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Essais - Utilisation d'un thème mythologique
#11
Bonjour,

Merci à vous, Druss et Elendil, de votre accueil et merci pour vos réponses aussi courtoises que précises. Je voudrais rebondir sur vos propos, Elendil, et je m'excuse par avance si je les mésinterpréte.

(03.06.2009, 18:51)Elendil a écrit : Je suis tout à fait d'accord avec l'analyse que vous proposez (et mon propos n'était certes pas de réfuter la thèse proposée, mais, comme vous l'exprimez, de s'efforcer de l'affiner en proposant quelques axes de réflexion complémentaires).

Je veux d'abord vous exprimer mon étonnement quant à votre connaissance de l'œuvre dans ses plus infimes détails et je serais curieux de savoir combien de fois vous avez lu le Seigneur des Anneaux pour en arriver à cette précision de connaissance. Mais vous n'êtes certes pas obligé de répondre à cette question.

Nous sommes donc d'accord sur l'existence des deux strates, qui est somme toute assez évidente. Une question essentielle qui est en débat dans le texte de M. Delorme et dans vos commentaires m'apparaît être celle du rapport entre ces deux strates.

Voici la position de M. Delorme, et que j'essaye de résumer plus bas :

« Christianisme et paganisme dans Le Seigneur des Anneaux

On le voit, la dimension chrétienne du récit ne supprime nullement la trame mythologique, et n’opère aucune rédemption ou sursomption37de celle-ci à des fins apologétiques. Mais les deux se soutiennent mutuellement, exerçant l’une sur l’autre une attraction équilibrée qui est le signe indéniable du génie de Tolkien.
Ainsi, aux vertus chrétiennes, auxquelles s’exercent les candidats à la sainteté que sont Frodon et les Hobbits - êtres à peine dégrossis, pleins de naïveté et d’esprit simpliste qui sont des caractéristiques qui correspondent parfaitement à une description de type évangélique3Cool -, répondent les qualités héroïques et sublimes d’Aragorn et de ses compagnons †. Or, afin que la mémoire des héros puisse se perpétuer et accéder à une forme d’immortalité, leurs actions se voient régulièrement célébrées par des poèmes chantés, comme les bardes ou les aèdes de l’Antiquité le faisaient jadis pour célébrer les hauts faits d’un roi ou d’un héros39).
On autre trait caractéristique distingue ces deux strates tout en les juxtaposant d’un point de vue narratif, ce qui est extrêmement satisfaisant pour l’esprit du lecteur qui peut ainsi passer de l’une à l’autre suivant ses désirs, ou s’identifier à celle de son choix. »

On peut donc noter plusieurs points :
- présence des deux strates, l'une chrétienne, l'autre mythologique.
- pas de dimension apologétique du christianisme qui se servirait, pour ce faire, du support de la trame mythologique.
- Séparation nette des deux strates : elles sont « distinctes ». On peut identifier deux groupes dans la communauté de l'anneau : Frodon et Sam, qui s'apparentent à la strate chrétienne ; Aragorn et ses amis qui s'apparentent à la strate mythologique.
- Pas de supériorité d'une strate sur l'autre, mais « une attraction équilibrée » : ni « rédemption ou sursomption. » D'ailleurs le lecteur peut « passer de l’une à l’autre suivant ses désirs, ou s’identifier à celle de son choix ».
- Les deux strates sont « juxtaposées d'un point de vue narratif ».


La vôtre est la suivante :
(03.06.2009, 18:51)Elendil a écrit : En fait, au lieu de parler simplement de « strate païenne » et de tenter de l'isoler de l'inspiration chrétienne, je vois dans ces faits héroïques une grande ressemblance avec les mythes païens européens vus à travers le prisme chrétien (notamment Béowulf, mais aussi les légendes de la Table Ronde telles qu'elles furent écrites par Chrétien de Troyes, que vous citez à juste titre). L'héroïsme guerrier est justifié et ennobli par la morale au service de laquelle il se met, et par l'humilité des principaux protagonistes (notamment Aragorn, qui est prêt à se sacrifier dans une tentative désespérée pour permettre à Frodo d'accomplir sa quête).

