devant de grands auteurs, de grandes œuvres et de grands hommes, et de savoir pourtant que ce ne sont que des hommes.
Un ami, récemment converti à l'orthodoxie, me disait que dans sa jeunesse, il avait, comme moi, "idolâtré" Nietzsche, mais que maintenant, il voyait que "ce n'était qu'un homme"... Pour ma part, puisqu'on est entre nous, je ne vois pas ce qu'on peut être de plus qu'un "homme" (si, "une femme" diront les plaisantins). Nietzsche, Spinoza, Kant, Kafka, Tolkien ou bien d'autres encore, ne sont pas des dieux ni même des surhommes à mes yeux. Mais ce sont des grands hommes et ça justifie largement que je dise "Le Professeur" en parlant de Tolkien, avec cette dévotion bon enfant qu'on accorde à ceux qu'on aime et qui nous inspire. Va-t-on aussi empêcher l'amoureux de dire à l'objet de son désir qu'elle est la "lumière de ses jours" en lui rappelant que ce n'est qu'une femme et pas un astre ? Je pense que la relativisation que propose Hyarion est cruciale et bénéfique, parce que c'est vrai qu'on est toujours tenté par l'idéalisation, et que, rapidement, on agit comme si ce n'étaient plus des humains. Mais je pense aussi que la différenciation, l'admiration et, en un mot, la grandeur valent la peine d'être signalé par ceux qui y adhèrent. Surtout, et Hyarion le souligne aussi très justement, quand cette grandeur, contrairement à l'exemple de l'amoureux, est partagée : si Tolkien est pour moi un grand écrivain, c'est parce qu'il est à la hauteur des autres grands écrivains tout autant que parce qu'il est plus grand que beaucoup d'autres. Ce n'est pas le seul grand écrivain, mais c'est un écrivain qui sort largement du lot.
Alors, j'ai fait le tour de la question de départ d'une façon singulière : en n'y répondant pas...
Pour moi, Tolkien est un grand écrivain, notamment parce qu'il a un style fort, unique et puissant. Ce serait très long de le démontrer et tous mes travaux sur Tolkien vont dans ce sens (d'ailleurs, je note en passant qu'il y a une entrée "Tolkien écrivain" dans le Dictionnaire Tolkien et que j'ai eu la chance de la rédiger... sans être sûr pour autant qu'elle réponde à la question, il faudrait y aller (re)voir). À ce propos, je te remercie Vorna pour cette question qui est pour moi une question prioritaire sur l'œuvre de Tolkien, et qui n'est pas suffisamment posée.
Je contourne la question plutôt que d'y répondre parce que j'ai traité longuement du style de Tolkien, il y a 4 ans déjà, dans un fuseau de Jrrvf consacré à la traduction :
À nouveau la traduction du Seigneur des Anneaux par Francis Ledoux
J'ai en un sens abordé une nouvelle fois ce thème hier sur Jrrvf dans une comparaison entre Game of Thrones et Tolkien, notamment avec la même question de la traduction (lié à l'article du Point que rappelle Hyarion) :
Le Trône de fer-article du Point
La récurrence de la traduction s'explique ici par le fait que, pour moi, il est très difficile de percevoir à quel point Tolkien est un grand écrivain si on ne le lit pas en anglais. Pas seulement parce qu'il vaut toujours mieux lire la langue originale que la traduction si l'on veut apprécier le travail d'un écrivain, mais aussi parce que, selon moi, Ledoux a traduit consciencieusement Tolkien en français, mais jamais comme un grand écrivain. Daniel Lauzon, qui a relu récemment le premier fuseau que j'évoque et m'a signalé qu'il tendait à être d'accord avec moi aujourd'hui, a sûrement fait beaucoup pour mieux rendre la dimension littéraire du style de Tolkien dans Le Hobbit. Je me réjouis de le relire en français pour cette raison et je ne peux que souhaiter que ce travail historique de traduction se poursuivra avec le SdA que Tolkien appelait, dans sa correspondance, son "magnum opus".
L'un des signes que Tolkien est un grand écrivain, c'est qu'il a dit quelque part, mais je ne me souviens plus où, sûrement dans sa correspondance, qu'il avait écrit le SdA avec son sang et qu'il n'y a pas un seul mot qu'il n'ait pas patiemment pesé. Tolstoï disait quelque chose du même genre pour Guerre et paix.
Si l'on peut dire d'un roman de plusieurs centaines voire d'un millier de pages que pas un seul mot ne pourrait en être changé sans risquer de gâcher la perfection de l'ensemble, c'est qu'on se trouve face à l'œuvre d'un grand écrivain.
Ce n'est pas ce que Tolkien, qui est modeste, a dit de lui-même, mais juste que chacun des centaines de milliers de mots avait été soigneusement choisi... Ce qui est énorme.
