06.12.2021, 13:37
Je pense que le texte en question est très ramassé, et qu'il convient en premier lieu d'en faire une exégèse la plus précise possible, ce qui implique d'attaquer l'analyse dans le bon sens. En réalité, quand on lit l'introduction de "Of Time in Arda" (I/3), on comprend que le texte final (mais incomplet, en particulier en ce qui concerne la note qui nous intéresse, p. 16) est celui contenu dans ce chapitre, tandis que le texte contenu dans le chapitre "Time-scales" (I/4) constitue la version manuscrite qui précède (qui elle est complète, p. 20). Fort heureusement, la partie manquante de la note ne concerne que la racine √ndur, ce qui ne pose pas de souci par rapport à la question posée.
Si l'on attaque par la première version, la question s'inscrit dans la discussion de la signification de la racine √mel, traduite par love par les Eldar, mais que les Hommes nommeraient plutôt friendship. La différence de traduction entre Elfes et Hommes semble liée à la plus grande intensité, chaleur et permanence de ce sentiment chez les Elfes. Ce sentiment est considéré comme "principalement un mouvement ou une inclinaison de la fëa", sans considération du sexe des personnes concernées, et n'est pas considéré inclure le désir sexuel ou procréatif. Les personnes concernées sont nommées melotorni "love-brothers" et meletheldi "love-sisters". Jusque-là, je pense que l'analyse se pose aucun problème.
Précisons avant d'en venir au passage litigieux que l'élément -(o)torni est nécessairement le pluriel de #(o)tornë, qui ne peut que venir de la racine TOR "frère" des Etym., laquelle donne les q. toron "frère" et surtout otorno "frère juré, associé", lequel possède à la place du préfixe mel-, le préfixe o- signifiant "ensemble". De même, l'élément -(e)theldi est le pluriel de #(e)theldë, qui dérive de la racine THEL(ES) "sœur" des Etym., laquelle donne les q. seler "sœur" et surtout osellë "sœur [jurée ?], associée", avec le même préfixe o- que précédemment et dans ce cas-ci le changement phonétique classique th > s. On reste en tout cas dans le strict domaine de l'amitié sur le plan linguistique.
Reste à comprendre "though naturally in Incarnates the difference of sex altered the emotion, since "sex" is held by the Eldar to belong also to the fëa and not solely to the hroä, and is therefore not wholly included in procreation". Je pense que la clef est ici "la différence de sexe" et que Tolkien veut dire que lorsque les amis sont de sexe opposé, l'émotion engendrée par √mel est altérée, au sens où elle peut se mêler à (ou être confondue avec) une autre émotion, amoureuse celle-là, représentée par la racine √yer dont Tolkien parle immédiatement après et dont il précise d'ailleurs tout de suite qu'elle n'advenait jamais en l'absence de √mel (ni en l'absence de désir d'enfant) chez ceux qui n'étaient pas corrompus. D'ailleurs, Tolkien poursuit en précisant que √yer était en réalité peu usité à cause de cela (sauf pour parler des moments où le désir sexuel prédominait sur l'amour-amitié entre les amants) et que c'était donc √mel qui était principalement utilisé pour décrire les sentiments les unissant.
La version finale en p. 16 ne diffère qu'en deux points : elle s'abstient de mentionner les noms melotorni et meletheldi, mais donne le nom de ce sentiment en quenya : emel ou melmë (qui semblent approximativement synonymes). Par ailleurs, les Hommes nommeraient ce sentiment non seulement friendship "amitié", mais même (simplement) liking "appréciation". Cela ne change pas l'analyse, sauf peut-être pour désexualiser encore plus ce sentiment, puisque les termes des amis masculins et féminins ne sont pas même mentionnés.
Bref, loin d'être une ouverture à l'amour homosexuel, il me semble que ces deux versions de la note montrent que pour les Elfes de Tolkien, le désir sexuel était nécessairement amoureux (au sens où il impliquait une amitié spirituelle entre les amants) et impliquait en outre l'envie d'avoir des enfants, et que de plus les amitiés spirituelles n'avaient quant à elles rien à voir avec le désir sexuel et procréatif. Incidemment, le fait que Tolkien précise que √yer ne survenait pas en l'absence de désir procréatif entre des partenaires non corrompus implique par surcroît qu'un désir homosexuel ne pouvait qu'être corrompu selon cette conception, puisqu'il empêcherait par définition que les deux partenaires aient des enfants ensemble.