A la différence de M. Delorme, vous vous refusez donc à séparer les deux strates, préférant assimiler le Seigneur des Anneaux aux romans de chevalerie chrétiens, qui sont en quelque sorte une christianisation de la matière mythologique, rangeant l'héroïsme guerrier du côté mythologique, la morale et l'humilité du côté chrétien.

Apparemment, du point de vue de la définition des strates, votre conception est semblable à celle de M. Delorme, qui l'annonce avec précision dans son introduction :
« Nombreux sont les commentaires de l’œuvre de J.R.R. Tolkien1) qui décèlent dans Le Seigneur des Anneaux des influences chrétiennes au cœur même d’une écriture s’inspirant des mythologies d’origine païenne2). Plus précisément, et c’est ce que nous nous proposons de montrer dans cet article, l’écriture de Tolkien procède autant par transposition ou par allégorisation que par superposition de deux strates distinctes qui courent sur toute l’œuvre et s’entrecroisent sans cesse pour former la trame structurée d’un récit grandiose :
la strate chrétienne, tout d’abord, reconnaissable à ses valeurs éthiques, évangéliques, synthétisées dans les vertus théologales, dont l’espérance3), dans le roman tolkienien, apparaît comme la référence suprême.
la strate païenne, ensuite, provenant des mythologies antiques d’origine indo-européenne,et se déploie à partir de sa propre logique basée sur un affrontement entre forces du bien et puissances du mal en vue d’une victoire heureuse4) †, aisément identifiable, dans l’œuvre, par les batailles que l’auteur aime à mettre en scène.
Dimension chrétienne et strate antique se croisent ainsi régulièrement, sans se heurter ni s’annuler ou se contredire tout au long d’une œuvre qui narre une épopée sans précédent dans l’histoire de la littérature occidentale, même si elle emprunte à des fonds antiques ou médiévaux. »