Et Hyarion aurait ici pleinement raison de rappeler que telle ou telle phrase du SdA aurait pu être différente sans que ça ne change la qualité d'ensemble de l'œuvre, comme le montrent tous les brouillons d'écrivain pour toutes les œuvres.
En réalité, aucune grande œuvre n'est parfaite. Mais une grande œuvre est celle qui nous donne le sentiment et le gout de la perfection. Et ça, ce n'est pas donné à n'importe quelle œuvre, mais c'est bien l'effet que provoque sur moi le Seigneur des Anneaux, du moins depuis que je l'ai lu en anglais, et tardivement, après beaucoup d'autres grands auteurs.
Séb.
Pour Tolkien, cette œuvre est Le Seigneur des Anneaux. Ce n'est pas seulement que je sois convaincu que c'est le SdA, c'est surtout que c'est cette œuvre qui fait, depuis le début et jusqu'à aujourd'hui, le cœur de la force de Tolkien pour ses lecteurs. Ce qui n'empêche pas : (1) qu'on puisse aimer autant ou préférer, si l'on veut, ses autres œuvres ; (2) que les publications posthumes ont effectivement complètement changé la réception de l'auteur et de son œuvre ; (3) que le SdA n'existerait de toute façon pas sans les autres œuvres (comme Hyarion le souligne pour Le Hobbit, mais comme c'est aussi clair pour Le Silmarillion comme le montrent les HoME).
Je ne pense pas par ailleurs que ce soit gênant qu'une œuvre masque les autres. C'est la différence entre l'écrivain qu'on ne connait que de loin, puis l'écrivain auquel on s'intéresse et dans l'œuvre duquel on entre. Je pourrais très bien ne connaitre de Kafka, pour reprendre l'exemple d'Elendil, que Le Procès et La métamorphose, si je m'y intéresse, je découvrirai sans faute ses deux autres romans inachevés, ses nouvelles, mais aussi son Journal, sa correspondance, etc.
Pour Tolkien, le problème est, notamment, comme le suggérait aussi Elendil en le comparant à Kafka, qu'il n'est pas reconnu comme un écrivain majeur. Il a un succès populaire énorme, mais ce n'est évidemment pas la même chose. Dans un dictionnaire Larousse du début du XXe que j'ai à la maison, Anatole France est présenté comme un écrivain majeur alors que Rimbaud et Mallarmé sont des espèces d'écrivaillons obscurs... Le succès des foules se dissipent comme les foules elles-mêmes, et la vague qui vous avait soulevé vous ramène aussi vite sur le sable humide et froid de la grève.
Bien sûr, Tolkien est un cas particulier, parce qu'il n'a pas seulement un succès populaire. Il y a aussi une part de son public qui produit des études sérieuses sur son œuvre. Hammond & Scull, Flieger, Shippey dans le domaine anglosaxon depuis déjà plus de vingt ans, et depuis une dizaine d'années plusieurs travaux francophones, notamment avec l'impulsion de Vincent du côté universitaire et de sites de fans exigeants comme Jrrvf puis Tolkiendil par ailleurs.
Toutefois, cette "reconnaissance" de l'œuvre et de l'auteur dépassent à peine le cercle des convaincus.
Certes, la question de savoir si Tolkien est ou pas un écrivain, sous-entendu un "bon" écrivain reste subjective comme le souligne Hyarion. Hyarion montre aussi à juste titre que Tolkien est de toute façon un écrivain. Mais ce genre de question est toujours une question de valeur. Quand on se demande si tel récit est de la littérature ou tel tableau de l'art, ça veut toujours dire : est-ce suffisamment bon pour en être ?
La question reste néanmoins subjective, mais il y a tout autre chose qui est en jeu : la reconnaissance, la participation à un patrimoine des grands auteurs et des grandes œuvres. De ce point de vue-là, ça vaut toujours la peine de défendre un auteur qu'on croit important pour qu'il ait la reconnaissance qu'il mérite. C'est exactement le sujet de l'intervention d'Isabelle Pantin qu'évoque Hyarion.
Hyarion touche alors un autre point, d'une façon qui me plait bien et à la fois me fait réagir. Tolkien est "juste" un écrivain, ça n'en fait pas une sorte de surhomme ou quelque chose du genre. J'aime bien ce rappel et cette relativisation, mais en même temps, je ne vois pas ce qui empêche à la fois d'être en admiration devant de grands auteurs, de grandes œuvres et de grands hommes, et de savoir pourtant que ce ne sont que des hommes.