En somme, si l'on replace cela dans la conception historique de l'amour et de l'amitié, je dirais que c'est une transcription tout ce qu'il y a de classique de la conception chrétienne de ces sentiments, ce qui ne me surprend guère.
Si l'on attaque par la première version, la question s'inscrit dans la discussion de la signification de la racine √mel, traduite par love par les Eldar, mais que les Hommes nommeraient plutôt friendship. La différence de traduction entre Elfes et Hommes semble liée à la plus grande intensité, chaleur et permanence de ce sentiment chez les Elfes. Ce sentiment est considéré comme "principalement un mouvement ou une inclinaison de la fëa", sans considération du sexe des personnes concernées, et n'est pas considéré inclure le désir sexuel ou procréatif. Les personnes concernées sont nommées melotorni "love-brothers" et meletheldi "love-sisters". Jusque-là, je pense que l'analyse se pose aucun problème.
Précisons avant d'en venir au passage litigieux que l'élément -(o)torni est nécessairement le pluriel de #(o)tornë, qui ne peut que venir de la racine TOR "frère" des Etym., laquelle donne les q. toron "frère" et surtout otorno "frère juré, associé", lequel possède à la place du préfixe mel-, le préfixe o- signifiant "ensemble". De même, l'élément -(e)theldi est le pluriel de #(e)theldë, qui dérive de la racine THEL(ES) "sœur" des Etym., laquelle donne les q. seler "sœur" et surtout osellë "sœur [jurée ?], associée", avec le même préfixe o- que précédemment et dans ce cas-ci le changement phonétique classique th > s. On reste en tout cas dans le strict domaine de l'amitié sur le plan linguistique.
Reste à comprendre "though naturally in Incarnates the difference of sex altered the emotion, since "sex" is held by the Eldar to belong also to the fëa and not solely to the hroä, and is therefore not wholly included in procreation". Je pense que la clef est ici "la différence de sexe" et que Tolkien veut dire que lorsque les amis sont de sexe opposé, l'émotion engendrée par √mel est altérée, au sens où elle peut se mêler à (ou être confondue avec) une autre émotion, amoureuse celle-là, représentée par la racine √yer dont Tolkien parle immédiatement après et dont il précise d'ailleurs tout de suite qu'elle n'advenait jamais en l'absence de √mel (ni en l'absence de désir d'enfant) chez ceux qui n'étaient pas corrompus. D'ailleurs, Tolkien poursuit en précisant que √yer était en réalité peu usité à cause de cela (sauf pour parler des moments où le désir sexuel prédominait sur l'amour-amitié entre les amants) et que c'était donc √mel qui était principalement utilisé pour décrire les sentiments les unissant.
La version finale en p. 16 ne diffère qu'en deux points : elle s'abstient de mentionner les noms melotorni et meletheldi, mais donne le nom de ce sentiment en quenya : emel ou melmë (qui semblent approximativement synonymes). Par ailleurs, les Hommes nommeraient ce sentiment non seulement friendship "amitié", mais même (simplement) liking "appréciation". Cela ne change pas l'analyse, sauf peut-être pour désexualiser encore plus ce sentiment, puisque les termes des amis masculins et féminins ne sont pas même mentionnés.
Bref, loin d'être une ouverture à l'amour homosexuel, il me semble que ces deux versions de la note montrent que pour les Elfes de Tolkien, le désir sexuel était nécessairement amoureux (au sens où il impliquait une amitié spirituelle entre les amants) et impliquait en outre l'envie d'avoir des enfants, et que de plus les amitiés spirituelles n'avaient quant à elles rien à voir avec le désir sexuel et procréatif. Incidemment, le fait que Tolkien précise que √yer ne survenait pas en l'absence de désir procréatif entre des partenaires non corrompus implique par surcroît qu'un désir homosexuel ne pouvait qu'être corrompu selon cette conception, puisqu'il empêcherait par définition que les deux partenaires aient des enfants ensemble.
En somme, si l'on replace cela dans la conception historique de l'amour et de l'amitié, je dirais que c'est une transcription tout ce qu'il y a de classique de la conception chrétienne de ces sentiments, ce qui ne me surprend guère.
Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
— La Chanson de Roland
Ambedui unt merveillus vasselage :
Puis que il sunt as chevals e as armes,
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
— La Chanson de Roland