Il semble que M. Delorme voie dans le Seigneur des Anneaux deux matières distinctes que Tolkien utilise pour en faire deux fils narratifs – qui se « superposent » et « s'entrecroisent » –, tandis que vous insistez sur la christianisation de la matière mythologique. Est-ce que je me trompe en présentant la chose ainsi ? Je vous avoue essayer de radicaliser les positions pour mieux les confronter.
L'intérêt de votre position, me semble-t-il, est de faire ressortir l'interaction entre les deux matières. Et votre interprétation dans ce sens est que c'est le fond chrétien (morale et humilité) qui donne son sens à l'héroïsme guerrier. Il y a donc sursomption du mythologique par le chrétien. Peut-être pourrait-on balancer votre thèse (sans pour autant l'infirmer) en montrant que c'est la matière mythologique qui donne tout l'attrayant et toute la densité d'une aventure héroïque à des valeurs chrétiennes. On a quand même besoin de temps en temps qu'un Aragorn, qu'un Gimli et qu'un Légolas cassent de l'orc et du troll pour contenter notre penchant guerrier de la lutte du bien contre le mal, pour à côté de cela faire découvrir la valeur du don de soi, jusqu'à la mort si besoin est. Au passage, il est rassurant de voir en l'orc une créature foncièrement mauvaise et que la question morale ne se pose pas à son endroit, quoique...
L'intérêt de la position de M. Delorme, à ce que j'en comprends, est de mettre en valeur les deux matières séparément, et plus particulièrement dans son essai la matière mythologique, pour en faire ressortir toute l'épaisseur. Son paragraphe sur la symbolique de l'anneau en est un exemple type : dans notre arrière-fond culturel, nous avons « l'anneau de Gygès », présenté par Platon dans la République. Pour Platon se pose la question de la morale et de la justice : agissons-nous moralement par peur des répressions sociales ou par décision de respecter pour elle-même la loi morale ? L'anneau du Seigneur des Anneaux est chargé des questions que l'histoire de la pensée et de la littérature lui ont fait porter. Ainsi, le choix de Tolkien d'en faire un objet maudit dont il faut se débarrasser, dans sorte de « quête du Graal négative » comme nous invite à la comprendre M. Delorme, nous donne une compréhension nouvelle de la symbolique de l'objet et nous offre de nouvelles possibilités d'interprétation.
Dans le cas de M. Delorme, une des questions est de savoir jusqu'où l'on peut faire reposer sur les connaissances culturelles de l'auteur et sur sa volonté de les réutiliser les interprétations et les liens que l'on met au jour, comme par exemple le fait de « rattacher Arwen à la déesse Aurore ». Mais d'un autre côté, je ne suis pas sûr qu'il soit besoin que l'auteur soit conscient de toute la force symbolique du texte qu'il produit pour se permettre de tels liens et de telles interprétations. Un texte me semble plus riche de sens que ce que l'auteur en a voulu.
Cependant, pour moi, ce travail de recherche sur les matières ne peut aboutir que si, après avoir distingués les deux strates pour les définir et en faire ressortir toute l'épaisseur, on tente de les confronter et de discerner le degré et la forme de leur interaction : pour M. Delorme, il ne semble pas y avoir sursomption, tandis que vous semblez défendre cette thèse (Cf. votre commentaire, Elendil, que je cite ci-dessous). Pour moi, c'est là qu'il faut creuser.
« Pour l’autre groupe, en revanche, l’itinéraire est tracé d’avance, avec les obstacles qui le ponctuent graduellement »
Commentaire de Damien Bador : C'est oublier les rencontres inopinées (Fangorn, Gandalf le Blanc), les hésitations (Aragorn a l'idée de passer par les Chemins des Morts), les changements de plans (après l'avertissement de Ceorl, grâce à l'aide de Ghân-buri-Ghân), les affrontements entre personnages (Théoden refusant l'aide de Merry ou Éowyn).
Si je reconnais la justesse des arguments de l'auteur quant à la quête de Frodo, je me trouve toutefois en désaccord avec lui quant à son interprétation de celle d'Aragorn et de ses compagnons. L'auteur argumente longuement qu'il n'y a pas sursomption de la trame mythologique dans la dimension chrétienne, mais le raisonnement utilisé manque de force, et certains arguments me paraissent clairement en erreur.

(03.06.2009, 18:51)Elendil a écrit : L'originalité de Tolkien à ce point de vue est justement d'avoir réussi à créer une atmosphère quasi-chrétienne tout en évitant toute référence directe à la Bible, ayant placé son Légendaire dans une période anté-historique, longtemps avant l'époque où Dieu est supposé s'être révélé à Abraham.

Je ne suis pas tout-à fait d'accord sur ce point. Pour moi, le lieu et l'époque du Seigneur des Anneaux sont, d'une certaine manière, sans référence à notre monde. Ils se distinguent de la conception chrétienne qui va de la création à aujourd'hui en passant par Abraham et l'histoire de la Révélation. Le temps et le lieu de cette œuvre se distinguent aussi de la conception scientifique moderne qui nous fait aller du Big Bang à aujourd'hui en passant par l'évolution des espèces. Mon argument à ce propos est que Tolkien a pris la peine de se créer un univers à lui, avec ses époques et ses lieux. L'histoire de la Terre du Milieu, de sa création par les Valars juqu'au temps du Seigneur des Anneaux, nous est narrée dans le Silmarion.
Pour cette raison, votre thèse d'une christianisation de la matière mythologique doit être repensée : elle ne peut pas, à mon sens, être assimilée à une œuvre telle que Perceval de Chrétien de Troyes ou encore Beowulf, précisément parce qu'il n'y a pas de référence directe à la Bible. Si sursomption il y a, alors quelle forme prend-elle ?
Et cependant vous avez raison, il y a bien une atmosphère quasi-chrétienne. Mais, parce que la matière chrétienne n'est pas explicite, il faudrait redéfinir le rapport entre matière chrétienne et matière mythologique.

Voilà les quelques réflexions que je vous livre. Je vous remercie d'avoir pris la peine de les lire. En vous souhaitant une excellente soirée,

Matëanor
Amoratio
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