Un ami, récemment converti à l'orthodoxie, me disait que dans sa jeunesse, il avait, comme moi, "idolâtré" Nietzsche, mais que maintenant, il voyait que "ce n'était qu'un homme"... Pour ma part, puisqu'on est entre nous, je ne vois pas ce qu'on peut être de plus qu'un "homme" (si, "une femme" diront les plaisantins). Nietzsche, Spinoza, Kant, Kafka, Tolkien ou bien d'autres encore, ne sont pas des dieux ni même des surhommes à mes yeux. Mais ce sont des grands hommes et ça justifie largement que je dise "Le Professeur" en parlant de Tolkien, avec cette dévotion bon enfant qu'on accorde à ceux qu'on aime et qui nous inspire. Va-t-on aussi empêcher l'amoureux de dire à l'objet de son désir qu'elle est la "lumière de ses jours" en lui rappelant que ce n'est qu'une femme et pas un astre ? Je pense que la relativisation que propose Hyarion est cruciale et bénéfique, parce que c'est vrai qu'on est toujours tenté par l'idéalisation, et que, rapidement, on agit comme si ce n'étaient plus des humains. Mais je pense aussi que la différenciation, l'admiration et, en un mot, la grandeur valent la peine d'être signalé par ceux qui y adhèrent. Surtout, et Hyarion le souligne aussi très justement, quand cette grandeur, contrairement à l'exemple de l'amoureux, est partagée : si Tolkien est pour moi un grand écrivain, c'est parce qu'il est à la hauteur des autres grands écrivains tout autant que parce qu'il est plus grand que beaucoup d'autres. Ce n'est pas le seul grand écrivain, mais c'est un écrivain qui sort largement du lot.
Alors, j'ai fait le tour de la question de départ d'une façon singulière : en n'y répondant pas...
Pour moi, Tolkien est un grand écrivain, notamment parce qu'il a un style fort, unique et puissant. Ce serait très long de le démontrer et tous mes travaux sur Tolkien vont dans ce sens (d'ailleurs, je note en passant qu'il y a une entrée "Tolkien écrivain" dans le Dictionnaire Tolkien et que j'ai eu la chance de la rédiger... sans être sûr pour autant qu'elle réponde à la question, il faudrait y aller (re)voir). À ce propos, je te remercie Vorna pour cette question qui est pour moi une question prioritaire sur l'œuvre de Tolkien, et qui n'est pas suffisamment posée.
Je contourne la question plutôt que d'y répondre parce que j'ai traité longuement du style de Tolkien, il y a 4 ans déjà, dans un fuseau de Jrrvf consacré à la traduction :
À nouveau la traduction du Seigneur des Anneaux par Francis Ledoux
J'ai en un sens abordé une nouvelle fois ce thème hier sur Jrrvf dans une comparaison entre Game of Thrones et Tolkien, notamment avec la même question de la traduction (lié à l'article du Point que rappelle Hyarion) :
Le Trône de fer-article du Point
La récurrence de la traduction s'explique ici par le fait que, pour moi, il est très difficile de percevoir à quel point Tolkien est un grand écrivain si on ne le lit pas en anglais. Pas seulement parce qu'il vaut toujours mieux lire la langue originale que la traduction si l'on veut apprécier le travail d'un écrivain, mais aussi parce que, selon moi, Ledoux a traduit consciencieusement Tolkien en français, mais jamais comme un grand écrivain. Daniel Lauzon, qui a relu récemment le premier fuseau que j'évoque et m'a signalé qu'il tendait à être d'accord avec moi aujourd'hui, a sûrement fait beaucoup pour mieux rendre la dimension littéraire du style de Tolkien dans Le Hobbit. Je me réjouis de le relire en français pour cette raison et je ne peux que souhaiter que ce travail historique de traduction se poursuivra avec le SdA que Tolkien appelait, dans sa correspondance, son "magnum opus".
L'un des signes que Tolkien est un grand écrivain, c'est qu'il a dit quelque part, mais je ne me souviens plus où, sûrement dans sa correspondance, qu'il avait écrit le SdA avec son sang et qu'il n'y a pas un seul mot qu'il n'ait pas patiemment pesé. Tolstoï disait quelque chose du même genre pour Guerre et paix.
Si l'on peut dire d'un roman de plusieurs centaines voire d'un millier de pages que pas un seul mot ne pourrait en être changé sans risquer de gâcher la perfection de l'ensemble, c'est qu'on se trouve face à l'œuvre d'un grand écrivain.
Ce n'est pas ce que Tolkien, qui est modeste, a dit de lui-même, mais juste que chacun des centaines de milliers de mots avait été soigneusement choisi... Ce qui est énorme.
Et Hyarion aurait ici pleinement raison de rappeler que telle ou telle phrase du SdA aurait pu être différente sans que ça ne change la qualité d'ensemble de l'œuvre, comme le montrent tous les brouillons d'écrivain pour toutes les œuvres.
En réalité, aucune grande œuvre n'est parfaite. Mais une grande œuvre est celle qui nous donne le sentiment et le gout de la perfection. Et ça, ce n'est pas donné à n'importe quelle œuvre, mais c'est bien l'effet que provoque sur moi le Seigneur des Anneaux, du moins depuis que je l'ai lu en anglais, et tardivement, après beaucoup d'autres grands auteurs.
Séb.